Adds

mercredi 3 octobre 2018

HOSTIES NOIRES - POEME PRELIMINAIRE


  1. INTRODUCTION

    Cette collection de poèmes de Léopold Sédar Senghor est heureusement la plus facile à déchiffrer. Les « Hosties noires », qui ne sont autre que les Tirailleurs Sénégalais ayant participé aux deux guerres mondiales, mais surtout à deuxième, après avoir été bras droits, encore mieux, dogues noirs de l’administration coloniale sur le continent, ont reçu ici lea plus haute médaille militaire, la plus grande marque de connaissance qui soit. Et la source de l’éloge n’est pas des moindres, car frère d’armes, frère de sang : «Vous Tirailleurs Sénégalais, mes frères noirs à la main chaude sous la glace et la mort, qui pourra vous chanter si ce n’est votre frère d’armes, votre frère de sang ? ». Dès le poème préliminaire, le poète se réserve ce droit de discours funéraire, louange enveloppée de défense et cela pour d’innombrables raisons :

    • Les chefs militaires, encore moins les ministres ne sont pas assez aptes, ni assez honnêtes pour le faire : « Je ne laisserai pas la parole aux ministres, et pas aux généraux. Je ne laisserai pas –non ! – les louanges de mépris vous enterrer furtivement ».

    • Les poètes : « Car les poètes chantaient les fleurs artificielles des nuits de Montparnasse, ils chantaient la nonchalance des chalands sur les canaux de moire et de simarre, ils chantaient le désespoir distingué des poètes tuberculeux. Car les poètes chantaient les héros, et votre rire n’était pas sérieux, votre peau noire pas classique ».

    • Et une fois morts, leur femme non plus : « Nous n’avons pas loué de pleureuses, pas même les larmes de vos femmes anciennes – Elles ne se rappellent que vos grands coups de colère, préférant l’ardeur des vivants ».


  2. POEME PRELIMINAIRE

    1. « Vous Tirailleurs Sénégalais, mes frères noirs à la main chaude sous la glace et la mort, qui pourra vous chanter si ce n’est votre frère d’armes, votre frère de sang ? »

      Ce poème introductif est un coup cinglant, un long cri de râle, une mélopée qui retrace, dans une majesté splendide, l’horreur des charniers d’Europe, le sort des noirs tombés sur ses champs de bataille neigeux, ces frères noirs aux mains chaudes, amicales qui sont couchés sur un lit de mort double : la mort, et le froid qui naturellement les faisait souffrir, aussi poignant que la trompette préparant à l’assaut.

      Nous nous sommes trompés en parlant de lit double. En réalité le lit est triple, à la manière du lit conventionnel des jeunes couples africains, où papa et maman dorment avec leur bébé : ce bébé, ce dernier venant sur le chapelet de la mort, ce sont le devoir et les éloges, puisqu’ils sont morts en… héros ? Le frère d’armes est conscient du fait que seuls leurs frères de sang et d’armes sauront leur reconnaître ce mérite.

    2. « Je ne laisserai pas la parole aux ministres, et pas aux généraux. Je ne laisserai pas –non ! – les louanges de mépris vous enterrer furtivement. »

      Il ne va pas laisser la parole aux ministres et aux généraux, ces marionnettes qui liront solennellement en somnambules des lignes qu’ils n’auront pas écrites, en lorgnant leur montre pour dépasser une certaine longueur protocolaire. Et dans cet état des choses, ces louanges seraient égales au mépris.

    3. « Vous n’êtes pas des pauvres aux poches vides sans honneur. Mais je déchirerai les rires banania sur tous les murs de France. »

      On ne nous enterrera pas avec « des pagnes empruntés », vous n’êtes pas des pauvres aux poches vides, sans honneur. Ils ont donné le meilleur de leur vie, ils ont donné leur jeunesse, leur vie.

      Les rires banania sur les murs de Paris, ces affiches publicitaires qui ornaient les murs de la cité de lumière et où le nègre aux lèvres rouges, ne sont qu’un maillon sur toutes la chaîne publicitaire qui allait de l’Europe aux Etats-Unis et sur laquelle, dans les années 90 on fera une exposition d’analyse à Amsterdam, aux Pays Bas.

      Le poète, précurseur dans plusieurs choses et domaines, à travers ce poème, fait son exposition, qui a pour but de faire réfléchir, et de faire disparaître ce racisme indirect, encore pire, subconscient.  

    4. « Car les poètes chantaient les fleurs artificielles des nuits de Montparnasse, ils chantaient la nonchalance des chalands sur les canaux de moire et de simarre, ils chantaient le désespoir distingué des poètes tuberculeux. Car les poètes chantaient les héros, et votre rire n’était pas sérieux, votre peau noire pas classique. »

      Les poètes occidentaux ont fermé les yeux sur la beauté nègre, sur le devoir, le sang nègre, leur héroïsme pour la République. Les poètes occidentaux ont préféré chanter les fleurs artificielles, la beauté de la nonchalance des chalands sur les canaux, toute la superficialité de ce monde. Ils ont préféré chanter le désespoir de poètes tuberculeux, héros d’une autre époque, d’un autre monde, héros d’une autre race. Quant à eux, nègres, à peine si le héroïsme était possible : vote rire n’était pas sérieux, et votre peau noire pas classique, pas du tout artistique et par conséquence indigne de louange, de la plume des poètes.

    5. « Ah ! ne dites pas que je n’aime pas la France – je ne suis pas la France, je sais – Je sais que ce peuple de feu, chaque fois qu’il a libéré ses mains, a écrit la fraternité sur la première page de ses monuments, qu’il a distribué la faim de l’esprit comme de la liberté à tous les peuples de la terre conviés solennellement au festin catholique. »

      Des doigts se pointent ? Des accusations ? Vous comprenez mal le poète. S’il affirme ce qu’il dit, ce n’est nullement pas parce qu’il n’aime pas la France. Ici, nous voulons contredire la vision qui veut que l’amour soit aveugle. L’amour n’est pas aveugle. Il voit les défauts de l’autre et sait pardonner accepter, au pire se conformer.

      Ici, pour Senghor aimer n’est synonyme d’accepter, encore moins de cécité. Il ne se conforme pas non plus. Il pardonne. Mais on ne peut pardonner une chose que l’on ne reconnaît point comme faute.

      Il ne se conforme pas. Il n‘est pas la France. Bien sûr, la France a quelque mérite : ce peuple de feu, chaque fois qu’il n’a pas été contraint d’agir d’une certaine façon, a suivi à la lettre la fraternité dont il a fait son emblème, comme l’égalité et a distribué la connaissance à tous les peuples conviés au festin catholique, au festin universel.

      C’est vrai que, contrairement aux anglo-saxons, la France avait une politique assimilationniste : faire des peuples conquis des français, quitte à les reléguer comme français de second, de troisième ou de quatrième rang.

    6. « Ah ! je ne suis-je pas assez divisé ? Et pourquoi cette bombe dans le jardin si patiemment gagné sur les épines de la brousse ? Pourquoi cette bombe sur la maison édifiée pierre à pierre ? »

      Mêlée de critiques et de louanges ! Le poète délire encore à cette intersection qui se présentera toujours à lui, comme lors de l’invitation de sa mère pour « embrasser » la plus belle.

      Les Africains qui critiquent Senghor devraient réfléchir deux fois avant même d’ouvrir la bouche, je ne dis pas avant de le condamner. L’être humain est ce qu’il est, un arbre ouvert aux plantes parasites, aux courants qui le transforment et font sa nature, taillent son devenir.

      Si l’on considère les générations qui se succèdent, surtout dans ce monde qui se fait de plus en plus uniforme de par la fulgurance de l’information, nous verrons que chaque génération a été condamnée par la précédente sur un point. Quand nous étions jeunes, le premier bal organisé dans mon village était traité de « danse des chiens » où homme et femme dansent collés l’un à autre comme des chiens qui s’envoient en l’air sans pudeur.

      Ajoutez à cela la disparition de Sérigne Fallou et celle de Mahécor Diouf : les hommes dignes devaient partir pour ne pas voir l’aube de cette époque sans vergogne. Puis la première sérieuse sécheresse, durant la même année, main de Dieu sur cette génération dégénérée comme elle fut sur Sodome et Gomorrhe — nos parents ne savaient rien de Sodome et Gomorrhe, mais la liste des raisons est égale à celle énumérée comme cause de la destruction de ces deux villes —, ajoutez à cela, dis-je le bouleversement de mai 1968 et c’est à peine si nous ne leur avions pas donné raison.

      Tout cela juste pour dire que Senghor avait pris la pomme des deux jardins, que ces deux pommes, en quelque sorte, avaient développé des fibres nutritionnelles dans son système inhérent.

      Le problème qui maintient les nègres dans un certain complexe vient justement du fait qu’ils arrivent trop difficilement à faire la part des choses, ce que Senghor avait réussi en sachant « rendre à César ce qui appartenait à César ».

      Consommateur passif de tout ce qui vient de l’Occident, le nègre, intrinsèquement dépendant d’un système importé comme ses habits, ses boutons, ses aiguilles, il veut se confirmer et accuse parfois trop rapidement et, au courant de son accusation, se trouve lui-même acculé sans merci.

      Ce caractère est si fondé que des personnes qui en sont conscientes, pour avoir séjourné en Europe, ont peur de s’exprimer, car on les taxe automatiquement de toubab

      Donnons un exemple concret : Nous étions un jour avec une amie américaine. En passant juste devant le grand rond point qui face au quartier général de Radiodiffusion et Télévision du Sénégal, RTS, nous vîmes un chauffeur faire sortir un pneu de secours, prêt à changer de pneu au milieu de la troisième voie en partant de la droite, c’est-à-dire tout contre les contours du rond point. Nous essayâmes de passer notre chemin sans rien dire, mais l’aberration en face de la situation fut plus forte que notre réserve. Alors nous nous sommes arrêté à sa hauteur et lui avons dit aussi poliment que possible s’il ne trouvait réellement pas mieux d’avancer sa voiture et de changer le pneu à un lieu plus approprié.

