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dimanche 7 octobre 2018

ETHIOPIQUES - LA THESE POETIQUE DE LA NEGRITUDE


LA NÉGRITUDE - LA THESE POETIQUE

  1. INTRODUCTION

    La Négritude ! Mais qu’est-ce que la Négritude ? Est-ce juste une expression dont la définition est « l’ensemble des valeurs culturelles du monde noir ». Ne serait-il pas trop léger d’apporter une simple expression et sa définition pour essayer de freiner la dégradation forcée sur l’identité du Nègre qui, jusqu’à présent, profondément secoué, se pose encore des questions sur sa nature et sa place dans ce monde ? Et peut-on apporter une définition sans analyse descriptive ? Ne fallait-il pas s’attendre à autre chose ? Après tout, même si la négritude est réellement justifiée et justifiable, ce n’est pas un produit naturel : c’est comme un produit génétiquement modifié, un OGM, né d’une réaction, donc une conséquence et, partant, n'est pas ou ne devrait pas être une fin en soi.

    Peut-être qu’à cette remarque beaucoup de nègres, mus par l’émotion, se sentiront révoltés et nous en voudrons. Nous présentons dès maintenant nos sincères excuses, mais invitons au dépassement de la théorie sur notre identité et notre place dans ce monde, pour passer à l’application après une sincère introspection. Pour cela, ouvrons une toute petite parenthèse qui peut sembler hors sujet, à prime abord. Mais l’est-elle vraiment ?

    Il s’agit actuellement du cas du Mali qui ouvre une des brèches les plus pénibles de notre histoire moderne et, partant, suscite un malaise, un problème extrêmement profond, plus profond que ce qui est présenté et qui n’est autre que conséquences : destruction de mausolées, de sites classés, mutilations de personnes… Que d’opprobre ! Mais quel est le plus grand opprobre, si ce n’est celui qui a rendu cette situation possible? Si des travailleurs ou des étudiants s’étaient levés pour une démonstration, police et gendarmerie maliennes seraient debout, lacrymogènes et « balles réelles par inadvertance » seraient déployées pour briser le soulèvement. Pour faire déguerpir un président de son palais, chars et mitrailleuses sont déployés. Voilà que des rebelles prennent deux villes, et même pas le mouvement d’un char militaire ou, à défaut, un peloton de police, ou un contingent de gendarmes ou des Ndéroises.

    La CEDEAO et les Nations Unies peuvent intervenir, mais elles auraient du trouver sur place les douilles, voire des cuillères et des fourchettes, laissées par les forces de l’armée nationale malienne. Cette Afrique est-elle donc révolue, cette Afrique où « Les plus purs d’entre nous surent mourir pour n’avoir pas pu avaler le pain de honte » ; cette Afrique qui savait encore s’écrier : « On nous tue, Almamy ! On ne nous déshonore pas. Ni ses montagnes ne purent nous dominer, ni ses cavaliers nous encercler ni sa peau claire nous séduire ni nous abâtardir ses prophètes » ? Plus tard, bien plus tard, après un autre assaut de djihadistes à Bamako, le Burkina connut son tour, présentant une situation où l’Etat, dans la pratique africaine actuelle est pure notion : « Nos hommes avaient envie d’en découdre. Nous avons été formés pour cela, affirme une source au sein de la gendarmerie. On avait un problème de matériel : pas d’appareils de vision nocturne, pas de boucliers balistiques, pas de matériel d’effraction pour ouvrir les portes. Faute de matériel, les gendarmes d’élite burkinabè ont attendu l’arrivée des forces spéciales françaises basées en banlieue de Ouagadougou dans le cadre de l’opération Barkhane, selon une autre source. Une partie de ces forces spéciales étaient au Mali et il a fallu les attendre. Finalement, l’assaut sur l’hôtel Splendid a débuté vers 1 heure du matin. Mais les jihadistes avaient déjà quitté les lieux, piégeant derrière eux certaines portes avec des grenades, ce qui explique pourquoi la sécurisation de l’hôtel a pris plusieurs heures ».

    Voilà une situation qui nous prouve que nous vivons trop de notion à la place du sens réel des choses et des formes qui, la plupart du temps, nous échappent. Des généraux et colonels dormiront ce soir dans leurs maisons de fonction bien climatisées et iront percevoir leur salaire dans leurs supers véhicules de fonction sur les lèvres un cri d'anti-héro : « On ne nous tuera pas, Almamy, laisse nous encore goûter au pain de la honte. Laisse nous déshonorés, car ses armes nous ont dominés, ses cavaliers encerclés, pris Kidal et Tombouctou et leur peau claire éblouis, leurs prophètes abâtardis » !

    Le Nègre souffre encore de graves plaies dont la plus dangereuse est le formalisme qui semble ne jamais vouloir se marier avec le vrai sens à appliquer ! Cette situation, directement ou indirectement, a poussé le Président de la République de Finlande, Sauli Niinistö à côtoyer l’idée qui nous anime lorsque, en s’adressant aux auditeurs lors d’un cours sur la politique de défense de la Finlande concomitamment à la situation du Mali, il dit : « La Finlande a besoin de compagnons, mais est toute prête à s’occuper elle-même et toute seule de sa propre défense armée ».

    Justement ce pays devait servir d’exemple à l’Afrique colonisée. Elle a vécu la domination suédoise puis celle de la Russie, affrontant ainsi un pire ennemi que celui qui prit le Mali et s’en est sortie glorieusement durant la Guerre d’Hiver et la Guerre de continuation. Durant leur période, les suédois étaient allés dans l’asservissement de ce peuple jusqu’à mener une étude basée sur la largeur du front des finnois et étaient arrivés à la conclusion qu’ils étaient intellectuellement inaptes ; ce pays qui est à la pointe de la technologie actuelle, terre de Linux, des brises glace, de Nokia et de Wärtsilä, entre autres.

    Ici nous devons confesser une chose : quelques semaines après la naissance des lignes précédentes, nous revenons à ce paragraphe pour en rajouter. C’est que là où une armée nationale n’a pas osé lever le doigt, la France fait débarquer 750 soldats sur le terrain et commence à ratisser cette jadis superbe nation de Soundiata Keita pour affronter les agresseurs. Et, dans les médias, pour ne pas nous servir un discours digne de celui de Sarkozy, on mentionne intentionnellement, dans toutes les manœuvres qui suivront : « les forces françaises et l’armée malienne » tandis que nos dirigeants prennent le ridicule et des avions pour théoriser dans des colloques, réunions et conférences sur leurs préparatifs tardifs et retardés et discourir sur la bienséance, la légitimité, la légalité de l’intervention française !

    Pardon, nous semblons avoir quitté notre sentier à cause de cette urgence de vouloir apaiser ce soufflet supplémentaire sur la joue de notre digne identité. Revenons donc à notre étude, à notre Négritude : « Comme Aimé Césaire, Frantz Fanon et Léopold Sédar Senghor ont su le montrer, le peuple Noir a un vrai problème d'identité, victime des conséquences négatives d'un passé douloureux qui l'a relayé au dernier rang et c'est une situation toujours très mal vécue par les Noirs. Aimé Césaire a rejeté le mot ‘Noir’ car pour lui ‘Noir’ signifiait une couleur à laquelle les blancs ont donné une valeur péjorative, négative car quand on dit ‘Magie noire’ on parle du mal, ‘idée noire’ et on pourrait évoquer une longue liste de la même manière que le code Noir avait rendu l'homme noir à l'état d'objet, de chose lui enlevant son humanité , son existence ‘Je pense donc je suis’ au sens du Cogito ergo sum de Descartes. C'est pourquoi Aimé Césaire préfère employer le mot ‘Nègre’ pour désigner l'homme noir en rejetant les préjugés , les ambiguïtés et la négation et la conscience d'infériorité imposée par l'homme blanc à l'homme noir qui s'est concrétisé par un système économique ou le capital et le pouvoir et tous les droits étaient réservés aux blancs placés au dessus des Nègres ».

    Si donc la Négritude est si centrale que l’on ne peut présenter Senghor ou Césaire sans sa mention, ne fallait-il pas s’attendre à ce que l’un ou l’autre, à défaut de l’un et l’autre, apportât une thèse, une vision profonde, et l’étayer par un raisonnement logique avec toutes les prémisses requises ? Et y a t‘il un intellectuel Nègre qui, dans les pâleurs solitaires de sa chambre, ne se soit aventuré sur sa condition de Nègre jusque dans le monde moderne et cela de « Batouala » de René Maran , « Une vie de boy » de Ferdinand Oyono, en passant par les dernières bouffées d’encens nostalgiques de cette profonde Afrique que retracent David Diop dans « Afrique mon Afrique » et Guy Tyrolien dans sa « Prière d’un petit enfant nègre » ? « Ethiopiques», pour nous, est la base poétique argumentaire senghorienne de la Négritude, la synthèse de tout ce qu’il voulu jeter au devant de la scène pour éclairer des gens qui, apparemment et encore une fois, « ont fait un mur de ce qui n’était que rideau transparent »


  2. NÉCESSITÉ DE RECADRER L’HOMME

    Senghor nous offre « L’Homme et la bête », une façon de remonter vers les concepts des philosophes de l’Occident en la matière, et repose indirectement la question : « Qu’est-ce qui distingue l’homme de l’animal » puisqu’à « Ceux qui, durant des siècles, ont vainement tenté, parce qu'il était nègre, de le réduire à l'état de bête, il faut qu'il les oblige à le reconnaître pour un homme »

    Avec les conquêtes rimant à la colonisation qui va accoucher de la traite des Nègres et de l’esclavage, c’est réellement le point pertinent de l’humanité du Nègre qui est mis en question. Ici, il y a une certaine subtilité qu’il ne faut pas perdre de vue : les Européens entre eux, les Africains entre eux, bref toutes les races voisines se sont entrefaites prisonnières, parfois esclaves, jusqu’en leur propre sein. Pour ce qui est de la traite négrière, l’étendue n’a pu atteindre ses degrés que sur la base du concept de ce qu’est un être humain : « C'est à partir de constructions idéologiques attribuant un statut inférieur aux peuples colonisés que le colonisateur a pu légitimer son entreprise. En niant leur culture, leurs coutumes ou leur religion, en méprisant leur rapport au monde, le colonisateur s'est cru investi d'une mission civilisatrice fondée sur sa supériorité naturelle. La colonisation s'inscrit dans le droit fil de l'esclavage et de la traite des Noirs du XVIIIe siècle. L'homme blanc s'arroge tous les droits puisque l'autre est un sous-homme, un quasi-animal, de toute façon un être inférieur qu'il faut dresser, exploiter, civiliser, au mieux évangéliser. Dans la même lancée, en 1855, le Comte de Gobineau, dans « Essai sur l'inégalité des races humaines » écrivait : « Toute civilisation découle de la race blanche, aucune ne peut exister sans le concours de cette race ». Paradoxalement, c'est à partir d'une conception républicaine des droits de l'homme et des Lumières que les colonisateurs de la Troisième République partent à la conquête de l'Afrique. Et c'est dans un premier temps au nom de ces mêmes principes que les luttes nationales d'indépendance sont menées à la fin de la Seconde Guerre mondiale contre les puissances coloniales ».

