Adds

dimanche 30 septembre 2018

CHANTS D'OMBRE - LETTRE A UN POETE


LETTRE A UN POETE

Nous avons déjà présenté, à deux endroits, la rime cachée de ce poème dédié à Aimé Césaire. Plongeant dans l'âme du poème maintenant, disons que Senghor nous projette sur les hautes sphères de l’amitié. Etre fidèle à une pensée, à un ami, à un compagnon de combat militaire ou politique, se compte certes parmi les plus grands principes universels et donc prisés de toutes les sociétés et cultures. Et comme le veut le « System 5 » de Leibniz en logique modale, « une chose qui apparaît dans un monde possible au moins est possible et une chose qui apparaît dans tous les mondes possibles est indispensable ». Senghor a dirigé et maintenu le contact avec son peuple et ses compagnons de jadis. Parmi eux, Aimé Césaire ami, chantre, père et défenseur de la négritude.

  1. « Au frère aimé et à l’ami, mon salut abrupt et fraternel ! Les goélands noirs, les piroguiers au long cours m’ont fait goûter de tes nouvelles mêlées aux épices, aux bruits odorants des Rivières du Sud et des Îles. »

    La beauté fleurit, les mots se succèdent comme autant de nénuphars contre la quille des pirogues au long cours, l’aile dépliée des goélands noirs... La relation entre les deux amis est assidue, franche comme le salut abrupt dégainé par le poète ; elle est double, répétée : frère aimé, ami, salut fraternel. Tant de charge en un parcours si bref !

    Comme jadis ces messagers de l’Afrique profonde, goélands et piroguiers au long cours véhiculent les nouvelles entre les deux amis. Senghor laisse entrevoir le paysage de rêve propre aux îles : des rivières, de la verdure, des fruits, des épices…

  2. « Ils m’ont dit ton crédit, l’éminence de ton front et la fleur de tes lèvres subtiles ; qu’ils te font, tes disciples, ruche de silence, une roue de paon ; que jusqu’au lever de la lune, tu tiens leur zèle altéré et haletant »

    La position privilégiée de Césaire au milieu de son peuple qui, dans le silence, écoute ses paroles de sagesse. Césaire jouit d’un grand respect, d’une révérence au milieu des siens, de la confiance. Bref il a du crédit. Senghor le présente comme un chef de jadis, assis dans un cercle : Ruche de silence, roue de paon. Ici le style de la poésie sérère est encore une fois repris. Dans ce langage imagé il y a :

    • La quantité : ruche de silence, la révérence, le respect, le crédit dont il vient de parler. On peut entrevoir le nombre de personne assises autour de Césaire et qui sont rivées comme à ses lèvres.

    • Le cercle : roue de paon. Mais la roue de paon, comme dans certaines îles où il y a une certaine ascendance indienne, il y a l’idée de la guirlande, marque de respect que l’on met autour du coup d’un hôte de marque. Ce cercle, autour de Césaire forme une guirlande d’honneur à son cou. Il y a toute l’élégance, le ballet des couleurs, mais surtout une harmonie que borde le respect.

    Voilà où nous mènent « ruche de silence » et « roue de paon » que Senghor dépose autour de Césaire. Et au poète de se demander la source de cette ferveur des disciples.


  3. Est-ce ton parfum de fruits fabuleux ou ton sillage de lumière en plein midi ? Que de femmes à la peau de sapotille dans le harem de ton esprit !

    Ici Senghor présente deux caractéristiques de la personnalité de Césaire :

    • Son élégance morale et physique : La rhétorique est belle et forte. Par la question on révèle une réalité qui ne laisse nulle place au doute. L’ami est comparé à un fruit fabuleux au parfum féerique. C’est le charisme, son influence, sa personnalité, son élégance, le parfum et le sillage de lumière en plein midi.

    • La dimension intellectuelle, artistique : que de femmes à la peau de sapotille dans le harem de ton esprit ! Ce sont les pensées de Césaire, la richesse de ses poèmes. Il présente l’esprit de son ami comme un grand Cheikh de l’Orient et dans sa cour, un grand harem où les femmes les plus belles de l’empire sont amassées. Et à l’esprit du lecteur, encore une fois, d’arpenter des sentiers dont largeur et longueur dépendront entièrement de ses capacités. Lorsque l’on connaît les pas de pachydermes, les roues d’un train en marche que forment les vers de Césaire, la peau de sapotille qui relate une douceur incomparable peut surprendre. Mais le fruit de l’âme est toujours doux quel qu’en soit la semence. Ce sont des vers venant d’une grande sensibilité bafouée, d’où leur dureté.