      Le chauffeur regarda plutôt la copine américaine toute blanche, et c’est d’elle qu’il tira sa réponse qui est littéralement : « Pourquoi veux-tu être toubab ? » C’est-à-dire « pourquoi te prends-tu pour un toubab, pour un blanc ? » En d’autres termes, le fait d’être contre ce qu’il était en train de faire n’était pas du tout nègre. C’est seulement un toubab qui aurait du voir une anomalie dans ses actes.

      En réalité, le nègre, pour toute cette clique et claque de personnes, est exactement la définition qu’avaient et qu’ont les racistes blancs : quand ça merde, c’est nègre. Quand c’est correct, c’est blanc.

      En regardant cet homme, nous avons préféré de garder le silence pour ne pas embarquer dans une querelle. Notre réponse plutôt conseil, n’aurait été que de lui dire de retourner à ses chèvres et chameaux puisque c’est le blanc qui a fait la voiture et le code de la route.

      Mais non, l’Afrique continue de dresser des formes plutôt que des sens. L’Afrique semble se contenter de ce qui l’arrange le plus facilement possible oublie le reste. Seulement que l’un ne va pas sans l’autre sans dégât. » Nous pensons, sans fierté aucune, que c’est justement cette attitude qui fait que, dans la situation actuelle des choses, pour voir un « accident » il faut aller ailleurs qu’au Sénégal. Sur la même latitude, nous pensons que quiconque pense déposer une plainte contre la France et l’Angleterre à cause d’un bateau naufragé devrait également déposer une plainte contre l’occident et l’orient pour tout accident de la route, puisque routes goudronnées et voitures nous viennent de là-bas.

      Mais pourquoi cet exemple ? Pourquoi nous être aventuré si loin, presque hors sujet ? C’est que cette division de Senghor est présente chez tous les nègres. Un président peut afficher son désir, son arrogance pour mener son peuple, dire ne pas avoir besoin de cadeaux, de dons, mais tôt où tard il sombrera dans les voyages de talibés à travers l’Occident sous une forme ou une autre. C’est que l’indépendance d’une nation est dans sa capacité à gérer l’interdépendance à tous les niveaux qui régissent la société.

      La force de Senghor a été l’humilité et la modestie qui lui ont fait voir le danger, ses faiblesses, ses petitesses, ses divisions ou écartèlements, et permis de ne pas être en contradiction avec lui-même. Le chanteur Bob Marley le rejoint, quand il dit : « Emancipate yourselves from mental slavery. None but by ourselves can free our minds ». Dans «Camp 1940» n’a-t-il pas écrit : « … Et ne sont-ils pas libres de la liberté du destin »

    7. « Pardonne-moi, Sira-Badral, pardonne étoile du Sud de mon sang, pardonne à ton petit-neveu s’il a lancé sa lance pour les seize sons de sorong. »

      Sédar se tourne vers l’aïeule fondatrice de royaume dont il se serre comme repère, et voit qu’il a manqué de patience, qu’il s’est laissé aller trop vite, qu’il a lancé sa lance pour les seize coups de sorong.

      En lisant ce passage, je ne peux m’empêcher de revenir avec la mémoire de la cérémonie finale lors d’un baptême sérère : Un enfant, d’habitude riche en petits frères et petites sœurs dont aucun n’est décédé est généralement choisi pour porter le bébé sur le dos la première fois, vers le soir du huitième jour. Il a le plus gros gâteau, et les autres enfants reçoivent aussi leurs parts. Alors portant le bébé sur le dos et suivi de la marraine qui s’est occupé des festivités et des autres enfants qui chantent « Moumi ! Moumi ! Que bébé vive, que bébé vive », il va faire sept fois l’aller-retour entre la case de la mère du bébé et le portail de la maison. A chaque voyage, les enfants ramassent des brindilles qu’ils vont venir jeter dans un trou creusé contre la porte de la mère et où toute chose ayant un rapport avec le bébé de même que l’eau avec laquelle on l’a lavé a été versée.

      Au retour du septième voyage, les enfants jettent les dernières brindilles ramassées au portail et crient tous en semble : « Jetez les gâteaux aussi ! Jetez les gâteaux aussi. » Et c’est justement ce qui suit qui me fait penser aux lignes de Senghor : les enfants distraits jettent leurs gâteaux avec les brindilles dans la fosse ! Et bien sûr, vous pouvez facilement imaginer les pleurs de ces enfants qui n’ont plus gâteaux, qui voudraient les repêcher de cette fosse toute salle et la raillerie des autres. C’est un drame pour les perdants, une moquerie pour les autres. Dans ce sursaut, je vois toujours Sédar jeter son gâteau dans la fosse.

    8. « Notre noblesse nouvelle est non de dominer notre peuple, mais d’être son rythme et son cœur, non de paître les terres, mais comme le grain de millet de mourir dans la terre ; non d’être la tête du peuple, mais bien sa bouche et sa trompette. »

      La noblesse nouvelle, la nouvelle royauté, la nouvelle gouvernance n’est pas de dominer le peuple, mais d’être son rythme et son cœur. C’est d’être à la disposition de son cœur, de ses désirs. Ce n’est pas paître les terres, d’intervenir lorsqu’il ne reste que les vendanges mais d’être le grain qui doit mourir pour nourrir plus. La vision de Senghor n’était pas la tête qui dicte au peuple ce qu’il faut faire, d’être le tyran, mais son interprète, sa bouche, sa trompette.

    9. « Qui pourra vous chanter si ce n’est votre frère d’armes, votre frère de sang, vous Tirailleurs Sénégalais, mes frères noirs à la main chaude, couchés sous la glace et la mort ? »

mardi 2 octobre 2018


LE RETOUR DE L’ENFANT PRODIGUE

« Le fils prodigue » est une parabole de Jésus, et, pour permettre au lecteur d’avoir une idée de l’image de Senghor, nous allons vous la reproduire, en nous appuyant sur l’Evangile de Luc : « …. Et il dit encore : Un homme avait deux fils. Le plus jeune dit à son père : Mon père, donne-moi la part de bien qui doit me revenir. Et le père leur partagea son bien. Peu de temps après, le plus jeune fils, ayant tout ramassé, partit pour un pays éloigné, où il dissipa son bien en vivant dans la débauche. Lorsqu’il eut tout dépensé, une grande famille survint dans ce pays, et il commença à se trouver dans le besoin. Il alla se mettre au service d’un des habitants du pays, qui l’envoya dans ses champs garder les pourceaux. Il aurait bien voulu se rassasier des carouges que mangeaient les pourceaux, mais personne ne lui en donnait. Etant rentré en lui-même, il dit : Combien de mercenaires chez mon père ont du pain en abondance, et moi, ici, je meurs de faim ! Je me lèverai, j’irai vers mon père et je lui dirai : Mon père, j’ai péché contre le ciel et contre toi. Je ne suis plus digne d’être appelé ton fils ; traite-moi comme l’un de tes mercenaires. Et il se leva et alla vers son père. Comme il était encore loin, son père le vit et fut ému de compassion. Il courut se jeter à son cou et le baisa. Le fils lui dit : Mon père, j’ai péché contre le ciel et contre toi, je ne suis plus digne d’être appelé ton fils. Mais le père dit à ses serviteurs : Apportez vite la plus belle robe, et l’en revêtez ; mettez-lui un anneau au doigt et des souliers aux pieds. Amenez le veau gras et tuez-le. Mangeons et réjouissons-nous ; car mon fils que voici était mort, et il est revenu à la vie ; il était perdu, et il est retrouvé… »

Il y a une transposition car, il est vrai que le fils a une inquiétude quant à comment faire face à son père après avoir gaspillé toute la richesse qui lui a été donnée. Ici, si la condamnation semble devoir venir de Diogoye, dans l’Evangile c’est le cas contraire. C’est plutôt l’aîné qui fait des remontrances : « Or, le fils aîné était dans les champs. Lorsqu'il revint et approcha de la maison, il entendit la musique et les danses. Il appela un des serviteurs, et lui demanda ce que c'était. Ce serviteur lui dit : ton frère est de retour, et, parce qu'il l'a retrouvé en bonne santé, ton père a tué le veau gras. Il se mit en colère, et ne voulut pas entrer. Son père sortit, et le pria d'entrer. Mais il répondit à son père : voici, il y a tant d'années que je te sers, sans avoir jamais transgressé tes ordres, et jamais tu ne m'as donné un chevreau pour que je me réjouisse avec mes amis. Et quand ton fils est arrivé, celui qui a mangé ton bien avec des prostituées, c'est pour lui que tu as tué le veau gras ! ».

