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dimanche 7 octobre 2018

ETHIOPIQUES - LA THESE POETIQUE DE LA NEGRITUDE


LA NÉGRITUDE - LA THESE POETIQUE

  1. INTRODUCTION

    La Négritude ! Mais qu’est-ce que la Négritude ? Est-ce juste une expression dont la définition est « l’ensemble des valeurs culturelles du monde noir ». Ne serait-il pas trop léger d’apporter une simple expression et sa définition pour essayer de freiner la dégradation forcée sur l’identité du Nègre qui, jusqu’à présent, profondément secoué, se pose encore des questions sur sa nature et sa place dans ce monde ? Et peut-on apporter une définition sans analyse descriptive ? Ne fallait-il pas s’attendre à autre chose ? Après tout, même si la négritude est réellement justifiée et justifiable, ce n’est pas un produit naturel : c’est comme un produit génétiquement modifié, un OGM, né d’une réaction, donc une conséquence et, partant, n'est pas ou ne devrait pas être une fin en soi.

    Peut-être qu’à cette remarque beaucoup de nègres, mus par l’émotion, se sentiront révoltés et nous en voudrons. Nous présentons dès maintenant nos sincères excuses, mais invitons au dépassement de la théorie sur notre identité et notre place dans ce monde, pour passer à l’application après une sincère introspection. Pour cela, ouvrons une toute petite parenthèse qui peut sembler hors sujet, à prime abord. Mais l’est-elle vraiment ?

    Il s’agit actuellement du cas du Mali qui ouvre une des brèches les plus pénibles de notre histoire moderne et, partant, suscite un malaise, un problème extrêmement profond, plus profond que ce qui est présenté et qui n’est autre que conséquences : destruction de mausolées, de sites classés, mutilations de personnes… Que d’opprobre ! Mais quel est le plus grand opprobre, si ce n’est celui qui a rendu cette situation possible? Si des travailleurs ou des étudiants s’étaient levés pour une démonstration, police et gendarmerie maliennes seraient debout, lacrymogènes et « balles réelles par inadvertance » seraient déployées pour briser le soulèvement. Pour faire déguerpir un président de son palais, chars et mitrailleuses sont déployés. Voilà que des rebelles prennent deux villes, et même pas le mouvement d’un char militaire ou, à défaut, un peloton de police, ou un contingent de gendarmes ou des Ndéroises.

    La CEDEAO et les Nations Unies peuvent intervenir, mais elles auraient du trouver sur place les douilles, voire des cuillères et des fourchettes, laissées par les forces de l’armée nationale malienne. Cette Afrique est-elle donc révolue, cette Afrique où « Les plus purs d’entre nous surent mourir pour n’avoir pas pu avaler le pain de honte » ; cette Afrique qui savait encore s’écrier : « On nous tue, Almamy ! On ne nous déshonore pas. Ni ses montagnes ne purent nous dominer, ni ses cavaliers nous encercler ni sa peau claire nous séduire ni nous abâtardir ses prophètes » ? Plus tard, bien plus tard, après un autre assaut de djihadistes à Bamako, le Burkina connut son tour, présentant une situation où l’Etat, dans la pratique africaine actuelle est pure notion : « Nos hommes avaient envie d’en découdre. Nous avons été formés pour cela, affirme une source au sein de la gendarmerie. On avait un problème de matériel : pas d’appareils de vision nocturne, pas de boucliers balistiques, pas de matériel d’effraction pour ouvrir les portes. Faute de matériel, les gendarmes d’élite burkinabè ont attendu l’arrivée des forces spéciales françaises basées en banlieue de Ouagadougou dans le cadre de l’opération Barkhane, selon une autre source. Une partie de ces forces spéciales étaient au Mali et il a fallu les attendre. Finalement, l’assaut sur l’hôtel Splendid a débuté vers 1 heure du matin. Mais les jihadistes avaient déjà quitté les lieux, piégeant derrière eux certaines portes avec des grenades, ce qui explique pourquoi la sécurisation de l’hôtel a pris plusieurs heures ».

    Voilà une situation qui nous prouve que nous vivons trop de notion à la place du sens réel des choses et des formes qui, la plupart du temps, nous échappent. Des généraux et colonels dormiront ce soir dans leurs maisons de fonction bien climatisées et iront percevoir leur salaire dans leurs supers véhicules de fonction sur les lèvres un cri d'anti-héro : « On ne nous tuera pas, Almamy, laisse nous encore goûter au pain de la honte. Laisse nous déshonorés, car ses armes nous ont dominés, ses cavaliers encerclés, pris Kidal et Tombouctou et leur peau claire éblouis, leurs prophètes abâtardis » !

    Le Nègre souffre encore de graves plaies dont la plus dangereuse est le formalisme qui semble ne jamais vouloir se marier avec le vrai sens à appliquer ! Cette situation, directement ou indirectement, a poussé le Président de la République de Finlande, Sauli Niinistö à côtoyer l’idée qui nous anime lorsque, en s’adressant aux auditeurs lors d’un cours sur la politique de défense de la Finlande concomitamment à la situation du Mali, il dit : « La Finlande a besoin de compagnons, mais est toute prête à s’occuper elle-même et toute seule de sa propre défense armée ».

    Justement ce pays devait servir d’exemple à l’Afrique colonisée. Elle a vécu la domination suédoise puis celle de la Russie, affrontant ainsi un pire ennemi que celui qui prit le Mali et s’en est sortie glorieusement durant la Guerre d’Hiver et la Guerre de continuation. Durant leur période, les suédois étaient allés dans l’asservissement de ce peuple jusqu’à mener une étude basée sur la largeur du front des finnois et étaient arrivés à la conclusion qu’ils étaient intellectuellement inaptes ; ce pays qui est à la pointe de la technologie actuelle, terre de Linux, des brises glace, de Nokia et de Wärtsilä, entre autres.

    Ici nous devons confesser une chose : quelques semaines après la naissance des lignes précédentes, nous revenons à ce paragraphe pour en rajouter. C’est que là où une armée nationale n’a pas osé lever le doigt, la France fait débarquer 750 soldats sur le terrain et commence à ratisser cette jadis superbe nation de Soundiata Keita pour affronter les agresseurs. Et, dans les médias, pour ne pas nous servir un discours digne de celui de Sarkozy, on mentionne intentionnellement, dans toutes les manœuvres qui suivront : « les forces françaises et l’armée malienne » tandis que nos dirigeants prennent le ridicule et des avions pour théoriser dans des colloques, réunions et conférences sur leurs préparatifs tardifs et retardés et discourir sur la bienséance, la légitimité, la légalité de l’intervention française !

    Pardon, nous semblons avoir quitté notre sentier à cause de cette urgence de vouloir apaiser ce soufflet supplémentaire sur la joue de notre digne identité. Revenons donc à notre étude, à notre Négritude : « Comme Aimé Césaire, Frantz Fanon et Léopold Sédar Senghor ont su le montrer, le peuple Noir a un vrai problème d'identité, victime des conséquences négatives d'un passé douloureux qui l'a relayé au dernier rang et c'est une situation toujours très mal vécue par les Noirs. Aimé Césaire a rejeté le mot ‘Noir’ car pour lui ‘Noir’ signifiait une couleur à laquelle les blancs ont donné une valeur péjorative, négative car quand on dit ‘Magie noire’ on parle du mal, ‘idée noire’ et on pourrait évoquer une longue liste de la même manière que le code Noir avait rendu l'homme noir à l'état d'objet, de chose lui enlevant son humanité , son existence ‘Je pense donc je suis’ au sens du Cogito ergo sum de Descartes. C'est pourquoi Aimé Césaire préfère employer le mot ‘Nègre’ pour désigner l'homme noir en rejetant les préjugés , les ambiguïtés et la négation et la conscience d'infériorité imposée par l'homme blanc à l'homme noir qui s'est concrétisé par un système économique ou le capital et le pouvoir et tous les droits étaient réservés aux blancs placés au dessus des Nègres ».

    Si donc la Négritude est si centrale que l’on ne peut présenter Senghor ou Césaire sans sa mention, ne fallait-il pas s’attendre à ce que l’un ou l’autre, à défaut de l’un et l’autre, apportât une thèse, une vision profonde, et l’étayer par un raisonnement logique avec toutes les prémisses requises ? Et y a t‘il un intellectuel Nègre qui, dans les pâleurs solitaires de sa chambre, ne se soit aventuré sur sa condition de Nègre jusque dans le monde moderne et cela de « Batouala » de René Maran , « Une vie de boy » de Ferdinand Oyono, en passant par les dernières bouffées d’encens nostalgiques de cette profonde Afrique que retracent David Diop dans « Afrique mon Afrique » et Guy Tyrolien dans sa « Prière d’un petit enfant nègre » ? « Ethiopiques», pour nous, est la base poétique argumentaire senghorienne de la Négritude, la synthèse de tout ce qu’il voulu jeter au devant de la scène pour éclairer des gens qui, apparemment et encore une fois, « ont fait un mur de ce qui n’était que rideau transparent »


  2. NÉCESSITÉ DE RECADRER L’HOMME

    Senghor nous offre « L’Homme et la bête », une façon de remonter vers les concepts des philosophes de l’Occident en la matière, et repose indirectement la question : « Qu’est-ce qui distingue l’homme de l’animal » puisqu’à « Ceux qui, durant des siècles, ont vainement tenté, parce qu'il était nègre, de le réduire à l'état de bête, il faut qu'il les oblige à le reconnaître pour un homme »

    Avec les conquêtes rimant à la colonisation qui va accoucher de la traite des Nègres et de l’esclavage, c’est réellement le point pertinent de l’humanité du Nègre qui est mis en question. Ici, il y a une certaine subtilité qu’il ne faut pas perdre de vue : les Européens entre eux, les Africains entre eux, bref toutes les races voisines se sont entrefaites prisonnières, parfois esclaves, jusqu’en leur propre sein. Pour ce qui est de la traite négrière, l’étendue n’a pu atteindre ses degrés que sur la base du concept de ce qu’est un être humain : « C'est à partir de constructions idéologiques attribuant un statut inférieur aux peuples colonisés que le colonisateur a pu légitimer son entreprise. En niant leur culture, leurs coutumes ou leur religion, en méprisant leur rapport au monde, le colonisateur s'est cru investi d'une mission civilisatrice fondée sur sa supériorité naturelle. La colonisation s'inscrit dans le droit fil de l'esclavage et de la traite des Noirs du XVIIIe siècle. L'homme blanc s'arroge tous les droits puisque l'autre est un sous-homme, un quasi-animal, de toute façon un être inférieur qu'il faut dresser, exploiter, civiliser, au mieux évangéliser. Dans la même lancée, en 1855, le Comte de Gobineau, dans « Essai sur l'inégalité des races humaines » écrivait : « Toute civilisation découle de la race blanche, aucune ne peut exister sans le concours de cette race ». Paradoxalement, c'est à partir d'une conception républicaine des droits de l'homme et des Lumières que les colonisateurs de la Troisième République partent à la conquête de l'Afrique. Et c'est dans un premier temps au nom de ces mêmes principes que les luttes nationales d'indépendance sont menées à la fin de la Seconde Guerre mondiale contre les puissances coloniales ».

    Pourquoi, après tant d’écrits de philosophes sur la différence entre l’homme et l’animal, Senghor ouvre-t-il le ballet, pas en s’accoudant sur la recherche des points pertinents de cette différence, mais en allant plus loin, nous replaçant à la naissance, pas de la différence, mais du processus même de la différenciation, le moment de la séparation Homme-Animal ? A la manière de Laga Ndong sous le crépuscule ambigu, Sédar s’est encore adonné à son caprice qui est d’étaler des trésors mystiques et mystérieux pour se jouer de l’avidité, voire inviter l’agilité de l’esprit à la gymnastique. Voilà un écrivain qui semble avoir beaucoup de respect pour son lecteur. Il ne le sous-estime jamais, éparpillant çà et là, dimensions surréelles, des trésors qu’ils jugent être à sa portée. Dans postface n’a-t-il pas dit : « Ceci n’est pas une préface. Je ne m’adresse pas aux lecteurs… » ?

    Rappelons que nous venons juste de sortir des « Hosties noires », hosties qui ne furent possibles que grâce à une histoire de colonisation qui aura remis en question les valeurs, la dignité voire même l’humanité du Nègre ; que nous venons de sortir de la Deuxième Guerre mondiale qui aura laissé le poète écœuré par la sauvagerie de l’Homme de la Raison. Il va s’agripper sur l’humanisme réducteur et s’en servir comme un tremplin pour ramener Hellène à la raison, le faire sortir de l’absurde mécanique d’une existence qui poussera à l’accouchement du bébé dAlbert Camus, « L’étranger ».


    1. HOMME VERSUS ANIMAL

      Au sortir de la Deuxième Guerre mondiale, les Terriens avaient sincèrement du pain sur planche quant à la définition de la vraie nature de l’Homme. Ceux qui nous avaient taxés « d’homme de la mort » venaient de se présenter comme jamais boucher n’a été sur terre. Malgré cela, il y aura aussi la période de blanchissement des troupes au cœur de la France qui fera plus tard dire à Senghor :

           Dans la nuit nous avons crié notre détresse.
           Pas une voix n’a répondu.
           Les princes de l’Eglise se sont tus,
           Les hommes d’Etat ont clamé la magnanimité des hyènes.
           Il s’agit bien du nègre ! il s’agit bien de l’homme !
           Non ! quand il s’agit de l’Europe

      Cette dénaturation de l’homme est mieux appréhendée dans le livre de Vercors « Les animaux dénaturés »: « Dans cet ouvrage, à travers des références plus ou moins explicites, Vercors trace une sorte de liste des différentes définitions de l’homme qui ont pu être soutenues par des philosophes au cours de l’histoire. Ecrivain français, son véritable nom est Jean Bruller. Son roman est publié en 1952, après la fin de la Seconde Guerre mondiale et la révélation de ses atrocités. A cette époque, le monde philosophique et littéraire est traversé par une grande remise en question. Alors que l’homme était principalement défini jusque là par ses qualités, les hommes se trouvent confrontés à des actes d’une grande barbarie, non pas nouvelle dans son fondement, mais d’une ampleur encore jamais réalisée. Ce phénomène entraîne de nouvelles interrogations sur ce qu’est l’homme. Il n’est pas étonnant de noter que la littérature de cette époque est imprégnée de toutes ces questions ».

      Voilà le soufre éparpillé par Sédar. Après « Hosties Noires » il nous offre « Ethiopiques » en l’ouvrant par une lutte infernale de « L’Homme et la Bête ». Les hosties noires furent cuites au four de ceux-là mêmes qui utilisèrent dans la lutte, la sauvagerie brute à la place de l’esprit, ceux-là mêmes qui, bien que désespérément cherchant encore une définition pertinente de l’Homme, néanmoins trouvèrent celle du Nègre qui n’était qu’un sous-homme. Mais ce n’était ni la première ni la dernière fois : « Oui Seigneur, pardonne à la France qui hait les occupants et m’impose l’occupation si gravement… ». Dans son entretien, Luc Ferry nous dira : « La volonté parle encore quand la nature se tait. Cette affirmation de Rousseau résume à elle-seule la pensée du philosophe au sujet d’un thème dont le siècle des Lumières s’est saisi, celui de la différence entre l’homme et l’animal. Il s’agissait en effet de poser les fondements d’une philosophie nouvelle, l’humanisme, destinée à se substituer à la cosmologie grecque et au christianisme, tous deux en perte de vitesse face au doute alimenté par les découvertes de la science et l’évolution des mœurs.

      « Mais une doctrine du salut originale, qui se revendique comme exclusivement anthropocentrique, ne peut exister qu’à condition de définir la singularité chez l’homme et ainsi lui permettre d’être la pierre angulaire de cette pensée novatrice. La philosophie va donc s’atteler à déterminer la ou les spécificités de l’être humain par rapport à son environnement, en axant toute la réflexion sur ce qui nous différencie de l’animal car c’est celui qui au monde nous ressemble le plus.

      « La production philosophique sera donc très dense sur cette question. Descartes par exemple s’y intéresse et conclut que l’animal n’est pas un homme parce qu’il ne souffre pas. Il considère la bête comme une machine, certes particulièrement complexe, mais qui n’en est pas moins régie par des mécanismes dont la souffrance serait exclue. D’autres théoriciens prolongent la tradition aristotélicienne, à savoir que l’homme est un animal comme les autres mais avec la raison en plus. Quant à Rousseau, il ne partage pas ces deux conceptions. Il observe la nature et se rend compte que l’intelligible et l’émotion y sont bien présents. Les animaux développent des signes d’intelligence, il est vrai à des degrés moindres par rapport aux aptitudes humaines. L’animal souffre également, notamment celui de compagnie qui ressent de la tristesse lorsqu’il se trouve séparé de son maître. Rousseau réfute ainsi les idées qui l’ont précédé quant à la singularité de l’être humain et énonce une théorie qui parachève le débat.

      « Selon lui, l’homme se distingue du règne animal par la liberté qui le caractérise, c'est-à-dire par sa capacité à dépasser sa nature pour tendre vers la perfectibilité. Le progrès est une composante humaine, comme le démontre l’évolution des villes comparée à l’immobilisme des sociétés animalières. « L’animal quant à lui n’a pas cette faculté de se sortir du cadre naturel qui est le sien, de se soustraire à ses penchants instinctifs. L’homme au contraire peut s’arracher du réel, se poster en observateur du monde et ainsi procéder à des jugements ; il connaît l’alternative et choisit en conséquence. On ne peut décider pour agir, au-delà de tout enchaînement primitif, qu’à condition de ne pas être immergé dans son milieu sans avoir la capacité d’en sortir la tête. La liberté, c’est être disposé à commettre l’excès ».

      Continuons notre interrogatoire en puisant toujours dans le grenier occidental : « Quelle différence y a-t-il entre l’homme et l’animal ? Est-ce qu'en philosophie, on a une idée de ce qui fait la spécificité de l'humain par rapport à l'animal ? Parce qu'apparemment, la science peine à trancher la question...

      « Alors, on va commencer par le commencement : Adam a été créé par la réunion de deux éléments : de la terre - glaise sans doute - pour fabriquer le corps (qu’il a en commun avec les animaux); et le souffle de Dieu, insufflé dans ses narines pour l’animer. Le souffle de Dieu, c’est l’âme ; comme élément divin, elle est incorruptible et immortelle, et seul l’homme en bénéficie. Voilà donc une première distinction. Son problème est d’être très vague : qu’est-ce donc exactement que l’âme ?

      « Mais très vite on a voulu une définition plus scientifique : en procédant comme font les classifications zoologiques, on définit l’homme par le genre au quel il appartient, et on ajoute la différence spécifique qui permet de distinguer l'espèce du genre entier. Ici on arrive à la définition bien connue : l’homme est un animal (=genre) raisonnable - c’est à dire doué de raison - (=différence spécifique). Le problème c’est que si un homme perd la raison, qu’il devienne fou par exemple, alors en toute rigueur, il cesse d’être un homme et on peut lui faire subir le sort qu’on réserve aux animaux.

      « Aristote s’en est mêlé, et reprenant cette méthode de définition, il a proposé de dire que « l’homme est un animal politique », entendez qu’il est le produit de la cité où il a grandi, qui lui a inculqué les coutumes, les lois à respecter, les Dieux à honorer, etc. Ici encore, on peut cesser d’être un homme en cessant de partager la vie de ses semblables. L’homme qui vit seul est un monstre ou un dieu, dit-il en substance.

      « On a multiplié ces définitions, en prenant la différence spécifique tantôt comme un indicateur de l’origine de l’humanité comme ci-dessus, tantôt comme un simple élément discriminant : homo economicus, homo ludens, et... L’inconvénient de ces définitions est qu’elles permettent n’importe quoi, comme l’ont montré certains philosophes athéniens qui auraient défini l’homme comme un « bipède sans plume » - Diogène le Cynique arrive alors dans leur école et lance un poulet plumé au milieu de leur assemblée en criant : « voici l’homme ! » « Plus proche de nous, certains comme Descartes ont fait de la possession du langage le caractère spécifique de l’humanité : comprenons par langage non pas un système de signes permettant la communication, parce qu’il est évident que les animaux en disposent, mais des symboles évoquant en leur absence des choses ou des idées. Signe de la pensée, le langage est le critère le plus facilement observable de l’humanité. « Pour ma part, je préférerai le critère proposé par Rousseau : il s’agit de la perfectibilité, terme qu’il crée pour la circonstance, et qui caractérise la possibilité pour l’être humain d’évoluer de générations en générations, ce qui fait que le petit d’homme qui naît aujourd’hui, tout en étant biologiquement identique à l’homo sapiens d’il y a 100.000 ans, sera bien différent pour tout le reste. On voit que la culture et l’histoire sont ici des manifestations de cette perfectibilité, et que l’animal en étant dépourvu, reste identique à ce que veut son espèce. Mais pour finir, disons qu’il est aussi bien tentant de gommer les différences de l’homme à l’animal, et donc de comprendre l’homme à partir de l’animal : ce que font les éthologues et déjà très bien Charles Le Brun dans sa planche du château de Versailles.»