    Pourquoi, après tant d’écrits de philosophes sur la différence entre l’homme et l’animal, Senghor ouvre-t-il le ballet, pas en s’accoudant sur la recherche des points pertinents de cette différence, mais en allant plus loin, nous replaçant à la naissance, pas de la différence, mais du processus même de la différenciation, le moment de la séparation Homme-Animal ? A la manière de Laga Ndong sous le crépuscule ambigu, Sédar s’est encore adonné à son caprice qui est d’étaler des trésors mystiques et mystérieux pour se jouer de l’avidité, voire inviter l’agilité de l’esprit à la gymnastique. Voilà un écrivain qui semble avoir beaucoup de respect pour son lecteur. Il ne le sous-estime jamais, éparpillant çà et là, dimensions surréelles, des trésors qu’ils jugent être à sa portée. Dans postface n’a-t-il pas dit : « Ceci n’est pas une préface. Je ne m’adresse pas aux lecteurs… » ?

    Rappelons que nous venons juste de sortir des « Hosties noires », hosties qui ne furent possibles que grâce à une histoire de colonisation qui aura remis en question les valeurs, la dignité voire même l’humanité du Nègre ; que nous venons de sortir de la Deuxième Guerre mondiale qui aura laissé le poète écœuré par la sauvagerie de l’Homme de la Raison. Il va s’agripper sur l’humanisme réducteur et s’en servir comme un tremplin pour ramener Hellène à la raison, le faire sortir de l’absurde mécanique d’une existence qui poussera à l’accouchement du bébé dAlbert Camus, « L’étranger ».


    1. HOMME VERSUS ANIMAL

      Au sortir de la Deuxième Guerre mondiale, les Terriens avaient sincèrement du pain sur planche quant à la définition de la vraie nature de l’Homme. Ceux qui nous avaient taxés « d’homme de la mort » venaient de se présenter comme jamais boucher n’a été sur terre. Malgré cela, il y aura aussi la période de blanchissement des troupes au cœur de la France qui fera plus tard dire à Senghor :

           Dans la nuit nous avons crié notre détresse.
           Pas une voix n’a répondu.
           Les princes de l’Eglise se sont tus,
           Les hommes d’Etat ont clamé la magnanimité des hyènes.
           Il s’agit bien du nègre ! il s’agit bien de l’homme !
           Non ! quand il s’agit de l’Europe

      Cette dénaturation de l’homme est mieux appréhendée dans le livre de Vercors « Les animaux dénaturés »: « Dans cet ouvrage, à travers des références plus ou moins explicites, Vercors trace une sorte de liste des différentes définitions de l’homme qui ont pu être soutenues par des philosophes au cours de l’histoire. Ecrivain français, son véritable nom est Jean Bruller. Son roman est publié en 1952, après la fin de la Seconde Guerre mondiale et la révélation de ses atrocités. A cette époque, le monde philosophique et littéraire est traversé par une grande remise en question. Alors que l’homme était principalement défini jusque là par ses qualités, les hommes se trouvent confrontés à des actes d’une grande barbarie, non pas nouvelle dans son fondement, mais d’une ampleur encore jamais réalisée. Ce phénomène entraîne de nouvelles interrogations sur ce qu’est l’homme. Il n’est pas étonnant de noter que la littérature de cette époque est imprégnée de toutes ces questions ».

      Voilà le soufre éparpillé par Sédar. Après « Hosties Noires » il nous offre « Ethiopiques » en l’ouvrant par une lutte infernale de « L’Homme et la Bête ». Les hosties noires furent cuites au four de ceux-là mêmes qui utilisèrent dans la lutte, la sauvagerie brute à la place de l’esprit, ceux-là mêmes qui, bien que désespérément cherchant encore une définition pertinente de l’Homme, néanmoins trouvèrent celle du Nègre qui n’était qu’un sous-homme. Mais ce n’était ni la première ni la dernière fois : « Oui Seigneur, pardonne à la France qui hait les occupants et m’impose l’occupation si gravement… ». Dans son entretien, Luc Ferry nous dira : « La volonté parle encore quand la nature se tait. Cette affirmation de Rousseau résume à elle-seule la pensée du philosophe au sujet d’un thème dont le siècle des Lumières s’est saisi, celui de la différence entre l’homme et l’animal. Il s’agissait en effet de poser les fondements d’une philosophie nouvelle, l’humanisme, destinée à se substituer à la cosmologie grecque et au christianisme, tous deux en perte de vitesse face au doute alimenté par les découvertes de la science et l’évolution des mœurs.

      « Mais une doctrine du salut originale, qui se revendique comme exclusivement anthropocentrique, ne peut exister qu’à condition de définir la singularité chez l’homme et ainsi lui permettre d’être la pierre angulaire de cette pensée novatrice. La philosophie va donc s’atteler à déterminer la ou les spécificités de l’être humain par rapport à son environnement, en axant toute la réflexion sur ce qui nous différencie de l’animal car c’est celui qui au monde nous ressemble le plus.

      « La production philosophique sera donc très dense sur cette question. Descartes par exemple s’y intéresse et conclut que l’animal n’est pas un homme parce qu’il ne souffre pas. Il considère la bête comme une machine, certes particulièrement complexe, mais qui n’en est pas moins régie par des mécanismes dont la souffrance serait exclue. D’autres théoriciens prolongent la tradition aristotélicienne, à savoir que l’homme est un animal comme les autres mais avec la raison en plus. Quant à Rousseau, il ne partage pas ces deux conceptions. Il observe la nature et se rend compte que l’intelligible et l’émotion y sont bien présents. Les animaux développent des signes d’intelligence, il est vrai à des degrés moindres par rapport aux aptitudes humaines. L’animal souffre également, notamment celui de compagnie qui ressent de la tristesse lorsqu’il se trouve séparé de son maître. Rousseau réfute ainsi les idées qui l’ont précédé quant à la singularité de l’être humain et énonce une théorie qui parachève le débat.

      « Selon lui, l’homme se distingue du règne animal par la liberté qui le caractérise, c'est-à-dire par sa capacité à dépasser sa nature pour tendre vers la perfectibilité. Le progrès est une composante humaine, comme le démontre l’évolution des villes comparée à l’immobilisme des sociétés animalières. « L’animal quant à lui n’a pas cette faculté de se sortir du cadre naturel qui est le sien, de se soustraire à ses penchants instinctifs. L’homme au contraire peut s’arracher du réel, se poster en observateur du monde et ainsi procéder à des jugements ; il connaît l’alternative et choisit en conséquence. On ne peut décider pour agir, au-delà de tout enchaînement primitif, qu’à condition de ne pas être immergé dans son milieu sans avoir la capacité d’en sortir la tête. La liberté, c’est être disposé à commettre l’excès ».

      Continuons notre interrogatoire en puisant toujours dans le grenier occidental : « Quelle différence y a-t-il entre l’homme et l’animal ? Est-ce qu'en philosophie, on a une idée de ce qui fait la spécificité de l'humain par rapport à l'animal ? Parce qu'apparemment, la science peine à trancher la question...

      « Alors, on va commencer par le commencement : Adam a été créé par la réunion de deux éléments : de la terre - glaise sans doute - pour fabriquer le corps (qu’il a en commun avec les animaux); et le souffle de Dieu, insufflé dans ses narines pour l’animer. Le souffle de Dieu, c’est l’âme ; comme élément divin, elle est incorruptible et immortelle, et seul l’homme en bénéficie. Voilà donc une première distinction. Son problème est d’être très vague : qu’est-ce donc exactement que l’âme ?

      « Mais très vite on a voulu une définition plus scientifique : en procédant comme font les classifications zoologiques, on définit l’homme par le genre au quel il appartient, et on ajoute la différence spécifique qui permet de distinguer l'espèce du genre entier. Ici on arrive à la définition bien connue : l’homme est un animal (=genre) raisonnable - c’est à dire doué de raison - (=différence spécifique). Le problème c’est que si un homme perd la raison, qu’il devienne fou par exemple, alors en toute rigueur, il cesse d’être un homme et on peut lui faire subir le sort qu’on réserve aux animaux.

      « Aristote s’en est mêlé, et reprenant cette méthode de définition, il a proposé de dire que « l’homme est un animal politique », entendez qu’il est le produit de la cité où il a grandi, qui lui a inculqué les coutumes, les lois à respecter, les Dieux à honorer, etc. Ici encore, on peut cesser d’être un homme en cessant de partager la vie de ses semblables. L’homme qui vit seul est un monstre ou un dieu, dit-il en substance.

      « On a multiplié ces définitions, en prenant la différence spécifique tantôt comme un indicateur de l’origine de l’humanité comme ci-dessus, tantôt comme un simple élément discriminant : homo economicus, homo ludens, et... L’inconvénient de ces définitions est qu’elles permettent n’importe quoi, comme l’ont montré certains philosophes athéniens qui auraient défini l’homme comme un « bipède sans plume » - Diogène le Cynique arrive alors dans leur école et lance un poulet plumé au milieu de leur assemblée en criant : « voici l’homme ! » « Plus proche de nous, certains comme Descartes ont fait de la possession du langage le caractère spécifique de l’humanité : comprenons par langage non pas un système de signes permettant la communication, parce qu’il est évident que les animaux en disposent, mais des symboles évoquant en leur absence des choses ou des idées. Signe de la pensée, le langage est le critère le plus facilement observable de l’humanité. « Pour ma part, je préférerai le critère proposé par Rousseau : il s’agit de la perfectibilité, terme qu’il crée pour la circonstance, et qui caractérise la possibilité pour l’être humain d’évoluer de générations en générations, ce qui fait que le petit d’homme qui naît aujourd’hui, tout en étant biologiquement identique à l’homo sapiens d’il y a 100.000 ans, sera bien différent pour tout le reste. On voit que la culture et l’histoire sont ici des manifestations de cette perfectibilité, et que l’animal en étant dépourvu, reste identique à ce que veut son espèce. Mais pour finir, disons qu’il est aussi bien tentant de gommer les différences de l’homme à l’animal, et donc de comprendre l’homme à partir de l’animal : ce que font les éthologues et déjà très bien Charles Le Brun dans sa planche du château de Versailles.»

