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dimanche 30 septembre 2018

CHANTS D'OMBRE - IN MEMORIAM

INTRODUCTION

Nous commençons la longue descente : prndre chaque collection poème par poème et les décortiquer. C'est le moment de dire qu'il est indispensable d'utiliser les Commentaires ou bien l'adresse Email pour nous contacter directement s'il y a des points que vous voudriez éclaircir.

De l'autre côté, il faut garder à l'esprit que « Tout livre s’interprète, mais rarement s’explique. C’est qu’un livre, surtout un livre de poésie, fils d’une inspiration particulière, semble parfois échapper même à son auteur. Il passe par une espèce d’automatisme que Senghor a bien senti, qui a dit des autres : « Les poètes gymniques de mon village, les plus naïfs, ne pouvaient composer, ne composaient que dans la transe des tam-tams, soutenus, inspirés, nourris par le rythme des tam-tams » et de lui-même : « Pour moi, c’est d’abord une expression, une phrase, un verset qui m’est soufflé à l’oreille, comme un leitmotiv, et, quand je commence d’écrire, je ne sais ce que sera le poème… ».
Ici le poète, sous l’inspiration, pensons-nous, semble plonger dans un rêve masturbatoire qui lui est suggéré avec, comme acteurs complices, l’image d’êtres et de choses. Le degré ultime sera un univers où l’Etre, après la fusion du soi, remonte jusqu’à « ce mince pont de douceur qui relie la mort et la vie ». Le jet vital a, auparavant, transcendé et, comme une graine au cœur de la terre après quelques nuits de pluie première, se brode à la vie pour un renouveau.»

IN MEMORIAM

  1. « C’est dimanche. J’ai peur de la foule de mes semblables au visage de pierre »

    Le dimanche, jour de repos, jour de promenade, jour de la procession des fidèles vers l’église ou le cimetière, pour ceux qui y ont un être cher ; dimanche, jour de communion. Senghor, perché sur sa tour de verre, appartement réel ou refonte pure de la poésie, et regarde à travers les vitres une foule qui se meut dans la rue. La foule lui fait peur à cause des visages qui sont durs comme pierre, visages renfrognés sans joie, visages si fermés qu’ils ne paraissent pas humains. Cette dureté devient explicite à la fin du poème : «Que je descende dans la rue avec mes frères aux yeux bleus, aux mains dures ». Mais avant cela le poète nous met dans d’autres secrets :


  2. « … tour de verre qu’habitent les migraines, les Ancêtres impatients… »

    Les ancêtres habitent cette tour du poète comme des migraines. Simples souvenirs ou mannes des ancêtres qui, en sérère, sont équivalents de Pangools. Cette présence va resurgir dans « Lettre à un prisonnier » : « Heureux amis, qui ignorez les murs de glace et les appartements trop clairs qui stérilisent toute graine sur les masques d’ancêtres et les souvenirs même de l’amour »
    Cette présence des ancêtres, Senghor la fait ressortir à maintes reprises et nous sommes surpris de ne pas avoir trop entendu parler du côté mystique si ancré du poète.


  3. « Je contemple toits et collines dans la brume, dans la Paix – les cheminées sont graves et nues. »

    Une pure beauté poétique que l’écrivain partage avec son lecteur ? En Europe, surtout en Europe du Nord, la brume qui couvre la ville a un effet particulier sur les habitants et particulièrement sur une personne que l’habitude n’a pas encore rendu aveugle à ce phénomène qui donne sur un paysage féerique digne d’un film de science fiction. Durant notre premier contact avec cette vision dans la ville finlandaise de Lahti, à partir d’une maison suspendue sur la colline, nous avons écrit, dans notre journal « Quand on quitte » : « La demie obscurité qui, suspendue, a dansé toute la journée au-dessus de la ville maintenant se durcit. Mais elle hésite encore, se concertant avec la brume pour savoir comment étreindre cette blancheur qui sur terre s’amasse. Les lampes s’allument, aussi irréelles, lustres sur cette blancheur bizarre de la nuit, mille ballots de mousse sur une mer houleuse… ».