      Le « Livre d’Urantia » nous dit, quant à cette différenciation progressive : « … De nombreuses émotions nouvelles apparurent de bonne heure chez les deux jumeaux humains. Ils éprouvaient de l’admiration tant pour les objets que pour les autres êtres et faisaient montre d’une extrême vanité. Mais le progrès le plus remarquable dans leur développement émotionnel fut l’apparition soudaine d’un nouveau groupe de sentiments vraiment humains, les sentiments d’adoration comprenant la crainte, le respect, l’humilité et même une forme primitive de gratitude. La peur, jointe à l’ignorance des phénomènes naturels, était sur le point de donner naissance à la religion primitive. « Non seulement ces sentiments humains se manifestaient, mais beaucoup de sentiments plus hautement évolués étaient également présents sous une forme rudimentaire. Ces humains primitifs avaient modérément conscience de la pitié, de la honte et de l’opprobre, et une conscience très aigüe de l’amour, de la haine et de la vengeance; ils étaient également susceptibles d’éprouver des sentiments marqués de jalousie. « Les deux premiers humains — les jumeaux — furent une grande épreuve pour leurs parents primates. Ils étaient si curieux et si aventureux qu’ils faillirent perdre la vie en de nombreuses occasions avant d’avoir huit ans. Quoi qu’il en soit, ils étaient sérieusement couverts de cicatrices au moment où ils eurent douze ans. Ils apprirent très tôt à communiquer verbalement. À l’âge de dix ans, ils avaient élaboré un langage plus perfectionné de signes et de mots comportant une cinquantaine d’idées, et largement amélioré et élargi les techniques rudimentaires de communication de leurs ancêtres. En dépit de leurs efforts, ils ne purent enseigner à leurs parents que très peu de leurs signes et symboles nouveaux… ».

      Puis va nous offrir, lui aussi, la dissociation : « Nous n’avions pas cessé de suivre le développement mental des jumeaux en observant les opérations des sept esprits-mentaux adjuvats affectés à Urantia au moment de notre arrivée sur la planète. Durant le long développement évolutionnaire de la vie planétaire, ces infatigables ministres du mental avaient sans cesse noté leur propre aptitude croissante à entrer en contact avec les facultés cérébrales des animaux, facultés qui s’amplifiaient à mesure que les créatures animales progressaient.

      « Au début, seul l’esprit d’intuition pouvait agir sur le comportement instinctif et soumis aux réflexes de la vie animale élémentaire. Quand les types plus élevés se différencièrent, l’esprit de compréhension put attribuer à ces créatures la faculté d’associer spontanément des idées. Plus tard, nous vîmes opérer l’esprit de courage; les animaux en cours d’évolution acquirent réellement une forme rudimentaire de conscience protectrice. À la suite de l’apparition des groupes de mammifères, nous vîmes l’esprit de connaissance se manifester dans une mesure accrue. Puis l’évolution des mammifères supérieurs permit le fonctionnement de l’esprit de conseil, avec la croissance correspondante de l’instinct grégaire et les débuts d’un développement social primitif.

      « Nous avions observé, avec une attention croissante, le service accru des cinq premiers adjuvats pendant toute l’évolution des mammifères précurseurs, des mammifères intermédiaires et des primates. Toutefois, les deux derniers adjuvats, ministres supérieurs du mental, n’avaient jamais pu fonctionner sur le type urantien de mental évolutionnaire. Imaginez notre joie lorsqu’un jour — les jumeaux avaient à peu près dix ans — l’esprit d’adoration entra pour la première fois en contact avec le mental de la jumelle, et peu après avec celui du jumeau. Nous savions que quelque chose d’intimement lié au mental humain arrivait à son apogée. Environ un an plus tard, quand ils se résolurent finalement, sous l’effet d’une pensée recueillie et d’une décision murement réfléchie, à fuir le foyer familial et à partir vers le nord, alors l’esprit de sagesse commença à fonctionner sur Urantia et dans le mental de ces deux humains désormais reconnus comme tels ».

      Quels sont, chez Senghor, les points pertinents de la différentiation ? Voyons quelques passages du poème :

           Je te nomme Soir ô Soir ambigu, feuille mobile je te nomme.
           Et c’est l’heure des peurs primaires, surgies des entrailles d’ancêtres.
           Arrière inanes faces de ténèbres à souffle et mufle maléfique !
           Arrière par la palme et l’eau, par le Diseur-des-choses-très-cachées !
      .

      Les peurs primaires sorties des entrailles d’ancêtres, ces peurs qui poussaient nos ancêtres à se réfugier sur les arbres ou dans les caves à la tombée de la nuit, cette nuit dans laquelle, jusqu’à présent l’homme se sent très vulnérable, sont certainement partagées et ressenties par les animaux. La différence réside toutefois dans le fait que l’Homme se tourne vers une dimension spirituelle pour se renforcer à travers l’incantation et conjure d’autres êtres invisibles, des êtres d’une autre dimension qui est spirituelle. Il a la palme et l’eau pour conjurer les maléfices et un être spirituel, Diseur-des-choses-très-cachées. Ce sont des choses qui n’ont pas été données aux bêtes. Rappelons-nous que c’est justement lorsque l’esprit d’adoration et l’esprit de sagesse commencèrent à fonctionner sur Urantia et dans le mental des humains qu’ils furent désormais reconnus comme tels, c’est-à-dire des différenciés de la bête.

      Senghor aussi repose la différence sur le mental. Les éléments du décor, boues infectes, potopoto, sont les éléments naturels qui amenuisent les forces de l’homme et le menacent directement : « Mais informe la Bête dans la boue féconde qui nourrit tsétsés stegomyas crapauds et trigonocéphales, araignées à poison caïmans à poignards ». Par contre la bête, adversaire direct, est dans son décor naturel, cette bête informe dans la boue ; la boue où peut s’enliser l’homme lors du combat ; cette présence de tsétsés, stegomyas, crapauds et trigonocéphales, ces araignées à poison et les caïmans à poignards… C’est comme une équipe qui fait match à domicile. Le terrain choisi c’est le terroir, l’environnement que l’homme doit abandonner ou contre lequel il doit se protéger lorsque la différenciation sera consommée car il lui enlève toute possibilité, le rend « lourd » c'est-à-dire gourd, sans agilité, et embourbe sa force, ne lui laissant que la ruse, son mental, sa pensée : « Les pieds de l’Homme lourd patinent dans la ruse, où s’enfonce sa force jusques à mi-jambe. Les feuilles les lient des palmes mauvaises… Plane sa pensée dans la brume… Le front d’or dompte les nuages, où tournoient des aigles glacés, O pensée qui lui ceint le front ! La tête du serpent est son œil cardinal ».

      Ainsi, lorsque l'humanité sera secoué jusque dans les profondeurs de ses racines lors de la Deuxième guerre mondiale, la disparition de cette humanité se mesurait tout simplement à l'absence de sourire, de joie sur la face de ses frères d'armes blonds, joie de vivre qu'essayaient de faire clore les frères noirs par des contes de veillées noires :

           C'est un grand village de boue et de branchages, un village crucifié par deux deux fosses de pestilences.
           Haines et faims y fermentent dans la torpeur d'un été mortel.
           C'est un grand village qu'encercle l'immobile hargne des barbelés
           Un grand village sous la tyrannie de quatre mitrailleuses ombrageuses.
           Et les nobles guerriers mendient des bouts de cigarette
           Ils disputent les os aux chiens, ils se disputent chiens et chats de songe.
           Mais seuls ils ont gardé la candeur de leur rire, et seuls la liberté de leur âme de feu.
           Et le soir tombe, sanglot de sang qui libère la nuit.
           ls veillent les grands enfants blancs, les grands enfants blonds leurs grands enfants blancs
           Qui se tournent et se retournent dans leur sommeil, hanté des puces du souci et des poux de captivités.
           Les contes des veillées noires les bercent, et les voix graves qui épousent les sentiers du silence
           Et les berceuse doucement, berceuses sans tam-tam et sans battements de mains noires....
           ...Ils ne partiront pas. Ils ne déserteront pas les corvées ni leur devoir de joie.
           Qui fera les travaux de honte si ce n'est ceux qui sont nés nobles ?
           Qui donc dansera le dimanche aux sons du tam-tam des gamelles ?


    2. PROBLEME D’ETHIQUE

      La lutte, dans l’essentiel, est que l’homme doit affronter la bête et s’en sortir victorieux, devenir homme ou bien perdre, c’est-à-dire rester au stade de la bête. A partir de là, le problème découle sur un terrain philosophique et embrasse, à dessein, l’éthique ou science morale, qui vient du grec èthos, « lieu de vie; habitude, mœurs; caractère, état de l'âme, disposition psychique », en latin ethicus ou morale. C'est une discipline philosophique pratique, action, et normative, règles, dans un milieu naturel et humain. Elle se donne pour but d'indiquer comment les êtres humains doivent se comporter, agir et être, entre eux et envers ce qui les entoure ».

      Dans la pose des colonnes qui supporteront la Négritude, Senghor ne pouvait certainement pas laisser de côté ces piliers de l’étique, de la base de la morale que forment la téléologie et la déontologie. Par cette méthodologie, il embrasse toutefois la méta-éthique qui est « l’analyse des concepts éthiques de base, de leurs présupposés épistémologiques et de leur signification, sous l’angle de la philosophie. Elle est « au-dessus » de l’éthique, meta en grec, car elle a pour objet non pas de poser des normes éthiques mais de les analyser. Elle s’intéresse par exemple à la nature des normes éthiques en tant que normes, aux fondements de ces normes, à la structure des arguments éthiques, aux caractéristiques des propositions éthiques etc ».

      Voilà donc le moyen d’embraser les buissons de leçons appliquées de l’Occident en replaçant et retraçant l’homme Nègre dans son milieu naturel, pour le suivre jusqu’au sein de New York, le joyau de celui qui se veut seul Homme, les autres étant des sous-hommes. Dans cette approche, bien que l’on puisse retrouver les grandes branches de l’éthique, deux marqueront d’une présence indéniable les poèmes qui forment « Ethiopiques »:


      1. LA TELEOLOGIE

        « L’éthique téléologique met l’accent sur les buts et les finalités d’une décision. Elle s’oppose à l’éthique déontologique. Dans cette optique, toute réflexion éthique se fonde sur les effets d’une action ; en effet toute action ne peut être jugée bonne ou mauvaise qu’en raison de ses conséquences. Par exemple, Aristote développa une éthique téléologique du bonheur car pour lui « le bonheur est ce qui caractérise le bien être parfait et le fait qu’il doit toujours être possédé pour soi et non pour une autre raison ». Elle donna notamment naissance à l’utilitarisme chez les anglo-saxons » .

        Parce que, pour la téléologie, l’accent est mis sur les buts et les finalités, celle-ci ne peut être appliquée que dans la mesure où elle aide à comprendre la raison d’être de la lutte qui doit se dérouler entre l’Homme et la Bête. Dans l’approche de Léopold Sédar Senghor, la finalité est reléguée au second plan. Il ne s’agit pas de terrasser pour terrasser. Ici il est question de stratégie, des moyens à déployer qui serviront de critères distinctifs et règles d’une victoire acceptable avant d’être proclamée. Pensez un peu au contrôle fait sur les lutteurs des arènes sénégalaises par les arbitres avant le combat ; au contrôle de doping sur les athlètes : la victoire est le but visé, mais ce but n’aura de valeur que sur un strict respect des règles établies. Donc examinons plus profondément la sœur jumelle de la téléologie.


      2. LA DEONTOLOGIE

        « Les morales du devoir fondent le caractère moral de nos actions par le concept d’obligation. Ce type de morale se conçoit indépendamment de toute conséquence qui pourrait résulter de nos actions. Par exemple, selon Kant, on ne doit pas mentir pour éviter un meurtre, car l’obligation de dire la vérité est absolue et ne tolère aucune condition particulière. Cela veut dire que le colonisateur, l’Occidental, le Blanc, s’il avait appliqué la déontologie, nous aurait trouvé au moins un point au-dessus des animaux, surtout s’il prenait en compte le fait que la définition ou plutôt la distinction Homme-Animal ne lui était pas encore claire et surtout parce que l’approche déontologique est « Un ensemble de règles appliquées a priori et ayant le statut d’obligations morales. Par exemple, le décalogue et la règle d’or ou l’éthique de réciprocité. L'éthique des droits provient des droits de l'homme. Cette invention moderne est attribuée originalement à Rousseau et établit pour la première fois pour l’homme un ordre moral indépendant du cosmos, de la nature. Dorénavant, l’homme ne se distingue plus comme étant un animal doté de la raison comme chez Aristote, mais comme être ayant la liberté de s’arracher à la nature et d’instaurer une autre légalité que celle naturelle, c’est-à-dire celle de l’homme. Ce principe d’égalité est uniquement un droit juridique et non naturel ».

        Nous nous agrippons à la déontologie dans la mesure où, nous l’avons déjà dit, il ne s’agit pas ici d’un combat dont la victoire est prédominante, mais l’arsenal, c’est-à-dire les moyens pour y parvenir. L’Homme aurait put se munir uniquement de sa force ou bien tricher en prenant la bête par surprise pour arriver à la victoire, mais alors il ne serait resté qu’au stade de la bête. Le combat n’est pas un combat où l’on déploie et laisse libre cours à un instinct bestial, à l’odeur du sang et c’est là le vrai piège pour l’Homme : cette montée d’adrénaline qui peut assombrir toute pensée. Il a d’ailleurs failli succomber et remonter au degré sauvage lorsque l’odeur du sang de la bête, comme un vin chaud, pétilla dans son cœur : « Force de l’Homme lourd les pieds dans le potopoto fécond, force de l’Homme les roseaux qui embarrassent son effort. Sa chaleur la chaleur des entrailles primaires, force de l’Homme dans l’ivresse. Le vin chaud du sang de la Bête, et la mousse pétille dans son cœur. Hé ! Vive la bière de mil à l’Initié… ». Mais la persévérance sur l’exploit de l’humanisation va triompher : « Un long cri de comète traverse la nuit, une large clameur rythmée d’une voix juste. Et l’homme terrasse la Bête de la glossolalie du chant dansé. Il la terrasse dans un vaste éclat de rire, dans une danse rutilant dansée sous l’arc-en-ciel des sept voyelles ».

        Contrairement à ce que l’on pourrait s’attendre en entamant la lecture du poème, l’homme ne tue pas la bête, il la terrasse … « dans un vaste éclat de rire … dans une danse rutilant dansée … sous l’arc-en-ciel des sept voyelles ». Le rire, la danse, les chansons, le langage… Si la bête est terrassée, c’est bien celle que l’homme porte en lui-même, ces lambeaux avec lesquelles il est remonté de son évolution et qui enfreignent ses actes posés, ces décisions guidées parfois, le long de l’histoire, par des réflexes bestiaux. Dans cette jungle où l’Occidental a condamné pour le Nègre la piste qui mène à l’Humain, cette piste qui, pour lui-même, se transforme en cul de sac, où donc est l’humain ? Est-ce le peuple qui : « ne distinguent pas sa gauche de sa droite, qui a mille noms pour le palmier mais qui ne le nomme pas ? » ; ce peuple qui sait « faire les travaux de honte parce que né noble et encore danser le dimanche aux sons du tamtam des gamelles »? Est-il présent sur ce continent, cette Afrique dont « la voix plane au-dessus de la rage des canons longs » ? Est-ce le peuple dont le « sang a ablué la nation oublieuse de sa mission d'hier » ? Est-ce le peuple qui sait encore dire : « Tu m’as dit : Ecoute mon ami, lointain et sourd, le grondement précoce de la tornade comme un feu roulant de brousse, et mon sang crie d’angoisse dans l’abandon de ma tête trop lourde livrée aux courants électriques. Ah ! Là-bas l’orage soudain, c’est l’incendie des côtes blanches de la blanche paix de l’Afrique mienne. Et dans la nuit où tonnent de grandes déchirures de métal, entends plus près de nous, sur trois cents kilomètres, tous les miaulements félins des balles, entends les rugissements brefs des canons et les barrissements des pachydermes de cents tonnes. Est-ce l’Afrique encore cette côte mouvante, cet ordre de bataille, cette longue ligne rectiligne, cette ligne d’acier et de feu ? »

        Qui, disons-nous, est plus apte que ceux dont le poète dira : « Mais seuls ils ont gardé la candeur de leur rire et seuls la liberté de leur âme de feu. Et le soir tombe, sanglot de sang qui libère la nuit. Ils veillent les grands enfants roses, leurs grands enfants blonds leurs grands enfants blancs qui se tournent et se retournent dans leur sommeil, hanté des puces du souci et des poux de captivité. Les contes des veillées noires les bercent, et les voix graves qui épousent les sentiers du silence et les berceuses doucement, berceuses sans tam-tam et sans battements des mains noires – ce sera pour demain, à l’heure de la sieste, le mirage des épopées et la chevauchée du soleil sur les savanes blanches aux sables sans limites » ?

        Conviendrait-il d’aller chercher cet Homme-différencié-de-la-Bête parmi « la nation oublieuse de sa mission d’hier » ? Conviendrait-il, disons-nous, de le chercher dans la jungle moderne où il n’y a pas « un rire en fleur, sa main dans ma main fraîche, pas un sein maternel, des jambes de nylon. Des jambes et des seins sans sueur ni odeur. Pas un mot tendre en l’absence de lèvres, rien que des cœurs artificiels payés en monnaie forte et pas un livre où lire la sagesse… Si agitées de feu follets tandis que les klaxons hurlent des heures vides et que les eaux obscures charrient des amours hygiéniques, tels des fleuves en crue des cadavres d’enfants.». Certainement pas. Et encore moins dans ce Luxembourg où le poète voit « tomber les feuilles dans les faux abris, dans les fosses dans les tranchées où ruisselle le sang d’une génération, l’Europe qui enterre le levain des nations et l’espoir des races nouvelles », ou dans cette Europe où débarquèrent les frères noirs à qui il dira : « Je ne vous ai pas reconnus sous votre prison d’uniformes couleur de tristesse, je ne vous ai pas reconnus sous la calebasse du casque sans panache, je n’ai pas reconnu le hennissement chevrotant de vos chevaux de fer, qui boivent mais ne mangent pas. ».

        Senghor apporte un jugement sans équivoque, répond à toutes les questions posées ci-dessus, rejoignant l’arène du combat entre l’Homme et la Bête d’où il va chercher le vainqueur, son champion qu’il n’arrive pas à reconnaître, car le vainqueur de la Bête ne peut être celui qui porte l’accoutrement en face de lui, cela ne peut pas être Celui-qui-s’est-différencié-de-la-bête. Il a de la peine à reconnaître, il ne veut pas accepter cet état de fait : « Et ce n’est plus la noblesse des éléphants, c’est la lourdeur barbare des monstres des prétemps du monde. Sous votre visage fermé, je ne vous ai pas reconnus… ».


    3. LA DIFFÉRENCIATION CHEZ SENGHOR

      Entre l'homme et l'animal, d'aucuns disent que la seule différence est que l'homme est plus évolué et plus apte à comprendre et apprendre des choses plus complexes. Des scientifiques ont cherchés à comparer deux bébés, l'un est un homme, l'autre un chimpanzé. ... L'homme est finalement un animal qui s'est spécialisé dans l'analyse et la compréhension du cerveau.

      Conscient des grands courants philosophiques de son temps, Léopold se prémunit de leurs concepts. Ces concepts quant à la différence homme-animal peuvent être présentés sur la base de trois grands courants incarnés par Descartes, Kant et Bergson.

      • Pour Descartes, l'animal est un corps sans esprit, comparable à une machine. A la différence de l'homme, l'animal est absolument incapable de dire : « Je pense donc je suis ». La pensée, exprimée par le langage, manque à l'animal. En cela, l'animal est non seulement différent, mais inférieur à l’homme. Le propre de l’homme, c'est d’être un être pensant.

      • Kant, lui, distingue l’homme de l'animal par la morale. L'homme est un être moral par essence en tant qu'il est doué de conscience, de raison et d'une volonté autonome qui lui permet d’exercer une liberté. L'homme agit en déterminant lui-même la loi de son action. La moralité suppose la liberté. Or l'animal, lui, est déterminé dans son agir par des causes étrangères (l’instinct, la nécessité). De ce fait il n'est pas libre, donc pas moral, donc différent de l’homme et inférieur à lui. Le propre de l’homme, c’est d’être un être moral.

