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lundi 16 septembre 2019

Boris Diop - Bachir Diagne


BORIS DIOP – BACHIR DIAGNE

Boris vs Bachir ! Partout le même titre qui invite des larmes aux yeux ! D’aucuns pensent que cette situation des derniers jours apporte une nouvelle eau au moulin, à l’instar de ce passage ; « Aucun progrès n’a jamais été réalisé dans les sciences, la religion, la politique, sans qu’il y ait eu controverse », affirme Lyman Beecher, pasteur presbytérien, co-fondateur et chef de la Société américaine de tempérance. Voilà pourquoi le débat de haute facture que se sont livrés l’homme de Lettres Boubacar Boris Diop et le philosophe Souleymane Bachir Diagne, par presse interposée, est à saluer. Aussi grands que l’objet de leur « divergence », en l’occurrence le Pharaon noir Cheikh Anta Diop, ces deux éminents intellectuels sénégalais méritent que leur soit rendue toute l’estime due à leur rang ».

Hélas, tel n’est pas le cas. Nous aurions aimé voir comme titre « Boris et Bachir ». Mais non, cette polémique n’apporte rien de nouveau ; cette polémique n’apporte rien à saluer. Elle s’engouffre dans le trop plein de débats dans lesquels politiciens, artistes, activistes et religieux tiennent le peuple sénégalais en otage. Il faut dire basta !

C’est à cause de pareilles situations qu’en d’autres circonstances j’ai dit que le problème de l’Africain, surtout celui des intellectuels africains est l’apport. Le constat est que, parmi nos intellectuels, l’opposition est plus facile que l’apport, chacun voulant être l’oriflamme de l’instant. La même chose est vraie en politique : au lieu d’accepter qu’il y a continuité, plusieurs de nos dirigeants veulent toujours se présenter en initiateurs, quitte à tout « balayer » ou juste renommer des rues et des écoles et les citoyens ordinaires se tournent vers le passé pour décrocher des flèches de tel ou tel n’a rien fait.

C’est pourquoi même accoucher de cette contribution dans un débat d’un tel niveau – vu la carrure des deux hommes et les foudres autour d’une personne, – fut-elle Cheikh Anta Diop –, fait très mal. Au lieu de clarification, de prise de partie, j’aurais aimé pouvoir applaudir au fait qu’enfin deux Géants Sénégalais de l’Esprit sortent et viennent sous l’arbre à palabres pour nous sauver de la médiocrité journalière de nos sujets de débats. D’autant plus que, excessivement en retard pratiquement dans tous les domaines, nous nous offrons le ridicule luxe de « motus et bouches décousues ». Merci, cousine Bocoum, vous m’avez prêté l’expression qui sied !

Revenant à Boris-Bachir, je dis que mon espoir a été bafoué car cet espoir, mon fervent souhait, était et reste et je le formule en prière : « Que vos esprits s’échangent les bagues de l’alliance intellectuelle à la manière de vos ‘b’ ! » en initiale pour un niveau supérieur de ce Sénégal qui fut jadis un des berceaux africains de l’esprit.