    La brume flotte, légère et soyeuse comme la paix. De l’autre côté se dessinent les toits ainsi que les collines et les cheminées, qui sont sinistres. Si le poète porte son regard vers les collines et les toits, ce n’est pas pour la simple beauté kaléidoscopique. Il y a une autre dimension : ces toits sont comme des bouts de pilons plantés, jalons de tombes de ses frères tombés au champ de bataille, des « fanq xool ».


  4. « A leurs pieds dorment mes morts, tous mes rêves faits poussière, Tous mes rêves, le sang gratuit répandu le long des rues, mêlé au sang des boucheries. »

    Là sont couchés ses frères morts, les tirailleurs sénégalais, on devrait dire les tirailleurs africains. Il y a la distance, le temps entre nous et ces évènements : mais une chose est claire : Les batailles de Normandie, du Désert, de France, du Pacifique, de Stalingrad, de Moscou, d’Italie débouchant sur la bataille finale d’Allemagne sont autant de fronts et autant de ruisseaux de sang d’amas de cadavres en décomposition que l’imagination même la plus perspicace a mal a concevoir dans toute leur ampleur:


  5. « … le sang gratuit répandu le long des rues »

    Mais pourquoi « gratuit » ? Tous les pays engagés dans la guerre savaient exactement pourquoi ils se battaient, sauf bien sûr l’Afrique. Une Guerre Mondiale, est la guerre de tout le monde certes, mais comment cette guerre est-elle conçue par celui qui était forcé d’y participer ? C’est vrai que c’était aussi notre guerre, de par la France, et puis, vu la position d’Hitler vis à vis des races non aryennes. Nous rappelons en passant le cas du champion noir Jesse Owens lors des Jeux d’été de Berlin en 1936 : Avec plus de 4 000 concurrents et une énorme mise en scène qui doit affirmer à la face du monde la force du régime nazi, Jesse Owens remporta quatre médailles d’or : les 100, 200, 4 fois 100 mètres, et celle du saut en longueur. Mais Hitler refusa de lui serrer la main lors de leur remise.
    Si la participation à cette guerre est remise en question par les écrivains noirs – un trait d’ailleurs maintenu par le cinéma et les documentaires occidentaux où l’on voit rarement pour ne dire jamais, des Noirs au combat, n’est-ce que pour tomber sous les boulets des canons, c’est que notre participation était forcée et n’est pas reconnue, encore moins mesurée à sa juste valeur. Plusieurs y étaient dans la forme, mais pas dans le sens.
    Cette absence dans les documentaires le long des champs de bataille, cette participation sans visage, où le rôle est relégué à celui de valet qui doit servir le roi lors de sa randonnée et se retirer lorsque les choses sérieuses, c’est-à-dire royales, se présentent, c’est bien la raison pour laquelle nous nous posons des questions. Nous reviendrons plus assidûment sur ce point dans « Hosties Noires. »
    Le sang est certainement gratuit : c’est du sang versé qui ne demandera pas la moindre gerbe de fleur, le moindre monument. Point besoin de jardin pour lequel des jardiniers seront embauchés durant des générations pour venir essuyer des stèles, arroser des fleurs, tailler un gazon. N’est-ce point la raison pour laquelle le poète pleure ses frères en se lamentant : « Car les poètes chantaient les fleurs artificielles des nuits de Montparnasse, ils chantaient la nonchalance des chalands sur les canaux de moire et de simarre, ils chantaient le désespoir distingué des poètes tuberculeux. Car les poètes chantaient les héros, et votre rire n’était pas sérieux, votre peau noire pas classique. » ? Et pour ceux qui ne furent pas tombés sur le champ de bataille et qui retournèrent, le jour de Thiaroye les attendait… Et l’ancien combattant combat encore pour ses droits le long des rues et à travers les antennes.