      • Un troisième philosophe, Bergson, intégre les apports du darwinisme. Ce qui provoque l'évolution, c'est "l'élan vital" : une poussée d'énergie qui conduit les différences espèces vivantes à se différencier. Chez l'homme, le critère de différenciation est la conscience de soi. Le propre de l’homme, c'est d’être un être conscient.
      Ici, puisqu'il faut redispositionner l'Homme noir à cause de jugements portés sur lui, Senghor va apporter la sienne.


      1. L’HOMME ET LA BETE

        Durant la Deuxième Guerre mondiale, nous l’avons déjà répété, l’Homme venait d’affronter encore la Bête, ou, encore mieux, la Bête s’était réveillée en l’Homme et avait pris le dessus, l’avait terrassé avec comme éclat de sa victoire, pas un rire divin, pas la danse parmi les tsétsés stegomyas, les crapauds, les crocodiles mais des jalons de tombes infinis ; mais, entre autres, la campagne de Guadalcanal qui aura coûté 24 000 hommes aux Japonais contre 1 600 marines au sol et 5 000 marins américains lors des batailles navales face à l'île , celle de Stalingrad, qui se sera étendue sur un peu plus de six mois et aura coûté la vie à environ 750 000 combattants et 250 000 vies civiles parmi six nations, ce qui fera d’elle une des batailles les plus meurtrières de l'histoire , les cheminées de Dachau et d’Auswitch, les cendres d’Hiroshima et de Nagasaki : « Et nous voilà pris dans les rets, livrés à la barbarie des civilisés, exterminés comme des phacochères. Gloire aux tanks et gloire aux avions ! »

        Et que dit Sédar du jardin où l’homme après sa victoire sur la bête devait développer, renforcer son humanité ? Le poète sanglote dans sa réponse : « Saccagé le jardin des fiançailles en un soir soudain de tornade, fauchés les lilas blancs, fané le parfum des muguets, parties les fiancées pour les Isles de brise et pour les Rivières du Sud. Un cri de désastre a traversé de part en part le pays des vins et des chansons comme un glaive de foudre dans son cœur, du Levant au Ponant ». C’est que ceux qui reniaient au Nègre la différenciation Homme-Animal ne sont rien d’autre eux-mêmes que des « somnambules qui ont renié leur identité d’homme, caméléons sourds de la métamorphose » et dont la « honte vous fixe dans votre cage de solitude ».

        Mais c’est une nouvelle aube qui se lève au-dessus de l’Humanité au sortir du nouveau combat entre l’homme et la Bête, lorsque les frères d’Amérique entreront dans Paris, apportant jazz et joie de vivre, comme les tirailleurs frappant sur leurs gamelles pour égayer les soirs au répit des combats. Un nouveau sourire divin allait poindre, fruit de la miséricorde, pour la énième fois : « … Vous êtes les messagers de sa merci, le souffle du Printemps après l’Hiver. A ceux qui avaient oublié le rire – ils ne se servaient plus que d’un sourire oblique, ils ne connaissaient plus que la saveur salée des larmes et l’irritante odeur du sang, vous apportez le printemps de la Paix et l’espoir au bout de l’attente. Et leur nuit se remplit d’une douceur de lait, les champs bleus du ciel se couvrent de fleurs, le silence chante suavement. Vous leur apportez le soleil. L’air palpite de murmures liquides et de pépiements cristallins et de battements soyeux d’ailes. Les cités aériennes sont tièdes de nids ». Alors vive l’Homme rédimé : « Donc salut Dompteur de la brousse, Toi Mbarodi ! Seigneur des forces imbéciles. Le lac fleurit de nénuphars, aurore du rire divin ».

        Nous appuyant sur le Livre d’Urantia, nous pouvons dire qu'une humanité intègre ne peut avoir déclenché sur terre cette pire guerre de tous les temps gardés de mémoire d’homme, car bien que la guerre soit « l’état naturel et l’héritage de l’homme en évolution », la paix est « l’étalon social mesurant le développement de la civilisation. Avant que les races en progrès n’aient été partiellement organisées au point de vue social, l’homme était très individualiste, extrêmement méfiant et querelleur à un point incroyable. La violence est la loi de la nature, l’hostilité est la réaction automatique des enfants de la nature, tandis que la guerre n’est que ces mêmes activités poursuivies collectivement. Dans toutes les circonstances où le tissu dont est faite la civilisation est soumis à des tensions à cause des complications découlant du progrès de la société, il se produit, partout et toujours, un retour immédiat et ruineux à ces méthodes initiales pour ajuster, par la violence, les frictions provenant des relations entre humains. La guerre est une réaction animale contre les malentendus et les irritations ; la paix accompagne la solution civilisée de tous ces problèmes et difficultés ».


      2. CONGO OU LE CADRE EDENIQUE DU DIFFERENCIE

        Au bout du compte, la Négritude va surgir. L’homme-différencié-de-la-Bête, c’est-à-dire l’Humain, apparaît, comme lorsque, issue du combat, il terrassa la Bête de la glossolalie du chant dansé, la terrassa dans un vaste éclat de rire, dans une danse rutilant dansée sous l’arc-en-ciel des sept voyelles : « J’ai touché seulement la chaleur de votre main brune, je me suis nommé : Africa !». D’emblée, Léopold replace l’Homme-différencié-de-la-Bête au cœur de l’innocence du Congo : « Et j’ai retrouvé le rire perdu, j’ai salué la voix ancienne et le grondement des cascades du Congo »

        La jonction dont nous avons parlé tantôt, pont que Senghor a l’habitude de jeter entre deux collections ou deux poèmes, fait son apparition encore une fois. Dans le poème « Aux soldats Négro-américains », Senghor dit : « Et j’ai retrouvé le rire perdu, j’ai salué la voix ancienne et le grondement des cascades du Congo ».

        L’Homme vient de se dissocier de la bête et donc, forcément, doit commencer à différencier son entourage. Où donc placer celui qui vient de se libérer sinon dans un cadre édénique refait, au cœur des forêts et des affluents ? Le poète choisit le Congo :

             « Oho ! Congo couchée dans ton lit de forêts, reine sur l’Afrique domptée
             Que les phallus des monts portent haut ton pavillon
             Car tu es femme par ma tête par ma langue, car tu es femme par mon ventre
             Mère de toutes choses qui ont narines, des crocodiles des hippopotames
             Lamantins iguanes poissons oiseaux, mère des crues nourrice des moissons.
             Femme grande ! Eau tant ouverte à la rame et à l’étrave des pirogues
             Ma Saô mon amante aux cuisses furieuses, aux longs bras de nénuphars calmes
             Femme précieuse d’Ouzougou, corps d’huile imputrescible à la peau de nuit diamantine »
        .

        Choisir le Congo, c’est choisir le meilleur décor, un décor ayant gardé sa virginité, comme le jardin d’Eden avant la chute, pour suivre l’Homme qui vient de se séparer de la Bête dans son évolution. Le Livre d’Urantia nous dira, parlant d’Eden : « Le site choisi pour le Jardin était probablement le plus bel endroit de cette sorte dans le monde entier, et le climat y était alors idéal. Nulle part ailleurs il n’y avait d’emplacement susceptible de se prêter aussi parfaitement à devenir un tel paradis d’expression botanique. L’élite de la civilisation d’Urantia se rassemblait en ce lieu de rencontre. À l’extérieur et au delà, le monde vivait dans les ténèbres, l’ignorance et la sauvagerie. Éden était l’unique point lumineux d’Urantia. Par nature, il était un rêve de beauté, et il devint bientôt un poème où la gloire des paysages était exquise et perfectionnée ».

        Dans cet environnement idyllique, notre sujet nouveau, gravant dangers, s’étonnant aux beautés béates de la nature, va apprendre à avoir peur, à se défendre, à s’organiser, à aimer et à adorer : « L’homme est un complexe ouvert… Il n’existe que dans ses rapports avec toutes les choses et tous les autres hommes. Il est déterminé par son entourage, détermine en retour cet entourage. Pour certains, l’homme est déterminé par son environnement, le lieu où il vit, les gens qui l’entourent. C’est parce que nous avons un certain rapport à l’extérieur que nous sommes des hommes. Les animaux n’ont pas le même genre de rapport ». Cet entourage est comme un nid d’initiation où va s’affirmer la différenciation Homme – Animal. Et que fait cet entourage de lui ? Que fait-il de cet entourage ? Un simple résumé de la vie avec son sel, son piment, son poivre. Il va lui servir d’arène pour développer les premiers instincts de base. Le « Livre d’Urantia » nous dit : « Les instincts fondamentaux des mammifères commencèrent à se manifester chez ces types primitifs. Les mammifères possèdent, sur toutes les autres formes de la vie animale, un immense avantage pour survivre du fait qu’ils peuvent :

        • Mettre au monde des petits relativement évolués et bien développés.

        • Nourrir, instruire et protéger leur descendance avec une attention affectueuse.

        • Employer la supériorité de leur pouvoir cérébral pour se perpétuer.

        • Utiliser leur agilité accrue pour échapper à leurs ennemis.

        • Appliquer leur intelligence supérieure pour s’ajuster et s’adapter au milieu ».

        Il nous met au parfum de l’évolution de l’homme dans son entourage primitif: « C’est dans ce nouveau foyer à la cime des arbres, après qu’ils eurent été réveillés une nuit par un violent orage et alors qu’ils se tenaient peureusement et tendrement embrassés, qu’ils prirent la décision ferme et définitive de fuir leur habitat tribal et leur foyer arboricole. Ils avaient déjà préparé une retraite sommaire au sommet d’un arbre à environ une demi-journée de marche vers le nord. Ce fut leur cachette secrète et sûre pour le premier jour qu’ils passèrent loin de leur forêt natale. Bien que les jumeaux partageassent la peur mortelle des primates de demeurer sur le sol pendant la nuit, ils se mirent en route vers le nord au crépuscule. Il leur fallut un courage exceptionnel pour entreprendre ce voyage nocturne, même avec la pleine lune, mais ils pensèrent à juste titre que leur absence ne serait probablement pas remarquée et qu’ils auraient moins de risques d’être poursuivis par leurs parents et les membres de leur tribu. Ils arrivèrent sains et saufs peu après minuit au rendez-vous préparé à l’avance ».

        Léopold Sédar Senghor, enjambant des millénaires de cette évolution, fait une synthèse de tout le processus : développement de la famille, de la société, de la culture, de la conscience de l’au-delà, de l’adoration jusqu’à la présence du Blanc en Afrique, cet être qui se veut supérieur mais qui ne sait pas s’humaniser, qui a dénaturé son humanité, état que le poète veut conjurer :

        « Toi calme Déesse au sourire étale sur l’élan vertigineux de ton sang
        O toi l’Impaludée de ton lignage, délivre-moi de la surrection de mon sang.
        Tamtam toi, toi tamtam des bonds de la panthère, de la stratégie des fourmis,
        des haines visqueuses au jour troisième surgies du potopoto des marais »
        .

        Le poète est conscient de la présence perpétuelle de la Bête. Souvenez-vous, elle ne fut pas tuée : elle fut juste terrassée et somnole toujours dans l’Homme, attendant sa revanche à tout instant. Cette présence peut surgir comme une panthère et envoûter comme un bond de tam-tam qui tire sur les fibres de tout cœur et enivre. La présence de la bête est patiente, puisque munie de la stratégie des fourmis et peut réveiller la surrection du sang, des carnages dans cette jungle vierge, cet Eden que Senghor voit comme une femme, à la manière de Eve qui succomba à la tentation du Serpent et, partant, à la connaissance : « … Le front d’or dompte les nuages, où tournoient des aigles glacés, O pensée qui lui ceint le front ! La tête du serpent est son œil cardinal ».

        Sédar veut maintenir les saveurs fertiles de cet Eden, ne pas s’affadir, ne pas être assimilé, comme il résista à l’eau des fontaines dénaturées de son enfance sur les bords du Puits-de-Pierres, Ngasobil : « De tes rires de tes jeux de tes chansons, de tes fables qu’effeuille ma mémoire, je ne garde que le curé noir dansant et sautant comme le Psalmiste devant l’Arche de Dieu comme l’Ancêtre à la tête bien jointe au rythme de nos mains : « Ndyaga Bâss ! Ndyaga-rîti ! »

        Le silence des forêts, royaume où la Bête guette, n’est jamais très éloigné. Mais l’Eden peut se maintenir sans les grandes découvertes, peut-être que l’Eden ne se maintiendra jamais sur la base de la piste prise par la civilisation dominatrice actuelle. Un autre Nègre va d’ailleurs résister devant cet affadissement de l’Humain, qui devient outil du système qui aurait du être son outil. Ecoutons Guy Tyrolien dans « Prière d’un petit enfant nègre »:

             Seigneur
             Je suis très fatigué
             Je suis né fatigué
             Et j'ai beaucoup marché depuis le chant du coq
             Et le morne est bien haut qui mène à leur école
             Seigneur je ne veux plus aller à leur école,
             Faites je vous en prie que je n'y aille plus
             Je veux suivre mon père dans les ravines fraîches
             Quand la nuit flotte encore dans le mystère des bois
             Où glissent les esprits que l'aube vient chasser
             Je veux aller pieds nus par les sentiers brûlés
             Qui longent vers midi les mares assoiffées
             Je veux dormir ma sieste au pied des lourds manguiers
             Je veux me réveiller lorsque là bas mugit la sirène des blancs
             Et que l'usine ancrée sur l'océan des cannes vomit
             Dans la campagne son équipage nègre
             Seigneur je ne veux plus aller à leur école
             Faites je vous en prie que je n'y aille plus
             Ils racontent qu'il faut qu'un petit nègre y aille
             Pour qu'il devienne pareil
             Aux messieurs de la ville
             Aux messieurs comme il faut;
             Mais moi je ne veux pas
             Devenir comme ils disent
             Un monsieur de la ville
             Un monsieur comme il faut
             Je préfère flâner le long des sucreries
             Où sont les sacs repus
             Que gonfle un sucre brun
             Autant que ma peau brune
             Je préfère
             Vers l'heure où la lune amoureuse
             Parle bas à l'oreille
             Des cocotiers penchés
             Écouter ce que dit
             Dans la nuit
             La voix cassée d'un vieux qui raconte en fumant
             Les histoires de Zamba
             Et de compère Lapin
             Et bien d'autres choses encore
             Qui ne sont pas dans leur livre.
             Les nègres vous le savez n'ont que trop travaillé
             Pourquoi faut-il de plus
             Apprendre dans des livres
             Qui nous parlent de choses
             Qui ne sont point d'ici.
             Et puis elle est vraiment trop triste leur école
             Triste comme
             Ces messieurs de la ville
             Ces messieurs comme il faut
             Qui ne savent plus danser le soir au clair de lune
             Qui ne savent plus marcher sur la chair de leurs pieds
             Qui ne savent plus conter de contes aux veillées
             Seigneur je ne veux plus aller à leur école.

        L’Eden, disons-nous, peut se maintenir sans le fruit ultime de l’esprit qui est toujours, dans la sophistication, un joyau militaire de dernière génération, qui a rendu possible l’étendue du carnage et la monstruosité des charniers d’Europe : « Mais entends l’ouragan des aigles-forteresses, les escadres aériennes tirant à pleins sabords et foudroyant les capitales dans la seconde de l’éclair. Et les lourdes locomotives bondissent au-dessus des cathédrales et les cités superbes flambent, mais bien plus jaunes, mais bien plus sèches qu’herbe de brousse en saison sèche. Et voici que les hautes tours, orgueil des hommes, tombent comme les géants des forêts avec un bruit de plâtras et voici que les édifices de ciment et d’acier fondent comme cire molle aux pieds de Dieu. Et le sang de mes frères blancs bouillonne par les rues, et le sang de mes frères noirs, les tirailleurs dont chaque goutte répandue est une pointe de feu à mon flanc ».

        Il y a aussi cette autre sophistication qui rend le poète très solitaire : « … Je ne reconnais plus les hommes blancs, mes frères comme ce soir au cinéma, perdus qu’ils étaient au-delà du vide fait autour de ma peau … Je t’écris parce que mes livres sont blancs comme l’ennui, comme la misère et comme la mort ».

        Mais l’Homme différencié doit être aux aguets, car le guette la Bête à tout instant : « Hâ ! Sur toute chose, du sol spongieux et des chants savonneux de l’Honune-blanc. Mais délivre-moi de la nuit sans joie, et guette le silence des forêts. Donc que je sois le fût splendide et le bond de vingt-six coudées, surtout les doux propos à la néoménie, jusqu’à la minuit du sang. Délivre-moi de la nuit de mon sang, car guette le silence des forêts ».

        Cet Eden est pourtant partout possible, de Dyilôr à Ermenonville en passant par Joal, et peut reposer sur des choses minimes, comme la douceur d’un climat d’automne, lorsqu’il fait trop beau trop doux : « Tanns d’enfance tanns de Joal, et ceux de Dyilôr en Septembre, nuits d’Ermenonville en Automne – il avait fait trop beau trop doux » ou simplement sur les fleurs sereines des cheveux de la bien-aimée, la blancheur de ses dents : « Fleurs sereines de tes cheveux, pétales si blancs de ta bouche ». Il peut reposer sur une odeur de parfum de gongo : « coffines d’ambre et de gongo » ou sur l’élan d’une pirogue sur l’eau, l’élan de l’Amant sur la passe de passion large tendue du ventre de l’Aimée, lorsque sur la poitrine, clairière surréelle, se dressent les seins comme deux îlots. « Dans l’alizé, sois la fuite de la pirogue sur l’élan lisse de ton ventre. Clairières de ton sein îles d’amour ».

        A travers toutes les races et tous les territoires foulés aux pieds et ayant subi la domination et l’influence, la solitude poignante est justement la décadence de l’innocence sous la gueule hardie de la gourmandise, du matérialisme.