      Le « Livre d’Urantia » nous dit, quant à cette différenciation progressive : « … De nombreuses émotions nouvelles apparurent de bonne heure chez les deux jumeaux humains. Ils éprouvaient de l’admiration tant pour les objets que pour les autres êtres et faisaient montre d’une extrême vanité. Mais le progrès le plus remarquable dans leur développement émotionnel fut l’apparition soudaine d’un nouveau groupe de sentiments vraiment humains, les sentiments d’adoration comprenant la crainte, le respect, l’humilité et même une forme primitive de gratitude. La peur, jointe à l’ignorance des phénomènes naturels, était sur le point de donner naissance à la religion primitive. « Non seulement ces sentiments humains se manifestaient, mais beaucoup de sentiments plus hautement évolués étaient également présents sous une forme rudimentaire. Ces humains primitifs avaient modérément conscience de la pitié, de la honte et de l’opprobre, et une conscience très aigüe de l’amour, de la haine et de la vengeance; ils étaient également susceptibles d’éprouver des sentiments marqués de jalousie. « Les deux premiers humains — les jumeaux — furent une grande épreuve pour leurs parents primates. Ils étaient si curieux et si aventureux qu’ils faillirent perdre la vie en de nombreuses occasions avant d’avoir huit ans. Quoi qu’il en soit, ils étaient sérieusement couverts de cicatrices au moment où ils eurent douze ans. Ils apprirent très tôt à communiquer verbalement. À l’âge de dix ans, ils avaient élaboré un langage plus perfectionné de signes et de mots comportant une cinquantaine d’idées, et largement amélioré et élargi les techniques rudimentaires de communication de leurs ancêtres. En dépit de leurs efforts, ils ne purent enseigner à leurs parents que très peu de leurs signes et symboles nouveaux… ».

      Puis va nous offrir, lui aussi, la dissociation : « Nous n’avions pas cessé de suivre le développement mental des jumeaux en observant les opérations des sept esprits-mentaux adjuvats affectés à Urantia au moment de notre arrivée sur la planète. Durant le long développement évolutionnaire de la vie planétaire, ces infatigables ministres du mental avaient sans cesse noté leur propre aptitude croissante à entrer en contact avec les facultés cérébrales des animaux, facultés qui s’amplifiaient à mesure que les créatures animales progressaient.

      « Au début, seul l’esprit d’intuition pouvait agir sur le comportement instinctif et soumis aux réflexes de la vie animale élémentaire. Quand les types plus élevés se différencièrent, l’esprit de compréhension put attribuer à ces créatures la faculté d’associer spontanément des idées. Plus tard, nous vîmes opérer l’esprit de courage; les animaux en cours d’évolution acquirent réellement une forme rudimentaire de conscience protectrice. À la suite de l’apparition des groupes de mammifères, nous vîmes l’esprit de connaissance se manifester dans une mesure accrue. Puis l’évolution des mammifères supérieurs permit le fonctionnement de l’esprit de conseil, avec la croissance correspondante de l’instinct grégaire et les débuts d’un développement social primitif.

      « Nous avions observé, avec une attention croissante, le service accru des cinq premiers adjuvats pendant toute l’évolution des mammifères précurseurs, des mammifères intermédiaires et des primates. Toutefois, les deux derniers adjuvats, ministres supérieurs du mental, n’avaient jamais pu fonctionner sur le type urantien de mental évolutionnaire. Imaginez notre joie lorsqu’un jour — les jumeaux avaient à peu près dix ans — l’esprit d’adoration entra pour la première fois en contact avec le mental de la jumelle, et peu après avec celui du jumeau. Nous savions que quelque chose d’intimement lié au mental humain arrivait à son apogée. Environ un an plus tard, quand ils se résolurent finalement, sous l’effet d’une pensée recueillie et d’une décision murement réfléchie, à fuir le foyer familial et à partir vers le nord, alors l’esprit de sagesse commença à fonctionner sur Urantia et dans le mental de ces deux humains désormais reconnus comme tels ».

      Quels sont, chez Senghor, les points pertinents de la différentiation ? Voyons quelques passages du poème :

           Je te nomme Soir ô Soir ambigu, feuille mobile je te nomme.
           Et c’est l’heure des peurs primaires, surgies des entrailles d’ancêtres.
           Arrière inanes faces de ténèbres à souffle et mufle maléfique !
           Arrière par la palme et l’eau, par le Diseur-des-choses-très-cachées !
      .

      Les peurs primaires sorties des entrailles d’ancêtres, ces peurs qui poussaient nos ancêtres à se réfugier sur les arbres ou dans les caves à la tombée de la nuit, cette nuit dans laquelle, jusqu’à présent l’homme se sent très vulnérable, sont certainement partagées et ressenties par les animaux. La différence réside toutefois dans le fait que l’Homme se tourne vers une dimension spirituelle pour se renforcer à travers l’incantation et conjure d’autres êtres invisibles, des êtres d’une autre dimension qui est spirituelle. Il a la palme et l’eau pour conjurer les maléfices et un être spirituel, Diseur-des-choses-très-cachées. Ce sont des choses qui n’ont pas été données aux bêtes. Rappelons-nous que c’est justement lorsque l’esprit d’adoration et l’esprit de sagesse commencèrent à fonctionner sur Urantia et dans le mental des humains qu’ils furent désormais reconnus comme tels, c’est-à-dire des différenciés de la bête.

      Senghor aussi repose la différence sur le mental. Les éléments du décor, boues infectes, potopoto, sont les éléments naturels qui amenuisent les forces de l’homme et le menacent directement : « Mais informe la Bête dans la boue féconde qui nourrit tsétsés stegomyas crapauds et trigonocéphales, araignées à poison caïmans à poignards ». Par contre la bête, adversaire direct, est dans son décor naturel, cette bête informe dans la boue ; la boue où peut s’enliser l’homme lors du combat ; cette présence de tsétsés, stegomyas, crapauds et trigonocéphales, ces araignées à poison et les caïmans à poignards… C’est comme une équipe qui fait match à domicile. Le terrain choisi c’est le terroir, l’environnement que l’homme doit abandonner ou contre lequel il doit se protéger lorsque la différenciation sera consommée car il lui enlève toute possibilité, le rend « lourd » c'est-à-dire gourd, sans agilité, et embourbe sa force, ne lui laissant que la ruse, son mental, sa pensée : « Les pieds de l’Homme lourd patinent dans la ruse, où s’enfonce sa force jusques à mi-jambe. Les feuilles les lient des palmes mauvaises… Plane sa pensée dans la brume… Le front d’or dompte les nuages, où tournoient des aigles glacés, O pensée qui lui ceint le front ! La tête du serpent est son œil cardinal ».

      Ainsi, lorsque l'humanité sera secoué jusque dans les profondeurs de ses racines lors de la Deuxième guerre mondiale, la disparition de cette humanité se mesurait tout simplement à l'absence de sourire, de joie sur la face de ses frères d'armes blonds, joie de vivre qu'essayaient de faire clore les frères noirs par des contes de veillées noires :

           C'est un grand village de boue et de branchages, un village crucifié par deux deux fosses de pestilences.
           Haines et faims y fermentent dans la torpeur d'un été mortel.
           C'est un grand village qu'encercle l'immobile hargne des barbelés
           Un grand village sous la tyrannie de quatre mitrailleuses ombrageuses.
           Et les nobles guerriers mendient des bouts de cigarette
           Ils disputent les os aux chiens, ils se disputent chiens et chats de songe.
           Mais seuls ils ont gardé la candeur de leur rire, et seuls la liberté de leur âme de feu.
           Et le soir tombe, sanglot de sang qui libère la nuit.
           ls veillent les grands enfants blancs, les grands enfants blonds leurs grands enfants blancs
           Qui se tournent et se retournent dans leur sommeil, hanté des puces du souci et des poux de captivités.
           Les contes des veillées noires les bercent, et les voix graves qui épousent les sentiers du silence
           Et les berceuse doucement, berceuses sans tam-tam et sans battements de mains noires....
           ...Ils ne partiront pas. Ils ne déserteront pas les corvées ni leur devoir de joie.
           Qui fera les travaux de honte si ce n'est ceux qui sont nés nobles ?
           Qui donc dansera le dimanche aux sons du tam-tam des gamelles ?


    2. PROBLEME D’ETHIQUE

      La lutte, dans l’essentiel, est que l’homme doit affronter la bête et s’en sortir victorieux, devenir homme ou bien perdre, c’est-à-dire rester au stade de la bête. A partir de là, le problème découle sur un terrain philosophique et embrasse, à dessein, l’éthique ou science morale, qui vient du grec èthos, « lieu de vie; habitude, mœurs; caractère, état de l'âme, disposition psychique », en latin ethicus ou morale. C'est une discipline philosophique pratique, action, et normative, règles, dans un milieu naturel et humain. Elle se donne pour but d'indiquer comment les êtres humains doivent se comporter, agir et être, entre eux et envers ce qui les entoure ».

      Dans la pose des colonnes qui supporteront la Négritude, Senghor ne pouvait certainement pas laisser de côté ces piliers de l’étique, de la base de la morale que forment la téléologie et la déontologie. Par cette méthodologie, il embrasse toutefois la méta-éthique qui est « l’analyse des concepts éthiques de base, de leurs présupposés épistémologiques et de leur signification, sous l’angle de la philosophie. Elle est « au-dessus » de l’éthique, meta en grec, car elle a pour objet non pas de poser des normes éthiques mais de les analyser. Elle s’intéresse par exemple à la nature des normes éthiques en tant que normes, aux fondements de ces normes, à la structure des arguments éthiques, aux caractéristiques des propositions éthiques etc ».

      Voilà donc le moyen d’embraser les buissons de leçons appliquées de l’Occident en replaçant et retraçant l’homme Nègre dans son milieu naturel, pour le suivre jusqu’au sein de New York, le joyau de celui qui se veut seul Homme, les autres étant des sous-hommes. Dans cette approche, bien que l’on puisse retrouver les grandes branches de l’éthique, deux marqueront d’une présence indéniable les poèmes qui forment « Ethiopiques »:


      1. LA TELEOLOGIE

        « L’éthique téléologique met l’accent sur les buts et les finalités d’une décision. Elle s’oppose à l’éthique déontologique. Dans cette optique, toute réflexion éthique se fonde sur les effets d’une action ; en effet toute action ne peut être jugée bonne ou mauvaise qu’en raison de ses conséquences. Par exemple, Aristote développa une éthique téléologique du bonheur car pour lui « le bonheur est ce qui caractérise le bien être parfait et le fait qu’il doit toujours être possédé pour soi et non pour une autre raison ». Elle donna notamment naissance à l’utilitarisme chez les anglo-saxons » .