  4. « Me charme par-delà les années, sous la cendre de tes paupières, la braise ardente, ta musique vers quoi nous tendions nos mains et nos cœurs d’hier. »

    Tout le monde chante, mais seuls quelques-uns seront les chanteurs et parmi ceux-ci, encore plus petit le nombre de ceux qui franchissent les frontières. C’est qu’en plus d’une sensibilité unique, il faut une maîtrise de l’instrument : la langue. Et la maîtrise de la langue, consensus de références, ne peut se faire sans une connaissance profonde du patrimoine culturel. La beauté des vers ci-dessus repose – est-il nécessaire de le dire - sur le choix des mots. Ils s’allongent, ayant tous trait à un passé commun, aux moments vécus ensemble. « Par delà les années », « La cendre », signe de vieillissement, du temps écoulé, les paupières grisonnantes de l’ami à qui est décerné le salut abrupt. Mais la force, justement du fait que plus éloignés l’un de l’autre seront les composants de la comparaison, plus grande et plus profonde sera celle-ci.

    « La braise ardente » c’est la musique, la poésie de Césaire, que nous hélions hier : « les mains tendues ». C’est à peine si je n’entrevois pas un défilé militaire russe avec le bras des soldats tendus vers les généraux et dirigeants du Parti sur la place du Kremlin ! L’ardeur, la ferveur, le solennel, tout est là. Marque d’admiration indéniable !

  5. « Aurais-tu oublié ta noblesse, qui est de chanter les Ancêtres les Princes et les Dieux, qui ne sont ni gouttes de rosée ? »

    Si le Senghor mystique n’a pas été exposé, c’est certainement à cause d’une ignorance de la portée du mot « Ancêtre » dans la bouche d’un Sérère. C’est ignorer sa cosmogonie, sa théogonie, en un mot sa vision du monde. Ancêtre est synonyme de Pangools, des Serpents Sacrés, comme on aime à le dire. Ce sont des ancêtres exemplaires. Ils se sont distingués de leur vivant par des qualités et des capacités hors du commun et à cause de cela, sont élevés au degré d’intermédiaires, de protecteurs par conséquent bénéficiant d’un culte au sein de la famille, qui peut être de lignée paternelle ou maternelle. Il ne faut pas dire que ce sont des dieux. Oh que non !

    Et les premiers missionnaires ont fait cette faute grave, faute qui, d’ailleurs se perpétue de nos jours et des intellectuels africains, influencés par cette fausse interprétation n’hésitent pas à employer le mot de dieu à leur place, mot qui, pourtant les choquerait dans leur propre langue. Il faut dire en sérère, à un sérère que les Pangools sont ses dieux : « Pangools ke ndefu Roog of. »

    C’est une remarque qui passerait difficilement. Et pourtant nous, à cause d’une différence de sensibilité aux mots d’une autre langue, que nous acceptons facilement le terme de dieu, de sorcier. Si nous ne rectifions pas la fausse interprétation de nos valeurs, de nos croyances, qui d’autre le fera à notre place ? Si l’on inversait les rôles, les Français de France accepteraient-ils sans rechigner, si nous disons que les anges de leur religion sont des Pangools, ou qu’ils sont des dieux ? Mais revenons à nos vers.

    Senghor rappelle à Césaire sa négritude. Toutefois, ce rappel penche plus vers la recommandation que l’appel à l’ordre. Souviens-toi de ton rôle qui est de chanter les Ancêtres, les Princes et les Dieux. La poésie africaine a comme thème central l’être humain. Elle n’est pas détachée comme sa cousine européenne, qui laisse les hommes et retrace le flot léger des nuages, la couleur de rubis des fleurs par les jardins. Chez le Sérère Senghor, il y a le chant de cérémonie, la rapsodie des griots. La fleur n’a pratiquement aucune place dans cette poésie, encore moins les gouttes de rosée. C’est une poésie de l’homme, qui part de l’homme et atterrit sur les savanes immenses de l’humanité puisque « la vraie foi n’est possible sur les terroirs où les hommes se font dieux, et les dieux deviennent homme », comme le dit André Gide dans « Voyage au Congo », livre paru en 1927, suite à son séjour d’un an dans ce pays, périple qui débuta le 14 juillet 1925, en compagnie de Marc Allégret, alors apprenti cinéaste.