Là où le Fils prodigue mangeait des carouges destinées aux pourceaux, Senghor s’est gavé de la poussière de seize années d’errance, l’inquiétude de toutes les routes d’Europe, les cités battues de vagues de mille passions dans sa tête. Mais cela n’a pas perverti son âme. Après tout, le devenir de l’Afrique, son avancée et son développement seront mesurés à la superbe de ces cités, à leurs bâtiments et enseignes multicolores. Toutes les passions déchaînées, l’inquiétude sur les routes d’Europe, la guerre, les charniers… Il n’est pas entré dans la débauche, il ne s’est pas avili, son cœur est resté pur comme vent d’Est au mois de Mars, vent chaud qui brûle tout, et par conséquence stérilise. Et c’est pour se maintenir pur qu’il voulait se réfugier dans le désert « sans ombre, terre austère terre de pureté, de toutes mes petitesses lave-moi, de toutes mes contagions de civilisé. Que me lave la face ta lumière qui n’est point subtile, que ta violence sèche me baigne dans une tornade de sable… »


STROPHE I

  1. « Et mon cœur de nouveau sur la marche de pierre, sous la porte de l’honneur. Et tressaillent les cendres tièdes de l’Homme aux yeux de foudre, mon père. Sur ma faim, la poussière de seize années d’errance, et l’inquiétude de toutes les routes d’Europe ; et les cités battues de vagues de mille passions dans ma tête. Mon cœur est resté pur comme Vent d’Est au mois de Mars. »

    Voilà donc arrivé le temps des comptes, l’heure tant redoutée : « C’est le même soleil mouillé de mirage, le même ciel qu’énervent les présences cachées le même ciel redouté de ceux qui ont des comptes avec les morts. Voici que s’avancent mes morts à moi… ». Sédar doit faire face à Diogoye. L’enfant prodigue retourne à la marche de pierre, sous la porte de l’honneur.

    Ici il nous semble devoir expliquer deux choses intrinsèques à la culture sérère :

    • La porte de l’honneur : Dans les maisons sérères traditionnelles, il y a une entrée principale et une petite entrée, respectivement « a carind » et « a ƥoot » Tout ce qui est honorable, tout acte noble, entre et sort par la porte principale. Ceux qui fuient, qui se cachent, passent par la petite porte.
      Ceci amène une autre réalité additionnelle : faisant face à l’entrée principale de chaque maison sérère, se trouve une palissade symbolique. Elle est dressée entre la case du chef de la maison et la cour, et son nom solennel est « o mbañ-gaci » littéralement « refuse-honte », palissade dressée là pour rappeler au chef qu’il est gardien, et protecteur des valeurs et devant s’évertuer chaque jour pour que jamais « honte dans la maison n’entre ».

    • L’Homme : Contrairement au fils prodigue de la parabole évangélique, son père est déjà mort. Néanmoins, du fond de la tombe, les cendres tièdes de l’Homme aux yeux de foudre vont tressaillir. Senghor garde ici l’appellation toute sérère du fils vis-à-vis de son père.

    A un certain âge, on n’emploie plus le vocatif « baa » ou « baab », en s’adressant à son père ou bien « yaa » ou « yaay » en s’adressant à sa mère. Il ne peut non plus appeler directement ses parents par leur prénom. Alors on commence à dire, par exemple : « Est-ce que l’Homme est-là ? » Ou bien « Est-ce que la femme est là ? », ce qui est exactement équivalent, et par conséquence compris comme, respectivement : « Est-ce que papa est là ? » « Est-ce que maman est-là ? » C’est à cause de cela que l’on retrouve souvent « l’Homme » comme référence à son père .


STROPHE II

  1. « Je récuse mon sang en la tête vide d’idée, en ce ventre qu’ont déserté les muscles du courage. Me conduise la note d’or de la flûte du silence, me conduise le pâtre mon frère de rêve jadis nu sous sa ceinture de lait, la fleur du flamboyant au front. Et perce pâtre, mais perce d’une longue note surréelle cette villa branlante, dont fenêtres et habitants sont minés des termites. Et mon cœur de nouveau sous la haute demeure qu’a édifié l’orgueil de l’Homme. Et mon cœur de nouveau sur la tombe où pieusement il a couché sa longue généalogie. Il n’a pas besoin de papier ; seulement la feuille sonore du dyâli et le stylet d’or rouge de sa langue. »

    Le retour n’est jamais facile. Le poète ne parvient pas à avoir une idée fixe, son courage a tendance à l’abandonner, mais il les récuse. Il faut bien faire face aux cendres tièdes de l’Homme aux yeux de foudre. Il faut qu’il se souvienne, qu’il remonte loin dans le passé pour retrouver son compagnon, le pâtre son frère, le pâtre à la flûte mélodieuse qui savait guider le troupeau vers la maison au soleil déclive.

    Mais la peur est profonde, car elle vient des mânes de ses Pères. Cette maison a les fenêtres et les habitants minés par les termites : les fenêtres sont délabrées, croulantes, et combien de ses habitants sont morts ! Mais ce qui fait plus peur, il l’exprime clairement dans « Visite », « … C’est le même ciel redouté de ceux qui ont des comptes avec les morts. Voilà que s’avancent mes mortes à moi… ».

    Et des comptes à rendre, l’enfant prodigue en a certainement à distribuer, après seize ans d’errance, surtout si le sérère n’’était pas venu au chevet de son père mourant, si ses parents sont enterrés durant son absence. Il faut qu’il affronte cette maison édifiée avec beaucoup d’orgueil par Diogoye.

    Au retour de son long séjour, il a un devoir à accomplir, celui de se rendre au cimetière pour rendre visite à ceux qui sont morts durant l’absence, à ceux que l’on n’a pas vus depuis longtemps. Il doit se rendre à ce cimetière où se trouve toute la généalogie de Diogoye. Il ne va pas sortir l’arsenal du civilisé, se mettre à la plume, mais seulement se munir de sa langue, de dire les mots justes, prendre les notes justes, comme le griot les doigts le long de la kôra, et sa voix d’or aussi futée qu’une plume. Il le dira aussi dans Congo : « Que j’émeuve la voix des kôras Koyaté ! L’encre du scribe est sans mémoire… » .  


STROPHE III

  1. « Que vaste que vide la cour à l’odeur du néant comme la plaine en saison sèche qui tremble de son vide. Mais quel orage bûcheron abattit l’arbre séculaire ? Et tout un peuple se nourrissait de son ombre sur la terrasse circulaire, et toute une maison avec ses palefreniers, bergers domestiques et artisans sur la terrasse rouge qui défendait la mer houleuse des troupeaux aux grands jours de feu et de sang. Ou est-ce un quartier foudroyé par les aigles quadrimoteurs et par les lions des bombes aux bonds puissants ? »

    Après seize ans d’erreur, le poète est en face de la réalité. Les choses, les êtres qu’il avait jadis côtoyés, ces choses que, dans l’absence on maintient de toutes ses forces pour ne pas perdre le cordon ombilical qui maintient à la patrie, à la maison, ces choses n’existent plus. Il est comme en retard par rapport à l’actualité et il y a une espèce de vide, de déception profonde.

    Après une absence de vingt trois ans dont dix ans sans venir au Sénégal du tout, nous savons ce que l’on ressent quand on débarque. Le déphasage est effroyable. Pendant des années on lutte pour se maintenir, ne pas se « civiliser », ne pas oublier. Les souvenirs sont vivaces, on connaît le nombre de termitières qui longent une certaine piste, on voit, dans la distance ces arbres que l’on a laissés derrière, sous lesquels on s’est une fois assis et discuté avec des personnes chères. Contrairement à ce que l’on pense, pour avoir si souvent médité, ces choses quittées sont présentes. Et lorsque l’on débarque, on voit que tout a disparu. Certains arbres sont tombés, les autres n’ont plus le même aspect et ceux qui sont restés, ayant naturellement progressé avec le temps et franchi ces dix ans dans un esprit d’avancement par rapport à nous, émigrés qui nous agrippions à un présent-passé pour nous maintenir intacts, nous nous réveillons à la dure réalité d’être en avance par rapport à l’Europe sur eux, mais très en retard quand à notre acceptation du paysage.

    Eh oui, à son départ, tout un peuple se nourrissait, prenait le repas sous l’ombre du ficus séculaire. Ce ficus, qui, jusqu’à hier, jusqu’à son débarquement, existait encore dans ses pensées, ce ficus séculaire n’est plus. Le bûcheron temps s’en est occupé, avec sa hache impassible. Et avec la disparition de cette ombre protectrice, sont partis les bergers qui s’occupaient des vaches innombrables de Diogoye, les domestiques et les artisans.

    C’est vrai que la disparition, l’inexistence de ce ficus et toute la foule de choses et de gens qu’il avait solennellement gardée dans sa mémoire est venue si vite. L’effet est semblable au travail d’un bombardier, de ces avions quadrimoteurs qui de leurs bombes puissantes, faisaient disparaître immeubles et arbres en un clin d’œil : « Est-ce l’Afrique encore, cette côte mouvante, cet ordre de bataille, cette longue ligne rectiligne, cette ligne d’acier et de feu ?... Mais entends l’ouragan des aigles-forteresses, les escadrilles aériennes tirant à pleins sabords et foudroyant les capitales dans la seconde de l’éclair. Et les lourdes locomotives bondissent au-dessus des cathédrales et les cités superbes flambent, mais bien plus jaunes mais bien plus sèches qu’herbes de brousse en saison sèche. Et voici que les hautes tours, orgueil des hommes, tombent comme les géants des forêts avec un bruit de plâtras et voici que les édifices de ciment et d’acier fondent comme la cire molle aux pieds de Dieu. »

    Voilà l’image qui lui revient devant cette maison dont les fenêtres sont minées par les termites, les habitants morts ou dispersés, le ficus séculaire tombé, choses intervenues trop rapidement dans sa conscience à cause de l’intensité des souvenirs qui maintenaient les images à leur place. La fulgurance des évènements est proportionnelle à la relation entre la vivacité des souvenirs et le grand vide présent laissé par les choses qu’il n’a plus sous les yeux de la mémoire.