  6. « Et maintenant de cet observatoire comme de banlieue, je contemple mes rêves distraits le long des rues, couchés au pied des collines. »

    Une comparaison intéressante et complexe. Le poète reconnaît ses rêves distraits, c’est-à-dire éparpillés le long des rues, un seau de lait caillé qui s’éparpille sur l’asphalte comme les gadgets que les habitants de banlieue voient les leurs le long des rues, le long des boulevards. Expliquons-nous, car c’est justement la raison de la comparaison. Quand le « banlieusard » vient au centre ville, lui qui a à peine de quoi acheter du pain, il voit à travers les vitrines des gadgets de rêves : Costumes à des centaines de mille, des robes de mariages, chaussures, voitures de luxe, gâteaux, poulets fumés, etc. sans compter l’élégance des demeures sous la lumière burlesque du soleil. Bref, ses rêves de « banlieusard » éparpillés le long des rues… C’est le drame de l’Europe et des grandes villes, c’est le drame de la société actuelle. Dans un village, une personne ayant faim n’a pas sous les yeux l’insolence d’une abondance étalée juste au-delà d’une vitre, morceau transparent de quelques centimètres qui, en réalité se transforme en milliers d’unités astronomiques. Désespoir. Et grand est celui du poète !
    Mais pourquoi ces morts sont-ils les « rêves », l’espoir du poète ? Uniquement parce que, comme pendant les siècles d’esclavage, ce sont les jeunes africains, les colonnes du continent qui, encore une fois furent tamisées puis embarqués dans les bateaux, destination les charniers d’Europe, former la « Schwarze Schande ». Ce rêve, c’est la force qui devait bâtir le continent. C’est de ce rêve dont il parle en disant : « Je vois tomber les feuilles dans les faux abris, dans les fosses dans les tranchées où ruisselle le sang d’une génération, l’Europe qui enterre le levain des nations et l’espoir des races nouvelles » Pendant cette guerre, comme durant la première guerre mondiale, pour la millième fois, des générations de colonnades seront décimées pour une cause qu’elles ignorent, pour une cause qui leur aura été forcée.


  7. « …Comme les conducteurs de ma race sur les rives de la Gambie et du Saloum De la Seine maintenant, au pied des collines. »

    Les colonnes de jeunes, les piliers d’un peuple drainés vers les chemins de l’esclavage. Et les plus nobles, ceux qui osèrent lever la tête, justement ceux qui avaient le sang de dirigeants seront exterminés avant d’atteindre les côtes d’Amérique. Les plus purs bien avant : « Les plus purs d’entre nous sont morts : ils n’ont pu avaler le pain de honte ».
    Dans « Prière de Paix », qui porte une marque d’humanité profonde aussi bien catholique que sérère dans la capacité de pardonner, sicut et nos dimitimus debitoribus nostris, « comme nous pardonnons à ceux qui nous ont offensés », le poète utilise la rhétorique. Il choisit la méthode de la confession catholique qui lui permet d’énumérer tous les actes commis. C’est ainsi qu’il peut pardonner tout en dévoilant dans leur totalité les fautes commises. C’est réellement « souffler le chaud et le froid » : « Il faut bien que tu pardonnes à ceux qui ont donné la chasse à mes enfants comme à des éléphants sauvages …Car il faut que tu oublies ceux qui ont exporté dix millions de mes fils dans les maladreries de leurs navires, qui en ont supprimé deux cent millions ! »


  8. « Laissez-moi pleurer mes morts ! C’était hier la Toussaint, l’anniversaire solennel du Soleil et nul souvenir dans aucun cimetière. »

    Le poète pleure en solitaire les héros doublement ensevelis. Il y eut la chasse, la cachette, l’embarquement, puis les fronts et les charniers auxquels viendront s’ajouter les « fruits étranges », corps de nègres pendus aux arbres à travers le Sud et qui seront longuement bercés par la voix de Billie Holiday. Mais ni parmi ceux qui célèbrent les héros, ni aux lèvres des documentaires, ni sur les stèles il n’y a de souvenir, comme si vous n’aviez jamais été dans la bataille. Vous êtes une ombre, un valet qui doit s’effacer une fois le devoir accompli. La Toussaint, la Fête des Saints, du souvenir, jour du devoir de mémoire qui, tel un soleil fait germer la vie cachée, les présences lointaines. Et pourtant, du haut de sa tour de verre, le poète ne voit aucun cœur, aucune mémoire porteuse de votre mémoire.


  9. « O Morts, qui avez toujours refusé de mourir, qui avez su résister à la Mort jusqu’en Sine jusqu’en Seine, et dans mes veines fragiles, mon sang irréductible… »

    Conception du monde cyclique. C’est à peine si nous n’entendons pas les vers de Birago Diop :

                « Écoute plus souvent
                Les Choses que les Êtres
                La Voix du Feu s’entend,
                Entends la Voix de l’Eau.
                Écoute dans le Vent
                Le Buisson en sanglots :
                C’est le Souffle des ancêtres.