Point de départ

Mon cher Boris, puisque c’est vous qui avez déclenché les choses, je me demande effectivement s’il était réellement nécessaire de revenir sur un article écrit il y a 20 ans, comme le dit Bachir. La réponse est : « Peut-être que oui, peut-être que non ». Les deux points de vue sont permis, raison pour laquelle je ne dirai pas gratuitement que vous avez tort. C’est que le droit ou non de revenir sur un article n’est pas dogmatique et ne se mesure pas à l’écoulement des années. Le domaine scientifique est progressif et progressiste et s’il s’agissait d’une thèse ce droit ne peut être révoqué. Mais dans ce cas-ci, il me semble, le problème se pose différemment que sur une base constructive. Par exemple, en physique, Newton est venu avec sa théorie de la gravitation universelle, Einstein l’a supplantée avec la relativité générale, une théorie relativiste de la gravitation. Niels Bohr se confrontera à Einstein par son apport à l'édification de la mécanique quantique qui poussera ce dernier à dire que « Dieu ne joue pas aux dés ». Suivra la théorie des cordes ou théorie du tout, un domaine actif de recherche traitant de l'une des questions de la physique théorique qui veut fournir une description de la gravité quantique, c'est-à-dire l'unification de la mécanique quantique et de la théorie de la relativité générale (la principale particularité de la théorie des cordes est que son ambition ne s'arrête pas à cette réconciliation, mais qu'elle prétend réussir à unifier les quatre interactions élémentaires connues). Contrairement à la situation Boris-Bachir, voilà des briques posées, pas pour détruire la bâtisse entamée par l’autre, mais pour en faire progresser les murs. Et c’est là une très belle leçon d’apport appelant au progrès. Dire donc que ce n’était pas nécessaire de revenir sur un texte âgé de 20 ans n’est pas tout à fait exact. C’est toujours permis et même souhaitable dans le domaine de la science surtout s’il y a de nouveaux éléments, des réadaptations ou corrections intervenues au fil des années comme le prouve l’exemple campé autour de l’évolution de la physique depuis Newton. Ayant lu votre texte puis l’article de Bachir en anglais, et sa réaction après votre « Bachir tu permets ? » il m’a semblé nécessaire d’intervenir, pas pour faire pencher la balance d’un côté ou de l’autre mais simplement apposer une analyse descriptive de la situation. Partons du fait qu’ici il ne s’agit pas de thèse. Il ne s’agit pas d’un théorème ou d’une équation. Le problème fondamental repose sur trois points :

  1. La fondation du laboratoire de datation au carbone 14
  2. La vision de Cheikh Anta de créer une langue unique, vision à laquelle Monsieur Bachir oppose celle de Monsieur Ngugi Wa Thiong'o qui est plus à son goût
  3. Un problème linguistique de traduction : La traduction d’un texte de poésie et la traduction de textes de sciences formelles.

La création du laboratoire

La création du laboratoire est un fait historique, le deuxième et troisième point sont d’ordre linguistique et on fait l’objets de grandes et profondes études. Et c’est là où le débat blesse car tous les deux points sont dignes de quatre livres, un livre de Bachir et un livre de Boris pour chaque point, livres que vous êtes tous les deux en mesure de produire, ce qui aurait nettement mieux servi le monde et, partant, le Sénégal et établi un dialogue digne du label « intellectuel »

Malheureusement tel n’est pas le cas. Le débat est campé autour d’une personne, en l’occurrence le Professeur Cheikh Anta Diop ce qui ne peut atterrir que sur l’émotion et non sur la raison qui, elle, exige une approche descriptive et non normative et ne pouvant être fille de l’émotion. C’est tout le danger lorsqu’un sujet rime à une personne. Le taux d’affection prime et peut ainsi affecter le lampion que l’on braque sur le texte de quelqu’un au sujet de ladite personne, surtout si, bien avant, on s’est replié dans des préjugés enfermant l’auteur dans un certain canevas prédéfini.

Dans « Dans l’antre de l’alchimiste », le mot alchimiste a-t-il été mal choisi, vous faisant virer plus ver l’émotion que le raisonnement ? Pourtant Bachir a, pas justifié, mais expliqué le choix, ce qui suit une déontologie intellectuelle. Monsieur Diop, auriez-vous agi comme les critiques qui dénigrèrent Camara Laye pour avoir présenté une famille africaine idyllique au lieu d’attaques contre le colonialisme ? Le texte de Bachir fait réellement l’éloge de Cheikh Anta, mais, scientifique, Monsieur Diagne ne peut, n’a pas le droit de se cramponner sur du « baab » ou du « jeyaate ». M’a effleuré d’ailleurs l’idée de faire deux colonnes pour mettre vos textes côte à côte, ce qui, il faut l’avouer, aurait été de mauvais goût et serait enveloppé du même manteau de ce débat puéril ayant l’air d’une confrontation, confrontation à son tour stérile que je déconseille, raison de cette contribution.