STROPHE IV

  1. « Et mon cœur de nouveau sur la marche de la haute demeure. Je m’allonge à cette terre à vos pieds, dans la poussière de mes respects, à vos pieds, Ancêtres présents, qui dominez fiers la grand-salle de tous vos masques qui défient le Temps. Servante fidèle de mon enfance, voici mes pieds où colle la boue de la Civilisation. L’eau pure sur mes pieds, servante, et seules leurs blanches semelles sur les nattes de silence. Paix, paix et paix, mes Pères, sur le front de l’Enfant prodigue »

    Les êtres chers sont devenus cendres, il va s’allonger par terre, par humilité et modestie. Il va se jeter aux pieds des Ancêtres, des Pangools présents, ces esprits qui, il le sait, dominent la grande salle, les visages masqués. Eux au moins ne vont jamais mourir. Ils défient le temps. Grâce à la transcendance, le poète va retrouver les êtres perdus dans une autre dimension.

    Par respect on se déchausse avant d’entrer dans la chambre. Sédar nous le suggère par « leurs blanches semelles », mais veut aller plus loin en se lavant les pieds pour se purifier. Puis il fait sa prière : la paix sur le front de l’Enfant prodigue. Mais le front, c’est aussi le futur.

    Culture sérère introduite : Après un voyage, n’est-ce que de Dakar au village, il faut faire le tour du carré pour saluer tout le monde. Plus le temps de l’absence est long, plus les visites vont s’étendre à travers le village. Le voyageur revenu doit aller s’enquérir de l’état de santé de tous, présenter les condoléances pour les décès et féliciter pour les naissances et mariages intervenus durant son absence. C’est seulement après que l’on peut se reposer et vaquer à la vie normale. C’est ce que fait justement Senghor. C’est à partir de la strophe suivante que commence la mission.


STROPHE V

  1. « Toi entre tous Eléphant de Mbissel, qui parait d’amitié ton poète dyâli et il partageait avec toi les plats d’honneur, la graisse qui fleurit les lèvres et les chevaux du Fleuve, cadeaux des rois de Sine, maîtres du mil maîtres des palmes, des rois de Sine qui avait planté à Diakhâw la force de leur lance. » P align=justify>« Eléphant de Mbissel », le Grand Mansa Waly Mané, devenu Maïssa Waly Dione. Mansa est devenu « maïssa » et « mané » a fait place à « dione » à cause de sa longévité, selon la légende qui va ainsi : « Maïssa Waly vécut si longtemps, que chaque fois qu’un voyageur revenait des recoins de Mbissel, la première question qu’on lui posait était : « Et Maïssa Waly ? [Est-il toujours vivant ?] ». Et l’autre répondait : « Oxaa maaga jon », c’est-à-dire, littéralement : il est toujours là-bas, les yeux bien ouverts [Pas du tout prêt à casser sa pipe] ». P align=justify>Venu du royaume du Mali, Mansa sera propagateur de la royauté dans le Sine, puis devenir un des Pangools les plus vénérés du terroir. Si certains Pangools restent dans le recoin strict d’une famille, certains unissent tous les Sérères. C’est en tant que Pangool que Senghor s’adresse à Maïssa Waly pour qu’il intercède auprès de tous les autres en sa faveur. Le poète dit avoir lié amitié et partagé avec lui les dons du roi du Sine. C’est dire qu’il lui a offert une partie de royauté au même titre que les Guelwârs qui avaient planté la force de leur lance, c'est-à-dire le centre de leur pouvoir, leur trône à Diakhaw

  2. « Et parmi tous, ce Mbongou couleur de désert ; et les Guelwars avaient versé des libations de larmes à son départ, pluie de rosée quand saigne la mort du Soleil sur la plaine marine et les vagues des guerriers morts. »

    Senghor se souvient particulièrement de Coumba Ndoffène Diouf, le roi du Sine lâchement assassiné par un colon pègre du nom de Pierre François Beccaria à Joal le 14 août 1871. Il reçut une balle, perché sur son cheval, ce que fait ressortir le poète en parlant du Mbongou, cheval roux, au couleur de désert. Parmi les rois les plus vénérés du Sine, les Guelwars, et partant, tout le Sine, versèrent des larmes à son départ pour Sangamar la Nocturne, Sangamar l’Eternel, libations de larmes ainsi qu’une pluie de rosée quand saigne la mort du Soleil sur la pluie marine et les vagues des guerriers mourants.

    L’on ne pouvait décrire plus intensément un tel évènement : tous les éléments sont là, s’entrechoquant, se bousculant, se faisant place, se rejetant, exactement comme Joal et ses habitants pendant cette journée funèbre. Le deuil, tout un royaume qui s’émeut, des libations de larmes, puisqu’un des leurs transcende couvert de sang. Mais ce n’est pas uniquement le roi du Sine, c’est un des meilleurs rois du Sine, le Roi Soleil de son terroir, c’est le Soleil couchant, ce soleil qui meurt, couvert de sang sur la plaine marine. Ceci amène cette croyance sérère : les rois morts remontent vers Sangamar, cette longue bande de sable qui casse l’océan comme un îlot devant préserver l’Eternel. Pour les Sérères Sangamar est l’équivalent des Champs élyséens comme, dans l’Odyssée, Protée les décrit à Ménélas : « Les Immortels t'emmèneront chez le blond Rhadamanthe, aux champs Élyséens, qui sont tout au bout de la terre. C'est là que la plus douce vie est offerte aux humains ; jamais neige ni grands froids ni averses non plus ; on ne sent partout que zéphyrs dont les brises sifflantes montent de l'Océan pour donner la fraîcheur aux hommes. »


STROPHE VI

  1. « Eléphant de Mbissel, par tes oreilles absentes aux yeux, entendent mes Ancêtres ma prière pieuse. Soyez bénis, mes Pères, soyez bénis ! Les marchands et banquiers, seigneurs de l’or et des banlieues où pousse la forêt des cheminées – ils ont acheté leur noblesse et les entrailles de leur mère étaient noires – les marchands et banquiers m’ont proscrit de la Nation. Sur l’honneur de mes armes, ils ont fait graver Mercenaire. Et ils savaient que je ne demandais nulle solde ; seulement les dix sous pour bercer la fumée de mon rêve, et le lait à laver mon amertume bleue. »

    C’est à Maïssa Waly que d’adresse Senghor pour faire parvenir à l’ensemble des Esprits sa prière pieuse. Cette période de sa venue au Sénégal est celle qui va le déterminer à plonger dans la politique, à être combattant au flanc de son peuple. Le monde a beaucoup changé, le monde a évolué, du moins à travers les yeux du Senghor actuel, qui a goûté à l’hysope de l’Europe, pour cet intellectuel ayant côtoyé d’autres comme Césaire et Damas et qui a commencé son combat de la Négritude.

    Les nouveaux maîtres ne sont plus ceux qui avaient planté leur lance royale à Diakhaw, ce ne sont plus les Thiédos au courage de lion : une jeune génération, une nouvelle aube s’est levée, celle des marchands, seigneurs de l’or est des banlieues où pousse la forêt des cheminées, des usines. Mais ces marchands n’ont aucune noblesse : ils ont achetée celle-ci, alors que les entrailles de leur mère étaient noires. C’est une expression toute sérère, et traduit la bassesse dans une société à castes. Ce sont eux qui maintenant règnent en puissance sur son peuple de fiers Thiédos et de Guélowârs aux tambours aussi lancinants que ceux des Aztèques, Incas et Zapotèques.

    Devant eux il se sent proscrit de la Nation et sur ce qui faisait de lui un noble, sur ses armes, ils ont fait graver « Mercenaire ». Dans Kaya Magan, il dira : « Mon empire est celui des proscrits de César, des grands bannis de la raison ou de l’instinct Mon empire est celui d’amour ». Ce passage mérite un arrêt notoire.

    Etre proscrit de la nation fait allusion, ici comme dans le Kaya Magan aux proscrits de César : « Marcus Lepidus, Marcus Antonius et Octavius Caesar, choisis par le peuple pour gouverner et mettre la république sur le droit chemin, déclarent que, si de perfides traîtres n'avaient pas demandé pitié et quand ils l'ont obtenue n'étaient pas devenus les ennemis de leurs bienfaiteurs et n'avaient pas conspiré contre eux, Gaius Caesar n'aurait pas été massacré par ceux qu'il a sauvé par sa clémence après les avoir capturé lors de la guerre, ceux qu'il a considéré comme des amis et à qui il a donné des charges, des honneurs et des cadeaux ; et nous ne devrions pas être obligés d'employer cette sévérité contre ceux qui nous ont insultés et nous ont déclarés ennemis publics »

    Mais pourquoi lui ? Il ne demandait même pas un salaire, seulement dix sous pour bercer la fumée de son rêve et avoir le lait à laver son amertume bleue. Mais ce n’est pas exact. Il est redevable, parce qu’il a bénéficié d’une demi-bourse de l’administration coloniale pour aller étudier à l’âge de 22 ans en France et de là-bas il a bénéficié d’une autre bourse pour revenir au Sénégal faire une recherche sur la poésie sérère. Il peut être accusé de trahison, surtout si l’on tient compte de la réaction suscitée par son allocution à la Chambre de Commerce de Dakar avec son fameux « assimiler sans être assimilé ». Il sera taxé de guigne a wêtche, quelqu'un qui oublie le bien fait dès que rassasié !

    Durant la période coloniale, aller en politique pour défendre les droits de ses concitoyens est synonyme de rébellion. N’est-il donc pas du rang de ces « ... perfides traîtres [ayant] demandé pitié et [l’ayant] obtenue, [devinrent] les ennemis de leurs bienfaiteurs et [conspirèrent] contre eux ... » ? Bien possible. Mais dans sa conscience, il sait que son cœur est toujours aussi pur que vent d’Est quant à ses valeurs primordiales.