                Ceux qui sont morts ne sont jamais partis :
                Ils sont dans l’Ombre qui s’éclaire
                Et dans l’ombre qui s’épaissit.
                Les Morts ne sont pas sous la Terre :
                Ils sont dans l’Arbre qui frémit,
                Ils sont dans le Bois qui gémit,
                Ils sont dans l’Eau qui coule,
                Ils sont dans l’Eau qui dort,
                Ils sont dans la Case, ils sont dans la Foule :
                Les Morts ne sont pas morts »!

    La conception de la vie chez les Sérères, n’est pas linéaire, elle est cyclique. Initié à cette notion de la vie cyclique, né dans un terroir où « …les choses sont sans épaisseur ni poids » et ne sont pas toujours ce qu’elles paraissent être «… Sont-ce les voix des anges peuls ou des chanteuses mortes à vingt ans ? Les voix des nourrices royales ? Dis le charme des serpents sur les tombes. Ou sont-ce les trompettes des canards sauvages ? L’on rentre des puits des champs et des chasses … ». Et encore : «… Or je revenais de Fa’oye, et l’horreur était au zénith et c’était l’heure où l’on voit les Esprits, quand la lumière est transparente et il fallait s’écarter des sentiers, pour éviter leur main fraternelle et mortelle. L’âme d’un village battait à l’horizon. Etait-ce des vivants ou des morts ? » Senghor suit intensément ce cycle dans ses images. C’est ainsi que parfois, en parlant d’une personne, celle-ci se transforme en objet ou paysage, et le paysage redevient être, tout alternant le long d’un fil soudeur qui rattache choses et êtres dans cette grande toile de l’Anima.

    Les morts ne sont pas morts, ils ont transcendé, sont devenus esprits, avec le pouvoir de protéger. Ce n’est pas encore la réincarnation, mais celle-ci ne serait pas possible sans ce processus. Les morts, au lieu d’aller vers un ciel que personne ne sait situer, restent plutôt alentour : âmes bonnes qui deviennent protectrices et fusionnent avec l’harmonie universelle, ou bien damnées et vagabondes qui cherchent à nuire.

    Dans ce passage « O Morts, qui avez toujours refusé de mourir, qui avez su résister à la Mort jusqu’en Sine jusqu’en Seine, et dans mes veines fragiles, mon sang irréductible », nous retrouvons le même trait des héros du champ de bataille d’Elissa du Gabou, la présentation du même sang, cette sève païenne qui n’est pas un vain de palme d’une nuit : « Dormez, les héros, en ce soir accoucheurs de vie, en cette nuit grave de grandeur… Mais sauvée la Chantante, ma sève païenne qui monte et qui piaffe et qui danse ».

    Disons en passant qu’il faut distinguer deux groupes de morts : les Morts, qui sont les Pangools, les Ancêtres et qui habitent la tour de verre du poète comme des migraines, et les tirailleurs sénégalais tombés sur le champ de bataille et qui sont maintenant étendus au pied des collines. Le premier groupe est imploré pour protéger l’autre. Dans cette guerre terrible qui semble ne jamais finir, Senghor prie pour que les Ancêtres protègent ces toits, contre les quadrimoteurs, les bombes, les forteresses volantes. Car ce sont ces toits qui couvrent, c’est-à-dire protègent ses frères morts.


  10. « Que de ma tour dangereusement sûre, je descende dans la rue avec mes frères aux yeux bleus, aux mains dures »

    La sûreté de la tour est dangereuse, puisque égoïste. Il y a, dans les rues, la foule de ses semblables aux visages de pierre, et rien ne serait plus sûr que de rester isolé, de garder la distance. Mais ce serait refuser toute participation, garder l’anonymat, ce qui n’est pas moralement correct. Il faut donc descendre, affronter cette foule au milieu de laquelle il sera le seul à porter le devoir de mémoire de ses frères noirs morts. Il doit se mêler à ses frères blancs qui sont capables d’actes terribles, qui ont les « les mains dures », contrastant terriblement avec le bleu des yeux, couleur du ciel et de l’eau, symbole de l’infini, du divin, du spirituel qui invite vers les sentier du rêve, de l’évasion spirituelle, la paix le calme, la volupté.