        C'est ce que ressentit Chief Seattle, que nous allons le citer intégralement, dira : « Le président à Washington envoie nous dire qu’il veut acheter notre terre. Mais comment peut-on acheter ou vendre le ciel, la Terre ? L’idée nous est très étrange. Si nous ne possédons pas la fraîcheur de l’air et l’éclat de l’eau, comment pouvez-vous nous les acheter ? Pour mon peuple, chaque élément de la terre est sacré. Chaque épine luisante du pin, toute plage sableuse, tout lambeau de brume dans les bois sombres, toute clairière et chaque bourdonnement d’insecte. Tout est sacré dans la mémoire et l’expérience de mon peuple.
        « La sève qui coule dans les arbres transporte les souvenirs de l'homme rouge. Les morts des hommes blancs oublient le pays de leur naissance lorsqu'ils vont se promener parmi les étoiles. Nos morts n'oublient jamais cette terre magnifique, car elle est la mère de l'homme rouge. Nous sommes une partie de la terre, et elle fait partie de nous. Les fleurs parfumées sont nos sœurs; le cerf, le cheval, le grand aigle, ce sont nos frères. Les crêtes rocheuses, les sucs dans les prés, la chaleur du poney, et l'homme, tous appartiennent à la même famille.
        « Aussi lorsque le Grand chef à Washington envoie dire qu'il veut acheter notre terre, demande-t-il beaucoup de nous. Le Grand chef envoie dire qu'il nous réservera un endroit de façon que nous puissions vivre confortablement entre nous. Il sera notre père et nous serons ses enfants. Nous considérons donc, votre offre d'acheter notre terre. Mais ce ne sera pas facile. Car cette terre nous est sacrée. « Cette eau scintillante qui coule dans les ruisseaux et les rivières n'est pas seulement de l'eau mais le sang de nos ancêtres. Si nous vous vendons de la terre, vous devez vous rappeler qu'elle est sacrée et que chaque reflet spectral dans l'eau claire des lacs parle d'événements et de souvenirs de la vie de mon peuple. Le murmure de l'eau est la voix du père de mon père.
        « Les rivières sont nos frères, elles étanchent notre soif. Les rivières portent nos canoës, et nourrissent nos enfants. Si nous vous vendons notre terre, vous devez désormais vous rappeler, et l'enseigner à vos enfants, que les rivières sont nos frères et les vôtres, et vous devez désormais montrer pour les rivières la tendresse que vous montreriez pour un frère. Nous savons que l'homme blanc ne comprend pas nos mœurs. Une parcelle de terre ressemble pour lui à la suivante, car c'est un étranger qui arrive dans la nuit et prend à la terre ce dont il a besoin. La terre n'est pas son frère, mais son ennemi, et lorsqu'il l'a conquise, il va plus loin. Il abandonne la tombe de ses aïeux, et cela ne le tracasse pas. Il enlève la terre à ses enfants et cela ne le tracasse pas. La tombe de ses aïeux et le patrimoine de ses enfants tombent dans l'oubli. Il traite sa mère, la terre, et son frère, le ciel, comme des choses à acheter, piller, vendre comme les moutons ou les perles brillantes. Son appétit dévorera la terre et ne laissera derrière lui qu'un désert.
        « Il n'y a pas d'endroit paisible dans les villes de l'homme blanc. Pas d'endroit pour entendre les feuilles se dérouler au printemps, ou le froissement des ailes d'un insecte. Mais peut-être est-ce parce que je suis un sauvage et ne comprends pas. Le vacarme semble seulement insulter les oreilles. Et quel intérêt y a-t-il à vivre si l’homme ne peut entendre le cri solitaire de l’engoulevent ou les palabres des grenouilles autour d'un étang la nuit ? Je suis un homme rouge et ne comprends pas. L'Indien préfère le son doux du vent s'élançant au-dessus de la face d'un étang, et l'odeur du vent lui-même, lavé par la pluie de midi, ou parfumé par le pin pignon.
        « L'air est précieux à l’homme rouge, car toutes choses partagent le même souffle. La bête, l'arbre, l'homme. Ils partagent tous le même souffle. L'homme blanc ne semble pas remarquer l'air qu'il respire. Comme un homme qui met plusieurs jours à expirer, il est insensible à la puanteur. Mais si nous vous vendons notre terre, vous devez vous rappeler que l'air nous est précieux, que l'air partage son esprit avec tout ce qu'il fait vivre. Le vent qui a donné à notre grand-père son premier souffle a aussi reçu son dernier soupir. Et si nous vous vendons notre terre, vous devez la garder à part et la tenir pour sacrée, comme un endroit où même l'homme blanc peut aller goûter le vent adouci par les fleurs des prés. Nous considérerons donc votre offre d'acheter notre terre. Mais si nous décidons de l'accepter, j'y mettrai une condition : l'homme blanc devra traiter les bêtes de cette terre comme ses frères. Je suis un sauvage et je ne connais pas d'autre façon de vivre. « J'ai vu un millier de bisons pourrissant sur la prairie, abandonnés par l'homme blanc qui les avait abattus d'un train qui passait. Je suis un sauvage et ne comprends pas comment le cheval de fer fumant peut être plus important que le bison que nous ne tuons que pour subsister. Qu'est-ce que l'homme sans les bêtes ? Si toutes les bêtes disparaissaient, l'homme mourrait d'une grande solitude de l'esprit. Car ce qui arrive aux bêtes, arrive bientôt à l'homme. Toutes choses se tiennent.
        « Vous devez apprendre à vos enfants que le sol qu'ils foulent est fait des cendres de nos aïeux. Pour qu'ils respectent la terre, dites à vos enfants qu'elle est enrichie par les vies de notre race. Enseignez à vos enfants ce que nous avons enseigné aux nôtres, que la terre est notre mère. Tout ce qui arrive à la terre, arrive aux fils de la terre. Si les hommes crachent sur le sol, ils crachent sur eux-mêmes. « Nous savons au moins ceci : la terre n'appartient pas à l'homme ; l'homme appartient à la terre. Cela, nous le savons. Toutes choses se tiennent comme le sang qui unit une même famille. Toutes choses se tiennent.
        « Tout ce qui arrive à la terre, arrive aux fils de la terre. Ce n'est pas l'homme qui a tissé la trame de la vie : il en est seulement un fil. Tout ce qu'il fait à la trame, il le fait à lui-même.
        « Même l'homme blanc, dont le dieu se promène et parle avec lui comme deux amis ensemble, ne peut être dispensé de la destinée commune. Après tout, nous sommes peut-être frères. Nous verrons bien. Il y a une chose que nous savons, et que l'homme blanc découvrira peut-être un jour, c'est que notre dieu est le même dieu. Il se peut que vous pensiez maintenant le posséder comme vous voulez posséder notre terre, mais vous ne pouvez pas. Il est le dieu de l'homme, et sa pitié est égale pour l'homme rouge et le blanc. Cette terre lui est précieuse, et nuire à la terre, c'est accabler de mépris son créateur. Les Blancs aussi disparaîtront ; peut-être plus tôt que toutes les autres tribus. Contaminez votre lit, et vous suffoquerez une nuit dans vos propres détritus.
        « Mais en mourant vous brillerez avec éclat, ardents de la force du dieu qui vous a amenés jusqu'à cette terre et qui pour quelque dessein particulier vous a fait dominer cette terre et l'homme rouge. Cette destinée est un mystère pour nous, car nous ne comprenons pas lorsque les bisons sont tous massacrés, les chevaux sauvages domptés, les coins secrets de la forêt chargés du fumet de beaucoup d'hommes, et la vue des collines en pleines fleurs ternie par des fils qui parlent.
        Où est le hallier ? Disparu. Où est l'aigle ? Disparu.
        La fin de la vie, le début de la survivance »
        .


      3. KAYA MAGAN OU UN APOGEE NEGRE

        Nous avons trouvé une belle mise en garde proférée par le texte suivant parlant des « Ethiopiques » : « L'unité du recueil n'est pas évidente, mais il est important que les élèves aient bien en tête la table des matières, ce qui leur permettra ensuite de circuler plus aisément dans l'œuvre… Le recueil « Ethiopiques » est une œuvre particulièrement difficile, et l'approche traditionnelle qui veut que les élèves lisent l'œuvre par eux-mêmes avant de venir en cours est difficilement envisageable. Il est donc fondamental dans l'étude de cette œuvre de considérer le texte comme un point de départ et non comme une illustration; beaucoup plus sans doute que les autres œuvres du programme, « Ethiopiques » exige des lectures collectives en classe... Les poèmes d'Ethiopiques sont souvent des textes obscurs, difficilement lisibles; il est important de :

        • Ne pas nier cette opacité, de ne pas greffer artificiellement une interprétation massive sur un texte dont le sens n'est pas évident; l'obscurité est un caractère du texte et doit être présenté aux élèves comme tel.

        • Comprendre ce qui la produit (vocabulaire recherché, néologismes, ambiguïtés délibérées, torsions de la syntaxe, en particulier de l'ordre des mots...)

        • Compenser cette obscurité par une grande rigueur de l'étude en s'appuyant sur les données objectives du texte: insister sur les récurrences thématiques et formelles (retour des mêmes procédés), mettre l'accent sur les problèmes de composition (au niveau des poèmes comme au niveau du recueil), analyser précisément les situations d'énonciation... » .

        Lilyan Kesteloot, de son côté, nous dit : « Voici peut-être le poème de Léopold Sédar Senghor, qui nous donne le plaisir esthétique le plus achevé et le plus durable. Et comme cela se passe avec toute œuvre d’art vraiment transcendante, ce plaisir est à la fois intense et mystérieux. De quoi exactement est-il fait ? C’est le secret du poète, et notre tâche va consister à l’approcher, l’apprivoiser et peut-être à en voler quelques uns des éléments constitutifs. Le poème est tout entier fondé sur une évocation du plus ancien empire africain connu : l’empire du Wagadou, improprement nommé Ghana par les voyageurs arabes » .

        Et pourtant ! Le poète suit un chronogramme mortellement exact, chronogramme facilement détectable si l’on ne perd de la mémoire la raison d’être des « Ethiopiques », raison d’être qui semble s’être faufilée à travers les doigts de tous ceux qui se sont penchés sur cette entité qui se dresse comme une thèse poétique fondamentale de la Négritude. Oui, après la dissociation Homme – Animal, Senghor place le héro victorieux dans un milieu naturel, jardin d’Eden où la joie de vivre était liée à l’entourage, parce que partant de celui-là pour lui revenir dans une réciprocité de respect fatalement mutuel.

        Comme toute société humaine, le progrès, entendez l’évolution, doit suivre son cours, et le poète, sur la base d’un des plus éminents empires nègres et, partant, son empereur, va montrer jusqu’à quel degré l’homme, plus précisément le Nègre, Homme-dissocié-de-la-bête, est arrivé en gardant une splendeur de l'émotion, une candeur d’humanité et d’humanisme, contrairement à l’Homme-non-dissocié-de-la-Bête lorsque la Bête se réveilla en l’Homme vers la fin des années 30 pour faire un pont de charniers et chambres à gaz à travers l’Europe jusqu’en 1945 et qui fera pleurnicher notre poète : « Ah ! Là-bas l’orage soudain, c’est l’incendie des côtes blanches de la blanche paix de l’Afrique mienne. Et dans la nuit où tonnent de grandes déchirures de métal, entends plus près de nous, sur trois cents kilomètres, tous les hurlements des chacals sans lune et les miaulements félins des balles, entends les rugissements brefs des canons et les barrissements des pachydermes de cent tonnes. Est-ce l’Afrique encore cette côte mouvante, cet ordre de bataille, cette longue ligne rectiligne, cette ligne d’acier et de feu ?... ».

        Certes, cet empire a connu lui aussi des guerres, mais pas des guerres basées sur une cause aryenne où un peuple se dresse au-dessus de l’autre en super race alors que la définition même de l’homme échappait encore à ses plus fortes têtes. Bâtir un empire est certes une des émanations capitales des capacités sociologiques de l’humain, mais écoutons ce que le « Livre d’Urantia » nous dit sur les institutions humaines primitives : « Sur le plan émotionnel, l’homme transcende ses ancêtres animaux par son aptitude à apprécier l’humour, l’art et la religion. Sur le plan social, l’homme montre sa supériorité en fabriquant des outils, en communiquant sa pensée et en établissant des institutions. Quand des êtres humains restent longtemps groupés en société, ces collectivités entrainent toujours la création de certaines tendances d’activités qui culminent en institutions. Presque toutes les institutions humaines ont fait apparaître une économie de travail tout en contribuant dans une certaine mesure à accroitre la sécurité collective. « L’homme civilisé tire une grande fierté du caractère, de la stabilité et de la permanence des institutions établies, mais toutes les institutions humaines ne représentent que l’accumulation des mœurs du passé telles qu’elles ont été conservées par les tabous et revêtues de dignité par la religion. Ces legs deviennent des traditions, et les traditions se métamorphosent finalement en conventions.


    4. LES INSTITUIONS HUMAINES FONDAMENTALES

      « Toutes les institutions humaines répondent à quelque besoin social, passé ou présent, bien que leur développement excessif amoindrisse infailliblement la valeur propre de l’individu en éclipsant la personnalité et en restreignant les initiatives. L’homme devrait contrôler ses institutions et non se laisser dominer par ces créations d’une civilisation qui progresse. Les institutions humaines appartiennent à trois classes générales :

      • Les institutions d’autoconservation : Ces institutions comprennent les pratiques nées de la faim et des instincts de conservation qui lui sont liés. Nous citerons l’industrie, la propriété, la guerre d’intérêt et toute la machinerie régulatrice de la société. Tôt ou tard, l’instinct de la peur conduit à établir ces institutions de survivance au moyen de tabous, de conventions et de sanctions religieuses. Mais la peur, l’ignorance et la superstition ont joué un rôle prédominant dans la création et le développement ultérieur de toutes les institutions humaines.

      • Les institutions d’autoperpétuation : Ce sont les créations de la société nées de l’appétit sexuel, de l’instinct maternel et des sentiments affectifs supérieurs des races. Elles embrassent les sauvegardes sociales du foyer et de l’école, de la vie familiale, de l’éducation, de l’éthique et de la religion. Elles comprennent les coutumes du mariage, la guerre défensive et l’édification des foyers.

      • Les pratiques de satisfaction égoïste : Ce sont les pratiques nées des tendances à la vanité et des sentiments d’orgueil ; elles comprennent les coutumes d’habillement et de parure personnelle, les usages sociaux, les guerres de prestige, la danse, les amusements, les jeux et d’autres formes de plaisirs sensuels. Mais la civilisation n’a jamais produit d’institutions spéciales pour les satisfactions égoïstes. Ces trois groupes de pratiques sociales sont intimement reliés et interdépendants. Ils représentent sur Urantia une organisation complexe qui fonctionne comme un seul mécanisme social ».

      Comment peut-on, en face d’une race ayant évolué jusqu’à former des empires comme celui du Ghana, se lever et définir ses citoyens comme des sous-hommes ? On peut bien dominer une race, mais cela lui enlève-t-il son humanité ? Pour y arriver, la méthode de l’éthique à appliquer ne peut-être que téléologique, une démarche basée sur une malhonnêteté intellectuelle où seule la finalité prime et peut importe les méthodes déployées pour y parvenir.

      Pour exhiber la somme de l’évolution de la société nègre, le poète ne pouvait que remonter à un moment et endroit de l’histoire où celle-ci peut être contemplée dans son apogée, dans toute sa splendeur. Le royaume du Ghana est donc apte à servir de jardin d’expérimentation. Voyons un condensé de son histoire .


      1. )  UN EXEMPLE : LE ROYAUME DU GHANA

        Deux thèses existent sur les origines du royaume du Ghana qui deviendra plus tard un empire. Selon la tradition orale, le créateur du royaume serait un homme venu de l’Est nommé Dinga Cissé. Une autre source parle de la création du royaume par des Berbères venus du Sahara vers le Vème siècle. Le royaume fût par la suite dominé par les Soninké peuple animiste vivant à la limite Sud du Sahara. Le royaume de Ghana s’agrandit pour devenir un empire en dominant les dirigeants des chefferies situées aux alentours.


        1. ) ORGANISATION DE L’EMPIRE

          Le maître du Ghana était dit Kaya Magha, maître de l’or. Le Kaya Maga était plus qu'un empereur ou un roi. C’était un chef suprême chargé du pouvoir religieux et judiciaire, considéré comme étant en rapport direct avec Bida, donc responsable de son culte et du pacte scellé avec lui. En effet, Diabé Cissé descendant de Dinga avait signé un contrat avec Bida le serpent qui habitait une grotte au environ de Koumbi, la capitale de Ghana. Le Kaya Magha rendait la justice : sa décision prise après tous les examens nécessaires, était définitive et irrévocable. Le Ghana fut un pays riche, en hommes et En biens. Dès la fondation de Koumbi, il y eut autour du Kaya Magha une nombreuse cour rappelée symboliquement par les gessere ou généalogistes.


        2. ) L'ORGANISATION POLITIQUE ET MILITAIRE

          L’organisation politique et militaire était très précise. Elle comportait notamment :

          • 12 patriarches conseillers, descendants directs des compagnons de Dinga. Ils avaient été choisis pour leurs connaissances et leur personnalité. Le Kaya Magha les réunissait pour étudier et discuter de toutes les situations, de tous les problèmes et de leurs solutions possibles, avant que ne soient convoqués les chefs des clans Wage (les nobles) pour l'action.

          • 18 généraux nana. Ces chefs de guerre étaient chargés de l’organisation de l'armée et de superviser les opérations sur le terrain. Obligatoirement 9 d’entre eux montaient des chevaux roux et les 9 autres des chevaux blancs.

          • 12 fado, gouverneurs militaires responsables des régions. Le texte mentionne toujours les 4 Fado, qui furent gouverneurs des quatre premières régions mises sous leur responsabilité militaire. Au fuir et à mesure de l'extension de l'empire, il y eut 12 provinces régies par 12 fado.

          • 12 Hida, officiers supérieurs, et 18 éclaireurs, montant aussi des chevaux blancs: le retour de ces derniers indiquait que l’ennemi était en vue. Le soin avec lequel sont précisées les couleurs des généraux et des éclaireurs témoigne à lui seul l'importance du cheval dans la société Soninké traditionnelle.

          • 7 notables chargés de surveiller les Wage afin que tous que les interdits soient respectés. Ils étaient secondés de 7 assistants.

          • 4 responsables de la police, dits samasa duara dyuwara. Quand les Soninké eurent pacifié les régions qu’ils avaient occupées et organisées l'empire, ils renoncèrent aux entreprises guerrières. Ils conservèrent toujours une armée à pied et des cavaliers.


        3. ) L'ORGANISATION SOCIALE

          L’organisation sociale n'était pas moins précise. C’est ce dont témoignent les références de la tradition de Yerere. Des fonctionnaires avaient la charge des tractations commerciales ou autres, des adjoints aux responsables des rites religieux et familiaux comme les mariages, les baptêmes, les circoncisions et les funérailles. Diabé se fit construire un palais fait de pierres, comme d’ailleurs toutes les habitations des nobles de Koumbi. Koumbi Saleh était le lieu du marché où se rendaient les caravaniers et où logeaient les commerçants et les étrangers de passage, où affluèrent pendant toute la durée de l'empire les divers échanges et les tractations. Quant au quartier impérial de Kaalata, il se trouvait à plusieurs kilomètres de distance, loin de l’endroit où vivaient les étrangers. Ces derniers ne devaient en aucun cas y pénétrer.


      2. FIN DE L’EMPIRE

        Les conversions à l'islamisme avaient eu lieu parmi les membres des divers clans de Ghana. Mais pendant longtemps il n’y eu ni conflit, ni agression d'un côté comme de l'autre et les responsables des cultes traditionnels avaient toujours respecté le contrat passé avec Bida. Or Moudou Touré se convertit à son tour, poussé par des marabouts étrangers qui l’assuraient que l'islamisme le protégerait contre les fétiches. Il se souleva contre l'autorité jusque-là incontestée des Cissé. Certains membres de son clan et des clans Diane et Koma suivirent son exemple alors que les autres descendants des fils de Dinga restaient fidèles à la tradition. Un vaste complot fut réalisé pour la prise du pouvoir par les Touré avec certains clans Kakolo. Il y eu des conversions. Selon la tradition orale, dans le titre d'honneur des Touré, il y est fait référence que: Moudou Touré aurait gravi une colline située à l'est dans le Wagadou pour combattre avec ses guerriers un ennemi qui n'est pas précisé. Ceci pour souligner la prédominance de l’islam sur les cultes antérieur. Moudou Touré a par son geste attaqué les croyances traditionnelles et Bida est mort. Bien qu’il soit devenu maître de l'empire, étant converti, Moudou ne pouvait plus porter le titre de Magha. Les gessere lui donnèrent celui de madyu en tant que descendant d’un fondateur littéralement ma = maître, dyu = fondement, base. Ainsi, Moudou Touré régna sous ce titre. On ne sait pas si sa descendance a exercé le pouvoir.


      3. ) EMIGRATIONS ET DISPERSIONS

        Les guerres, la sécheresse, les risques de famine et l'épuisement de l’or collecté ont contraint les Soninké de l'empire de Wagadou, qui peuplaient le Sahel, à émigrer par vagues successives et à des époques diverses vers le sud sur les rives du Sénégal et du Niger, et notamment dans la région du Mandé. La tradition compte cinq diasporas qui se sont échelonnées depuis plusieurs millénaires jusqu'au XIIe siècle de notre ère. Le pays a été progressivement ruiné par la sécheresse alternante : les habitants, qui l'avaient quitté pour se réfugier à l’est, à l'ouest ou près du Niger, revenaient parfois sur leurs anciens habitats lors d’une saison favorable, pour en repartir plus tard lorsque la sécheresse était de retour.

        Les Kakolo avaient cruellement souffert des guerres menées contre eux par les Soninké. Par vagues successives, ils émigrèrent très tôt vers des lieux plus cléments. Un grand nombre de Sénoufo serait des descendants de ces Kakolo émigrés ainsi que les Diallonké, les Koniagui, certains Malinké dits ’noirs’ et les Sèrères qui se seraient fixés au bord de la mer. La première grande sécheresse brisa le Ghana et fit évanouir sa prospérité. Cela contraignit les populations à immigrer plus au Sud. Un certain nombre se serait alors fixé sur les rives du Niger et du Sénégal.

      Le Ghana, Wagadou, se serait repeuplé et aurait connu un « nouvel âge d’or » après la première grande sécheresse. Il en aurait été de même après les sécheresses qui auraient suivi celle-ci, les moyens mis en œuvre pour assurer cette prospérité ayant été toujours les mêmes : extension de la pratique de l'esclavage, intensification de l'exploitation de l'or, ainsi que du trafic commercial, surtout à longue distance. D'après les traditions orales Soninké, l'islam aurait été introduit pour la première fois en Afrique occidentale vers 666 par des émissaires d’Ocka Ben Nafî. Après qu'il eut posé la brique de fondation de la mosquée de Kairouan en Tunisie, ce champion de l'expansion musulmane en Égypte aurait dépêché au Ghana Wagadou une délégation chargée de demander au Kaya Magha de se convertir à la religion d'Allah. Le souverain aurait bien sûr repoussé cette demande; il aurait cependant permis à ses sujets, et surtout à ceux d'entre eux qui entretenaient des relations commerciales suivies avec la Turquie le trafic de diamants, d'eunuques, et d'esclaves, d'embrasser la nouvelle religion. Quelques décades plus tard, en 735, les Omeyyades tentèrent en vain d'imposer l'islam par la force des armes. Vers le milieu du VIIIe siècle, les premiers pèlerins de Ghana Wagadou, avec Salim Cissé alias Souwaré, se seraient rendus à la Mecque. L'islam devint alors la religion des marchands Soninkés et s’implanta partout où allaient ces derniers. Ceci n'est pas sans poser de graves problèmes politiques. On croit savoir que « la guerre des Kaya Magha », qui aurait duré trente-six ans, était la conséquence directe des progrès de l'islam dans le Wagadou. Cette guerre se prolongea au XIe siècle par le mouvement almoravide dit dyihadi flanan, deuxième guerre sainte, qui se passa surtout dans le Nord du pays ».