        Parce que, pour la téléologie, l’accent est mis sur les buts et les finalités, celle-ci ne peut être appliquée que dans la mesure où elle aide à comprendre la raison d’être de la lutte qui doit se dérouler entre l’Homme et la Bête. Dans l’approche de Léopold Sédar Senghor, la finalité est reléguée au second plan. Il ne s’agit pas de terrasser pour terrasser. Ici il est question de stratégie, des moyens à déployer qui serviront de critères distinctifs et règles d’une victoire acceptable avant d’être proclamée. Pensez un peu au contrôle fait sur les lutteurs des arènes sénégalaises par les arbitres avant le combat ; au contrôle de doping sur les athlètes : la victoire est le but visé, mais ce but n’aura de valeur que sur un strict respect des règles établies. Donc examinons plus profondément la sœur jumelle de la téléologie.


      2. LA DEONTOLOGIE

        « Les morales du devoir fondent le caractère moral de nos actions par le concept d’obligation. Ce type de morale se conçoit indépendamment de toute conséquence qui pourrait résulter de nos actions. Par exemple, selon Kant, on ne doit pas mentir pour éviter un meurtre, car l’obligation de dire la vérité est absolue et ne tolère aucune condition particulière. Cela veut dire que le colonisateur, l’Occidental, le Blanc, s’il avait appliqué la déontologie, nous aurait trouvé au moins un point au-dessus des animaux, surtout s’il prenait en compte le fait que la définition ou plutôt la distinction Homme-Animal ne lui était pas encore claire et surtout parce que l’approche déontologique est « Un ensemble de règles appliquées a priori et ayant le statut d’obligations morales. Par exemple, le décalogue et la règle d’or ou l’éthique de réciprocité. L'éthique des droits provient des droits de l'homme. Cette invention moderne est attribuée originalement à Rousseau et établit pour la première fois pour l’homme un ordre moral indépendant du cosmos, de la nature. Dorénavant, l’homme ne se distingue plus comme étant un animal doté de la raison comme chez Aristote, mais comme être ayant la liberté de s’arracher à la nature et d’instaurer une autre légalité que celle naturelle, c’est-à-dire celle de l’homme. Ce principe d’égalité est uniquement un droit juridique et non naturel ».

        Nous nous agrippons à la déontologie dans la mesure où, nous l’avons déjà dit, il ne s’agit pas ici d’un combat dont la victoire est prédominante, mais l’arsenal, c’est-à-dire les moyens pour y parvenir. L’Homme aurait put se munir uniquement de sa force ou bien tricher en prenant la bête par surprise pour arriver à la victoire, mais alors il ne serait resté qu’au stade de la bête. Le combat n’est pas un combat où l’on déploie et laisse libre cours à un instinct bestial, à l’odeur du sang et c’est là le vrai piège pour l’Homme : cette montée d’adrénaline qui peut assombrir toute pensée. Il a d’ailleurs failli succomber et remonter au degré sauvage lorsque l’odeur du sang de la bête, comme un vin chaud, pétilla dans son cœur : « Force de l’Homme lourd les pieds dans le potopoto fécond, force de l’Homme les roseaux qui embarrassent son effort. Sa chaleur la chaleur des entrailles primaires, force de l’Homme dans l’ivresse. Le vin chaud du sang de la Bête, et la mousse pétille dans son cœur. Hé ! Vive la bière de mil à l’Initié… ». Mais la persévérance sur l’exploit de l’humanisation va triompher : « Un long cri de comète traverse la nuit, une large clameur rythmée d’une voix juste. Et l’homme terrasse la Bête de la glossolalie du chant dansé. Il la terrasse dans un vaste éclat de rire, dans une danse rutilant dansée sous l’arc-en-ciel des sept voyelles ».

        Contrairement à ce que l’on pourrait s’attendre en entamant la lecture du poème, l’homme ne tue pas la bête, il la terrasse … « dans un vaste éclat de rire … dans une danse rutilant dansée … sous l’arc-en-ciel des sept voyelles ». Le rire, la danse, les chansons, le langage… Si la bête est terrassée, c’est bien celle que l’homme porte en lui-même, ces lambeaux avec lesquelles il est remonté de son évolution et qui enfreignent ses actes posés, ces décisions guidées parfois, le long de l’histoire, par des réflexes bestiaux. Dans cette jungle où l’Occidental a condamné pour le Nègre la piste qui mène à l’Humain, cette piste qui, pour lui-même, se transforme en cul de sac, où donc est l’humain ? Est-ce le peuple qui : « ne distinguent pas sa gauche de sa droite, qui a mille noms pour le palmier mais qui ne le nomme pas ? » ; ce peuple qui sait « faire les travaux de honte parce que né noble et encore danser le dimanche aux sons du tamtam des gamelles »? Est-il présent sur ce continent, cette Afrique dont « la voix plane au-dessus de la rage des canons longs » ? Est-ce le peuple dont le « sang a ablué la nation oublieuse de sa mission d'hier » ? Est-ce le peuple qui sait encore dire : « Tu m’as dit : Ecoute mon ami, lointain et sourd, le grondement précoce de la tornade comme un feu roulant de brousse, et mon sang crie d’angoisse dans l’abandon de ma tête trop lourde livrée aux courants électriques. Ah ! Là-bas l’orage soudain, c’est l’incendie des côtes blanches de la blanche paix de l’Afrique mienne. Et dans la nuit où tonnent de grandes déchirures de métal, entends plus près de nous, sur trois cents kilomètres, tous les miaulements félins des balles, entends les rugissements brefs des canons et les barrissements des pachydermes de cents tonnes. Est-ce l’Afrique encore cette côte mouvante, cet ordre de bataille, cette longue ligne rectiligne, cette ligne d’acier et de feu ? »

        Qui, disons-nous, est plus apte que ceux dont le poète dira : « Mais seuls ils ont gardé la candeur de leur rire et seuls la liberté de leur âme de feu. Et le soir tombe, sanglot de sang qui libère la nuit. Ils veillent les grands enfants roses, leurs grands enfants blonds leurs grands enfants blancs qui se tournent et se retournent dans leur sommeil, hanté des puces du souci et des poux de captivité. Les contes des veillées noires les bercent, et les voix graves qui épousent les sentiers du silence et les berceuses doucement, berceuses sans tam-tam et sans battements des mains noires – ce sera pour demain, à l’heure de la sieste, le mirage des épopées et la chevauchée du soleil sur les savanes blanches aux sables sans limites » ?

        Conviendrait-il d’aller chercher cet Homme-différencié-de-la-Bête parmi « la nation oublieuse de sa mission d’hier » ? Conviendrait-il, disons-nous, de le chercher dans la jungle moderne où il n’y a pas « un rire en fleur, sa main dans ma main fraîche, pas un sein maternel, des jambes de nylon. Des jambes et des seins sans sueur ni odeur. Pas un mot tendre en l’absence de lèvres, rien que des cœurs artificiels payés en monnaie forte et pas un livre où lire la sagesse… Si agitées de feu follets tandis que les klaxons hurlent des heures vides et que les eaux obscures charrient des amours hygiéniques, tels des fleuves en crue des cadavres d’enfants.». Certainement pas. Et encore moins dans ce Luxembourg où le poète voit « tomber les feuilles dans les faux abris, dans les fosses dans les tranchées où ruisselle le sang d’une génération, l’Europe qui enterre le levain des nations et l’espoir des races nouvelles », ou dans cette Europe où débarquèrent les frères noirs à qui il dira : « Je ne vous ai pas reconnus sous votre prison d’uniformes couleur de tristesse, je ne vous ai pas reconnus sous la calebasse du casque sans panache, je n’ai pas reconnu le hennissement chevrotant de vos chevaux de fer, qui boivent mais ne mangent pas. ».

        Senghor apporte un jugement sans équivoque, répond à toutes les questions posées ci-dessus, rejoignant l’arène du combat entre l’Homme et la Bête d’où il va chercher le vainqueur, son champion qu’il n’arrive pas à reconnaître, car le vainqueur de la Bête ne peut être celui qui porte l’accoutrement en face de lui, cela ne peut pas être Celui-qui-s’est-différencié-de-la-bête. Il a de la peine à reconnaître, il ne veut pas accepter cet état de fait : « Et ce n’est plus la noblesse des éléphants, c’est la lourdeur barbare des monstres des prétemps du monde. Sous votre visage fermé, je ne vous ai pas reconnus… ».


    3. LA DIFFÉRENCIATION CHEZ SENGHOR

      Entre l'homme et l'animal, d'aucuns disent que la seule différence est que l'homme est plus évolué et plus apte à comprendre et apprendre des choses plus complexes. Des scientifiques ont cherchés à comparer deux bébés, l'un est un homme, l'autre un chimpanzé. ... L'homme est finalement un animal qui s'est spécialisé dans l'analyse et la compréhension du cerveau.

      Conscient des grands courants philosophiques de son temps, Léopold se prémunit de leurs concepts. Ces concepts quant à la différence homme-animal peuvent être présentés sur la base de trois grands courants incarnés par Descartes, Kant et Bergson.

      • Pour Descartes, l'animal est un corps sans esprit, comparable à une machine. A la différence de l'homme, l'animal est absolument incapable de dire : « Je pense donc je suis ». La pensée, exprimée par le langage, manque à l'animal. En cela, l'animal est non seulement différent, mais inférieur à l’homme. Le propre de l’homme, c'est d’être un être pensant.

      • Kant, lui, distingue l’homme de l'animal par la morale. L'homme est un être moral par essence en tant qu'il est doué de conscience, de raison et d'une volonté autonome qui lui permet d’exercer une liberté. L'homme agit en déterminant lui-même la loi de son action. La moralité suppose la liberté. Or l'animal, lui, est déterminé dans son agir par des causes étrangères (l’instinct, la nécessité). De ce fait il n'est pas libre, donc pas moral, donc différent de l’homme et inférieur à lui. Le propre de l’homme, c’est d’être un être moral.

      • Un troisième philosophe, Bergson, intégre les apports du darwinisme. Ce qui provoque l'évolution, c'est "l'élan vital" : une poussée d'énergie qui conduit les différences espèces vivantes à se différencier. Chez l'homme, le critère de différenciation est la conscience de soi. Le propre de l’homme, c'est d’être un être conscient.
      Ici, puisqu'il faut redispositionner l'Homme noir à cause de jugements portés sur lui, Senghor va apporter la sienne.