Ce que j’ai présenté, relatif aux géants de la physique, est fertile, on ne peut en disconvenir, et a fait et fait encore progresser la science puisque la physique quantique est en train d’accoucher des ordinateurs du futur – on ne sait salut ou damnation du monde. Nous autres africains avons la manie de camper sur le passé ou sur une futilité et sortons nos griffes dès que quelqu’un invite à faire face au futur, comme nous le fîmes devant le « Discours de Dakar » du Président Sarkozy : il avait commencé par dire ‘ce continent qui a connu tant de civilisations brillantes’ et nous sauterons sur lui quand même en disant qu’il a renié l’histoire de l’Afrique. En ne mettant pas l’émotion à la place de la raison, on aurait pu pourtant corriger sa contradiction personnelle lorsque, plus tard dans le discours, il dira que « l’Afrique n’est pas assez entrée dans l’histoire ». Le réajustement, basé sur la raison, aurait pu lui suggérer, entre autres possibilités, de dire : « l'Afrique n'est pas assez entrée dans le présent – problème d’orientation – et, par conséquence, n’est pas assez munie pour faire face au futur » et ainsi éviter la contradiction entre un continent ayant connu tant de civilisations brillantes et une Afrique qui n’est pas assez entrée dans l’histoire. Monsieur Diagne a eu un discernement là où nous autres manquons une bonne perception de la nature des problèmes rencontrés par Cheikh Anta Diop durant sa vie académique, raison pour laquelle nous mettons ce problème sur le compte d’ennemis tapis dans l’ombre et lui ayant fait la guerre au long de sa carrière.

Je soupçonne qu’un de ces points fondamentaux repose sur la nature de la pédagogie franco-francophone. En elle, on ne s’attend plus à ce que quelqu’un ayant suivi une filière scientifique s’adonnât à l’écriture de poésies ou de romans. Cela m’est arrivé personnellement: ayant soumis un projet en vue d’un financement par la Société Financière Internationale, SFI, de la Banque Mondiale, un ami, responsable dans la structure me conseilla d’enlever les lignes de mon curriculum vitae relatives à des publications littéraires pour ne pas être pris pour … un illuminé incapable de porter un projet informatique. Cela aussi peut se comprendre car, avec l’avènement de l’industrialisation, le cerveau humain a été compartimenté comme dans le travail à la chaîne. On fait une chose et une seule, contrairement au début, lorsqu’en Grèce ou ailleurs, on pouvait être philosophe, mathématicien et médecin en même temps, comme Descartes, le mathématicien, physicien et philosophe.

Je comprends bien Cheikh Anta Diop : étant parmi les premiers intellectuels modernes de l’Afrique, il se devait d’embrasser autant de disciplines que sa tête pouvait supporter, ce qui peut-être lui vaudra aussi une certaine allergie de la part du corps académique dans l’attribution des devoirs et fonctions. En visionnaire n’avait-il pas appréhendé l’importance des langues nationales jusqu’à faire une étude sur le wolof et le sérère ? Sa vision le fait entrer de plein droit et de se compter parmi les militants de la Négritude, au milieu desquels il fut celui qui se munit des outils les plus concrets. Là où les Césaire, Damas Senghor et René Maran s’accoudèrent à la plume poétique ou romanesque, il s’accouda aux fouilles et excavations archéologiques et des datations pour remonter les gradins menant à la découverte de la civilisation enfouie de l’homme noir. C’est ainsi que cette partie de son travail, à savoir le combat pour la Civilisation Nègre, est nettement supérieur au produit du laboratoire de datation par le Carbone 14 mis en place en 1961 comme l’attestent les divers sujets de ses recherches : environ 41 titres sont dédiés au redispositionnement du Négre contre 4 susceptibles d’être pris comme objets de laboratoire.