      L’empire étant constitué de nombreux royaumes vassaux, il y avait de temps en temps des tentatives de sécessions. Au Xème siècle les berbères d’Aoudaghost s’étaient révoltés ; à la fin du siècle le Kaya Magha avait repris la grande cité et lui avait donné un gouverneur noir. En 1063, Aoudaghost tombe entre les mains des Almoravides d’Ibn Yassine. Tolérant le roi les autorise à construire un quartier prés de sa capitale. En 1076, les Almoravides prétendant ne plus pouvoir supporter l’autorité d’un infidèle passent à l’attaque. Ils entrent dans la capitale, pillent et brûlent. Retournant dans leur savane ils lancent des raids auxquels personne ne résiste.


  3. EMIGRATIONS ET DISPERSIONS

    La valeur de cette longue citation est de montrer que l'Afrique avait ses royaumes et que ces royaumes ont naturellement suivi la même trajectoire que connaissent tous les royaumes à travers le monde sans exception de race, de couleur ou d'ethnie. Cette manière de procéder est propre au caractère fondamental et intrinsect de la nature humaine : lutte de pouvoir, soumission d'autres peuples ou groupes ethniques dans une tentative d'étendre d'un territoir ou pour trouver plus de ressources.

samedi 6 octobre 2018

ETHIOPIQUE - INTRODUCTION A L'ENTITE


      
A mes petits-enfants Marla et Lenny Sédar Lamptey, Aurelion Wagane et Andronika Yandé Rexhepi, Ośin Wambissane Faye-McBurney et à ceux qui suivront.


  1. INTRODUCTION

    Devant l’enchevêtrement des poèmes qui composent « Ethiopiques » nous nous sommes armé du dicton de Léopold Sédar Senghor, qui veut que l’on « y aille doucement pour attraper un singe parmi les broussailles ». Il le fallait bien. C’est qu’au sortir de « Chants d’ombre » et « Hosties noires », l’entité « Ethiopiques » semble enveloppée d’un brouillard où il n’est pas facile de distinguer les choses, encore moins leur essence. Il s’en dégage une présence de spectre, quelque fantôme dans la frêle pâleur d’un crépuscule. Il nous a donc semblé judicieux, pour ce recueil, de descendre vers des relectures, études et analyses des œuvres du poète pour mieux appréhender ce qui en a été dit. Voici une petite partie d’un des passages trouvés, notamment en ce qui concerne le premier poème, « L’Homme et la Bête » :

    « L’Homme et la Bête est un poème qui ouvre le recueil Ethiopiques. Porté par le rythme des tam-tams, il traduit le combat immémorial et symbolique des deux personnages génériques que le titre propose dans une simplicité originelle. A la faveur de la nuit qui tombe, le poète se met à conjurer les peurs et stigmatise les bêtes immondes. Puis il célèbre l’homme qui se prépare au combat au rythme du tambour tendu de sa poitrine. Le corps de l’homme traversé par le rythme, devient alors lieu de l’harmonie cosmique, dominé finalement par la pensée qui lui ceint le front. Ainsi exalté et enivré par le rythme de la danse, l’homme libère à cet instant toute sa force dans le combat symbolique qui l’oppose à la bête. Le cri qui traverse la nuit est celui de la bête vaincue et terrassée à quoi s’oppose le vaste éclat de rire de l’homme, porté par le chant dansé. L’homme s’affirme ainsi comme Dompteur de la brousse, dont la victoire sur l’animal est en relation avec l’avènement de l’aurore ».

    Ce qui est gênant dans ce texte c’est, avant tout, la superficialité de l’interprétation malgré le super vol plané de l’expression. Loin de nous la prétention de détenir, au-dessus de tous, la clef des poèmes de Senghor. Au contraire, que les lecteurs sachent qu’en nous lançant dans cette série d’études, nous sous sommes senti comme Paul Valérie lors de son « Discours sur l’esthétique » lorsqu’il dit expressément : « Votre Comité ne craint pas le paradoxe, puisqu’il a décidé de faire parler ici, – comme on placerait une ouverture de musique fantaisiste au commencement d’un grand opéra, – un simple amateur très embarrassé de soi-même devant les plus éminents représentants de l’Esthétique, délégués de toutes les nations ». Mais force est de noter que dans ce résumé, fatalement, le fait de dire que « l’homme libère à cet instant toute sa force » est le contraire même de l’essence du poème, de sa raison d’être : Ici, la force est à la bête, l’esprit à l’homme, encore mieux, parodiant Senghor, nous pouvons dire « la force est animale, l’esprit humain », et c’est cela le point pertinent d’une différenciation, qui est l’essentiel de ce poème. Nous concédons toutefois à son auteur tout le reste, mais devons admettre qu’il passe terriblement à côté du noyau du drame cataclysmique du poème. Et pourtant le sujet, La différence Homme – Animal, est si intense, si important, que plusieurs philosophes d’Aristote à Descartes en passant par la tradition stoïcienne, de Chrysippe à Sénèque, se sont penchés là-dessus pour en débattre comme nous le verrons plus tard. En s’embourbant dans le style, en s’enlisant dans le pittoresque des termes empruntés aux langues africaines, plusieurs experts ont rendu les poèmes de Senghor, certainement sans le vouloir, trop superficiels par rapport à leur teneur, ce qui est réellement dommage.

    Généralement en se penchant sur des poèmes nègres, les tam-tams, la danse, le rythme semblent toujours prévaloir sur le thème, l’essence même du poème. Donnons une autre référence : « Pour étudier la poésie de Senghor et ses liens avec l’Afrique, nous prendrons Ethiopiques comme belvédère d’observation. Le poète y célèbre les rapports de l’homme noir avec le monde. A la différence des recueils précédents, Chants d’ombre (1945) et Hosties noires (1948), où l’Afrique est un songe sur lequel le poète en exil s’interroge, dans Ethiopiques, paru en 1956, ainsi que dans le recueil qui le suit, Nocturnes (1961), l’Afrique est une présence réelle qui s’impose par sa spécificité propre. Il nous semble donc que c’est bien un choix qui correspond à notre propos. La poésie senghorienne est marquée par un dualisme qui découle de la double appartenance du poète, son origine sénégalaise et sa formation française. Esprit modelé par la puissance coloniale française, L. S. Senghor garde cependant des rapports profonds avec ses racines africaines. Dans Ethiopiques, l’Afrique n’émerge pas comme la description d’un panorama surgi de sa mémoire. Elle est plutôt une intimité sensuelle et mythique que le poète communique au lecteur à travers des notations concernant sa flore, sa faune, sa toponymie, son coloris, et par des allusions historiques et ethnologiques, comme si le lecteur partageait avec l’auteur la connaissance de l’objet, dans une connivence d’un savoir préalable de la réalité africaine. Le titre Ethiopiques met déjà en relief cette dualité et Senghor lui-même donne des pistes pour cette interprétation : ‘En le choisissant, je songeais aux Olympiques, aux Pythiques, aux Isthmiques de Pindare. Les Ethiopiques, du grec « aithiops », noir, ce sont, en somme, des poèmes qui s’inspirent de la négritude’».

    Ici, sans l’ombre d’aucun doute et bien qu’il y ait des inexactitudes ou exagérations, comme le dualisme qui suggère l’écartement que nous avons développé longuement dans « Comprendre Senghor - Tome I - Chants d’ombres » , la vision est plus profonde que celle de la première citation, plus proche de la réalité. Toutefois, dans la suite de son développement, l’auteur va tomber dans le piège habituel, reprenant rythme, tintamarres de tam-tams et une liste d’expressions, pour lui exotiques, afin de faire éclore tout un folklore. Cela est peut-être exact, mais c’est justement ce cela qui maintient l’Afrique dans l’exotisme et la rend distante, à la manière des énergumènes que l’on aime côtoyer dans les parcs zoologiques tout en gardant une distance de sécurité, un mur, qui est la frontière de deux mondes : le monde animal et le monde humain. C'est toujours cette bonne volonté infecte qui se manifeste. Et elle si ancrée que même les plus avertis tombent dans le piège, comme le fait André Breton dans sa préface à l'édition de 1947 de « Cahier d'un retour au pays natal » d'Aimé César quand il ne présente pas un grand poète tout court, mais « Un grand poète noir ». Par delà cette approche, nous semblons entendre lui murmurer doucement : « Afrique, je te regarde, je te contemple, je m’émerveille à cause des faits et gestes qui te sont propres, qui te distinguent de moi ; que je ne retrouve ni en moi ni chez moi, mais reste où tu es : un grenier de merveilles exotiques ». Et cette distance est contraire, dans une certaine mesure, à la civilisation de l’universel car on observe, on ne participe pas.

    Senghor a bien senti ce mur ou plutôt bride que l’on pose pour garder à distance les écrits des nègres que l’on pense ne pas avoir part intégrale et naturelle à côté des écrivains de la métropole, bref, de par l’approche on sent que c’est considéré comme une littérature indigène : « Certains critiques nous ont fait éloge – ou grief – de notre pittoresque involontaire, qu’ils le croient. Je me rappelle qu’à l’école primaire, tout m’était pittoresque dans la langue française, jusqu’à la musique des mots. Et aux femmes de mon village, qui, aux jours de sécheresse, en hivernage, pour faire rire Dieu et pleuvoir, s’habillaient – pantalon, casque, lunettes noires – et parlaient à la française. Quand nous disons kôras, balafongs, tam-tams, et non harpe, pianos et tambours, nous n’entendons pas faire pittoresque ; nous appelons un « chat un chat ». Nous écrivons, d’abord, je ne dis pas seulement, pour les Français d’Afrique, et, si les Français de France y trouvent du pittoresque, nous serons près de le regretter. Le message, l’image n’est pas là : elle est dans la simple nomination des choses ».

    Cette attitude semble se confirmer par la suite du commentaire : « En effet, les poèmes d’Ethiopiques nous permettent d’observer cette caractéristique inhérente à la lyrique senghorienne. Celle-ci ne se sert pas du minimalisme métrique pour créer la musicalité de ses vers, mais des éléments ancrés dans les vocables eux-mêmes, comme les répétitions, la reprise systématique de mots incantatoires, les allitérations, les rimes internes, afin d’exprimer le rythme du tam-tam africain. Pour illustrer ce point de vue, nous examinons de plus près les deux poèmes liminaires, « L’Homme et la Bête » (pour trois tabalas ou tam-tams de guerre) et « Congo » (guimm pour trois kôras et un balafong). Nous constatons tout d’abord que ceux-ci mettent d’emblée le lecteur dans l’univers africain : tabalas, brousse, tam-tam, potopoto, kaïcédrat, tsétsés, stégomyas, crapauds, trigonocéphales, araignées à poison, caïmans à poignard, sorcier, le Lion au-regard-qui-tue, la Grande-Rayée, Mbarodi (dans le premier cas) ; guimms, kôras, balafong, Congo, des kôras Koyaté, pirogues, crécelles des cauris, alizé, tam-tam, ouzougou, gongo, bambous, crocodiles, hippopotames, lamantins, iguanes, panthère, l’Impaludée, les Grandes Eaux, Joal, Dyilôr, Saô, Fadyoutt (dans le second cas). Les sous-titres des deux poèmes, « pour trois tabalas ou tam-tams de guerre », pour « L’Homme et la Bête », et « guimm pour trois kôras et un balafong », pour « Congo », soulignent l’importance de la diction pour la poésie africaine et rappellent que celle-ci est essentiellement orale et liée à la chanson... »

    Pour nous, ces éléments ancrés sur la symbolique, servent la poétique que Sédar ancre dans son royaume d’enfance, poétique qui, à son tour n’est qu’un médium, l’essentiel devant demeurer la raison d’être du poème que l’on doit pouvoir interpréter et expliquer comme n’importe quel roman ou essai philosophique, par delà la saccade sèche des baguettes sur la peau morte des tam-tams vifs tendus et tonitruants. Nous concédons à l’auteur cette réalité effleurée qui est le « côtoiement significatif d’hellénisme et d’africanité ». Mais quel côtoiement et pourquoi Senghor a-t-il choisi la juxtaposition ?

    Force est d’admettre qu’en général, les commentateurs de poèmes sont ceux qui érigent des murs, découragent et, partant, réduisent l’intérêt que l’on porte de moins en moins à la poésie dans ce monde des machines, dans ce monde des applications, du concret. Et Comment ? En se lançant sur des approches comparables à de l’algèbre, détachées et se détachant de la réalité sémantique qui seule peut supporter et dévoiler l’essence du poème, puisque premier leitmotiv du poète. En matière d’étude poétique, nous sommes souvent en face d’approches farfelues qui, dans leur envolée, portent vers des hauteurs sans fin d’où le lecteur ne peut plus descendre, rendant parfois les œuvres inaccessibles, contrairement au but visé. Senghor n’a jamais écrit quelque chose d’impalpable, d’où son expression préférée, la poésie de l’action, rappelons-le : « Aurais-tu oublié ta noblesse, qui est de chanter les Ancêtres, les Princes et les Dieux, qui ne sont fleurs ni gouttes de rosée ? ».


  2. LES ELEMENTS DE LA DIFFICULTE

    « Ce n’est pas par hasard si, comme l’a noté récemment André Rousseaux, Paul Claudel éprouve le besoin de rendre plus sensible, dans ses traductions, le sens des images bibliques. Des siècles de rationalisme sont passés par là, faisant un mur de ce qui était voile transparent. C’est le mérite du Surréalisme d’avoir révélé que deux mots concrets y suffisaient et que l’image était d’autant plus forte que les rapports des deux réalités rapprochées étaient plus lointains ».
    C’est ainsi que parle Senghor, donnant par la suite un exemple de la poésie sérère dont il dira, pour conclure : « Pas une métaphore, mais nous sentons, sous ces mots simples, dans la paix méridienne, la présence solennelle des Esprits ». C’est suggérer qu’il y a un fil quasi naturel qui court entre style surréaliste et style de la poésie nègre, au moins en ce qui concerne la poésie sérère, la poésie de son Royaume d'enfance.


    1. LE STYLE

      Ce qui déroute dans la collection « Ethiopiques » est certainement un revirement abrupt, voire dramatique en sortant de « Chants d’ombre » et des « Hosties noires ». Pourtant c’est bien prévisible car, dans « Postface », le poète semble se démarquer nettement pour se rapprocher en termes élogieux du Surréalisme. Il adhère et prône l’automatisme, naturellement en tant que Sérère, d’où sa déclaration : « Pour moi, c’est d’abord une expression, une phrase, un verset qui m’est soufflé à l’oreille, comme un leitmotiv, et, quand je commence d’écrire, je ne sais ce que sera le poème… ». S’agissant des poètes gymniques de son village il nous dit qu’ils « ne pouvaient composer, ne composaient que dans la transe des tam-tams, soutenus, inspirés, nourris par le rythme des tam-tams ». Le Surréalisme européen semble donc emboîter le pas à la poétique sérère qui est surréaliste par essence, comme la sculpture africaine aura inspiré le cubisme que prônera Picasso après en avoir fait la découverte.

      Allant plus loin, Sédar va indirectement confesser une certaine jonction entre poésie nègre et poésie surréaliste et, de fait, une admiration pour la dernière : « Mais le pouvoir de l’image analogique ne se libère que sous l’effet de rythme. Seul le rythme provoque le court-circuit poétique et transforme le cuivre en or, la parole en verbe. On a beaucoup, entre les Deux Guerres, abusé du « stupéfiant image » ; on l’a même présenté comme l’essence de la poésie. Il est heureux qu’André Breton lui-même ait réagi contre cet abus, insisté, dans « Silence d’or », sur les qualités sensibles – je dirais sensuelles – des mots. ‘Jamais tant que dans l’écriture surréaliste’, écrit-il, ‘on n’a fait confiance à la valeur tonale des mots. Les attitudes négativistes suscitées par la musique instrumentale semblent bien, ici, trouver à se compenser. En matière de langage, les poètes surréalistes n’ont été et ne demeurent épris de rien tant que de cette propriété des mots à s’assembler par chaînes singulières pour resplendir, et cela au moment où on les recherche le moins’. Et encore : ‘Les grands poètes ont été des ‘auditifs’, non des 'visionnaires’ ».

      Poète, Senghor se munit de la poétique, son médium. Il va s’appliquer en berçant et en se laissant bercer pour se rapprocher de son dernier né de l’époque qui est le Surréalisme dont voici la présentation : « Le Surréalisme est un mouvement littéraire et culturel de la première moitié du XXe siècle, comprenant l’ensemble des procédés de création et d’expression utilisant toutes les forces psychiques (automatisme, rêve, inconscient) libérées du contrôle de la raison et en lutte contre les valeurs reçues. André Breton le définit dans le premier Manifeste du Surréalisme comme un « automatisme psychique pur, par lequel on se propose d'exprimer, soit verbalement, soit par écrit, soit de toute autre manière, le fonctionnement réel de la pensée. Dictée de la pensée, en l'absence de tout contrôle exercé par la raison, en dehors de toute préoccupation esthétique ou morale [...]. Le surréalisme repose sur la croyance à la réalité supérieure de certaines formes d'associations négligées jusqu'à lui, à la toute-puissance du rêve, au jeu désintéressé de la pensée. Il tend à ruiner définitivement tous les autres mécanismes psychiques et à se substituer à eux dans la résolution des principaux problèmes de la vie. »
      Une autre source de certitude est le fait que nous avons mentionné dans « Comprendre Senghor - Tome I - Chants d’Ombre » et qui veut que Sédar, dans les derniers poèmes d’une collection, fait pousser des lianes qui serviront de pont vers la suivante, méthode qu’il utilise aussi parfois de poème à poème. Il pose donc les premières pierres d’une approche surréaliste déjà dans le poème « Lettre à un prisonnier »:

              « Au détour du chemin,
              J’irai au devant de tes mots nus qui hésitent.
              C’est l’oiselet au sortir de sa cage,
              Tes mots si naïvement assemblés ;
              Et les doctes en rient,
              Et ils me restituent le surréel
              Et le lait m’en rejaillit au visage… »

      Cela peut paraître comme une affirmation gratuite, mais ici, le mot surréel déclenche l’alarme, comme, dans « Lettre à un poète », l’expression « la rime rythmique à contretemps » et, pour la mesure et le rythme adoptés, le tam-tam funèbre dans « Mort de la Princesse » qui suit fidèlement la rythmique sérère circonstancielle:

      
                   Français                    Sérère             Métrique
            Tam-tam de    Gandoum	       Kudali kudal	   [3   +  2]
            Tam-tam de    Gambie	       Kudali kudal	   [3   +  2]
      

      Nous reviendrons sur la rime de « Lettre à un poète » tout à l’heure. En attendant, daignons noter qu’il y a autre chose dans la succession des expressions : « mots si naïvement assemblés, et les doctes en rient et le lait m’en jaillit le visage ». Le choix du style surréaliste va avoir l’effet escompté, celui-ci ayant eu dans sa mouvance, et surtout à travers certaines de ces facettes, les mêmes aspirations que les Nègres à l’époque. Ce courant littéraire a eu sellette sur plusieurs fronts à la fois : « … Le mouvement Dada était antibourgeois, antinationaliste et provocateur. Les surréalistes continuèrent sur cette lancée subversive. ‘Nous n'acceptons pas les lois de l'Économie ou de l'Échange, nous n'acceptons pas l'esclavage du Travail, et dans un domaine encore plus large nous nous déclarons en insurrection contre l'Histoire’ … Dès 1930, pourtant, Louis Aragon acceptait de soumettre son activité littéraire « à la discipline et au contrôle du parti communiste ». La guerre fit que Tristan Tzara et Paul Eluard le suivirent dans cette voie : condamnation de l'exploitation de l'Homme par l'Homme, du militarisme, de l'oppression coloniale, des prêtres pour leur œuvre qu'ils jugent obscurantiste, et bientôt du nazisme, volonté d'une révolution sociale ; et plus tard, enfin, dénonciation du totalitarisme de l'Union Soviétique, tels sont les thèmes d'une lutte que, de la guerre du Maroc à la guerre d'Algérie, les surréalistes ont menée inlassablement. Ils ont tenté la synthèse du matérialisme historique et de l'occultisme, en se situant au carrefour de l'anarchisme, et du marxisme, fermement opposés à tous les fascismes et aux religions ».