      1. L’HOMME ET LA BETE

        Durant la Deuxième Guerre mondiale, nous l’avons déjà répété, l’Homme venait d’affronter encore la Bête, ou, encore mieux, la Bête s’était réveillée en l’Homme et avait pris le dessus, l’avait terrassé avec comme éclat de sa victoire, pas un rire divin, pas la danse parmi les tsétsés stegomyas, les crapauds, les crocodiles mais des jalons de tombes infinis ; mais, entre autres, la campagne de Guadalcanal qui aura coûté 24 000 hommes aux Japonais contre 1 600 marines au sol et 5 000 marins américains lors des batailles navales face à l'île , celle de Stalingrad, qui se sera étendue sur un peu plus de six mois et aura coûté la vie à environ 750 000 combattants et 250 000 vies civiles parmi six nations, ce qui fera d’elle une des batailles les plus meurtrières de l'histoire , les cheminées de Dachau et d’Auswitch, les cendres d’Hiroshima et de Nagasaki : « Et nous voilà pris dans les rets, livrés à la barbarie des civilisés, exterminés comme des phacochères. Gloire aux tanks et gloire aux avions ! »

        Et que dit Sédar du jardin où l’homme après sa victoire sur la bête devait développer, renforcer son humanité ? Le poète sanglote dans sa réponse : « Saccagé le jardin des fiançailles en un soir soudain de tornade, fauchés les lilas blancs, fané le parfum des muguets, parties les fiancées pour les Isles de brise et pour les Rivières du Sud. Un cri de désastre a traversé de part en part le pays des vins et des chansons comme un glaive de foudre dans son cœur, du Levant au Ponant ». C’est que ceux qui reniaient au Nègre la différenciation Homme-Animal ne sont rien d’autre eux-mêmes que des « somnambules qui ont renié leur identité d’homme, caméléons sourds de la métamorphose » et dont la « honte vous fixe dans votre cage de solitude ».

        Mais c’est une nouvelle aube qui se lève au-dessus de l’Humanité au sortir du nouveau combat entre l’homme et la Bête, lorsque les frères d’Amérique entreront dans Paris, apportant jazz et joie de vivre, comme les tirailleurs frappant sur leurs gamelles pour égayer les soirs au répit des combats. Un nouveau sourire divin allait poindre, fruit de la miséricorde, pour la énième fois : « … Vous êtes les messagers de sa merci, le souffle du Printemps après l’Hiver. A ceux qui avaient oublié le rire – ils ne se servaient plus que d’un sourire oblique, ils ne connaissaient plus que la saveur salée des larmes et l’irritante odeur du sang, vous apportez le printemps de la Paix et l’espoir au bout de l’attente. Et leur nuit se remplit d’une douceur de lait, les champs bleus du ciel se couvrent de fleurs, le silence chante suavement. Vous leur apportez le soleil. L’air palpite de murmures liquides et de pépiements cristallins et de battements soyeux d’ailes. Les cités aériennes sont tièdes de nids ». Alors vive l’Homme rédimé : « Donc salut Dompteur de la brousse, Toi Mbarodi ! Seigneur des forces imbéciles. Le lac fleurit de nénuphars, aurore du rire divin ».

        Nous appuyant sur le Livre d’Urantia, nous pouvons dire qu'une humanité intègre ne peut avoir déclenché sur terre cette pire guerre de tous les temps gardés de mémoire d’homme, car bien que la guerre soit « l’état naturel et l’héritage de l’homme en évolution », la paix est « l’étalon social mesurant le développement de la civilisation. Avant que les races en progrès n’aient été partiellement organisées au point de vue social, l’homme était très individualiste, extrêmement méfiant et querelleur à un point incroyable. La violence est la loi de la nature, l’hostilité est la réaction automatique des enfants de la nature, tandis que la guerre n’est que ces mêmes activités poursuivies collectivement. Dans toutes les circonstances où le tissu dont est faite la civilisation est soumis à des tensions à cause des complications découlant du progrès de la société, il se produit, partout et toujours, un retour immédiat et ruineux à ces méthodes initiales pour ajuster, par la violence, les frictions provenant des relations entre humains. La guerre est une réaction animale contre les malentendus et les irritations ; la paix accompagne la solution civilisée de tous ces problèmes et difficultés ».


      2. CONGO OU LE CADRE EDENIQUE DU DIFFERENCIE

        Au bout du compte, la Négritude va surgir. L’homme-différencié-de-la-Bête, c’est-à-dire l’Humain, apparaît, comme lorsque, issue du combat, il terrassa la Bête de la glossolalie du chant dansé, la terrassa dans un vaste éclat de rire, dans une danse rutilant dansée sous l’arc-en-ciel des sept voyelles : « J’ai touché seulement la chaleur de votre main brune, je me suis nommé : Africa !». D’emblée, Léopold replace l’Homme-différencié-de-la-Bête au cœur de l’innocence du Congo : « Et j’ai retrouvé le rire perdu, j’ai salué la voix ancienne et le grondement des cascades du Congo »

        La jonction dont nous avons parlé tantôt, pont que Senghor a l’habitude de jeter entre deux collections ou deux poèmes, fait son apparition encore une fois. Dans le poème « Aux soldats Négro-américains », Senghor dit : « Et j’ai retrouvé le rire perdu, j’ai salué la voix ancienne et le grondement des cascades du Congo ».

        L’Homme vient de se dissocier de la bête et donc, forcément, doit commencer à différencier son entourage. Où donc placer celui qui vient de se libérer sinon dans un cadre édénique refait, au cœur des forêts et des affluents ? Le poète choisit le Congo :

             « Oho ! Congo couchée dans ton lit de forêts, reine sur l’Afrique domptée
             Que les phallus des monts portent haut ton pavillon
             Car tu es femme par ma tête par ma langue, car tu es femme par mon ventre
             Mère de toutes choses qui ont narines, des crocodiles des hippopotames
             Lamantins iguanes poissons oiseaux, mère des crues nourrice des moissons.
             Femme grande ! Eau tant ouverte à la rame et à l’étrave des pirogues
             Ma Saô mon amante aux cuisses furieuses, aux longs bras de nénuphars calmes
             Femme précieuse d’Ouzougou, corps d’huile imputrescible à la peau de nuit diamantine »
        .

        Choisir le Congo, c’est choisir le meilleur décor, un décor ayant gardé sa virginité, comme le jardin d’Eden avant la chute, pour suivre l’Homme qui vient de se séparer de la Bête dans son évolution. Le Livre d’Urantia nous dira, parlant d’Eden : « Le site choisi pour le Jardin était probablement le plus bel endroit de cette sorte dans le monde entier, et le climat y était alors idéal. Nulle part ailleurs il n’y avait d’emplacement susceptible de se prêter aussi parfaitement à devenir un tel paradis d’expression botanique. L’élite de la civilisation d’Urantia se rassemblait en ce lieu de rencontre. À l’extérieur et au delà, le monde vivait dans les ténèbres, l’ignorance et la sauvagerie. Éden était l’unique point lumineux d’Urantia. Par nature, il était un rêve de beauté, et il devint bientôt un poème où la gloire des paysages était exquise et perfectionnée ».

        Dans cet environnement idyllique, notre sujet nouveau, gravant dangers, s’étonnant aux beautés béates de la nature, va apprendre à avoir peur, à se défendre, à s’organiser, à aimer et à adorer : « L’homme est un complexe ouvert… Il n’existe que dans ses rapports avec toutes les choses et tous les autres hommes. Il est déterminé par son entourage, détermine en retour cet entourage. Pour certains, l’homme est déterminé par son environnement, le lieu où il vit, les gens qui l’entourent. C’est parce que nous avons un certain rapport à l’extérieur que nous sommes des hommes. Les animaux n’ont pas le même genre de rapport ». Cet entourage est comme un nid d’initiation où va s’affirmer la différenciation Homme – Animal. Et que fait cet entourage de lui ? Que fait-il de cet entourage ? Un simple résumé de la vie avec son sel, son piment, son poivre. Il va lui servir d’arène pour développer les premiers instincts de base. Le « Livre d’Urantia » nous dit : « Les instincts fondamentaux des mammifères commencèrent à se manifester chez ces types primitifs. Les mammifères possèdent, sur toutes les autres formes de la vie animale, un immense avantage pour survivre du fait qu’ils peuvent :

        • Mettre au monde des petits relativement évolués et bien développés.

        • Nourrir, instruire et protéger leur descendance avec une attention affectueuse.

        • Employer la supériorité de leur pouvoir cérébral pour se perpétuer.

        • Utiliser leur agilité accrue pour échapper à leurs ennemis.

        • Appliquer leur intelligence supérieure pour s’ajuster et s’adapter au milieu ».

        Il nous met au parfum de l’évolution de l’homme dans son entourage primitif: « C’est dans ce nouveau foyer à la cime des arbres, après qu’ils eurent été réveillés une nuit par un violent orage et alors qu’ils se tenaient peureusement et tendrement embrassés, qu’ils prirent la décision ferme et définitive de fuir leur habitat tribal et leur foyer arboricole. Ils avaient déjà préparé une retraite sommaire au sommet d’un arbre à environ une demi-journée de marche vers le nord. Ce fut leur cachette secrète et sûre pour le premier jour qu’ils passèrent loin de leur forêt natale. Bien que les jumeaux partageassent la peur mortelle des primates de demeurer sur le sol pendant la nuit, ils se mirent en route vers le nord au crépuscule. Il leur fallut un courage exceptionnel pour entreprendre ce voyage nocturne, même avec la pleine lune, mais ils pensèrent à juste titre que leur absence ne serait probablement pas remarquée et qu’ils auraient moins de risques d’être poursuivis par leurs parents et les membres de leur tribu. Ils arrivèrent sains et saufs peu après minuit au rendez-vous préparé à l’avance ».

        Léopold Sédar Senghor, enjambant des millénaires de cette évolution, fait une synthèse de tout le processus : développement de la famille, de la société, de la culture, de la conscience de l’au-delà, de l’adoration jusqu’à la présence du Blanc en Afrique, cet être qui se veut supérieur mais qui ne sait pas s’humaniser, qui a dénaturé son humanité, état que le poète veut conjurer :

        « Toi calme Déesse au sourire étale sur l’élan vertigineux de ton sang
        O toi l’Impaludée de ton lignage, délivre-moi de la surrection de mon sang.
        Tamtam toi, toi tamtam des bonds de la panthère, de la stratégie des fourmis,
        des haines visqueuses au jour troisième surgies du potopoto des marais »
        .

        Le poète est conscient de la présence perpétuelle de la Bête. Souvenez-vous, elle ne fut pas tuée : elle fut juste terrassée et somnole toujours dans l’Homme, attendant sa revanche à tout instant. Cette présence peut surgir comme une panthère et envoûter comme un bond de tam-tam qui tire sur les fibres de tout cœur et enivre. La présence de la bête est patiente, puisque munie de la stratégie des fourmis et peut réveiller la surrection du sang, des carnages dans cette jungle vierge, cet Eden que Senghor voit comme une femme, à la manière de Eve qui succomba à la tentation du Serpent et, partant, à la connaissance : « … Le front d’or dompte les nuages, où tournoient des aigles glacés, O pensée qui lui ceint le front ! La tête du serpent est son œil cardinal ».