Cela fait monter un profond sentiment de sympathie et de compassion envers ce géant qui a tout donné de son esprit et de son temps pour l’Afrique noire et, partant, pour le monde nègre. La pitié découle du fait que, comme plusieurs d’entre nous et au même titre que les pères de la Négritude, le combat pour l’identité semble avoir bouffé et bouffe jusqu’à présent l’énergie de ses enfants - ou bien est-ce le contraire ? Cheikh Anta s’est donné corps et âme pour le redispositionnement de l’Homme noir dans la Civilisation de l’universel, but de la Négritude, qu’il se voit disciple, militant ou non. C’est que sur tout autre continent, le combat aurait pu se poser autrement. Il aurait pu se lancer dans la recherche pure et dure en physique, collaborant avec d’autres laboratoires puisque « L'ensemble transistorisé de comptage de la radioactivité, après avoir été testé au Centre d'Études Nucléaires de Saclay (CEA/CNRS), arrive en juillet au port de Dakar. Cet appareil, destiné à la datation par le Carbone 14, bénéficie des plus récentes technologies de l'époque. Dans le cadre des accords de collaboration technique, il a été fourni et partiellement financé par le CEA. Le laboratoire de datation commence à fonctionner. Une commission du CEA, présidée par Georgette Delibrias, directrice du Laboratoire de Radiocarbone de Gif-sur-Yvette, se rend au Sénégal pour tester, avec succès, les installations du laboratoire de Dakar ». Et alors il aurait peut-être apporté quelque chose de nouveau dans le domaine scientifique, comme ce fut le cas du VIH2 « isolé en 1985 sur le sérum de prostituées sénégalaises dans le laboratoire de l'hôpital Le Dantec de Dakar, dirigé par le médecin militaire sénégalais Souleymane Mboup et en collaboration avec des équipes américaine et française ». Hélas, le combat de l’identité l’aura bien occupé et majoritairement. En matière de recherche une stagnation n’est pas situation exceptionnelle et n’est donc pas propre à Cheikh Anta Diop. Pourtant il se peut qu’à cause de la diversification des sujets dont il traitait, une certaine stagnation dans le domaine scientifique, précisément en matière de laboratoire se soit installée. Et dans un tel cas, cela peut engendrer une grande part de suspicions et de conspiration lorsqu’un vol sera annoncé au niveau du laboratoire. C’est ainsi que des langues se délièrent, surtout dans un pays où la rumeur fait objet de flagrant délit et le flagrant délit est pur soupçon et mis sur le compte d’une volonté mal intentionnée et politiquement assassine. « Saaysaay waxul dëg wante yaqna xel ! »

L’unité linguistique

Monsieur Diop, vous écrivez : « Souleymane Bachir Diagne aurait prêté à Cheikh Anta Diop une position qui n’est pas du tout la sienne ? Je n’ai nulle envie de laisser entendre qu’il s’agit là d’une falsification délibérée. Il est bien possible que Bachir n’ait tout simplement pas fait le nécessaire distinguo entre l’unité linguistique appelée de tous ses vœux par Cheikh Anta et une unicité linguistique si incongrue qu’elle ne mériterait même pas une minute de réflexion ».

Ce n’est pas ma lecture de ce que Monsieur Diagne a dit. Par ailleurs ce sujet est un thème hautement débattu en linguistique, surtout, entre autres, par Schmidt Schneider. Rappelez-vous que dans le domaine linguistique, depuis la controverse entre naturalistes et conventionnalistes (la langue est-elle innée ou conventionnelle ?), plusieurs sujets de discordes ont vu le jour. C’est dans cette même perspective et selon une perception similaire à celle de Cheikh Anta qu’en 1887 Ludwik Zamenhof, sous le pseudonyme Doktoro Esperanto (Docteur qui espère, qui donnera par la suite son nom à la langue Esperanto), publia le projet Langue Internationale. L’esperanto connut un rapide développement dès les premières années, donnant lieu à des publications et des rencontres internationales. Pour cette langue que l’on voulait unificatrice, l’Association mondiale de l’espéranto, fondée en 1908, se mit en relation officielle avec l’Organisation des Nations unies et l’UNESCO, et publia des recommandations en sa faveur en 1954 et 1985. A titre d’exemple toujours, ajoutons que dans les années 1980, sur la même vision que Cheikh Anta Diop, un professeur de l’université de Dar es Salam, Tanzanie, vint tenir un séminaire intitulé : « Swahili as a lingua franca for Africa » à l’université de Helsinki, Finlande. On n »en doute pas : toute vision tendant à unifier la race humaine ne peut être ni ridicule ni mauvaise mais peut fatalement manquer de réalisme, surtout en matière linguistique où seules deux sources sont susceptibles de réussir en matière de propagation et d’adoption d’une langue:

  1. Le facteur économique : c’est le cas de l’anglais actuellement à travers le monde, et, ici au Sénégal, celui du wolof que les minorités doivent forcément l’utiliser dans les boutiques et dans les marchés sans oublier les masses média.
  2. Le facteur militaire: c’est le cas du français, de l’anglais et du portugais en Afrique.