      Donc là où d’aucuns peuvent voir une simple maturité de l’expression, ce qui est naturellement normal puisque Sédar a gagné en âge et en expérience littéraire, nous, nous voyons un changement de style voulu et recherché. Dans ces poèmes, les images sont plus crues, le rythme plus saccadé, plus bref, comme le pinceau nerveux d’un peintre en délire qui fait apparaître des lignes accouchant de scènes et laissant sur place des tableaux dignes de Salvador Dali . Ecoutons-le dans « l’Absente » :

              « Woï¨ ! Donc salut à la Souriante
              Qui donne le souffle à mes narines,
              Qui coupe le souffle à mes narines
              Et engorge ma gorge.
              Salut à la Présente qui me fascine
              Par le regard noir du mamba,
              Tout constellé d’or et de vert.
              Et je suis colombe-serpent,
              Et sa morsure m’engloutit avec délice.»

      Et dans « New York » :

              « Pas un rire en fleur,
              Sa main dans ma main fraîche,
              Pas un sein maternel, des jambes en nylon.
              Des jambes et des seins sans sueur ni odeur.
              Pas un mot tendre en l’absence de lèvres,
              Rien que des cœurs artificiels payés en monnaie forte
              Et pas un livre où lire la sagesse.
              La palette du peintre fleurit des cristaux de corail »
      .

      Là, encore une fois, l’éminente Lilyan Kesteloot a ressenti ce switch quand elle écrit, parlant du poème « Kaya Magan » : « Voici peut-être le poème de Léopold Sédar Senghor, qui nous donne le plaisir esthétique le plus achevé et le plus durable… » . L'on ne saurait trouver plus grande vérité car ici nous sentons que Senghor se sent plus à l'aise dans la stylistique surréaliste propre à la poésie sérère, comme nous l'avons avancé à travers son propre exemple qui se trouve dans « Postface » et par celui de la poignante chanson de la mère stérile de Djirnda Lamine dans « Comprendre Senghor - Tome I - Chants d'ombre ».
      Continuant la poursuite de l’Homme de l’ordre et de la méthode qui, après avoir choisi son cadre et opté pour le support de l’expression, nous arrivons à l’essentiel, au seuil du piège. Mais quel piège ? Nous répondons : le piège de l’unicité des « Ethiopiques »!


    2. L’UNICITE D'ETHIOPIQUES

      Nous pensons et sommes convaincu qu’à côté de « Chants d’ombre » et « Hosties noires », les poèmes qui composent « Ethiopiques » présentent un autre degré de Léopold Sédar Senghor. Optons pour une remarque prétentieuse : si l’on regroupe des poèmes et que l’on donne un titre à l’entité, c’est parce qu’il y a forcément, d’une manière ou d’une autre, un fil qui fédère les éléments composant la collection.
      Ces poèmes qui donc, à prime abord, semblent ne former qu’une collection d’entités indépendantes, transpirent, comme dans une conspiration, une certaine suspicion, si l’on ne perd jamais de vue l’homme de « l’ordre et la méthode », cet homme qui ne laisse rien au hasard. Revenons par exemple, sur « sa rime rythmique à contre temps ». Quand il lance, dans « Lettre à un poète » : « Tu chantais les Ancêtres et les Princes légitimes, tu cueillais une étoile au firmament pour la rime rythmique à contre temps », il nous met la puce à l’oreille et va en effet rimer tout le poème dédié à Césaire dans une rime rythmique à contre temps qui donne du fil à retordre à quiconque tente de démêler les fils de ce trésor caché. Pour la troisième fois sur ce blog, nous retranscrivons le poème pour présenter la rime : c'est que nous voulons vous éviter une navigation sur mer houleuse :

      Au frère et à l’ami mon salut abrupt et fraternel !
      Les goélands noirs les piroguiers au long cours m’ont fait goûter de tes nouvelles
      Mêlées aux épices aux bruits odorants des Rivières du Sud et des Îles.
      Ils m’ont dit ton crédit l’éminence de ton front et la fleur de tes lèvres subtiles,
      Qu’ils te font, tes disciples, ruche de silence, une roue de paon
      Que jusqu’au lever de la lune tu tiens leur zèle altéré et haletant.
      Est-ce ton parfum de fruits fabuleux ou ton sillage de lumière en plein midi ?
      Que de femmes à la peau de sapotille dans le harem de ton esprit !
      Me charme par-delà les années sous la cendre de tes paupières,
      La braise ardente, ta musique vers quoi nous tendions nos cœurs d’hier.
      Aurais-tu oublié ta noblesse qui est de chanter
      Les Ancêtres et les Princes et les dieux qui ne sont ni gouttes de rosée ?
      Tu devrais offrir aux esprits les fruits blancs de ton jardin
      Tu ne mangeais que la fleur, récolte dans l’année même du mil fin
      Et ne pas dérober un seul pétale pour en parfumer ta bouche.
      Au fond du puits de ma mémoire je touche
      Ton visage où je puise l’eau qui rafraichit mon long regret
      Tu t’allonges royal accoudé
      Au coussin d’une colline claire,
      Ta couche presse la terre
      Qui doucement peine,
      Les tam-tams, dans les plaines noyées rythment
      Ton chant et ton vers est la respiration de la nuit et de la mer lointaine
      Tu chantais les Ancêtres et le Princes légitimes,
      Tu cueillais une étoile au firmament
      Pour la rime rythmique à contretemps
      Et les pauvres à tes pieds nus
      Jetaient les nattes de leur gain d’une année
      Et les femmes à tes pieds nus
      Leur cœur d’ambre et la danse de leur âme arrachée.
      Mon ami, mon ami – O Tu reviendras !
      Je t’attendrai – Le message confié au patron du cotre sous les caïlcédrats.
      Tu reviendras au festin des prémices
      Quand fume sur les toits la douceur du soir au soleil déclive
      Et que promènent les athlètes leur jeunesse
      Parés comme des fiancés, il sied que tu arrives
      .

      Et voilà ! Il fallait s’y attendre, prendre le coupe-coupe pour démêler les lianes de la rime rythmique à contre temps dans l’amazonie des allitérations et des rimes internes ; il fallait, disons-nous, s’attendre à ce que cet agencement, comme toujours, soit plus que suspect. Mais là, c’est seulement le secret lié à la forme. Dans la situation actuelle, la question est : Pourquoi Ethiopiques ? Nous répondons : « Ethiopiques » est l’apport poétique de Senghor dans sa tentative de redispositionner l’Homme Noir dans le monde, une thèse poétique de la Négritude et se compose ainsi :


      1. L'HOMME ET LA BÊTE

        Puisqu’on a nié jusqu’à l’humanité du Nègre, Senghor, assimilateur non assimilé, reprend la définition homme versus animal sur laquelle se sont penchés énormément de philosophes. Il donne les points de la différence et met le poids, ou encore mieux, la raison de la victoire sur l’esprit, le mental: « Et l’Homme terrasse la Bête de la glossalie du chant dansé, il la terrasse dans un vaste éclat de rire dans une danse rutilant dansée sous l’arc-en-ciel des sept voyelles ». Ici il y a les mots clé, les grands thèmes de la différence : chanter, danser, rire, le langage, l’écriture à travers l’expression « l’arc-en-ciel des sept voyelles ». Ceci suggère la double articulation d’André Martinet préconisant l’économie du langage en linguistique car l’arc-en-ciel peut être vu comme le résultat d’un format de codage couleurs, à la manière du RVB, (Rouge, Vert, Bleu), en anglais RGB pour Red, Green Blue, qui repose sur ces trois couleurs en synthèse additive. On voit bien, dans cette image, que l’application du codage donne sept couleurs.

        L’arc-en-ciel sera ancré autour de l’adoration, à travers sa signification biblique, lorsque Dieu s’adressa à Noé et a ses fils en ces termes : « Voici, j'établis mon alliance avec vous et avec votre postérité après vous; avec tous les êtres vivants qui sont avec vous, tant les oiseaux que le bétail et tous les animaux de la terre, soit avec tous ceux qui sont sortis de l'arche, soit avec tous les animaux de la terre. J'établis mon alliance avec vous: aucune chair ne sera plus exterminée par les eaux du déluge, et il n'y aura plus de déluge pour détruire la terre. Et Dieu dit: C'est ici le signe de l'alliance que j'établis entre moi et vous, et tous les êtres vivants qui sont avec vous, pour les générations à toujours: j'ai placé mon arc dans la nue, et il servira de signe d'alliance entre moi et la terre. Quand j'aurai rassemblé des nuages au-dessus de la terre, l'arc paraîtra dans la nue; et je me souviendrai de mon alliance entre moi et vous, et tous les êtres vivants, de toute chair, et les eaux ne deviendront plus un déluge pour détruire toute chair. L'arc sera dans la nue; et je le regarderai, pour me souvenir de l'alliance perpétuelle entre Dieu et tous les êtres vivants, de toute chair qui est sur la terre. Et Dieu dit à Noé: Tel est le signe de l'alliance que j'établis entre moi et toute chair qui est sur la terre ».

        C’est un autre niveau de l’adoration par rapport à la première incantation par la palme et l’eau qui sont des représentations intermédiaires, comme les anges et les saints à qui, en Occident, l’on adresse des prières pour une intercession. Ce passage biblique qui retrace la relation entre Dieu et Noé sera d’ailleurs repris plus intensément dans « Kaya Magan ». C’est un aspect que Senghor ne manquera pas de souligner devant la fausse interprétation par les premiers missionnaires de la place de ces choses dans la société africaine, choses définies par eux comme des dieux : « … Je vous salue d’un cœur catholique. Ah ! Je sais bien que plus d’un de Tes messagers a traqué mes prêtres comme gibier et fait un grand carnage d’images pieuses. Et pourtant on n’aurait pu s’arranger, car elles furent, ces images, de la terre à Ton ciel, l’échelle de Jacob, la lampe au beurre clair qui permet d’attendre l’aube, les étoiles qui préfigurent le soleil… ».


      2. CONGO

        Dans « Congo » le poète remonte aux origines, aux prétemps du monde dont la plume du scribe, l’historien ayant qualifié le Nègre, n’a pas mémoire. Il emprunte donc la voix des kôras sous les doigts des dialis, cet instrument que seul un être doué d’intelligence indéniable pouvait concevoir, cette voix qui retrace l’histoire des épopées mandingues :

             « Oho ! Congo oho ! Pour rythmer ton nom grand sur les eaux sur les fleuves sur toute mémoire.      Que j’émeuve la voix des kôras Koyaté ! L’encre du scribe est sans mémoire ».

        Congo est le cadre édénique montrant l’homme dissocié de la bête dans son environnement naturel. L’Eden n’a jamais promu la technique mais l’harmonie, un endroit des temps très anciens de « l’unité retrouvée, la réconciliation du Lion et du Taureau et de l’Arbre, l’idée liée à l’acte, l’oreille au cœur, le signe au sens ». C’est aussi mère nature, portée haut par le phallus des monts – fertilité – mais qui, en nous, préserve encore cette possibilité de redescendre au niveau de la bête, « car guette le silence des forêts ». Attention donc à la sempiternelle nuit du sang !


      3. KAYA MAGAN

        Un exemple d’empire nègre et la magnanimité de son empereur. Le nouveau Kaya Magan rêve de son nouvel empire, où il veut emboîter le pas à l’innocence, comme « la première personne, roi de la nuit noire de la nuit d’argent, roi de la nuit de verre, dans une sérénité ambiante où les antilopes paîtront à l’abris des lions, distants au charme de [sa] voix ». La force de ce poème repose sur trois points essentiels :

        • Le poète nous fait entrevoir la splendeur d’un empire nègre, d’un royaume à son apogée, un royaume fait par l’homme pour servir l’homme, lui donner un endroit où il peut pleinement s’affirmer. Cet homme se sert du système, il n’est pas à son service.

        • La profondeur de l’humanisme, l’harmonie entre l’homme d’Etat et son peuple, entre le peuple et la nature dans une innocence de jardin d’Eden. Là où « Congo » représente la beauté sauvage de la nature non encore domptée, « Le Kaya Magan » offre la nature domptée, une organisation harmonieuse entre l’homme et l’homme, entre l’homme et l’animal, entre l’homme et la nature. Ceci rappelle justement les paroles de l’Eternel à Noé : « Tout ce qui se meut et qui est vivant vous sera pour nourriture; comme l'herbe verte, je vous donne tout. Seulement, vous ne mangerez pas la chair avec sa vie, c'est-à-dire son sang; et certes je redemanderai le sang de vos vies; de la main de tout animal je le redemanderai, et de la main de l'homme; de la main de chacun, de son frère, je redemanderai la vie de l'homme. Qui aura versé le sang de l'homme, par l'homme son sang sera versé; car à l'image de Dieu, il a fait l'homme. Et vous, fructifiez et multipliez; foisonnez sur la terre, et multipliez sur elle. » . Le poète dira, « Vous voici quotidiennes mes fleurs, mes étoiles, vous voici à la joie de mon festin. Donc paissez mes mamelles d’abondance, et je ne mange pas, qui suis source de joie ».

        • Le problème qui va découler du fait que le nouveau Kaya Magan veut rebâtir son empire, se mettre au service de son peuple. Mais ce ne sera pas facile : il a été à l’école du colonisateur, il a bénéficié de ses bourses, occupé les hautes sphères de son administration et a, en quelque sorte, gagné un peu de sa confiance. Rebâtir cet empire sera vu comme une trahison, comme aura déçu certains son discours à la Chambre de Commerce de Dakar. Son empire est d’emblée celui des bannis de César, ennemis de leurs bienfaiteurs’ .


      4. LA DUALITE « MESSAGES - TEDDUNGAL »

        Le Kaya Magan Moderne muni de sa récade bicéphale : « gueule du Lion et sourire du sage » et des présents les plus lourds : « lois noires sur fond blanc ». Ce sont les valeurs du royaume d’enfance sur lesquelles il doit appliquer la grave couche blanche d’un système nouveau. Les deux poèmes présentent les deux facettes du royaume d’enfance de l'époque. Dans « Messages » il y a le folklore profond et intense lors de la réception par le Beleup de Kaymôr, cette ambiante beauté superficielle qui frise l’insouciance par rapport à gravité de l’ère nouvelle, cette superficielle facette du terroir qui sait nourrir fourmis et colombes oisives que dédaigne le poète et qui le fit dire dans « Chants d’ombre » : « Tu n’es pas plante parasite sur l’abondance rameuse de ton peuple. Ils mentent, tu n’es pas tyran, tu ne te nourris pas de sa graisse. Tu es l’organe riche de réserve, les greniers qui craquent pour les jours d’épreuve ― Ils nourrissent fourmis et colombes oisives. Voilà, tu es, pour écarter au loin l’ennemi, debout, le tata, je ne dis pas le silo, mais le chef qui organise la force qui forge le bras ; mais la tête tata qui reçoit coups et boulets. Et ton peuple s’honore en toi… ». Le poète refuse de nourrir des fourmis et des colombes oisives. « Teddungal » est un mot Hal poular ayant un large champ sémantique et équivalent au mot sérère « Tedaanga » Il peut signifier à la fois respect, honneur, hommage et hospitalité. Couplé à « Messages », il forme l'autre face de la médaille. Contrairement à celui-ci, il présente la pure profondeur de la culture qui résiste encore malgré une certaine couche de poussière apportée par la colonisation, érosion à l’œuvre depuis quelque temps déjà. Cette érosion est le résultat de la présence du dominateur qui a pris pieds et qui couvre le royaume d’enfance de misère.


        1. MESSAGES

          « Messages », tout d’abord, fait ressortir la splendeur des coutumes du royaume d’enfance. Le cortège déplié devant l’hôte nous rappelle les teerax, accueils très particuliers organisés dans les pays africains pour les présidents et autres dignitaires en visite, et qui voyaient jadis une longue file de danseurs le long des rues. En rase campagne, des chevaux étaient attelés pour encadrer les véhicules officiels et des mousquets tonnaient dans une poussière de poudre qui piquait les yeux. C’était bien jadis, à l'aube de notre enfance, alors que Sédar battait campagne, ou bien pour feu le député Khar Ndoffène Diouf, enfant de la cour royale du Sine et avocat à la Cour.

          Ceci prouve qu’il y a encore une âme de pure culture qui bat le long du terroir : « Il m’a dépêché un cheval du Fleuve sous l’arbre des palabres mauve. Dialogue à une lieue d’honneur ! Il m’a dit : Beleup de Kaymôr ! sa récade crée sa parole avec rigueur. Sept athlètes Kaymôr a dépêchés, qui ont mon buste et ma couleur, car nous nageons par la mer pacifique. Il les a dépêchés sur les pistes ferventes, dans les nuages promesses de verdure en saison sèche tels des acacias. Cinquante chevaux seront tes escortes, tapis de haute laine et de mille pas et des jeunes gens à livrée d’espoir. Il te précède vêtu de sa pourpre qui te vêt et son haut bonnet t’éclaire, son épée nue t’ouvre la voie des enthousiasmes. La paume des tamas les doigts des balafongs diront la liesse de ses terres. Oui, tu es Guelwârs de l’Esprit, il est Beleup de Kaymôr. Politesse du Prince ! Et des présents sont pour t’attendre. Politesse du Prince ! Et sa récade est d’or. »

          Le poète décline sa reconnaissance et mesure l’accueil à sa juste valeur : « Je te respire parfum de gommier, et proclame ton nom surgi du Royaume d’enfance et des fonds sous-marins des terres ancestrales… Grâces pour la jeune fille nubile au ventre de douceur, ndeïssane ! À la croupe de colline à la poitrine de fruits de rônier. Et par-dessus toute louange, sa bouche sait tisser des paroles plaisantes. Ma Dame est une dame de haut rang et fière. Donc compliments à la fille du Grand-Dyarâf ». Mais c’est justement là où les choses se gâtent à cause d’une incompréhension : avoir une dame, blanche quel que soit son rang, ne devrait pas, selon les règles du terroir, empêcher le poète d’accepter la main de cette splendide fille du Grand Dyarâf dont Senghor mesure toute la prestance. Mais il faut compter d’emblée avec la gueule bicéphale, savoir distinguer entre le sourire protocolaire déplié, ce sourire de sage, d’avec la fermeté de ses décisions à gueule de lion. D’emblée, disons-nous, se sont installés ses présents les plus lourds, les plus importants et qui sont lois noires sur fond blanc, des lois qui vont régir désormais le peuple noir mais dont les pièces du puzzle viennent de l’Occident.

          Catholique et par conséquent ayant contracté un mariage à l’européenne, il ne peut être question d’accepter la main de cette déesse dont il mesure jusqu’à la dureté des seins. Ici, nous devrions ajouter à la manière de l'Afrque qui par la force des choses à contracté un mariage avec l'Europe - mariage forcé comme c'est le cas de certaines de nos filles, mariage dont il ne peut se séparer et rester intacte. Senghor n'est donc pas seul sur cette île solitaire : Comme lui nous avons goûté à la pomme d'Europe et ici comme ailleurs, il nous dame le pion car lui au moins en est conscient alors que nous autres énergumènes trépignons dans une fierté identitaire négative, identité qui est en lambeaux jusqu'au fond de nos âmes, comme nous l'avons déjà dit dans « Comprendre Senghor - Tome I - Chants d'ombre ». Il ne fut pas le seul catholique, pas le seul Nègre qui ait été régi par ces nouvelles règles. S'il en parle, c'est que sa dimension dépasse d'emblée le niveau personnel : c'est un responsable qui doit parler pour tout un ensemble, pour tout un peuple, voire pour toute une race.


        2. TEDDUNGAL

          « Teddungal » présente, comme déjà dit, la profondeur, l’essentiel de la culture du terroir par rapport à la superficielle facette fastidieuse déployée dans « Messages ». Il y a un compte à rebours qu’il faut enclencher car une certaine forme est déjà apposée et il faudra bien compter avec pour établir un système régi par des « lois noires sur fond blanc ». Les lois blanches, qui imposent de nouvelles lignes de conduites, le poète ne veut pas les maintenir telles quelles sont et cette lutte va soulever des poussières de passion : « Sall ! Je proclame ton nom Sall ! Du Fouta-Damga au Cap Vert. Le lac de Baïdé faisait nos pieds plus frais, et maigres nous marchions par le Pays-haut du Dyêri. Et soufflaient les passions une tornade fauve aux piquants des gommiers. Où la tendresse du vert au Printemps ? Yeux et narines rompus par le Vent d’Est, nos gorges comme des citernes sonnaient creux à l’appel immense de la poitrine. C’était grande pitié ».

          Les vrais honneurs étaient réservés aux propriétaires des bivacs, ces hôtes héréditaires dont il dira : « J’ai reconnu les cendres des anciens bivouacs et les hôtes héréditaires ». Mais il y a la détermination au bout de laquelle, le but atteint, verra jour le « Teddungal ngal du Fouta-Damga au Cap Vert ». Puis s'en suivra « un grand déchirement des apparences, et les hommes restitués à leur noblesse, les choses à leur vérité. Vert et vert Wâlo et Fouta, pagne fleuri de lacs et de moissons. De longs troupeaux coulaient, ruisseaux de lait dans la vallée. Honneur au Fouta rédimé ! Honneur au Royaume d’enfance ! ».