  6. « Tu devrais offrir aux Esprits les fruits blancs de ton jardin - Tu ne mangeais que la fleur, récoltée dans l’année même, du mil fin et ne pas dérober un seul pétale pour en parfumer ta bouche. »

    « Au bout de quelque temps, Caïn fit à l’Eternel une offrande des fruits de la terre. » C’est le début de l’histoire d’Abel et Caïn, dans « Genèse 4.3 » . Faire des sacrifices des prémices de ses champs est une des pratiques les plus courantes de la culture sérère. Le chef de carré se rend au champ dès que les premiers épis de mil mûrissent puis en cueillent. La première farine de la saison est préparée. Accompagné des enfants, le père va verser une libation au lieu sacré. Les enfants mangent après qu’une partie ait été versée sur une tombe, un pilon ou au pied d’un arbre, parfois sur les trois. A partir de ce moment les membres de la famille peuvent commencer à savourer les premiers fruits de la saison sous forme de « muum », épis de mil qu’on grille au petit feu. Avant cette cérémonie, personne, même un enfant, n’avait droit de « …dérober un seul pétale pour en parfumer sa bouche ». C’est cela que rappelle Senghor à son ami Césaire.

    « Les fruits blancs du jardin » ne sont autres que les pages blanches sur lesquelles Césaire écrit ses œuvres, ses manuscrits. Les premières - l’essentiel - doivent être dédiées aux chants des « Ancêtres, des Princes et des Dieux », qui sont la mesure de la noblesse du chantre Césaire, du poète négro-africain


  7. « Au fond du puits de ma mémoire, je touche ton visage où je puise l’eau qui rafraîchit mon long regret. »

    Ici, c’est à peine si nous ne pouvons voir Senghor sur les bords des puits nocturnes de Fimela ou bien la fontaine de Kam-Dyamé, où à midi il buvait une eau mystique au creux de ses mains .

    Voilà Senghor, ainsi qu’une femme sérère, un seau à la main, puisant de l’eau. Comme nos puits ont un sérieux problème d’eau, nous pouvons entendre racler le récipient contre le fond du puits. Là il touche la lie, les traits presque défaits du visage de son ami tellement le temps a passé. Car ce puits, c’est le puits de sa mémoire. Et dans cette mémoire il a fidèlement gardé le faciès de son ami malgré le temps écoulé, comme la femme fidèle, malgré la dureté du devoir, va racler le fond du puits pour ramener quelques gouttes dans sa famille. Cette lie, ces traits qu’il va prendre dans son récipient, c’est l’eau qui rafraîchit sa mémoire. Ce sont les souvenirs ravivés qui rapprochent les jours communs d’hier. En même temps, ils augmentent le regret de la présence du Frère aimé.

  8. « Tu t’allonges royal, accoudé au coussin d’une colline claire, ta couche presse la terre qui doucement peine. Les tam-tams, dans les plaines noyées, rythment ton chant, et ton vers est la respiration de la nuit et de la mer lointaine. »

    Voilà l’effort payé ! Parmi la lie prise du fond de la mémoire, Senghor retrouve son ami. Il le voit étendu comme un prince, et à côté de lui la compagne. C’est une marque d’élégance, de ne pas s’adresser à la seule qu’on connaît, mais d’y ajouter les membres de la famille. « Coussin d’une colline claire » est une expression chargée de sensualité. Encore une fois, la force de l’image négro-africaine. La couche qui presse la terre qui doucement peine entre dans le même cadre…

    « Tam-tams dans les plaines noyées » fait partie de ces expressions que nous disons « purement poétiques. », expressions dressées ainsi qu’un coup de pinceau supplémentaire pour donner force au paysage, dans l’unique souci de ne laisser une partie mal soignée. « Les plaines noyées » par contre nous fait voir la présence de l’eau, bien sûr, présence d’autant plus poignante que Césaire est parmi les îles, entouré d’eau et de verdure : « Tes nouvelles mêlées aux épices, aux bruits odorants des Rivières du Sud et des Îles ».

  9. « Tu chantais les Ancêtres et les princes légitimes, tu cueillais une étoile au firmament pour la rime rythmique à contretemps »

    Voilà que Senghor nous vient à l’aide dans notre définition des expressions purement poétiques. Ce sont des vers cueillis au firmament « pour la rime rythmique à contretemps», pour le remplissage. C’est la même idée exprimée, en d’autres termes.