  2. « Au champ de la défaite si j’ai replanté ma fidélité, c’est que Dieu de sa main de plomb avait frappé la France. Soyez bénis, mes Pères, soyez bénis ! Vous qui avez permis mépris et moqueries, les offenses polies les allusions discrètes et les interdictions et les ségrégations et puis vous avez arraché de cœur trop aimant les liens qui l’unissaient au pouls du monde. Soyez bénis, qui avez permis que la haine gravelât ce cœur d’homme. Vous savez que j’ai lié amitié avec les princes proscrits de l’esprit, avec les princes de la forme, que j’ai mangé le pain qui donne faim de l’innombrable armée des travailleurs et des sans-travail, que j’ai rêvé d’un monde de soleil dans la fraternité de mes frères aux yeux bleus. »

    Le point 2.6.3 donne beaucoup de matières au poète pour se révolter. Ajoutez à cela la défaite de la France et nous reposons le scénario en d’autres termes : Il est rejeté, proscrit de la nation et son mérite n’a pas été reconnu. Malgré cela, noble de cœur il va reconsidérer tout et, au bout du compte, va revenir sur le champ de bataille que tout lui dictait d’abandonner pour replanter, renouveler sa fidélité, parce que Dieu de sa main de plomb avait frappé. Il faut se souvenir des Tirailleurs Sénégalais, ces « dogues noirs de l’Empire » : « Sur le front de France, le Grand Quartier Général dispose ainsi à la veille de l’offensive allemande de huit divisions d’infanterie coloniale (DIC). Les Sénégalais y sont incorporés avec les fantassins des régiments d’infanterie coloniale (RIC) et avec les artilleurs des régiments d’artillerie coloniale (RAC). Les 4e, 8e, 12e, 14e, 16e, 24e, 25e et 26e RTS sont engagés sur le front. Des éléments d’autres corps sont répartis au sein de régiments composés de bataillons et compagnies mixtes, les 5e, 6e, 27e, 28e, 33e, 44e, 53e et 57e régiments d’infanterie coloniale mixte sénégalais (RICMS). La plupart de ces régiments participent aux opérations au sein des divisions coloniales puis, après leur anéantissement au cours des combats de mai - juin 1940, les rescapés sont rattachés à d’autres unités. Selon le Ministère de la défense, le nombre total des tirailleurs sénégalais mobilisés au 1er avril 1940 est estimé à 179 000, dont 40 000 engagés dans les combats en métropole. Près de 17 000 sont tués, disparus ou blessés au combat en 1940.

    « Un exemple : le 19 juin 1940, les Allemands sont aux portes de Lyon. Le 25ème Régiment de Tirailleurs Sénégalais est envoyé dans un « combat pour l'honneur » ayant pour ordre: « En cas d’attaque, tenir tous les points d’appui sans esprit de recul, même débordé. » Ce combat fut sans merci pour les Africains. En deux jours il y aura plus de 1 300 tués sur 1 800 combattants. Certains tirailleurs, faits prisonniers et même blessés, furent séparés du reste de la troupe, puis massacrés à découvert à la mitrailleuse et achevés sous les chenilles de chars d'une unité SS.

    Selon l'historien américain Raffael Scheck, qui a enquêté dans les archives militaires françaises et allemandes, près de 3 000 tirailleurs sénégalais (terme désignant plus largement l'ensemble des soldats indigènes venus d'Afrique) ont été exécutés par la Wehrmacht en mai - juin 1940, crime de guerre perpétré non pas par des SS, mais par l'armée régulière allemande.

    Durant la bataille de France (10 mai au 22 juin 1940), les troupes coloniales furent peu nombreuses à participer directement aux combats, sauf dans les Ardennes, sur la Somme, au Nord de Lyon et près de Chartres. L'effondrement des armées françaises a été si rapide que l'état major général n'a pas eu le temps de rappeler massivement sur le front métropolitain, les troupes de l'Armée d'Afrique.

    Cependant, quand elles furent en premières lignes, les troupes coloniales livrèrent de rudes combats : le 26ème RTS, de la 8ème DIC (le dernier formé au camp de Souges) en constitue une dramatique illustration. Appelé dans la région de Rambouillet pour couvrir l'armée de Paris en route vers la Loire, il livra de furieux combats les 16 et 17 juin entre Chartres et Maintenon (Feucherolle, Néron, Bouglainval, Chartrainvilliers). Tirailleurs et officiers furent décimés en particulier par le 1er régiment de cavalerie du Général Kurt Feldt (selon archives de l'armée de terre du fort de Vincennes : 52 officiers sur 84 et 2046 sur 3017 tirailleurs sont portés disparus fin juin 1940). Jean Moulin, préfet de Chartres défendra leur mémoire face aux propos racistes des autorités allemandes sur « la honte noire », Die schwartze Schande. Les survivants du 26eme RTS poursuivent les combats, sous les ordres du colonel Perretier, sur la Loire jusqu'à fin juin 1940, c'est-à-dire bien après l'armistice.

    « En 1940, les Allemands détruisent Le Monument aux Héros de l'Armée Noire, que la ville de Reims avait construit en 1924 pour rendre hommage aux soldats noirs de la Première Guerre mondiale. Un nouveau monument fut inauguré le 6 octobre 1963. Une plaque indique simplement : « Ici fut érigé en 1924 un monument qui témoignait de la reconnaissance de la ville envers ses soldats africains qui défendirent la cité en 1918. L’occupant détruisit, par haine raciale le Monument aux Noirs en septembre 1940 ». Par la suite, « durant l'automne 1944, sur ordre du Général de Gaulle, les 15 000 Tirailleurs sénégalais des 9e DIC et 1ère DMI sont remplacés, « blanchis », par des FFI au sein de la 1ère armée française lors d'une opération dite de « blanchiment » et auparavant, les prisonniers français furent assignés par les Allemands pour garder les prisonniers noirs, leurs frères d’arme. .

    Dieu frappant la France de sa main de plomb fait allusion à la victoire allemande au début de la guerre. Cette intervention de Dieu, cette punition, comme le poète l’a déjà mentionnée : « Seigneur, vous avez visité Paris par ce jour de votre naissance parce qu’il devenait mesquin et mauvais » , rappelle cette autre valeur déployée par le poète à l’encontre de ce peuple de feu.

    Le poète accepte, avec un certain taux d’incompréhension et de naïveté qui permettent une raillerie subtile et par conséquence pardonnable, et bénit ces Pangools, les remercie d’avoir « permis moquerie, mépris, les offenses polies, les allusions discrètes et les interdictions et les ségrégations » dont ont été victimes leurs enfants, les Noirs. Pire encore, ils ont arraché les liens forts de son cœur, ils ont permis que la haine gravelât ce cœur d’homme. Le poète se compte parmi les proscrits de l’esprit et s’est lié avec les princes qui ne sont plus princes que dans la forme. Il a goûté au pain qui ne rassasie pas, il s’est lié à l’armée des travailleurs et des sans-travail comme il le fit dans la troisième strophe de « Que m’accompagnent kôras et balafong » : « J’ai choisi mon peuple noir peinant, mon peuple paysan, toute la race paysanne par le monde. »

    Malgré les moqueries, les mépris, les offenses polies, les allusions discrètes et les interdictions et les ségrégations, le poète garde profondément son rêve, qui est celui d’un jour où le soleil se lèvera dessus la fraternité de tous les peuples, la fraternité avec les blancs, ses frères aux yeux bleus.


STROPHE VII

  1. « Eléphant de Mbissel, j’applaudis au vide des magasins autour de la haute demeure. J’éclate en applaudissements ! Vive la faillite du commerçant ! J’applaudis à ce bras de mer déserté des ailes blanches ! - Chassent les crocodiles dans la brousse des profondeurs, et paissent en paix les vaches marines ! Je brûle le secco, la pyramide d’arachides dominant le pays et le wharf dur, cette volonté implacable sur la mer. »

    Surpris ? Oui, de voir un fils applaudir à la faillite des actions commerciales de son père. Mais cette surprise est côté lecteur, pas côté poète. Après le choix effectué, après l’élection de toute la race paysanne de par le monde, Senghor ne pouvait couver quelque part dans son cœur la prospérité de traitant de son père, dont les magasins, autour de la demeure, sont maintenant vides. Il éclate en applaudissement à la faillite du commerçant. C’est que cette faillite du père « traitant » est une conséquence de celle des traitants coloniaux qui pullulaient à Joal, dont Pierre François Beccaria, l’assassin du Maad-a-Sinig Coumba Ndoffène Diouf.

    Cette régression économique des traitants étrangers est supportée par « ce bras de mer désertés des ailes blanches », c’est-à-dire des voiles de navires amarrés, ces navires qui ne pouvaient s’occupaient que du trafic commercial entre Joal, Gorée, Dakar, Saint-Louis, et de là vers la métropole. Avec le départ de ces navires, Senghor va ressusciter la nature propre à l’Afrique, l’Afrique profonde avec sa paix et sa faune : « Chassent les crocodiles dans la brousse des profondeurs, et paissent en paix les vaches marines ! ». Le poète jubile, brûle le secco, qui est cette pyramide d’arachides dominant le pays, la plus haute montagne du Sénégal, qui naît brusquement durant la traite pour disparaître dans le ventre gourmand des voiliers en partance vers l’Europe. Il jubile et brûle le wharf dur, cette volonté implacable qui sort de la mer, une extrémité invisible rejoignant l’Europe tandis que l’autre, plus dure, plus concrète, se brode à la terre africaine comme un serpent à sonnettes.