Donc, comme Monsieur Diagne l’a dit, un projet plus réaliste est la production du matériel, chacun dans sa langue et que des ouvrages d’un certain intérêt et d’une certaine qualité soient traduits d’une langue à une autre selon l’appréciation des divers acteurs. C’est que l’adoption d’une langue n’est pas une chose aussi simple encore moins mécanique et facilement applicable. Quel que soit le cadre social, le point de départ est l’emprunt. Ainsi « les langues ne sont pas égales en tant que sources d’emprunts. Celles des anciens pays colonisateurs, par exemple, ont joui d’un prestige social, culturel et politique plus grand que celles des peuples colonisés, et, par conséquent, ces dernières ont emprunté beaucoup plus aux premières qu’inversement : c’est la cas du vietnamien et du wolof par rapport au français, le cas de beaucoup de langues asiatiques et africaines à l’anglais et le tibétain au chinois. Certaines langues sont devenues des sources d’emprunts pour des raisons culturelles, de par leur rôle central dans le cadre de grandes civilisations comme par exemple l’arabe par l’intermédiaire de l’islam.

Traduction de textes des sciences formelles

Enfin, pour le dernier point, qui pose le degré de difficulté entre traduction de textes des sciences formelles et textes de poésie. Monsieur Diagne donne des arguments après s’être posé les questions convenables, une façon de bien camper le problème. Il demande donc pourquoi il a dit que « la traduction de la théorie de la relativité dans toute langue, en wolof en particulier n'est pas aussi compliquée que la complexité et le caractère abstrait de la théorie le laisserait supposer ? Autrement dit pourquoi est-il plus compliqué de traduire de la poésie que des sciences formelles ? », et donne la raison : « La raison pour laquelle la difficulté de traduire est fonction directe du contenu empirique de ce qu'on traduit est qu'un formalisme logique est sa propre langue et se traduit tout seul. Quand vous traduisez une démonstration vous ne traduisez pas le langage des signes dans lequel cette démonstration se conduit mais le métalangage, le commentaire en langue naturelle qui accompagne la procédure. Vous traduirez « on en déduit que », « si je pose… », « alors il vient… » et non pas le déroulement de l'argument qui se passe dans un système de signes universels. Une démonstration formelle conduite par en langue ourdoue au tableau sera comprise par tous ceux qui assistent à celle-ci sans connaître cette langue pourvu qu'ils comprennent les procédures formelles écrites au tableau. Pourquoi donc dire que plus la théorie est abstraite et réalisée dans la langue formulaire, moins il est compliqué de la traduire ? Parce que c'est vrai. Faut-il donc s'interdire de dire ce que l'on tient pour vrai sur la traduction des systèmes formels ? » Encore une fois c’est tout à fait juste. Pour simplifier, donnons un exemple très simple pour éclaircir ce que Monsieur Bachir Diagne veut dire : Si un professeur wolof écrit 2+2 au tableau en parlant wolof avec ses élèves wolofs parmi lesquels se trouve un enfant russe ou finnois à qui on a donné une ardoise, s’il lève celle-ci pour montrer le résultat, on y lira certainement 4 malgré le fait que le problème ait été posé en wolof. Dans cette situation, il y a l’intervention de deux niveaux du langage : la langue, ici le wolof emprunté pour expliquer le problème et le métalangage qui est une suite de signes conventionnels universels écrits au tableau. Un autre exemple d’une situation réelle que j’ai vécue : lors de la visite d’un haut dignitaire du Ministère sénégalais de la Santé, je fus appelé à la rescousse pour lui servir d’interprète dans un laboratoire de recherche pharmaceutique doté d’une chambre à vide. Quel ne fut pas mon embarras lorsque, embourbé et me débattant dans le jargon médical, le dignitaire, lui, comprenait mieux que moi ce que l’autre disait en finnois et m’aidait parfois à compléter mes phrases en français !