  10. « Et les pauvres à tes pieds nus jetaient les nattes de leur gain d’une année, et les femmes à tes pieds nus leur cœur d’ambre et la danse de leur âme arrachée. »

    Ici il faut descendre au plein cœur du Sine. Il faut aller à Joal-Fadiouth, à Fimela et Yayème, aller à Diofior retrouver les femmes dont le rythme des calebasses ressemble au tintement saccadé de conques entrechoquées ! Lorsque le rythme sera mûr au jardin de la mélodie, alors vous verrez, jusqu’aux plus pauvres, des gens jetaient aux pieds des batteuses, ou aux pieds de Yandé-Codou leur gain d’une année. Ici il faut se méfier de cette manie de Senghor de renverser les comparaisons, et c’est méchamment beau : En réalité, ce ne sont pas les nattes de gains qui sont jetées : ce sont les gains qui sont jetés sur les nattes, les « sars » sur lesquelles sont assises les chanteuses. Voilà la séquence des évènements :

    • Une personne pour qui se tisse la mélodie se lance dans le cercle.
    • Tous les parents, et spécialement les cousines, enfants de la sœur du père, « faap-o-tew » vont faire le « yuuk ». Ils dansent autour de la personne, les femmes lui essuyant le visage avec leur foulard, qu’elles peuvent jeter ensuite aux pieds de leur cousin, signe qui veut dire : « Marche dessus, tu es notre roi ou notre reine, tu es le maître ou la maîtresse ! ». C’est justement durant ces moments que viennent les interjections « Kor Sanou ! »

    C’est que dans le cousinage si avancé de la famille sérère, ces enfants de la sœur du père sont des « esclaves ». Pour chaque événement familial, ils ont le droit de réclamer un geste de leur cousin. Pendant l’initiation des garçons, les anciens habits de ceux-ci, qui faisaient partie de leur ancienne vie, leur parviennent intégralement.

    Voilà une petite explication qui permet d’avoir une vision du bien fondé de ces images de Senghor. Les femmes décernent à Césaire leur cœur d’ambre, comme ceux qui font le « yuuk » donnent de l’argent à celui qui reçoit les éloges. Ce don est pour renforcer sa capacité de don envers les cantatrices. Il y a aussi la danse exécutée par chacun d’entre eux durant l’acte de « yuuk », avant de regagner sa place dans la foule des spectateurs.

    Il n’est pas rare qu’un geste soit regretté. Dans la pulsion des sentiments, lorsqu’une cantatrice comme Yandé Codou atteint les fibres du cœur, la main peut ressortir de la poche ou une promesse de la bouche sans calcul. Sur la base de cette réalité, le mot « arrachée » qu’utilise Senghor n’est pas exagéré.

  11. « Mon ami, mon ami – ô ! Tu reviendras ! Je t’attendrai – le message confié au patron du cotre – sous le kaïcédrat. Tu reviendras au festin des prémices. Quand fume sur les toits la douceur du soir au soleil déclive et que promènent les athlètes leur jeunesse, parés comme des fiancés, il sied que tu arrives. »

L’invitation est jetée, et la promesse de toute la richesse du folklore sénégalais. L’arbre choisi est assez spécial. C’est à ces pieds que se déroulaient les fêtes destinées aux Ancêtres. C’est à son pied que se déroulaient les palabres à une lieue d’honneur. Senghor attend donc son visiteur de marque, sous la plus haute marche du royaume d’enfance.

Il l’attend pendant la saison des prémices, la saison des récoltes. En Sérère, qui relègue toute fête, comme les funérailles, le mariage, la circoncision à cette époque, Senghor compte recevoir son ami pendant la saison de l’abondance, des moyens de le recevoir : souvenez-vous de notre exemple de Djirnda Lamine

Il l’attend au soir. Encore cette image belle : voilà que la douceur du soir fume sur les toits au déclin du soleil. Attention : dans la douceur du soir, lorsque le soleil décline, les toits fument ou, plus exactement, la fumée s’échappe des toits, parce que les femmes commencent à préparer le repas.

La saison des récoltes, c’est la période des fêtes gymniques, des séances de lutte. Les lutteurs vont alors de village en village. A la tombée de la nuit ils commencent à se préparer pour les combats qui auront lieu sur la place du village. Ils sont parés comme des fiancés, soigneusement déguisés, avec les pagnes de coton filé par leur maman chérie.

4 commentaires:

UN RAPIDE EXEMPLE POUR LE DICtiONNAIRE

Njamala Njogoy