  2. « Mais lors je ressuscite »:

    • « La rumeur des troupeaux dans les hennissements et les mugissements, la rumeur que module au soir le clair de lune de la flûte et des conques. » A la place du secco, à la place des magasins, des voiliers et du wharf brûlés, le poète ressuscite la rumeur des troupeaux dans le hennissement et les mugissements, il ressuscite les veillées nègres, veillées au clair de lune sous la note des flûtes et des conques, ces battements de mains mêlées aux calebasses dans l’ivresse de la nuit.

    • « La théorie des servantes sur la rosée et les grandes calebasses de lait, calmes, sur le rythme des hanches balancées. » Il ressuscite la longue file des servantes dans l’aube arrosée de rosée, sur la tête des calebasses remplies de lait, et les hanches belles et légères qui flottent, presque surréelles.

    • « La caravane des ânes et dromadaires dans l’odeur du mil et du riz, dans la scintillation des glaces, dans le tintement des vagues et des cloches d’argent. »
    P align=justify>Il fait revivre la caravane des ânes et des dromadaires dans l’odeur du mil jusqu’aux quatre coins du monde : Il a réellement choisi son peuple noir peinant, il a choisi la race paysanne par le monde.  

  3. « Mes vertus terriennes. »

    Senghor a ressuscité ses vertus terriennes. Pour appréhender réellement la dimension de l’allégation « l’émotion est nègre, la raison hellène », il faut bien, très bien comprendre Senghor. Et il suffit d’avoir le courage, de s’arrêter et jeter un coup d’œil sur le monde actuel, ce monde en lambeaux qui a sérieusement besoin de gens courageux, qui a besoin de dirigeants. A ce monde défunt des canons et des machines s’est superposé un autre : le monde de l’information qui distribue aveuglément des droits. Acceptons-nous sans rechigner que des journalistes se mettent une nuit durant sous la fenêtre d’une personne malade, guettant inhumainement pour être les premiers à parler de son dernier souffle ? Acceptons-nous, qu’au nom de la liberté l’on poursuive coûte que coûte une personne pour prendre sa photo jusqu’à l’induire dans un accident mortel ?

    Remettre en question ces choses que nous prenons comme des « droits », peut choquer, comme ont choqué les nègres ces paroles de Senghor. Et pourtant ! Tout jeune, se baladant à travers son royaume d’enfance, et rencontrant sur la distance les premiers européens, le jeune Sédar était certainement très marqué, sublimé par l’exotisme, une certaine finesse, une autre façon de faire. Avec le temps, les chocs culturels vont se succéder : Ngasobil, le froid en Europe, les ségrégations, la guerre. Mais c’est surtout la guerre qui va orienter beaucoup de choses : comment ces personnes, qui dominent l’espace et le temps, peuvent-ils être aussi techniquement barbares ? Comment se fait-il que parmi les fruits les plus cinglants de l’esprit figurent justement les bombes, ces avions quadrimoteurs lancés contre la superbe des villes et des cathédrales ?

    Avec toutes ses expériences, Senghor aurait certainement aimé dire à ses frères africains : « Non ! N’avancez plus ! N’allez pas vers cette évolution, vers cette sorte d’évolution ! Non, ne rejoignez pas ce monde où il n’y a pas : « … un rire d’enfant en fleur, sa main dans ma main, pas un sein maternel, des jambes de nylon. Des jambes et des seins sans sueur ni odeur ; pas un mot tendre en l’absence de lèvres, rien que des cœurs artificiels payés en monnaie forte ». N’allez pas vers ce monde qui recouvre le côté humain des soldats négro-américains : « Je ne vous ai pas reconnus sous votre prison d’uniformes couleur de tristesse, je vous ai pas reconnus sous la calebasse du casque sans panache, je n’ai pas reconnu le hennissement chevrotant de vos chevaux de fer, qui boivent mais ne mangent pas… la lourdeur barbare des monstres des prétemps du monde ». N’allez pas vers cette « Europe qui enterre le levain des nations et l’espoir des races nouvelles ».

    En réalité, ce que Senghor veut maintenir de toutes ses forces, c’est le côté humain, de « Chant de Printemps » : « Je t’ai dit : Ecoute le silence sous les colères flamboyantes la voix de l’Afrique planant au-dessus de la rage des canons longs, la voix de ton cœur de ton sang, écoute-la sous le dire de ta tête de tes cris… »


STROPHE VIII

  1. « Eléphant de Mbissel, entends ma prière pieuse. Donne-moi la science fervente des grands docteurs de Tombouctou. Donne-moi la volonté de Soni Ali, le fils de la bave du Lion – c’est un raz de marée à la conquête d’un continent. Souffle sur moi la sagesse des Keita. Donne-moi le courage du Guelwar et ceins mes reins de la force d’un tyédo. Donne-moi de mourir pour la querelle de mon peuple, et s’il le faut dans l’odeur de la poudre et du canon. Conserve et enracine dans mon cœur libéré l’amour premier de ce même peuple. Fais de moi ton Maître de Langue ; mais non, nomme-moi son ambassadeur. »

    Salomon s’était rendu dans le désert, et avait choisi la connaissance. Sédar demande la science fervente des grands docteurs de Tombouctou. Il demande la volonté impassible de Soni Ali et la sagesse des Keita qui régnèrent sur l’empire mandingue – L’Eléphant de Mbissel est issu de cet empire. Il a aussi besoin du courage du Guelwar, le courage d’un roi du Sine, son royaume d’enfance, et la ceinture d’un thiédo, ces vaillants guerriers qui entouraient et faisaient la force du monarque sinois. Il est prêt à se battre pour son peuple jusqu’à la mort. Mais sa prière suprême est que son cœur s’enracine dans l’amour de ce peuple. Il ne faudra pas que cet amour reçoive des parasites narcissiques. Il veut être son maître de langue mais il rectifie. Il veut être son ambassadeur, son envoyé, son serviteur. L’envoyé a une mission clairement établie par l’envoyeur et doit déplier la récade sans un iota de plus ou de moins.


STROPHE VIII

  1. « Soyez bénis, mes Pères, qui bénissez l’Enfant prodigue ! Je veux revoir le gynécée de droite ; j’y jouais avec les colombes, avec mes frères les fils du Lion. Ah ! De nouveau dormir dans le lit frais de mon enfance. Ah ! de nouveau mon sommeil les si chères mains noires et de nouveau le blanc sourire de ma mère. Demain je reprendrai le chemin d’Europe, chemin de l’ambassade dans le regret du Pays noir. »

    Comme le père reçut son enfant avec beaucoup d’amour et de grandes festivités, les Ancêtres pardonnent et reçoivent l’Enfant prodigue, le bénissent. Celui-ci veut descendre vers gynécée de droite où il jouait avec les colombes (les filles) et ses frères, les fils de Diogoye Basile Senghor. Il veut s’endormir de nouveau sur le lit de son enfance, ressentir les chères mains de Gnilane Bakhoum avec, au-dessus de son visage, son sourire blanc, son rire de paix. Le temps d’une nuit. La mission est devant. A l’aube il faudra qu’il se lève, qu’il reparte pour l’Europe, mais le cœur saigne déjà pour cette Afrique qu’il laisse derrière lui.

CHANTS D'OMBRE - PAR DELA EROS


PAR DELA EROS

        « Kaa na maayaay a felaxam
        Kaso faye ñaapoogma jegaanum

        Oui, tout ce qui est de Mâyâye me plaît
        La prison que je recherchais, je l’ai »

Pourquoi Senghor nous mène-t-il par-delà, au-delà d'Eros, de l’autre côté du dieu de l’amour ? Pourquoi est-ce que c’est justement cette suite qui porte un poème dont le titre est « Chant d’ombre » qui deviendra celui de toute la collection ?

Le chant sérère qui introduit ce poème porte la charge positivo-négative qui accentue une dualité de situation mais pas un écartèlement. Cette situation découle d’une situation où l’accomplissement d’un rêve se résume en un enfer. De tous les points qui vont suivre, c’est le cinquième qui est le plus à prendre en compte car portant l’essentiel, la raison d’être de « Par-delà Eros ».

Il s’agit du signe d’un lourd rêve accompli, d’un espoir atteint, comme par surprise en quelque sorte, avec une teneur d’incertitude. Il ne s’agit pas d’une déception, mais d’une inquiétude qui vient du poids du rêve devenu réalité, avec toute la responsabilité qu’il demande et dont le poète semble ne pas en avoir mesuré l’envergure et les conséquences à prime abord. Suivons un fil logique pour déterminer la nature de cette prison recherchée. Nous savons qu’il était parti en France pour étudier, que ces études, il les a par la suite brillamment accomplies. Toutefois, pendant ce séjour il a rencontré beaucoup de déceptions car il l’a :

  • conduit à connaître la solitude : « Je t’écris dans la solitude de ma résidence surveillée – et chère – de ma peau noire. Heureux amis, [vous] qui ignorez les murs de glace et les appartements trop clairs qui stérilisent toute graine sur les masques d’ancêtres et les souvenirs mêmes de l’amour… ». Cette solitude l’avait poussé à rechercher les moments de jadis partagés avec ses frères : repas, veillées fraternelles où l’humanité enveloppe le cœur d’un soyeux tissu de chaleur sans emphase protocolaire de formalismes qui dénaturent la relation : « Faites-moi place autour du poêle, que je reprenne ma place encore tiède. Que nos mains se touchent en puisant dans le riz fumant de l’amitié, que les vieux mots sérères de bouche en bouche passent comme une pipe amicale. Que Dargui nous partage ses fruits succulents – foin de toute sécheresse parfumée ! Toi sers-nous tes bons mots, énormes comme le nombril de l’Afrique prodigieuse ».