Ici il faut savoir que si difficulté il y a, ce sera dans le fait de descendre vers la langue pour créer le métalangage, c’est-à-dire trouver les termes pour théorème, polygone, équation, exponentiel, racine carrée, etc. Une fois le métalangage trouvé, dire en classe mixte d’enfants russes, sérères, diolas, bambaras, allemands, Tchèques : « suma amee ñaari mango, doli ci ñaari mango, ñaata maago laay am ? », puis l’écrire au tableau : 2 + 2 = ?, tous les bons élèves de chaque langue lèveront une ardoise où il est écrit 4. Cela n’est pas vrai de la poésie et nous appelons à la rescousse Saint-John Perse qui dit : « Mais du savant comme du poète, c’est la pensée désintéressée que l’on entend honorer ici. Qu’ici du moins ils ne soient plus considérés comme des frères ennemis. Car l’interrogation est la même qu’ils tiennent sur un même abîme, et seuls leurs modes d’investigation diffèrent. Quand on mesure le drame de la science moderne découvrant jusque dans l’absolu mathématique ses limites rationnelles ; quand on voit, en physique, deux grandes doctrines maîtresses poser, l’une un principe général de relativité, l’autre un principe quantique d’incertitude et d’indéterminisme qui limiterait à jamais l’exactitude même des mesures physique ; quand on a entendu le plus grand novateur scientifique de ce siècle, initiateur de la cosmologie moderne et répondant de la plus vaste synthèse intellectuelle en termes d’équations, invoquer l’intuition au secours de la raison et proclamer que « l’imagination est le vrai terrain de germination scientifique, allant même jusqu’à réclamer pour le savant le bénéfice d’une véritable « vision artistique » - n’est-on pas en droit de tenir l’instrument poétique pour aussi légitime que l’instrument logique ? Au vrai, toute création de l’esprit est d’abord « poétique » au sens propre du mot ; et dans l’équivalence des formes sensibles et spirituelles, une même fonction s’exerce, initialement, pour l’entreprise du savant et pour celle du poète. De la pensée discursive ou de l’ellipse poétique, qui va plus loin et de plus loin ? Et de cette nuit originelle où tâtonnent deux aveugles-nés, l’un équipé de l’outillage scientifique, l’autre assisté des seules fulgurations de l’intuition, qui donc plus tôt remonte, et plus chargé de brève phosphorescence.« La réponse n’importe. Le mystère est commun. »
Ici il s’agit plutôt d’une différence de codage, l’un ouvert et jouant sur l’économie du langage et l’autre codifié et par conséquence figé. Cela ne veut nullement pas dire que la poésie est au-dessus des sciences formelles ni vis versa.

Comme conclusion

Dans l’article, le terme alchimiste n’a pas une connotation négative. En développant, Monsieur Diagne a voulu faire ressortir l’abnégation d’un homme qui aura combattu contre vents et marées pour « transformer un laboratoire tout à fait ordinaire pour datation de carbone 14 tel qu'il avait été créé par Théodore Monod avant d'être complètement terminé par Vincent Monteil en un lieu de légende, un véritable cabinet d'alchimiste »

D’autre part, un espoir d’unification du continent ou du monde par une seule langue, c’est une pensée noble, un idéal voulant rétablir ce qui se produisit à la Tour de Babel mais qui malheureusement est difficilement réalisable à cause des réalités relatives à la propagation et à l’adoption d’une langue donnée. C’est que le processus le plus naturel se base sur deux critères : le facteur économique et le facteur militaire, qui impose une domination de longue durée. Un projet basé sur le seul fondement de l’idéalisme réussira très difficilement pour ne dire jamais, comme c’est la cas de l’esperanto.

Pour ce qui est de la traduction de textes de sciences formelles ou de textes de poésie, la connotation n’est pas que celui qui fait de la poésie est plus intelligent ou supérieur à celui qui applique des sciences formelles, ni vis versa. Loin delà. C’est seulement que là où le métalangage fonctionne comme le code rousseau, ensemble de panneaux, de lignes et de feux tricolores et par conséquence universellement interprétables pour les automobilistes de toutes les nations, la poésie n’est pas figée et sa traduction, loin d’être simple, exige une approche dynamique c’est à dire apte à faire vibrer les fibres émotionnelles à l’égale du texte original.

Donc, Bachir-et-Boris, comme Demba-et-Dupont, je vous prie de fumer le calumet intellectuel de la paix. Que votre prochaine rencontre soit dans l’unité première de la science, accoudée à l’apport, au donner et au recevoir pour que notre Sénégal sorte du labyrinthe obscurantiste où nous pataugeons actuellement jour et nuit.

UN RAPIDE EXEMPLE POUR LE DICtiONNAIRE

Njamala Njogoy