      5. L'ABSENTE

        Nous l'avons dit plus haut : « Comme lui nous avons goûté à la pomme d'Europe et ici comme ailleurs, il nous dame le pion car lui au moins en est conscient alors que nous autres énergumènes trépignons dans une fierté identitaire négative ».

        Ce poème présente le revirement particulier à Senghor et ses juxtapositions terribles qu'il faut examiner avec beaucoup de soin : Le royaume d’enfance se confond avec une Aimée laissée longtemps quelque part et vers laquelle l’Amant doit revenir. N'avait-il pas quitté son Sénégal natal pour partir en Europe, s'imprégner sans limite de sa culture, plonger dans sa langue jusqu'au nombril ? Maintenant il doit revenir dans son royaume d’enfance après une absence longue, avec une boue née de la civilisation, de l'occidentalisation. Mais cette boue est transitoire, contrairement à celle qu’il a aux pieds dans « Le retour du fils prodigue » : « Servante fidèle de mon enfance, voici mes pieds, où colle la boue de la Civilisation. L’eau pure sur mes pieds, servante, et seules leurs blanches semelles sur les nattes de silence ». C’est pourquoi le poète se rebiffe, recule devant les présents les plus lourds qu’il doit présenter à son peuple.

        Le nouveau modèle n’est pas entièrement à son goût. Comme si, en amenant ces présents, « lois noires sur fond blanc », il trahissait son royaume d’enfance : « Mais je ne suis pas votre honneur, pas le lion téméraire, le lion vert qui rugit l’honneur du Sénégal ». Il va donc effectuer un revirement inéluctable né de la « Realpolitik » : « Donc je nommerai les choses futiles qui fleuriront de ma nomination ». C’est le sacrifice du Soi, le sacrifice de son propre être pour le bien de la Cité, raison pour laquelle nous avons dit dans « Comprendre Senghor - Tome I - Chants d’ombre »: « Senghor a su passer l’éponge sur un certain aspect de l’histoire pour mieux faire face à l’avenir ». Chaka fera de même après avoir « longtemps parlé dans la solitude des palabres et beaucoup beaucoup combattu dans la solitude de la mort contre [sa] vocation » et fait face à « l’épreuve, et [au] purgatoire du Poète ... il « devint une tête un bras un tremblement ; ni guerrier ni boucher, un politique, tu l’as dit – je tuai le poète – un homme d’action seul, un homme seul déjà mort avant les autres, comme ceux que tu plains ».

        C'est ce côté de réalisme, de Realpolitik, que beaucoup d'entre nous n'ont pas bien compris chez Senghor, volontairement ou par ignorance. En sortant de la colonisation, il fallait bien être conscient, pour un dirigeant africain, que l'on ne pouvait entièrement enlever le cordon ombilical. Celui-ci avait été touché en prenant nos indépendances, mais quelques-uns de ses lambeaux devaient rester sur place, et une certaine fierté négative et négationniste mise de côté pour le bien être du peuple souverain. C'est ainsi que Senghor mit de côté sa propre personne et ses révoltes personnelles, devenant une graine qui doit pourrir sous terre pour donner les pousses de la Cité de Demain. Le seul chemin qui s'offrait à lui était celui de la Realpolitik, qui est présentée comme suit : « Le terme fut appliqué pour la première fois à l’attitude d’Otto von Bismarck qui suivait la trace de Metternich dans la recherche diplomatique d’un équilibre pacifique entre empires européens. Lors de la guerre de 1866, il négocia l’alliance italienne pour attaquer l’Autriche et les États du Sud de l’Allemagne. Après la bataille de Sadowa, il s’abstint de demander des réparations pour permettre l’éclosion d'un Empire allemand sous l’autorité du roi de Prusse. Il se justifia à Guillaume Ier : ’ Nous ne devons pas choisir un tribunal, nous devons bâtir une politique allemande ’. L’aide de l’Autriche fut ainsi plus facile à obtenir par la suite lors de la guerre de 1870 contre la France... Les origines de la realpolitik peuvent être recherchées chez Nicolas Machiavel qui, dans son ouvrage Le Prince (1513), établit que le seul but d’un prince devait être la recherche du pouvoir, indépendamment des questions religieuses et morales. Le cardinal de Richelieu appliqua ses théories lors de la guerre de Trente Ans et inventa l'expression ’raison d'État ’. Si l'on veut chercher plus loin, on s'intéressera à Thucydide, historien grec auteur de l’Histoire de la guerre du Péloponnèse qui peut en être considéré comme un précurseur. Le comte de Cavour s'inspira lui aussi de ces théories ».

        La Finlande, malgré des points de l'histoire qui lui restent encore difficielement digérables comme celui de la Carélie , a su opter pour cette même Realpolitik. Dotée d'une forte conscience nationale qui pousse certains de ses citoyens à vouloir faire sortir la lampe de dessous le boisseau et réclamer haut et fort cette belle et chère jadis Venise du Nord par exemple, elle a su, d'une certaine manière, taire ces points, se lever et bâtir une société dont le devoir n'est pas axé sur le dterrement d'une dignité ancrée dans le passé, mais orienté vers le futur pour se mettre au pas des Nations Dignes: Cette société s'est armée de sisu , c'est-à-dire la persévérance, et, malgré cela, a su faire preuve de réalisme non déphasé :

        « la Realpolitik est de retour : Les conclusions d'un groupe de travail font rarement sourire une audience. Pourtant, lundi 17 juin, le groupe de travail finlandais sur l'OTAN, formé dans le cadre d'un séminaire organisé par le président de la République de Finlande, a fait rire l'assemblée. Après plusieurs jours de réflexion acharnée, ses membres ont en effet conclu qu'il existait un consensus pour affirmer que soit la Finlande adhère à l'OTAN, soit elle n'y adhère pas mais investit dans sa défense nationale. Un consensus à deux-têtes, en quelque sorte. Cela fait sourire, mais cela illustre aussi une nouvelle tendance de la politique étrangère finlandaise : après des années 1990 tournées vers l'Ouest, vers l'Union Européenne et ses idéaux, la Finlande change de cap. La question d'une adhésion à l'OTAN en fait les frais : avec le gros voisin russe à l'Est, impossible d'entrer dans l'alliance atlantique sans le froisser. Résultat, on s'interroge, on réfléchit, sans atteindre de conclusion franche, de nouvelle ligne directrice pour la politique étrangère. La Finlande agit de plus en plus au jour le jour. C'est le retour de la Realpolitik. Pour les Finlandais aujourd'hui, l'Union Européenne ne représente plus la perspective de la construction d'une identité européenne, et d'une sortie d'un isolement géographique et culturel. Pour eux, l'UE est plutôt source de problèmes, et la Finlande considère les pays du Sud comme des boulets dont elle aimerait bien se séparer. Cette désaffection pour l'idéal européen se produit alors même que la Russie se tourne de plus en plus vers l'ouest, et vers la Finlande, pour commercer. Malgré les provocations régulières (survol du territoire finlandais par des avions militaires russes), malgré un lourd passé, Russie et Finlande se rapprochent donc. Car n'oublions pas qu'il faut à peine plus de trois heures pour relier Helsinki à Saint Petersbourg en train. La route vers Bruxelles, elle, est bien plus longue »

        De notre côté, qu'attendions-nous donc de Léopold Sédar Senghor, pour pouvoir accepter de l'accueillir sur nos genoux nègres et (sic!) le reconnaître comme un des nôtres !? Pourquoi avons nous presque tous cherché à le disqualifier comme Nègre et à le recaler sur la rive de l'européanité ? Fallait-il, comme d'autres, qu'il campât sur les microphones de la Radio Télévision du Sénégal et déclenchât des flèches contre la France nuit après jour après nuit ? Aurait-il du dire « Non ! » aux Français et sauter dans les bras des Russes comme le firent d'autres ? Aurait-il du avoir la langue de vinaigre contre la colonisation révolue alors que nous avions déjà réclamé et obtenu nos indépendances ?

        Certains de ses poèmes ne sont pas habillés de mots d'enfant de choeur. Mais la personne privée, l'individu Senghor, a su faire place à l'Homme d'Etat pour l'avenir de la Nation ; en d'autres termes, Senghor a su passer l'éponge sur un certain aspect de l'histoire pour faire face à la Cité de Demain, comme nous l'avons déjà dit, encore une fois, dans le premier tome de cette série d'études. Pour cerner le cheminement parcouru en matière d'africanité, il faut cerner certaines grandes transitions qui, à notre avis, sont analysées dans la citation suivante avec une extrême clairvoyance : « Néologisme paru pour la première fois sous la plume du martiniquais Aimé Césaire, le mot Négritude sera vulgarisé par la publication de son « Cahier d'un retour au pays natal » en 1939. Les principaux acteurs de la négrititude parmi lesquels on compte Léon Damas, 1912-1978, disaient: ”La négritude fut un projet, un projet spontané ; elle fut la réaction d'une catégorie donnée d'individus dans un milieu donné à un moment de l'histoire. L. S. Senghor, 1906-2001, dira avec Lamine Diakhaté que : ”plus qu'un concept, la négritude est un ensemble de valeurs de définitions”. Pour Alioune Diop : ” la négritude est née du sentiment d'avoir été frustrés au cours de l'histoire, de la joie de créer et d'être considérés. En effet, la négritude est la simple reconnaissance du fait d'être noir et l'acceptation de ce fait, de notre destin de noirs, de notre histoire et de notre culture. Elle ne compte ni racisme, ni reniement de l'Europe, ni exclusivité, mais, au contraire, une fraternité entre les Hommes”. ».

        Ceci est un trait qui échappe à beaucoup d'entre nous. La Négritude n'est pas un canon braqué contre l'Européanité : elle s'affirme en égale pour, après, tendre les bras d'une fraternité universelle. En effet, sans cette ouverture elle n'aurait pas fait mieux que ce qu'elle combat. Et c'est justement le point piège de tous les mouvements qui ont un but égalitaire : ils finissent toujours par emboîter le pas au côté combattu : « Le combat a déjà été mené, du moins par rapport à un certain point de vue de révolte. C'est dans cet esprit de relève du défi que naîtra « Légitime Défense 3 », un journal paru en 1932 et dont les initiateurs seront victimes de la répression coloniale puis en 1934, la création du périodique « L'Etudiant Noir » par les pionniers de la Négritude. C'est que l'esclavage et la colonisation avaient constitué les étapes essentielles de la dépersonnalisation de l'Africain, une dépersonnalisation contre laquelle tout intellectuel noir se voyait devoir se lever. Pour ce faire, la Négritude utilisa la poésie comme moyen d'expression pour la réhabilitation et la restauration de l'homme noir. Suivant la poésie, le roman issu de la négritude se fixa comme objectif de redonner aux Noirs le goût de la vie, la fierté d'être noir, la réaffirmation de leur dignité dans le monde, la défense des valeurs culturelles du monde noir au point de prendre parfois pour source de malheur l'Occident. Citons entre autres exemples «Pigments», publié en 1937 par L. G. Damas, «Les armes miraculeuses» en 1946 par Aimé Césaire, « Hosties noires » en 1948 de L. S. Senghor. Ici le passé africain est idéalisé et l'on prône un retour à la source vive delà la tradition africaine tout en incitant le feu de la nostalgie ».

        C'est l'interprêtation habituelle. Pourtant ce n'est pas tout à fait correct. En effet, ce n'est pas un retour à la source vive qui est prônée; c'est un doigt accusateur qui se lève et montre ce qui a été détruit et qui est plus humain qu'une certaine facette de l'apport européen. C'est que les auteurs, en tant qu'intellectuels, savent qu'ils ont goûté à la pomme, et partant, à la peine, comme les ancêtres Adam et Eve et qu'un retour n'est pas possible, sauf dans un esprit suicidiaire. Ecoutons Senghor : «...Et la seule rosée des crachats pour leurs soifs inextinguibles au souvenir des verts pâturages atlantidiens car les barrages des ingénieurs n'ont pas apaisé la soif des âmes dans les villages polytechniques...». C'est la conscience de cette réalité qui a accouché de « L'Absente », un pas de résignation vers un nouveau royaume inévitable bien que de très mauvais goût, et fait dire par ailleurs à Césaire :

              « Ecoutez le monde blanc
              horriblement las de son effort immense
              ses articulations rebelles craquer sous les étoiles dures,
              ses raideurs d'acier bleu transperçant la chair mystique
              écoute ses victoires proditoires trompeter ses défaites
              écoute aux alibis grandioses son piètre trébuchement
              Pitié pour nos vainqueurs omniscients et naïfs ».

        Après l'ère initiatique, une nouvelle période va suivre et s'étendre de 1950 à 1960, donnant naissance à une production importante d'oeuvres romanesques qui vont cacher en quelque sorte une certaine facette du mouvement de la Négritude que la production poétique avait fait connaître dans les années 30 et 40. Cette phase connaît de grands auteurs comme Ferdinand Oyono dans « Une vie de boy », Mongo Beti dans « Le pauvre Christ de Bomba », Eza Boto dans « Ville cruelle », Sembéne Ousmane dans « Les bouts de bois de Dieu » et Bernard Dadier dans « Cimbier » paru en 1966. Dans leurs romans, ces auteurs prennent position politiquement et se considèrent comme des militants de la libération de l'Afrique noire colonisée, un devoir qui s'impose à tout homme de lettre. Ici, l'ennemi commun à abattre est le colonisateur. Ainsi administrateurs coloniaux, commerçants blancs et leurs alliés africains comme les missionnaires constituent la cible favorite : le procès est celui de la colonisation.

        Mais si en général le courant reste anti-colonial, il n'en demeure pas moins que certaines oeuvres vont ramer à contre courant comme « L'enfant noir » de Camara Laye. Dans cette oeuvre, l'écrivain peint un tableau idyllique et joyeux de l'Afrique de l'Ouest avec une mère tendre, un père travailleur, un enfant choyé... Nulle part dans ce livre on ne voit Camara Laye fustiger la colonisation, raison pour laquelle il sera rejeté puisque sentant le roussi du valet colonial parmi ses pairs et connaîtra-t-il l'exil au Sénégal, suite aux exactions du régime de Sékou Touré. Donc voilà faussée, au niveau de certains, la vision primordiale du mouvement. La Négrititude aurait-elle le droit d'être si elle appose sur les autres ce qu'elle refuse et combat ? Par delà la race nègre, ne doit-elle pas se proposer en modèle, comme le dit Alioune Diop, qu'elle est « née du sentiment d'avoir été frustrés au cours de l'histoire, de la joie de créer et d'être considérés. En effet, la négritude est la simple reconnaissance du fait d'être noir et l'acceptation de de ce fait, de notre destin de noirs, de notre histoire et de notre culture. Elle ne compte ni racisme, ni reniement de l'Europe, ni exclusivité, mais, au contraire, une fraternité entre les Hommes » .

        L'incompréhension, voire l'intolérance qui est arrivée à Camara Laye se recoupe avec la pellicule que l'on appose sur Senghor. C'est ainsi que tout accord signé avec la France, toute présence de coopérant, tout éloge de la langue française, dont la connaissance était après tout le fondement même de sa profession, voire tout voyage en France, sera brandi comme le pas d'un valet vers ses maîtres. Et comble du paradoxe en matière de critique politique, beaucoup de ceux qui lui reprochaient ces choses n'embrassèrent-ils pas le marxisme-léninisme ?

        C'est qu'en réalité il a été très difficile, dans la tête des Nègres, de faire la part des choses, raison pour laquelle les cicatrices de la colonisation, l'idéologie à suivre et la critique d'un régime politique se confondent et vont aller jusqu'à porter la couleur d'une critique crypto-personnelle : « Après avoir joué un rôle déterminent dans l'éveil de la conscience africaine face à la colonisation et à la domination coloniale et entraîné les Européens à avoir une vision des Noirs autre que celle d'une race sauvage et sans culture, le mouvement de la Négritude était perçu par certains comme un obstacle non négligeable à la libération définitive de la démarche intellectuelle des africains à l'égard des préoccupations de renaissance. En effet ce qui n'était au début qu'un slogan et un mot d'ordre de lutte, à savoir l'affirmation d'une personnalité nègre, a eu tendance à se transformer en une doctrine pseudo philosophique par ailleurs, dans un examen intérieur, à telle enseigne que l'on est tenté de croire que la culture africaine manque de conviction. En d'autres mots, la culture traditionnelle du monde noir semble être rejetée par la jeune génération et l'on peut se demander si l'Afrique est toujours riche de ses valeurs ancestrales. l'Africain semble en suspension, car il est entre une modernité qui n'attend pas et une africanité qui n'arrive pas. Il est donc comme dans une salle d'attente où il n'attent rien » .

        Contrairement à nous autres, une prémonition ornée d'intelligence semble avoir préparé et guidé Léopold Sédar Senghor depuis longtemps. Déjà, devant les eaux ensanglantées de la Somme, de la Seine, du Rhin et des sauvages fleuves slaves, nous avons retrouvé cette même résignation face à la tâche étatique qui l’attendait. Ainsi le poète, à travers les yeux d’un soldat sur le terrain, avait pris conscience des turpitudes possibles dans lesquelles un chef d’Etat, à la manière d’Hitler, peut faire sombrer son peuple : « Dans l’espoir de ce jour – voici que la Somme et la Seine et le Rhin et les sauvages fleuves slaves sont rouges sous l’épée de l’Archange et mon cœur va défaillant à l’odeur vineuse du sang, mais j’ai des consignes et le devoir de tenir…».

        Ici, la maîtrise de révolte senghorienne calculée qui semble ne pas être l'égale de la révoltante virulence révoltée attendue par nous autres Nègres a poussé l'Individu à faire place au Responsable. Un chef doit pouvoir faire fi de ses principes au bénéfice de ceux qu'il guide. Ce n'est pas par hasard si cette résignation responsable apparaît justement dans la dernière strophe du long poème « Que m'accompagne kôras et balafon » qui se termine en ces termes:

        Ah ! que de fois as-tu fait battre mon coeur comme léopard indompté dans sa cage étroite.
        Nuit qui me délivres des raisons des salons des sophismes, des pirouettes des prétextes,
        des haines calculées des carnages humanisés
        Nuit qui fonds toutes mes contradictions, toutes contradictions dans l'unité premire de ta négritude
        Reçois l'enfant toujours enfant, que douze ans d'errances n'ont pas vieilli.
        Je n'amène d'Europe que cette enfant amie, la clarté de ses yeux parmi les brumes bretonnes.

        Et il adopte le pas convenable :

        Je me fortifierai du mil nouveau ; de l'huile vierge, je m'oindrai le front et les yeux
        La bouche. Mais danger de l'âme citerne, qu'on vide quand les greniers sont dru dressés
        Danger d'hiverner pendant la belle saison.
        Ma négritude point n'est sommeil de la race mais soleil de l'âme, ma négritude vue et vie
        Ma négritude est truelle à la main, est lance au poing
        Récade. Il n'est question de boire de manger l'instant qui passe...

        Puis, comme dans un agacement devant les reproches dont il est plus que conscient, il réagit :

        Tant pis si je m'attendris sur les roses du Cap-Vert !

        Car :

        Ma tâche est d'éveiller mon peuple aux futurs flamboyants Ma joie est de créeer des images pour le nourrir, ô lumières rythmées de la Parole !

        Tout cela, parce qu'enfant du métissage, il sait que la métamorphose doit s'emboîter au temps; il sait qu'il faut

        Que meure le vieux nègre et vive le Nègre nouveau !


      6. NEW YORK

        Parfois nous sommes tenté de dire que Senghor n'a pas réellement été « lu » ou, du moins, qu'il a été mal lu. Comme Camara Laye avec « L'enfant noir ». Il nous semble qu'avant même d'ouvrir ces écrits on avait prescrit les termes à utiliser, le thème à développer, les nuances à adopter et dès lors, l'absence d'un seul de ces critères est preuve de culpabilité devant les Nègres. Le Nègre devrait écrire sur commande, adopter toute attitude sur commande. Une attitude révoltée contre l'Occident. Le problème est que les termes de références ne sont pas clairement établis, d'où la réaction de Lilyan Kesteloot :

        « ... Je vis au Sénégal depuis vingt-cinq ans, et j’éprouve le besoin d’élucider un malentendu que j’ai maintes fois perçu dans ma carrière de professeur à l’Université de Dakar... ou ailleurs. Souvent, à écouter les Africains, les jeunes, j’ai l’impression qu’ils comprennent mal le personnage Léopold Sédar Senghor. Qu’il leur reste étranger. On l’a dit trop occidental, trop francisé ; on lui préfère Césaire. On ne comprend ce dernier pas davantage et même moins, avouons-le. Mais comme il s’affirme violemment anti-blanc, on le croit plus proche, on lui fait confiance...