        Sédar veut maintenir les saveurs fertiles de cet Eden, ne pas s’affadir, ne pas être assimilé, comme il résista à l’eau des fontaines dénaturées de son enfance sur les bords du Puits-de-Pierres, Ngasobil : « De tes rires de tes jeux de tes chansons, de tes fables qu’effeuille ma mémoire, je ne garde que le curé noir dansant et sautant comme le Psalmiste devant l’Arche de Dieu comme l’Ancêtre à la tête bien jointe au rythme de nos mains : « Ndyaga Bâss ! Ndyaga-rîti ! »

        Le silence des forêts, royaume où la Bête guette, n’est jamais très éloigné. Mais l’Eden peut se maintenir sans les grandes découvertes, peut-être que l’Eden ne se maintiendra jamais sur la base de la piste prise par la civilisation dominatrice actuelle. Un autre Nègre va d’ailleurs résister devant cet affadissement de l’Humain, qui devient outil du système qui aurait du être son outil. Ecoutons Guy Tyrolien dans « Prière d’un petit enfant nègre »:

             Seigneur
             Je suis très fatigué
             Je suis né fatigué
             Et j'ai beaucoup marché depuis le chant du coq
             Et le morne est bien haut qui mène à leur école
             Seigneur je ne veux plus aller à leur école,
             Faites je vous en prie que je n'y aille plus
             Je veux suivre mon père dans les ravines fraîches
             Quand la nuit flotte encore dans le mystère des bois
             Où glissent les esprits que l'aube vient chasser
             Je veux aller pieds nus par les sentiers brûlés
             Qui longent vers midi les mares assoiffées
             Je veux dormir ma sieste au pied des lourds manguiers
             Je veux me réveiller lorsque là bas mugit la sirène des blancs
             Et que l'usine ancrée sur l'océan des cannes vomit
             Dans la campagne son équipage nègre
             Seigneur je ne veux plus aller à leur école
             Faites je vous en prie que je n'y aille plus
             Ils racontent qu'il faut qu'un petit nègre y aille
             Pour qu'il devienne pareil
             Aux messieurs de la ville
             Aux messieurs comme il faut;
             Mais moi je ne veux pas
             Devenir comme ils disent
             Un monsieur de la ville
             Un monsieur comme il faut
             Je préfère flâner le long des sucreries
             Où sont les sacs repus
             Que gonfle un sucre brun
             Autant que ma peau brune
             Je préfère
             Vers l'heure où la lune amoureuse
             Parle bas à l'oreille
             Des cocotiers penchés
             Écouter ce que dit
             Dans la nuit
             La voix cassée d'un vieux qui raconte en fumant
             Les histoires de Zamba
             Et de compère Lapin
             Et bien d'autres choses encore
             Qui ne sont pas dans leur livre.
             Les nègres vous le savez n'ont que trop travaillé
             Pourquoi faut-il de plus
             Apprendre dans des livres
             Qui nous parlent de choses
             Qui ne sont point d'ici.
             Et puis elle est vraiment trop triste leur école
             Triste comme
             Ces messieurs de la ville
             Ces messieurs comme il faut
             Qui ne savent plus danser le soir au clair de lune
             Qui ne savent plus marcher sur la chair de leurs pieds
             Qui ne savent plus conter de contes aux veillées
             Seigneur je ne veux plus aller à leur école.

        L’Eden, disons-nous, peut se maintenir sans le fruit ultime de l’esprit qui est toujours, dans la sophistication, un joyau militaire de dernière génération, qui a rendu possible l’étendue du carnage et la monstruosité des charniers d’Europe : « Mais entends l’ouragan des aigles-forteresses, les escadres aériennes tirant à pleins sabords et foudroyant les capitales dans la seconde de l’éclair. Et les lourdes locomotives bondissent au-dessus des cathédrales et les cités superbes flambent, mais bien plus jaunes, mais bien plus sèches qu’herbe de brousse en saison sèche. Et voici que les hautes tours, orgueil des hommes, tombent comme les géants des forêts avec un bruit de plâtras et voici que les édifices de ciment et d’acier fondent comme cire molle aux pieds de Dieu. Et le sang de mes frères blancs bouillonne par les rues, et le sang de mes frères noirs, les tirailleurs dont chaque goutte répandue est une pointe de feu à mon flanc ».

        Il y a aussi cette autre sophistication qui rend le poète très solitaire : « … Je ne reconnais plus les hommes blancs, mes frères comme ce soir au cinéma, perdus qu’ils étaient au-delà du vide fait autour de ma peau … Je t’écris parce que mes livres sont blancs comme l’ennui, comme la misère et comme la mort ».

        Mais l’Homme différencié doit être aux aguets, car le guette la Bête à tout instant : « Hâ ! Sur toute chose, du sol spongieux et des chants savonneux de l’Honune-blanc. Mais délivre-moi de la nuit sans joie, et guette le silence des forêts. Donc que je sois le fût splendide et le bond de vingt-six coudées, surtout les doux propos à la néoménie, jusqu’à la minuit du sang. Délivre-moi de la nuit de mon sang, car guette le silence des forêts ».

        Cet Eden est pourtant partout possible, de Dyilôr à Ermenonville en passant par Joal, et peut reposer sur des choses minimes, comme la douceur d’un climat d’automne, lorsqu’il fait trop beau trop doux : « Tanns d’enfance tanns de Joal, et ceux de Dyilôr en Septembre, nuits d’Ermenonville en Automne – il avait fait trop beau trop doux » ou simplement sur les fleurs sereines des cheveux de la bien-aimée, la blancheur de ses dents : « Fleurs sereines de tes cheveux, pétales si blancs de ta bouche ». Il peut reposer sur une odeur de parfum de gongo : « coffines d’ambre et de gongo » ou sur l’élan d’une pirogue sur l’eau, l’élan de l’Amant sur la passe de passion large tendue du ventre de l’Aimée, lorsque sur la poitrine, clairière surréelle, se dressent les seins comme deux îlots. « Dans l’alizé, sois la fuite de la pirogue sur l’élan lisse de ton ventre. Clairières de ton sein îles d’amour ».

        A travers toutes les races et tous les territoires foulés aux pieds et ayant subi la domination et l’influence, la solitude poignante est justement la décadence de l’innocence sous la gueule hardie de la gourmandise, du matérialisme.

        C'est ce que ressentit Chief Seattle, que nous allons le citer intégralement, dira : « Le président à Washington envoie nous dire qu’il veut acheter notre terre. Mais comment peut-on acheter ou vendre le ciel, la Terre ? L’idée nous est très étrange. Si nous ne possédons pas la fraîcheur de l’air et l’éclat de l’eau, comment pouvez-vous nous les acheter ? Pour mon peuple, chaque élément de la terre est sacré. Chaque épine luisante du pin, toute plage sableuse, tout lambeau de brume dans les bois sombres, toute clairière et chaque bourdonnement d’insecte. Tout est sacré dans la mémoire et l’expérience de mon peuple.
        « La sève qui coule dans les arbres transporte les souvenirs de l'homme rouge. Les morts des hommes blancs oublient le pays de leur naissance lorsqu'ils vont se promener parmi les étoiles. Nos morts n'oublient jamais cette terre magnifique, car elle est la mère de l'homme rouge. Nous sommes une partie de la terre, et elle fait partie de nous. Les fleurs parfumées sont nos sœurs; le cerf, le cheval, le grand aigle, ce sont nos frères. Les crêtes rocheuses, les sucs dans les prés, la chaleur du poney, et l'homme, tous appartiennent à la même famille.
        « Aussi lorsque le Grand chef à Washington envoie dire qu'il veut acheter notre terre, demande-t-il beaucoup de nous. Le Grand chef envoie dire qu'il nous réservera un endroit de façon que nous puissions vivre confortablement entre nous. Il sera notre père et nous serons ses enfants. Nous considérons donc, votre offre d'acheter notre terre. Mais ce ne sera pas facile. Car cette terre nous est sacrée. « Cette eau scintillante qui coule dans les ruisseaux et les rivières n'est pas seulement de l'eau mais le sang de nos ancêtres. Si nous vous vendons de la terre, vous devez vous rappeler qu'elle est sacrée et que chaque reflet spectral dans l'eau claire des lacs parle d'événements et de souvenirs de la vie de mon peuple. Le murmure de l'eau est la voix du père de mon père.
        « Les rivières sont nos frères, elles étanchent notre soif. Les rivières portent nos canoës, et nourrissent nos enfants. Si nous vous vendons notre terre, vous devez désormais vous rappeler, et l'enseigner à vos enfants, que les rivières sont nos frères et les vôtres, et vous devez désormais montrer pour les rivières la tendresse que vous montreriez pour un frère. Nous savons que l'homme blanc ne comprend pas nos mœurs. Une parcelle de terre ressemble pour lui à la suivante, car c'est un étranger qui arrive dans la nuit et prend à la terre ce dont il a besoin. La terre n'est pas son frère, mais son ennemi, et lorsqu'il l'a conquise, il va plus loin. Il abandonne la tombe de ses aïeux, et cela ne le tracasse pas. Il enlève la terre à ses enfants et cela ne le tracasse pas. La tombe de ses aïeux et le patrimoine de ses enfants tombent dans l'oubli. Il traite sa mère, la terre, et son frère, le ciel, comme des choses à acheter, piller, vendre comme les moutons ou les perles brillantes. Son appétit dévorera la terre et ne laissera derrière lui qu'un désert.
        « Il n'y a pas d'endroit paisible dans les villes de l'homme blanc. Pas d'endroit pour entendre les feuilles se dérouler au printemps, ou le froissement des ailes d'un insecte. Mais peut-être est-ce parce que je suis un sauvage et ne comprends pas. Le vacarme semble seulement insulter les oreilles. Et quel intérêt y a-t-il à vivre si l’homme ne peut entendre le cri solitaire de l’engoulevent ou les palabres des grenouilles autour d'un étang la nuit ? Je suis un homme rouge et ne comprends pas. L'Indien préfère le son doux du vent s'élançant au-dessus de la face d'un étang, et l'odeur du vent lui-même, lavé par la pluie de midi, ou parfumé par le pin pignon.
        « L'air est précieux à l’homme rouge, car toutes choses partagent le même souffle. La bête, l'arbre, l'homme. Ils partagent tous le même souffle. L'homme blanc ne semble pas remarquer l'air qu'il respire. Comme un homme qui met plusieurs jours à expirer, il est insensible à la puanteur. Mais si nous vous vendons notre terre, vous devez vous rappeler que l'air nous est précieux, que l'air partage son esprit avec tout ce qu'il fait vivre. Le vent qui a donné à notre grand-père son premier souffle a aussi reçu son dernier soupir. Et si nous vous vendons notre terre, vous devez la garder à part et la tenir pour sacrée, comme un endroit où même l'homme blanc peut aller goûter le vent adouci par les fleurs des prés. Nous considérerons donc votre offre d'acheter notre terre. Mais si nous décidons de l'accepter, j'y mettrai une condition : l'homme blanc devra traiter les bêtes de cette terre comme ses frères. Je suis un sauvage et je ne connais pas d'autre façon de vivre. « J'ai vu un millier de bisons pourrissant sur la prairie, abandonnés par l'homme blanc qui les avait abattus d'un train qui passait. Je suis un sauvage et ne comprends pas comment le cheval de fer fumant peut être plus important que le bison que nous ne tuons que pour subsister. Qu'est-ce que l'homme sans les bêtes ? Si toutes les bêtes disparaissaient, l'homme mourrait d'une grande solitude de l'esprit. Car ce qui arrive aux bêtes, arrive bientôt à l'homme. Toutes choses se tiennent.
        « Vous devez apprendre à vos enfants que le sol qu'ils foulent est fait des cendres de nos aïeux. Pour qu'ils respectent la terre, dites à vos enfants qu'elle est enrichie par les vies de notre race. Enseignez à vos enfants ce que nous avons enseigné aux nôtres, que la terre est notre mère. Tout ce qui arrive à la terre, arrive aux fils de la terre. Si les hommes crachent sur le sol, ils crachent sur eux-mêmes. « Nous savons au moins ceci : la terre n'appartient pas à l'homme ; l'homme appartient à la terre. Cela, nous le savons. Toutes choses se tiennent comme le sang qui unit une même famille. Toutes choses se tiennent.
        « Tout ce qui arrive à la terre, arrive aux fils de la terre. Ce n'est pas l'homme qui a tissé la trame de la vie : il en est seulement un fil. Tout ce qu'il fait à la trame, il le fait à lui-même.
        « Même l'homme blanc, dont le dieu se promène et parle avec lui comme deux amis ensemble, ne peut être dispensé de la destinée commune. Après tout, nous sommes peut-être frères. Nous verrons bien. Il y a une chose que nous savons, et que l'homme blanc découvrira peut-être un jour, c'est que notre dieu est le même dieu. Il se peut que vous pensiez maintenant le posséder comme vous voulez posséder notre terre, mais vous ne pouvez pas. Il est le dieu de l'homme, et sa pitié est égale pour l'homme rouge et le blanc. Cette terre lui est précieuse, et nuire à la terre, c'est accabler de mépris son créateur. Les Blancs aussi disparaîtront ; peut-être plus tôt que toutes les autres tribus. Contaminez votre lit, et vous suffoquerez une nuit dans vos propres détritus.
        « Mais en mourant vous brillerez avec éclat, ardents de la force du dieu qui vous a amenés jusqu'à cette terre et qui pour quelque dessein particulier vous a fait dominer cette terre et l'homme rouge. Cette destinée est un mystère pour nous, car nous ne comprenons pas lorsque les bisons sont tous massacrés, les chevaux sauvages domptés, les coins secrets de la forêt chargés du fumet de beaucoup d'hommes, et la vue des collines en pleines fleurs ternie par des fils qui parlent.
        Où est le hallier ? Disparu. Où est l'aigle ? Disparu.
        La fin de la vie, le début de la survivance »
        .