    Cela contraste terriblement avec la boucherie, toute la technique déployée rien que pour tuer, éteindre le souffle vital d’autres êtres humains qui avait presque atteint son paroxysme. Une partie de la raison hellène ou ses fruits, les canons, les chars, les mitraillettes et les forteresses volantes, avait signé les plaines du continent européen de leur trace de sang : « Dans l’espoir de ce jour – voici que la Somme et la Seine et le Rhin et les sauvages fleuves slaves sont rouges sous l’épée de l’Archange et mon cœur va défaillant à l’odeur vineuse du sang… ». Elle avait lacéré les côtes de l’Afrique du Nord de griffes de feu : « Ah ! Là-bas l’orage soudain, c’est l’incendie des côtes blanches de la blanche paix de l’Afrique mienne. Et dans la nuit où tonnent de grandes déchirures de métal, entends plus près de nous, sur trois cents kilomètres, tous les hurlements des chacals sans lune et les miaulements félins des balles, entends les rugissements brefs des canons et les barrissements des pachydermes de cent tonnes. Est-ce l’Afrique encore cette côte mouvante, cet ordre de bataille, cette longue ligne rectiligne, cette ligne d’acier et de feu ?... ».

    Senghor va retourner sans relâche cette vision apocalyptique de la guerre : Comment se fait-il que cet esprit, aussi capable techniquement, loin de s’humaniser, semble toujours faire plus de preuve dans sa capacité de destruction ? Pourquoi la technique, fruit des hauts degrés de l’esprit sait-elle mieux tuer que guérir ? Bien sûr, à travers tous les peuples on est conscient qu’il est beaucoup plus facile de détruire que de construire. Mais cela devrait être vrai pour les mains, le physique, pas pour l’esprit. Surtout si cette destruction se fait froidement par calcul sur la base de la gourmandise qui pousse à la conquête.

    Si certains nègres se sont mépris sur « la raison hellène », c’est qu’ils ont mal compris. Senghor n’est pas éberlué par les fruits les plus tangibles de la technique, fruit de la raison hellène. Au contraire, ayant vu sa puissance de feu, il a presque la nausée. Au début, peut-être a-t-il affiché le même sentiment que lorsqu’il se trouva en face de New York : « New York ! D’abord, j’ai été confondu par ta beauté, ces grandes filles d’or aux jambes longues. Si timide d’abord devant tes yeux de métal bleu, ton sourire de givre. Si timide » mais, avec l’embrasement des cathédrales et des monuments, fierté des hommes, il va vite déchanter, comme il le fera devant cette ville, une fois le mirage passé : « Mais quinze jours sur les trottoirs chauves de Manhattan – c’est au bout de la troisième semaine que vous saisit la fièvre en un bond de jaguar, quinze jours sans un puits ni pâturage, tous les oiseaux de l’air tombant soudain et morts sous les hautes cendres des terrasses ».

    Nous l’aurions certainement mal compris, si nous avions pensé que cette remarque du poète véhiculait un éloge du blanc et abaissait le noir. Devant l’horreur générée par la technique et, partant par la « raison hellène », Senghor préférait les gamelles : « Qui donc dansera le dimanche aux sons du tam-tam des gamelles ? Et ne sont-ils pas libres de la liberté du destin ?». Il préférait le retour vers le pays de sa mère « où le sol est bien noir et le sang sombre et l’huile épaisse. Les hommes y sont de quatre coudées. Ils ne distinguent pas leur gauche de leur droite, ils ont neuf noms pour nommer le palmier mais le palmier n’est pas nommé ».