  • conduit à connaître la solitude : mené à devenir soldat et à aller à la guerre : « Voici que je suis devant toi, Mère, soldat aux manches nues et je suis vêtu de mots étrangers, où tes yeux ne voient qu’un assemblage de bâtons et de haillons… Je ne suis plus qu’un enfant qui se souvient de ton sein maternel et qui pleure. Reçois-moi dans la nuit qu’éclaire l’assurance de ton regard, Redis-moi les vieux contes des veillées noires, que je me perde par les routes sans mémoire. Mère, je suis un soldat humilié qu’on nourrit de gros mil. Dis-moi donc l’orgueil de mes pères ! »

  • conduit à connaître la solitude : mis dans deux prisons dont l’une était allemande, l’autre faite de murs qui n’étaient autre que la couleur de sa peau et le choc culturel : « Vous ignorez les restaurants et les piscines, et la noblesse au sang noir interdite, Et la Science et l’Humanité, dressant leurs cordons de police aux frontières de la négritude. Faut-il crier plus fort ? Ou m’entendez-vous, dites ? Je ne reconnais plus les hommes blancs, mes frères comme ce soir au cinéma, Perdus qu’ils étaient au-delà du vide fait autour de ma peau ».

  • conduit à connaître la solitude : fait connaître la solitude des gares et de ces nuits qui ne sont plus rythmées du bruit des gamelles : « C’est le temps de partir, d’affronter l’angoisse des gares, Le vent courbe qui rase les trottoirs dans les gares de Provence ouvertes, L’angoisse des départs sans mains chaude dans la main »« Qui donc dansera le dimanche aux sons du tam-tam des gamelles ? Et ne sont-ils pas libres de la liberté du destin ?»

  • conduit à connaître la solitude : et conduit au royaume d’Eros pour rencontrer « cette enfant amie, la clarté de ses yeux parmi les brumes bretonnes », thème central du poème.

De tous ces points, seul le cinquième est initié par le poète, les autres étant des faits circonstanciels. Maintenant, malgré la complexité voulue du scénario, ne nous laissons pas faire et gardons surtout à l’esprit que ce n’est pas par hasard que Par-delà Eros précède le « Retour de l’enfant prodigue », puisqu’il en forme les préparatifs.

La raison principale de « Par-delà Eros » c’est l’Aimée, qui semble avoir occasionné une situation mettant le poète entre le marteau et l’enclume, cette bien-aimée dont il parle tout le long des cinq premiers chapitres allant de « C’est le temps de partir » à « Par-delà Eros », qui forme le point culminant du thème.

« Par-delà Eros » est un poème où Amour et Devoir semblent se confronter avec un grand risque d’autodestruction. Si nous avions suivi la même méthode que pour les poèmes précédents, en les jaugeant vers par vers, nous serions entré dans une répétition sans antécédent car le poème, à travers ses strophes titrées, nous donne des bribes dans lesquelles le poète met délibérément en scène divers acteurs dont il cherche à incliner la volonté ou en faire des complices avant de revenir vers la Bien-aimée en étalant des moments intimes, ou en déployant un tambour rythmant beauté, caractère et prestance et tout cela, à saute-mouton. Il nous semble que Senghor enveloppe tout dans un camouflage parfait. Est-ce recherché et donc voulu pour ne pas froisser l’Aimée ?

L’amour est très évident, foudroyant de par les expressions, mais il y a toujours un recul latent malgré sa profondeur et sa véracité latente. Mais il se avec les contours d’un analgésique. Elle est là pour rassurer, garantir fidélité quelque soit l’issue de ce qui provoque l’angoisse. Il n’y a nul doute que ce poème renferme un des moments les plus angoissants de la vie de Senghor, raison pour laquelle le poète cherche désespérément à trouver une jonction pour annihiler la contradiction, qui ne peut se faire que dans l’acceptation sans équivoque de l’enfant amie par ses Pères.
Contrairement à ce que l’on pense, ce n’est pas seulement pour la jeune fille que l’on cherchait une femme. Cela se faisait aussi pour le jeune homme. Le fait d’avoir décidé de prendre cette « enfant », ne peut-être se faire intégralement sans l’avis, voire la bénédiction des parents. Que va-t-il se passer à son retour, quand il va « dévoiler » la nouvelle ? C’est celui le souci qui ronge notre poète. Examinons les poèmes un à un.



  1. C’EST LE TEMPS DE PARTIR

    Préparatifs d’un départ où, à travers les poèmes successifs, des thèmes reviennent comme une retransmission de scènes déjà vécues. Temps premiers d’une rencontre, morceaux nostalgiques, tendres moments de sensualité, étapes que ramasse et rafistole le poète jusqu’à la mélancolie du départ :

    Toi si semblable à celle de jadis, avec ton visage sarrasin et ta tête noire qui flamboie comme le sommet de l’Estérel.
    Tes compagnes s’écartaient, jour laiteux d’hiver ou colombes sous les flèches d’une déesse.
    Ma main reconnut ta main mon genou ton genou, et nous retrouvâmes le rythme premier. Et tu partis »
    .

    Pour Sédar aussi c’est le temps de partir, devoir oblige : « C’est le temps de partir ! ». Mais cela ne va pas nous faire perdre de vue l’essentiel puisqu’ici déjà le poète pose les jalons du problème. Sédar cherche à trouver un pont pour atténuer une distance, rapprocher la bien-aimée : « toi si semblable à celle de jadis, avec ton visage sarrasin et ta tête noire qui flamboie comme le sommet de l’Estérel ». Il faut garder précieusement cette expression car elle va s’éclairer dans la partie « Par-delà Eros ». Pour le moment, il semble abandonner le thème pour nous mettre face à une urgence, à contre-volonté, par rapport à laquelle il semble en retard :

    C’est le temps de partir, que je n’enfonce plus avant mes racines de ficus dans cette grasse et molle. J’entends le bruit picotant des termites qui vident mes jambes de leur jeunesse.

    Senghor sent et sait ses racines de ficus enfoncées, trop bien enfoncées dans cette terre molle et grasse. Il ne doit plus s’y attarder plus qu’il ne faut. Le ficus a des racines profondes et cette terre est grasse et molle – terre de prospérité de facilité qui embourbe la volonté du poète, le maintient ; cette terre étrangère qui, dans certains cas, peut décroître quelque part le sens de la responsabilité et présenter un laisser-aller chez l’émigré qu’il est. Comme dans un sursaut, il doit s’arracher à cette griffe, ne plus s’attarder car les racines dans la profondeur de la terre étrangère sont à la merci des termites : les années qui passent, picotent, dévastent sa jeunesse au fil des jours, jeunesse passée loin de la patrie. S’il doit accomplir quelque chose dans son royaume d’enfance il doit s’y rendre avec une force de jeunesse, ne pas laisser les termites du temps, ces années qui se succèdent la lui ravir : J’entends le bruit picotant des termites qui vident mes jambes de leur jeunesse.

    Le drame propre aux exilés et aux émigrés c’est de « grandir ou vieillir ailleurs », cet ailleurs que l’on n’arrive jamais à « naturaliser », qui pousse à vivre les années et, partant, sa vie, comme un projet qui se propage sur l’infini. L’émigré se recroqueville souvent dans ses « quand je serai de retour ». Il n’a pas sur cette terre étrangère le même regard, la même vision que les natifs. Son « chez-moi », ce terroir quitté depuis la jeunesse, sinon depuis longtemps, devient une projection, le lieu et l’espace-temps où se fera sa vie, comme un nouveau recommencement. Et quand il sera de retour, s’il retourne un jour, il se retrouve souvent parmi ceux de sa classe d’âge dont les projets se faisaient sur place et se concrétisaient année après année, dans l’actuel, dans la conjugaison de l’actif, contrairement à lui, qui projetait sa vie, reléguait tout à ce jour de retour. Il vit le risque d’être dépassé. Il faut donc se secouer. C’est le temps de partir, d’affronter l’angoisse des gares, le vent courbe qui rase les trottoirs dans les gares de Provence ouvertes, l’angoisse des départs sans mains chaude dans la main.

    Jamais, dans aucun de ses poèmes nous n’avons senti Senghor hésiter autant, à dessein, pour embrasser un thème. C’est vrai que généralement il chevauche sur plusieurs fils à la fois, mais celui-ci revêt un caractère particulier. Il s’engage puis se désengage, nous traînant volontairement vers autre chose, morceaux d’historiques de sa relation avec l’Aimée pour en ressortir encore et nous mettre en face de la mécanique matinale des gares ou autre comble de solitude qu’il agite comme pour justifier cette liaison parce que hors-terroir, hors-ethnie, hors-race ?

    Ainsi il nous force à le suivre le long des gares sans portes, à être avec lui sur le quai dans l’attente des locomotives balançant leur ventre comme un long python métallique ou bien au bord d’un étang avec des nuages aéroplanes et des rapides vers les ports atlantides et des mondes ressuscités de leurs mémoires. C’est déjà dit, la juxtaposition des sentiments et des situations est propre à notre poète mais ici, en plus de cette angoisse, en plus de sa solitude, il traîne autre chose :

    Est-ce le Printemps – partir ! – cette première sueur nocturne,
    Le réveil dans l’ivresse… l’attente….
    J’écoute aérienne – plus bas la batterie des roues sur les rails –
    La longue trompette qui interroge le ciel,
    Ou est-ce le hennissement sifflant de mon sang qui se souvient tel un poulain qui se cabre et rue dans l’aurore de Mars ultime ?
    C’est le temps de partir. Voilà bien ton message.