      3. KAYA MAGAN OU UN APOGEE NEGRE

        Nous avons trouvé une belle mise en garde proférée par le texte suivant parlant des « Ethiopiques » : « L'unité du recueil n'est pas évidente, mais il est important que les élèves aient bien en tête la table des matières, ce qui leur permettra ensuite de circuler plus aisément dans l'œuvre… Le recueil « Ethiopiques » est une œuvre particulièrement difficile, et l'approche traditionnelle qui veut que les élèves lisent l'œuvre par eux-mêmes avant de venir en cours est difficilement envisageable. Il est donc fondamental dans l'étude de cette œuvre de considérer le texte comme un point de départ et non comme une illustration; beaucoup plus sans doute que les autres œuvres du programme, « Ethiopiques » exige des lectures collectives en classe... Les poèmes d'Ethiopiques sont souvent des textes obscurs, difficilement lisibles; il est important de :

        • Ne pas nier cette opacité, de ne pas greffer artificiellement une interprétation massive sur un texte dont le sens n'est pas évident; l'obscurité est un caractère du texte et doit être présenté aux élèves comme tel.

        • Comprendre ce qui la produit (vocabulaire recherché, néologismes, ambiguïtés délibérées, torsions de la syntaxe, en particulier de l'ordre des mots...)

        • Compenser cette obscurité par une grande rigueur de l'étude en s'appuyant sur les données objectives du texte: insister sur les récurrences thématiques et formelles (retour des mêmes procédés), mettre l'accent sur les problèmes de composition (au niveau des poèmes comme au niveau du recueil), analyser précisément les situations d'énonciation... » .

        Lilyan Kesteloot, de son côté, nous dit : « Voici peut-être le poème de Léopold Sédar Senghor, qui nous donne le plaisir esthétique le plus achevé et le plus durable. Et comme cela se passe avec toute œuvre d’art vraiment transcendante, ce plaisir est à la fois intense et mystérieux. De quoi exactement est-il fait ? C’est le secret du poète, et notre tâche va consister à l’approcher, l’apprivoiser et peut-être à en voler quelques uns des éléments constitutifs. Le poème est tout entier fondé sur une évocation du plus ancien empire africain connu : l’empire du Wagadou, improprement nommé Ghana par les voyageurs arabes » .

        Et pourtant ! Le poète suit un chronogramme mortellement exact, chronogramme facilement détectable si l’on ne perd de la mémoire la raison d’être des « Ethiopiques », raison d’être qui semble s’être faufilée à travers les doigts de tous ceux qui se sont penchés sur cette entité qui se dresse comme une thèse poétique fondamentale de la Négritude. Oui, après la dissociation Homme – Animal, Senghor place le héro victorieux dans un milieu naturel, jardin d’Eden où la joie de vivre était liée à l’entourage, parce que partant de celui-là pour lui revenir dans une réciprocité de respect fatalement mutuel.

        Comme toute société humaine, le progrès, entendez l’évolution, doit suivre son cours, et le poète, sur la base d’un des plus éminents empires nègres et, partant, son empereur, va montrer jusqu’à quel degré l’homme, plus précisément le Nègre, Homme-dissocié-de-la-bête, est arrivé en gardant une splendeur de l'émotion, une candeur d’humanité et d’humanisme, contrairement à l’Homme-non-dissocié-de-la-Bête lorsque la Bête se réveilla en l’Homme vers la fin des années 30 pour faire un pont de charniers et chambres à gaz à travers l’Europe jusqu’en 1945 et qui fera pleurnicher notre poète : « Ah ! Là-bas l’orage soudain, c’est l’incendie des côtes blanches de la blanche paix de l’Afrique mienne. Et dans la nuit où tonnent de grandes déchirures de métal, entends plus près de nous, sur trois cents kilomètres, tous les hurlements des chacals sans lune et les miaulements félins des balles, entends les rugissements brefs des canons et les barrissements des pachydermes de cent tonnes. Est-ce l’Afrique encore cette côte mouvante, cet ordre de bataille, cette longue ligne rectiligne, cette ligne d’acier et de feu ?... ».

        Certes, cet empire a connu lui aussi des guerres, mais pas des guerres basées sur une cause aryenne où un peuple se dresse au-dessus de l’autre en super race alors que la définition même de l’homme échappait encore à ses plus fortes têtes. Bâtir un empire est certes une des émanations capitales des capacités sociologiques de l’humain, mais écoutons ce que le « Livre d’Urantia » nous dit sur les institutions humaines primitives : « Sur le plan émotionnel, l’homme transcende ses ancêtres animaux par son aptitude à apprécier l’humour, l’art et la religion. Sur le plan social, l’homme montre sa supériorité en fabriquant des outils, en communiquant sa pensée et en établissant des institutions. Quand des êtres humains restent longtemps groupés en société, ces collectivités entrainent toujours la création de certaines tendances d’activités qui culminent en institutions. Presque toutes les institutions humaines ont fait apparaître une économie de travail tout en contribuant dans une certaine mesure à accroitre la sécurité collective. « L’homme civilisé tire une grande fierté du caractère, de la stabilité et de la permanence des institutions établies, mais toutes les institutions humaines ne représentent que l’accumulation des mœurs du passé telles qu’elles ont été conservées par les tabous et revêtues de dignité par la religion. Ces legs deviennent des traditions, et les traditions se métamorphosent finalement en conventions.


    4. LES INSTITUIONS HUMAINES FONDAMENTALES

      « Toutes les institutions humaines répondent à quelque besoin social, passé ou présent, bien que leur développement excessif amoindrisse infailliblement la valeur propre de l’individu en éclipsant la personnalité et en restreignant les initiatives. L’homme devrait contrôler ses institutions et non se laisser dominer par ces créations d’une civilisation qui progresse. Les institutions humaines appartiennent à trois classes générales :

      • Les institutions d’autoconservation : Ces institutions comprennent les pratiques nées de la faim et des instincts de conservation qui lui sont liés. Nous citerons l’industrie, la propriété, la guerre d’intérêt et toute la machinerie régulatrice de la société. Tôt ou tard, l’instinct de la peur conduit à établir ces institutions de survivance au moyen de tabous, de conventions et de sanctions religieuses. Mais la peur, l’ignorance et la superstition ont joué un rôle prédominant dans la création et le développement ultérieur de toutes les institutions humaines.

      • Les institutions d’autoperpétuation : Ce sont les créations de la société nées de l’appétit sexuel, de l’instinct maternel et des sentiments affectifs supérieurs des races. Elles embrassent les sauvegardes sociales du foyer et de l’école, de la vie familiale, de l’éducation, de l’éthique et de la religion. Elles comprennent les coutumes du mariage, la guerre défensive et l’édification des foyers.

      • Les pratiques de satisfaction égoïste : Ce sont les pratiques nées des tendances à la vanité et des sentiments d’orgueil ; elles comprennent les coutumes d’habillement et de parure personnelle, les usages sociaux, les guerres de prestige, la danse, les amusements, les jeux et d’autres formes de plaisirs sensuels. Mais la civilisation n’a jamais produit d’institutions spéciales pour les satisfactions égoïstes. Ces trois groupes de pratiques sociales sont intimement reliés et interdépendants. Ils représentent sur Urantia une organisation complexe qui fonctionne comme un seul mécanisme social ».