        «... Ces réactions sommaires primaires, fondées sur quoi ? Césaire est un très grand poète. Cependant on l’aime non pour sa poésie mais pour sa révolte, pour son attitude fondamentale. Et on lui pardonne sa poésie trop difficile, surréaliste, abstraite, occulte, à cause de ses bonnes intentions nègres. Voilà la vérité. Tandis que Senghor, il est suspect. Sa femme est française, il affectionne le latin et il s’en vante. Son cuisinier était alsacien. Il fait du piano et de la grammaire. Il ne mange pas avec ses doigts. Césaire non plus, Abdou Diouf non plus, eux aussi connaissent et aiment le latin, voire le grec. Mais voilà. Ce n’est pas la même chose. Senghor est suspect. Il faudra vraiment un jour définir les critères du brevet de Négritude. Quand est-on un bon nègre ? Quand est-on un vrai Africain ? Tous nos intellectuels (Pathé Diagne, Aly Dieng, Doud’Sine, Birago, Houtondji, Aguessy, Towa, Melone, Belinga, Mudimbe, Lopes, Obenga, Tati et même Cheikh Anta Diop ou Iba Der) n’ont-ils pas fait leurs études en Europe, souvent avec latin ? N’ont-il pas été marqués par le rationalisme cartésien, et parfois beaucoup plus profondément que Senghor ? N’écrivent-ils pas la langue française comme Senghor, n’ont-ils pas eu des amis français comme Senghor, des femmes françaises ou étrangères ?...

        «... Mais évidemment ils n’ont pas tous écrit « que Dieu pardonne à la France » ni prôné la réconciliation de Demba-Dupont. Péché mortel, Président, ce fut là votre péché mortel ! Ce poème aux tirailleurs Sénégalais, écrit en avril 1940 ! Car, il fallait être soi-même en guerre et face à l’Allemagne hitlérienne, pour comprendre cette connivence soudaine entre Noirs et Français sur le champ de bataille, ou dans les Stalags. Ne pouvaient vous comprendre que les dits tirailleurs qui vivaient cette singulière aventure. Ou encore peut-être ces enfants de l’an 2000. Trop tôt ou pour trop peu. Comment voulez-vous que vous comprenent ceux qui n’ont jamais touché l’acier de la mitrailleuse ? Ce pardon parut lâcheté, cette union, démission, cette prière de paix, trahison. N’est-ce pas vrai ? Je pense qu’une grande partie du malentendu vient de là. Et dès lors voilà Senghor classé, jugé, condamné, par ces enfants de la négritude qu’il a cependant inaugurée, et qui refusent de le reconnaître. Définitivement suspect. Et durant vingt ans, ce jeu de la séduction, où il fera tout, mais tout, pour les convaincre de sa bonne volonté, de sa bonne foi, de sa bonne africanité, de son sincère désir d’édifier une nation aussi indépendante que possible...»

        Pour appuyer le professeur Kesteloot, disons que, contrairement à nous, à travers les yeux d'une Realpolitik, Senghor a bien compris et cela depuis longtemps : sous le tonnerre des canons de la Deuxième guerre mondiale, il savait déjà que l'Afrique et l'Europe sont unies à jamais, peu importe les tiraillements passés présents ou à venir. Il les voit, dans « Chant de printemps », comme deux soeurs jumelles se préparant à la naissance, à un renouveau au bord d'un tombeau cave :

        ... Ecoute le silence sous les colères flamboyantes
        Ecoute la voix de l'Afrique planant au-dessus de la rage des canons longs
        La voix de ton coeur de ton sang, écoute-la sous le délire de ta tête de tes cris.
        Est-ce sa faute si Dieu lui a demandé les prémisses de ses moissons
        Les plus beaux épis et les plus beaux corps élus patiemment parmi mille peuples ?
        ESt-ce sa faute si Dieu de ses fils les verges à châtier la superbe des nations ?
        Ecoute sa voix bleue dans l'air lavée de haine, vois le sacrificateur verser les libations au pied du tumulus.
        Elle proclame le grand émoi qui fait trembler les corps aux souffles chauds d'Avril
        Elle proclame l'attente amoureuse du renouveau dans la fièvre de ce printemps
        La vie qui fait vagir deux enfants nouveau-nés au bord d'un tombeau cave
        Elle dit ton baiser plus fort que la haine et la mort

        C'est vrai : peu de personnes ont autant clamé les charmes de leur Royaume d'enfance et, partant, de l'Afrique dans son ensemble. Il est resté fidèle à ses sentiments sérères, comme il l'écrivit sur une carte, réponse à notre félicitation après sa nomination à l'Académie Française. Ecoutons-le dans « Il a plu » de « Lettres d'hivernage » :

        Me voici dans le gouffre du palais sonore
        Dans les moiteurs les migraines, comme à Dyilôr jadis
        Ma mère ceignait mes angoisses de feuilles de manioc, les saignait.
        A Joal comme autrefois, il y a cette souffrance à respirer, qui colle visqueuse à la passion
        Cette fièvre aux entrailles le soir, à l'heure des peurs primodiales
        Je rêve aux rêves de jeunesse.

        Dans la même collection il murmure à l'Aimée :

        J'ai bien lu ton message, Sopé !...
        C'était jadis par les matins limpides, sous Koumba Ndofène Diouf.
        Je te ramènerai dans l'Île des Tabors
        Que tu connais : je serai le berger de ma bergère.

        Il a fait un pacte avec cette terre africaine, jusque dans son espoir de descendre « au-delà du plongeur dans les hautes profondeurs du sommeil » :

        Seigneur de la lumière et des ténèbres
        Toi seigneur du Cosmos, fais que repose sous Joal-l'Ombrageuse
        Que je renaisse au Royaume d'enfance bruissant de rêves
        Que je sois le berger de ma bergère par les tanns de Dyilôr où fleurissent les Morts
        Que j'éclate en applaudissements quand entrent dans le cercle Téning-Ndyaré et Tyagoum-Ndiaré
        Que je danse comme l'Athlète au tamtam des Morts de l'année.

        Senghor a vu l'Europe - entendons l'Occident -, de l'intérieur. Il y a vu de belles choses, lui a reconnu tant de mérites mais aussi tant de choses en de graves circonstances qui le poussèrent à bien penser, peser et poser la méthode du donner et du recevoir. N'est-il pas conscient de cette Europe qui a fait ruisseler « le sang d'une génération, Cette Europe qui a enterré le levain des nations et l'espoir des races nouvelles » ? Le long de cette Europe des tranchées, ne jeta-t-il pas un regard mélancolique vers le royaume d'enfance, les prunelles embuées ? Alors, au nom des tirailleurs Sénégalais, il se pose les questions primordiales qui retracent les lignes de l'innocence perdue :

        Verrons-nous seulement mûrir les enfants nos cadets dont nous sommes les père initiateurs ?

        La réponse ne se fait pas attendre car ce monde est bien loin, là-bas, à la berge des bafonds atlantidiens :

        Nous ne participerons plus à la joie sponsorale des moissons !
        Nous n'entendrons plus les enfants, oublieux du silence alentour et de pleurer les vivants
        Les cris d'enfants parmi les sifflements joyeux des frondes et les ailes et la poussière d'or !

        Le sort réservé est donc d'emblée de répéter

        ... pour une fête fanée déjà la danse autrefois des moissons, danse légère des corps denses
        De notre moisson danse assaillante des bataillons un soir d'automne, hâ ! sans poudre peut-être ni cri de guerre.
        Nous ne serons plus de la joie sponsorale des moissons, de la danse à la fin des jeux agnostiques
        A la veille devinée, quand des choeurs la voix plus faible des vierges se fait tendre et tendre le sourire des étoiles !
        Nous n'avancerons plus dans le frémissement fervent de nos corps égaux épaules égales
        Vers les bouches sonores et les los et les fruits lourds de l'intime tumulte !...

        Mais cela, c'est, disons-nous, le monde enseveli. Derrière, la mort du vieux nègre, et devant, les pétales du nouveau : ici se dévoile le proverbe sérère décrivant une situation dans laquelle il n'y a aucune bonne issue : « Recevoir une balle, tomber sur une naja alors que guette un mamba » qui n'est autre que l'équivalent du fameux « tomber de Scharybde en Scylla ». C'est que le Nègre est sorti de la colonisation avec un lourd et profond héritage de cette civilisation - l'occidentalisation - qui a fait un concubinage de force avec la sienne des siècles durant. D'emblée il ne peut plus s'en dissocier intégralement malgré le fait qu'elle lui rappelle sans cesse la domination chargée de lambeaux de choc culturel qu'elle traîne encore. C'est la conscience de cette occidentalisation qui va justement demander au poète l'application de lois noires sur fond blanc :

        Dans l'ombre mère - mes yeux prématurément se sont faits vieux - dans le silence et le brouillard sans odeur ni couleur Comme le dernier forgeron. Ni maîtres désormais ni escalves ni guelwars ni griots de griot Rien que la lisse camaraderies des combats, et que me soit égal le fils du captif, que me soient copains le Maure et le Targui congénitalement ennemis.

        Car le cri du Ras Desta a traversé l'Afrique de part en part, comme une épée longue et sûre dans l'avilissement de ses reins :

        Il a dominé la rage trépignante crépitante des mitrailleuses, défié les avions des marchands
        Et voici qu'un long gémissement, plus désolé qu'un long pleur de mère aux funérailles d'un jeune homme
        Sourd des mines là-bas, dans l'extrême Sud.

        Symbole de l'héritage à embrasser ou à maintenir, voici enfin le caractère fastidieusement sournois de l'occidentalisation qui attend, peint dans « New York », cette ville qui jamais ne dort, comme le chante si bien Frank Sinatra . Dans le poème « New York » donc, Sédar soulève un coin du voile et entrevoit un exemple de ce que sera le nouvel empire, le monde moderne qui va s’apposer sur le royaume d’enfance à reconstruire, à réadapter, ce monde qui lui revient à contre courant comme jadis cette odeur lointaine de l’innocence de l’Europe que préservait Verdun, le chien compagnon de Ngasobil durant les visites à la Fontaine-des-Eléphants. Le nouveau monde fascine le Nouveau Kaya Magan et finit par l’écraser, le temps d’un clin d’œil, sous sa majesté superficielle :

        New York ! D’abord j’ai été confondu par ta beauté, ces grandes filles d’or aux jambes longues.
        Si timide d’abord devant tes yeux de métal bleu, ton sourire de givre. Si timide ».

        Mais ce ne sera que le temps d’un clin d’œil, avons-nous dit. Ce monde devant lequel il a failli se jeter face contre terre tel l’apôtre Paul sur le chemin de Damas , dévoile son âme hideuse et fait transpirer le poète dans le pire des cauchemars :

        « C’est au bout de la troisième semaine
        que vous saisit la fièvre en un bond de jaguar.
        Quinze jours sans un puits ni pâturage, tous les oiseaux de l’air tombant soudain
        et morts sous les hautes couches des terrasses.
        Pas un rire d’enfant en fleur, sa main dans ma main fraîche,
        pas un sein maternel, des jambes en nylon.
        Des jambes et des seins sans sueur ni odeur,
        pas un mot tendre en l’absence de lèvres,
        rien que des cœurs artificiels payés en monnaie forte… »


      7. CHAKA

        La rencontre, l'ouverture des enfants du Sud, le flegme du conquérant face à cette ouverture, le refus du flegmatisme : « Je n’ai pas haï les Roses-d’oreilles. Nous les avons reçus comme les messagers des dieux, avec des paroles plaisantes et des boissons exquises. Ils ont voulu des marchandises, nous avons tout donné : des ivoires du miel et des peaux d’arc-en-ciel, des épices de l’or, pierres précieuses perroquets et singes que sais-je ? » Alors comme réponse va suivre le choc qui va pousser le poète à se faire politico-militaire et dont l'issue sera la domination.

        Que de combats, que de sang, que de sacrifices, jusqu’à Nolivé la Douce. Puis, ô résignation, suivra la fusion. Et, sur le royaume d’enfance, inéluctablement, sont appliqués la règle et le compas, d’où les lamentations de Chaka : « J’ai longtemps parlé dans la solitude des palabres et beaucoup beaucoup combattu dans la solitude de la mort contre ma vocation. Telle fut l’épreuve, et le purgatoire du Poète ». Recul impossible, ô Destin, le poète accepte d’emblée « les choses futiles qui ont fleuri de sa nomination ». Il s’engage esprit, corps, cœur et âme et, lorsque le crépuscule étendra ses tentacules sur le globe pour souder le ciel à la terre, broderie entre entre mort et vie, il s’écrit : « Qui nous a dit. La route est fatiguée, le marigot est fatigué, le ciel est fatigué. Nous avions tout donné à ce pays, à ce continent Nôtre : Les jours et les nuits et les veilles, la fatigue la peine et le combat parmi les nations assemblées… ».


      8. EPÎTRES À LA PRINCESSE

        Le nouveau Kaya Magan au service de son peuple, pataugeant dans la boue des graves « choses futiles qui ont fleuri de [sa] nomination » : « Mon espoir est de revenir à la fin de l’Eté. Ma mission sera brève. J’ai la confiance de mon Peuple. On m’a nommé l’Itinérant… Le peuple noir m’attend pour les élections des Hauts-Sièges, l’ouverture des jeux et des fêtes de la Moisson et je dois régler le ballet des circoncis. Ce sont là choses graves… »


      9. MORT DE LA PRINCESSE

        Si animal, le Nègre ne devrait pas avoir une âme. Ici, nous entrons dans le domaine de la métaphysique, la mort qui ferme la boucle Homme-Animal, la conception cyclique de la vie dans le royaume d’enfance. En réalité cette mort se produit à la fin des « Epîtres à la Princesse », ce poème-ci ne présentant que les lamentations du poète. Senghor décrit cette mort dans un kaléidoscope surréaliste, présente le passage d’une dimension à l’autre à travers la réincarnation comme les ébats d’un couple : « Les tam-tams nous réveillent, Princesse, les tam-tams nous réveillent. Les tam-tams nous ouvrent l’aorte. Les tam-tams roulent, les tam-tams roulent, au gré du cœur. Mais les tam-tams galopent ho ! Les tam-tams galopent. Princesse, nos épaules roulent sous les vagues, nos épaules de feuilles tremblent sous le cyclone, nos lianes nagent dans l’onde, nos mains s’ouvrent nénuphars, et chantent les alizés dans nos doigts de filaos. Mais lumière sur nos visages plus beaux que masques d’or !... Princesse, nous serons les maîtres de la Mort. Retiens ce message Princesse, nous serons le Ciel et la Terre ». C’est cette conception cyclique de la vie qui lui aura permis de dire : « J’étais moi-même le grand père de mon grand-père, son âme et son ascendance… ».


      10. D'AUTRES CHANTS

        Cette entité prépare la suite des nocturnes de par le style et leur contenu. Le poète se replie définitivement sur lui-même. La fougue de la jeunesse, la retraite de l’engagement combatif sont d’emblée derrière, revenant parfois à travers quelques lignes comme les derniers grains de poussière d’une tempête morte. Ces poèmes se font plus personnels, plus intériorisés par rapport aux collections précédentes. Dans celles-là le poète tenait à ne pas être assimilé, refusait d’être broyé sous les pas pachydermes des dromadaires du Nord, titubait sous l’odeur vineuse du sang versé sur l’autel de la barbarie. A partir d’Autres chants, il pose sa hache de guerre pour plonger dans la retraite paisible qui se brodera à la mort : « …Et je me reposerai longtemps sous une paix bleu-noir, longtemps je dormirai dans la paix joalienne jusqu’à ce que l’Ange de l’Aube me rende à la lumière, à la réalité brutale et si cruelle, ô Civilisation ! ».


      11. POSTFACE

        « Postface » ferme la collection, jetée comme un wharf au-dessus des eaux troubles, un droit de réponse, afin d’apporter une explication définitive à l’ensemble des démarches et procédures des écrits qui émanent de la vision culturelle, sociale et cosmogonique du monde sérère et, partant, du monde nègre à travers des peuples, ethnies et individus épars : « Ceci n’est pas une préface. Je ne m’adresse pas aux lecteurs. La grande règle reste de plaire comme le disait Molière voilà trois siècles. Si j’écris ces lignes, c’est à la suggestion de certains critiques de mes amis. Pour répondre à leurs interrogations et aux reproches de quelques autres, qui somment les poètes nègres parce qu’ils écrivent en français, de sentir français, quand ils ne les accusent pas d’imiter les grands poètes nationaux… Tel me reproche d’imiter Saint-John Perse et je ne l’avais pas lu avant d’avoir écrit les Chants d’ombre… Pourquoi le nierai-je ? Les poètes de l’anthologie ont subi des influences : ils s’en font gloire. Je le confesserai même – Aragon m’en donne l’exemple – que j’ai beaucoup lu, des troubadours à Paul Claudel. Et beaucoup imité… La vérité est que j’ai surtout lu, plus exactement écouté, transcrit et commenté des poèmes négro-africains. Et les Antillais, qui les ignoraient – Césaire n’était pas de ceux-là – les trouvaient naturellement en descendant en eux-mêmes, en se laissant emporter par le torrent, à mille mètres sous terre. Si l’on veut nous trouver des maîtres, il serait plus sage de les chercher du côté de l’Afrique. Comme les lamantins vont boire à la source de Simal ».

POUR AWA YOMBÊ


POUR AWA YOMBÉ

Á Feu Astou Diop alias Aïda Kane

Un long tunnel sortait de tes yeux
Et comme un phare dans la nuit

Dessus les eaux troubles d'un océan non-apaisé
Se dispersait dans la brume née des astres.
Papa tu n'as pas trop connu,
Maman, égrette étalant ses dents de paix devant son étalage faisait
Souvent sonner son rire nirvanique dans toute son innocence.
Te prenant sur ses genoux parfois,
Parfois se rabaissant pour porter ta robe d'âge
Affermir tes pas par la savanne Existence,
Elle te dépliait proverbes o sanq pour l'âme
Conseils emmitouflés des lignes droites de l'Architecte
Pour le grand bâtiment à ériger au sein des nations.

Ce soir j'ai vu tes yeux s'embuer à son souvenir :
C'est une blessure que le temps jamais n'efface
Mais se munit d'un baume pour la cicatrisation
Tout en maintenant le devoir de mémoire
Et un coin de refuge dans les moments sombres
Comme le croyant pince d'espoirs son chapelet
Face à l'autel balayé des lueurs fragiles
De quelques rosaires mourants.

Tu m'as conté la journée Saint-Louis Ndiôsse-Mône
Ndiôsse-Mône voisine de Doudam la Palmeraie:
Les fils étaient-ils en train de se mettre en place ?
Y'avait-il quelque énigme à lire dans les ailes déployées des oiseaux,
Le balancement lascif des feuilles d'acacia d'acajou et de goyave
Ou dans le roucoulement lointain des palombes ?

Lorsque palpitent et sifflent mille serpents dans ma tête
Livrée au poto-poto des discordes
Je l'entends, comme celle de Watéo la Douce
L'aiguille du village qui partit un mois de septembre
Sur le tard des derniers rayons d'un jeudi soir.
- L'Hôpital Principal s'était recroquevillé dans son silence d'avant-tombe
Dans les yeux des visiteurs parfois un souci personnel
A l'idée de la possibilité d'y occuper un lit dans le futur proche
Dans la tête l'espoir que leur aimé s'en sortira
Tandis que l'âme égrène la terreur de devoir dire
Allô ! au bureau des corbillards -

Vous aviez tout fait dans la chaleur accablante,
Les longs kilomètres Saint-Louis Fatick
La soif, le souci, la terreur de perdre !
Mais tant qu'il y avait le souffle, il y avait l'espoir.
Et comme pour abréger les douleurs de ses enfants
Qu'elle sentait plus pénibles que les siennes
Elle tendit la main à l'Ange qui lui dictait
le long couloir baigné de lumière.

- Juste une minute ! dit-elle au Séraphin.
Tu t'étais éloignée.
Elle eut un regard vers l'ange puis vers toi.
- Ne prends garde, dit l'ange : Petite tu fus,
Sans défense aucune
Et j'ai veillé sur toi.
De même je serai à ses côtés...

Confiante dans la lumière radieuse et douce,
Elle a fermé les yeux, ne vous regardant
Plus que perchée sur la rive adverse de l'Autre Dimension
Tandis que les ruisseaux de larmes
Comme des rejetons d'écluses du Déluge coururent
La pente de vos joues si fatiguées, si éprouvées.

Avais-tu su lire, avais-tu senti
Le petit tisserain juché sur une branche
Avec un courage de proximité inégalée ?
Avais-tu senti cette petite caresse de brise montée de la mer ?

Ce soir, comme toujours, elle veille
Accompagnée du Séraphin de la Première et de la Dernière Heure
Qui maintient le fil entre bien-aimés
Et attise sans cesse la dynamique dans les soufflets de l'atelier de l'Être.

UN RAPIDE EXEMPLE POUR LE DICtiONNAIRE

Njamala Njogoy