    « Hommes qui ne distinguent pas leur gauche de leur droite », n’est pas une négation, mais un dépouillement de la raison hellène, une marque d’innocence où l’être humain applique l’exercice de son esprit à la stricte nécessité, vivant parmi les palmiers, les reconnaissant tous mais sans avoir besoin de leur donner un nom, de les convertir en objets de ses propres intérêts. Lorsque la raison hellène arrivera dans ce royaume d’enfance, alors verront le jour les chasses quadrillées. Les noms des bêtes et des arbres jaillissent portent une autre essence car, derrière ces noms ne jaillissent d'emblée que les propriétés commerciales, les propriétés répondant à l’unique besoin de l’homme. Les bêtes comme les forêts sont systématiquement abattues, ainsi que des habitants, écrasant ce royaume d’enfance où l’homme vivait avec la nature, par la nature, dans la nature, nourrissant la nature et se nourrissant d’elle : « Les mains blanches qui abattirent la forêt de rôniers qui dominait l’Afrique, au centre de l’Afrique… Droits et durs les Saras beaux comme les premiers hommes qui sortirent de vos mains brunes. Elles abattirent la forêt noire pour en faire des traverses de chemin de fer. Elles abattirent les forêts d’Afrique pour sauver la Civilisation, parce qu’on manquait de matière première humaine »

Devant cette même situation, Chief Seattle dira : « Le président à Washington envoie nous dire qu’il veut acheter notre terre. Mais comment peut-on acheter ou vendre le ciel, la Terre ? L’idée nous est très étrange. Si nous ne possédons pas la fraîcheur de l’air et l’éclat de l’eau, comment pouvez-vous nous les acheter ? Pour mon peuple, chaque élément de la terre est sacré. Chaque épine luisante du pin, toute plage sableuse, tout lambeau de brume dans les bois sombres, toute clairière et chaque bourdonnement d’insecte. Tout est sacré dans la mémoire et l’expérience de mon peuple.
« La sève qui coule dans les arbres transporte les souvenirs de l'homme rouge. Les morts des hommes blancs oublient le pays de leur naissance lorsqu'ils vont se promener parmi les étoiles. Nos morts n'oublient jamais cette terre magnifique, car elle est la mère de l'homme rouge. Nous sommes une partie de la terre, et elle fait partie de nous. Les fleurs parfumées sont nos sœurs; le cerf, le cheval, le grand aigle, ce sont nos frères. Les crêtes rocheuses, les sucs dans les prés, la chaleur du poney, et l'homme, tous appartiennent à la même famille. « Aussi lorsque le Grand chef à Washington envoie dire qu'il veut acheter notre terre, demande-t-il beaucoup de nous. Le Grand chef envoie dire qu'il nous réservera un endroit de façon que nous puissions vivre confortablement entre nous. Il sera notre père et nous serons ses enfants. Nous considérons donc, votre offre d'acheter notre terre. Mais ce ne sera pas facile. Car cette terre nous est sacrée. « Cette eau scintillante qui coule dans les ruisseaux et les rivières n'est pas seulement de l'eau mais le sang de nos ancêtres. Si nous vous vendons de la terre, vous devez vous rappeler qu'elle est sacrée et que chaque reflet spectral dans l'eau claire des lacs parle d'événements et de souvenirs de la vie de mon peuple. Le murmure de l'eau est la voix du père de mon père.
« Les rivières sont nos frères, elles étanchent notre soif. Les rivières portent nos canoës, et nourrissent nos enfants. Si nous vous vendons notre terre, vous devez désormais vous rappeler, et l'enseigner à vos enfants, que les rivières sont nos frères et les vôtres, et vous devez désormais montrer pour les rivières la tendresse que vous montreriez pour un frère. Nous savons que l'homme blanc ne comprend pas nos mœurs. Une parcelle de terre ressemble pour lui à la suivante, car c'est un étranger qui arrive dans la nuit et prend à la terre ce dont il a besoin. La terre n'est pas son frère, mais son ennemi, et lorsqu'il l'a conquise, il va plus loin. Il abandonne la tombe de ses aïeux, et cela ne le tracasse pas. Il enlève la terre à ses enfants et cela ne le tracasse pas. La tombe de ses aïeux et le patrimoine de ses enfants tombent dans l'oubli. Il traite sa mère, la terre, et son frère, le ciel, comme des choses à acheter, piller, vendre comme les moutons ou les perles brillantes. Son appétit dévorera la terre et ne laissera derrière lui qu'un désert. »

Senghor, aussi, aspirera dans son fort intérieur à une chose différente de New York, mais Realpolitik oblige !

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Njamala Njogoy