      Comment peut-on, en face d’une race ayant évolué jusqu’à former des empires comme celui du Ghana, se lever et définir ses citoyens comme des sous-hommes ? On peut bien dominer une race, mais cela lui enlève-t-il son humanité ? Pour y arriver, la méthode de l’éthique à appliquer ne peut-être que téléologique, une démarche basée sur une malhonnêteté intellectuelle où seule la finalité prime et peut importe les méthodes déployées pour y parvenir.

      Pour exhiber la somme de l’évolution de la société nègre, le poète ne pouvait que remonter à un moment et endroit de l’histoire où celle-ci peut être contemplée dans son apogée, dans toute sa splendeur. Le royaume du Ghana est donc apte à servir de jardin d’expérimentation. Voyons un condensé de son histoire .


      1. )  UN EXEMPLE : LE ROYAUME DU GHANA

        Deux thèses existent sur les origines du royaume du Ghana qui deviendra plus tard un empire. Selon la tradition orale, le créateur du royaume serait un homme venu de l’Est nommé Dinga Cissé. Une autre source parle de la création du royaume par des Berbères venus du Sahara vers le Vème siècle. Le royaume fût par la suite dominé par les Soninké peuple animiste vivant à la limite Sud du Sahara. Le royaume de Ghana s’agrandit pour devenir un empire en dominant les dirigeants des chefferies situées aux alentours.


        1. ) ORGANISATION DE L’EMPIRE

          Le maître du Ghana était dit Kaya Magha, maître de l’or. Le Kaya Maga était plus qu'un empereur ou un roi. C’était un chef suprême chargé du pouvoir religieux et judiciaire, considéré comme étant en rapport direct avec Bida, donc responsable de son culte et du pacte scellé avec lui. En effet, Diabé Cissé descendant de Dinga avait signé un contrat avec Bida le serpent qui habitait une grotte au environ de Koumbi, la capitale de Ghana. Le Kaya Magha rendait la justice : sa décision prise après tous les examens nécessaires, était définitive et irrévocable. Le Ghana fut un pays riche, en hommes et En biens. Dès la fondation de Koumbi, il y eut autour du Kaya Magha une nombreuse cour rappelée symboliquement par les gessere ou généalogistes.


        2. ) L'ORGANISATION POLITIQUE ET MILITAIRE

          L’organisation politique et militaire était très précise. Elle comportait notamment :

          • 12 patriarches conseillers, descendants directs des compagnons de Dinga. Ils avaient été choisis pour leurs connaissances et leur personnalité. Le Kaya Magha les réunissait pour étudier et discuter de toutes les situations, de tous les problèmes et de leurs solutions possibles, avant que ne soient convoqués les chefs des clans Wage (les nobles) pour l'action.

          • 18 généraux nana. Ces chefs de guerre étaient chargés de l’organisation de l'armée et de superviser les opérations sur le terrain. Obligatoirement 9 d’entre eux montaient des chevaux roux et les 9 autres des chevaux blancs.

          • 12 fado, gouverneurs militaires responsables des régions. Le texte mentionne toujours les 4 Fado, qui furent gouverneurs des quatre premières régions mises sous leur responsabilité militaire. Au fuir et à mesure de l'extension de l'empire, il y eut 12 provinces régies par 12 fado.

          • 12 Hida, officiers supérieurs, et 18 éclaireurs, montant aussi des chevaux blancs: le retour de ces derniers indiquait que l’ennemi était en vue. Le soin avec lequel sont précisées les couleurs des généraux et des éclaireurs témoigne à lui seul l'importance du cheval dans la société Soninké traditionnelle.

          • 7 notables chargés de surveiller les Wage afin que tous que les interdits soient respectés. Ils étaient secondés de 7 assistants.

          • 4 responsables de la police, dits samasa duara dyuwara. Quand les Soninké eurent pacifié les régions qu’ils avaient occupées et organisées l'empire, ils renoncèrent aux entreprises guerrières. Ils conservèrent toujours une armée à pied et des cavaliers.


        3. ) L'ORGANISATION SOCIALE

          L’organisation sociale n'était pas moins précise. C’est ce dont témoignent les références de la tradition de Yerere. Des fonctionnaires avaient la charge des tractations commerciales ou autres, des adjoints aux responsables des rites religieux et familiaux comme les mariages, les baptêmes, les circoncisions et les funérailles. Diabé se fit construire un palais fait de pierres, comme d’ailleurs toutes les habitations des nobles de Koumbi. Koumbi Saleh était le lieu du marché où se rendaient les caravaniers et où logeaient les commerçants et les étrangers de passage, où affluèrent pendant toute la durée de l'empire les divers échanges et les tractations. Quant au quartier impérial de Kaalata, il se trouvait à plusieurs kilomètres de distance, loin de l’endroit où vivaient les étrangers. Ces derniers ne devaient en aucun cas y pénétrer.


      2. FIN DE L’EMPIRE

        Les conversions à l'islamisme avaient eu lieu parmi les membres des divers clans de Ghana. Mais pendant longtemps il n’y eu ni conflit, ni agression d'un côté comme de l'autre et les responsables des cultes traditionnels avaient toujours respecté le contrat passé avec Bida. Or Moudou Touré se convertit à son tour, poussé par des marabouts étrangers qui l’assuraient que l'islamisme le protégerait contre les fétiches. Il se souleva contre l'autorité jusque-là incontestée des Cissé. Certains membres de son clan et des clans Diane et Koma suivirent son exemple alors que les autres descendants des fils de Dinga restaient fidèles à la tradition. Un vaste complot fut réalisé pour la prise du pouvoir par les Touré avec certains clans Kakolo. Il y eu des conversions. Selon la tradition orale, dans le titre d'honneur des Touré, il y est fait référence que: Moudou Touré aurait gravi une colline située à l'est dans le Wagadou pour combattre avec ses guerriers un ennemi qui n'est pas précisé. Ceci pour souligner la prédominance de l’islam sur les cultes antérieur. Moudou Touré a par son geste attaqué les croyances traditionnelles et Bida est mort. Bien qu’il soit devenu maître de l'empire, étant converti, Moudou ne pouvait plus porter le titre de Magha. Les gessere lui donnèrent celui de madyu en tant que descendant d’un fondateur littéralement ma = maître, dyu = fondement, base. Ainsi, Moudou Touré régna sous ce titre. On ne sait pas si sa descendance a exercé le pouvoir.


      3. ) EMIGRATIONS ET DISPERSIONS

        Les guerres, la sécheresse, les risques de famine et l'épuisement de l’or collecté ont contraint les Soninké de l'empire de Wagadou, qui peuplaient le Sahel, à émigrer par vagues successives et à des époques diverses vers le sud sur les rives du Sénégal et du Niger, et notamment dans la région du Mandé. La tradition compte cinq diasporas qui se sont échelonnées depuis plusieurs millénaires jusqu'au XIIe siècle de notre ère. Le pays a été progressivement ruiné par la sécheresse alternante : les habitants, qui l'avaient quitté pour se réfugier à l’est, à l'ouest ou près du Niger, revenaient parfois sur leurs anciens habitats lors d’une saison favorable, pour en repartir plus tard lorsque la sécheresse était de retour.

        Les Kakolo avaient cruellement souffert des guerres menées contre eux par les Soninké. Par vagues successives, ils émigrèrent très tôt vers des lieux plus cléments. Un grand nombre de Sénoufo serait des descendants de ces Kakolo émigrés ainsi que les Diallonké, les Koniagui, certains Malinké dits ’noirs’ et les Sèrères qui se seraient fixés au bord de la mer. La première grande sécheresse brisa le Ghana et fit évanouir sa prospérité. Cela contraignit les populations à immigrer plus au Sud. Un certain nombre se serait alors fixé sur les rives du Niger et du Sénégal.

      Le Ghana, Wagadou, se serait repeuplé et aurait connu un « nouvel âge d’or » après la première grande sécheresse. Il en aurait été de même après les sécheresses qui auraient suivi celle-ci, les moyens mis en œuvre pour assurer cette prospérité ayant été toujours les mêmes : extension de la pratique de l'esclavage, intensification de l'exploitation de l'or, ainsi que du trafic commercial, surtout à longue distance. D'après les traditions orales Soninké, l'islam aurait été introduit pour la première fois en Afrique occidentale vers 666 par des émissaires d’Ocka Ben Nafî. Après qu'il eut posé la brique de fondation de la mosquée de Kairouan en Tunisie, ce champion de l'expansion musulmane en Égypte aurait dépêché au Ghana Wagadou une délégation chargée de demander au Kaya Magha de se convertir à la religion d'Allah. Le souverain aurait bien sûr repoussé cette demande; il aurait cependant permis à ses sujets, et surtout à ceux d'entre eux qui entretenaient des relations commerciales suivies avec la Turquie le trafic de diamants, d'eunuques, et d'esclaves, d'embrasser la nouvelle religion. Quelques décades plus tard, en 735, les Omeyyades tentèrent en vain d'imposer l'islam par la force des armes. Vers le milieu du VIIIe siècle, les premiers pèlerins de Ghana Wagadou, avec Salim Cissé alias Souwaré, se seraient rendus à la Mecque. L'islam devint alors la religion des marchands Soninkés et s’implanta partout où allaient ces derniers. Ceci n'est pas sans poser de graves problèmes politiques. On croit savoir que « la guerre des Kaya Magha », qui aurait duré trente-six ans, était la conséquence directe des progrès de l'islam dans le Wagadou. Cette guerre se prolongea au XIe siècle par le mouvement almoravide dit dyihadi flanan, deuxième guerre sainte, qui se passa surtout dans le Nord du pays ».

      L’empire étant constitué de nombreux royaumes vassaux, il y avait de temps en temps des tentatives de sécessions. Au Xème siècle les berbères d’Aoudaghost s’étaient révoltés ; à la fin du siècle le Kaya Magha avait repris la grande cité et lui avait donné un gouverneur noir. En 1063, Aoudaghost tombe entre les mains des Almoravides d’Ibn Yassine. Tolérant le roi les autorise à construire un quartier prés de sa capitale. En 1076, les Almoravides prétendant ne plus pouvoir supporter l’autorité d’un infidèle passent à l’attaque. Ils entrent dans la capitale, pillent et brûlent. Retournant dans leur savane ils lancent des raids auxquels personne ne résiste.


  3. EMIGRATIONS ET DISPERSIONS

    La valeur de cette longue citation est de montrer que l'Afrique avait ses royaumes et que ces royaumes ont naturellement suivi la même trajectoire que connaissent tous les royaumes à travers le monde sans exception de race, de couleur ou d'ethnie. Cette manière de procéder est propre au caractère fondamental et intrinsect de la nature humaine : lutte de pouvoir, soumission d'autres peuples ou groupes ethniques dans une tentative d'étendre d'un territoir ou pour trouver plus de ressources.

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Njamala Njogoy