    Il faut aller ailleurs, changer de décor, d’autres espaces, des eaux nouvelles, être parmi d’autres personnes, d’autres visages. Il faut retrouver un espace où la vie n’est pas manière chambres d’hôtel, quitter les grandes villes pleine à craquer de personnes comme un grenier, et pourtant où l’on est plus solitaire qu’arbuste en plein Sahara ou Namib. Il a soif d’un univers où il ne sentira pas le système régir intégralement la vie, de la pleine nature, d’un quelque part sur la berge d’une rivière au détour de la route, et les prés frais de Septembre… La veille du départ, l’impatience, la nervosité, cette première sueur nocturne, qui naît à la première lueur du jour, au premier grincement du réveil. Avec lui la ville se réveille, le premier train qui talonne les rails et la longue sirène, comme une trompette dans un camp militaire à l’aube. Mais est-ce réellement la locomotive qui siffle ? Est-ce une trompette ? Ou simplement son sang, dont le flux s’accentue sous l’attente nerveuse ? Voilà son cœur qui cabre et hennit dans sa poitrine tel un poulain attelé pour la première fois.

    J’ai soif j’ai soif d’espaces et d’eaux nouvelles
    Et de boire à l’urne d’un visage nouveau dans le soleil
    Et ne m’écartent pas les chambres d’hôtel ni la solitude retentissante des grandes cités
    .

    Voilà un flash back, torche rebraquée sur la Bien-aimée qui ne sera pas du voyage, forte lumière sur la force du regard, le visage sarrasin et la tête noire qui flamboie comme les neiges de l’Estérel. Le poète nous la présente dans son éminence, dans toute la prestance de sa forte personnalité qui fait reculer ses compagnes, semblables à un étirement long d’un jour d’hiver ou bien des colombes qui s’envolent à tire-d’aile sous la flèches d’une déesse. C’est dire que personne ne peut gratuitement s’approcher de son Aimée. Et il a en a besoin, au seuil du départ, car l’absence sera longue.

    Etait-ce au bal du Printemps que tes yeux ouverts te précédaient ?
    Toi si semblable à celle de jadis, avec ton visage sarrasin et ta tête noire qui flamboie comme le sommet de l’Estérel.
    Tes compagnes s’écartaient, jours laiteux d’hiver ou colombes sous les flèches d’une déesse.
    Ma main reconnut ta main mon genou ton genou,
    Et nous retrouvâmes le rythme premier. Et tu partis.
    C’est le temps de partir »


  2. DEPART

    Au seuil de la séparation, le poète cherche à lire dans les yeux embués de la bien-aimée, ces yeux en pleur, et troubles comme l’Etang de Berre sous les coups du Mistral. Il fait un flash back pour faire défiler le paysage d’outre-océan de jours partagés. En ce temps là, lorsqu’ils glissaient, un bras amical les retenait au bord de l’eau. L’amitié, le respect réciproque les empêchaient, lors des premiers jours de rencontre, de franchir une certaine limite de sensualité. Pour maintenir fermement cette limite, le poète nous écarte et nous projette vers le paysage environnant, écoutant siffler les rapides pour les ports atlantiques qui lui rappelaient les mondes ressuscités de sa mémoire, les paysages de son royaume d’enfance qui se berce à l’autre rive de l’océan.

    Le décor est riche et chargé de romantisme exacerbé. Paroles douces, murmurées d’une voix chargée, voix affaiblie et en même temps affûtée par les sentiments et qui tissent de capricieuses dentelles, des épreuves, des tentations, le désir d’aller plus loin. Présence lointaine : là voilà, déjà, sur l’autre rive, planant comme une hirondelle. Mais si cette distance existe, il y a un autre moyen, une autre issue : l’eau qui les sépare n’est pas profonde. Au lieu de la rejoindre à guet, il va opter pour le bond du félin qui le prendra plus facilement, plus rapidement auprès d’elle. La rivière est claire comme du verre et les cieux ont la couleur d’yeux bleus, couleur que la personne, l’Aimée, nommait pervenche. Le parfum, dans l’air, est celui de jeunes pousses au vert délavé qui se bercent sous la caresse des premiers jours du Printemps.

    Les heures se succèdent, ballet de couleurs, et les nuages, comme des aéroplanes se meuvent dans le ciel et les poissons sous l’eau, sans bruit. De l’autre côte c’est le contraire : des rapides, des bateaux en partance pour les ports atlantiques sifflent avec un bruit métallique, ces navires en partance vers les mondes ressuscités de ses mémoires, de ses souvenirs. Ces bateaux soudain ramènent les souvenirs du monde qu’il a laissés, ces mondes qui se bercent à l’autre côté de l’Atlantique, le royaume d’enfance. Mais parmi ces bateaux il y a aussi son moyen de partir ; c’est l’un d’eux qui va les séparer. Le poète ne peut plus garder longtemps la tête de l’Aimée dans ses mains, ses yeux qui se fixent sur les yeux d’Antilope de celle-ci comme au moyen d’un aimant, ces yeux qui fixent le gouffre de l’absence, il faut bien les quitter. C’est bien le temps de partir. Et impassibles, les aéroplanes, les nuages, continuent leurs sifflets fréquents sur les ponts aériens…

    Je cherche au fond de tes yeux troubles – c’est l’Etang de Berre sous les coups du Mistral, tes yeux troubles – Et j’y distingue, à, travers la vitre embuée, le paysage d’outre-océan de nos hiers. La pente est molle ; alentour la tendresse des prés. Quand nous glissons, un bras amical nous retient au bord de l’eau. Ta voix frêle, dans l’air lent de no cœurs, tisse de capricieuses dentelles. Tu es sur la rive adverse hirondelle ; l’eau est peu profonde et proches les îlets d’or. Je préfère le bond souple du félin. La rivière de verre, le ciel couleur d’yeux bleus – tu disais pervenche – les parfums d’un vert enfantin.

    Toutes ces heures claires vertes bleues, vertes claires bleues !
    Si légers les nuages aéroplanes, qui sont les poissons sous l’eau sans bruit,
    Si souvent sifflaient, avec un bruit métallique qui me secouait jusqu’à la racine des entrailles,
    Les rapides pour les ports atlantiques, les mondes ressuscités de nos mémoires.
    Je ne pouvais garder dans mes mains ta tête, tes yeux d’antilope comme mes yeux aimantés,
    Mes yeux fixes devant toi. Si légers les aéroplanes blancs, si souvent sifflaient les rapides sur les ponts aériens !
    Et un puis un jour, étrangers dans ce paysage trop connu sans au revoir, nous sommes partis, partis un jour sans couleur et sans bruit
    .


  3. CHANT D'OMBRE

    Chanter dans l’ombre, dans l’obscurité, dans la solitude avec un secret qu’il maintient, et dont il ne veut pas encore dire le dire, mais simplement en bribes et méditant sur l’instant où il en enlèvera le voile. C’est le Retour de l’Enfant prodigue qui commence. Il part en bateau, cet aigle blanc des mers et du temps qui le ravit au-delà du continent. Dans la cale, c’est l’image de la bien-aimée qu’il traîne encore. Il est surpris, triste, et semble perdu comme un enfant enlevé par des lutins .

    Chez les Sérères, les lutins ont la réputation de « kidnapper » des humains, phénomènes que l’on pourrait facilement mettre au même niveau que les « abductions » ou enlèvements extraterrestres : la personne disparaît sans laisser de traces puis revient, parfois hébété, avec, par surcroît, quelques dons et capacités qu’elle n’avait pas auparavant.

    Il se sent perdu dans le contraste de la nature. De cet affront de l’angoisse des gares où le vent courbe rase les trottoirs dans les gares de Provence, le voilà sous un soleil sauvage et nu, un soleil cinglant qui fait tressaillir la terre de mille fouets de rayons. Ce soleil domine tout, il est tout. Et ce soleil, avec ses tresses de rayons, ramène dans la mémoire du poète la tête noire qui flamboie comme le sommet de l’Estérel. C’est la tête de l’Absente, ce soleil au-dessus des monts, majestueux, dans sa prestance, comme un lion au-dessus de l’étable, ce sont ses yeux félins, ses yeux troubles où il distingue, comme à travers une vitre embuée le paysage d’outre-océan des hier communs, ces yeux d’antilope comme les yeux aimantés du poète, fixes devant elle : voilà le poète qui re-naît à la terre qui fut sa mère, voilà le poète restitué à son royaume d’enfance.

    Il est séparé de sa bien-aimée par l’espace et le temps, et entre eux, précipice et altitude, rempart infranchissable. Il se souvient et s’agrippe à l’orgueil de l’Aimée, cet orgueil qui engloutissait le poète comme les plantes surplombent le laboureur pendant la moisson. Cet orgueil est justement le rempart de la fidélité auquel va s’accouder l’amant pour affronter les doutes et la peur de perdre. Il exhorte la bien-aimée à se recouvrir de son orgueil, durant cette absence, pour résister, se maintenir dans le lien. Qu’elle résiste à toute tentation, comme elle sut lui résister lors de la première rencontre. Et l’exhortation se noie dans un autre flash-back :

    Que se dresse ton orgueil porte-neige jadis couleur humaine –
    J’y disparaissais, laboureur couché dans l’ivresse de la moisson mûre.
    Je glisse le long de tes parois, visage escarpé. Le meilleur grimpeur s’est perdu.
    Vois le sang de mes mains et de mes genoux comme une libation le sang de mon orgueil antagoniste, déesse au visage de masque.

    Nous devons un peu nous arrêter sur l’expression « Le meilleur grimpeur s’est perdu » qui est une réalité toute sérère : Il y a des rôniers qui se dressent plus hauts que les autres dans toute la contrée, comme celui de Katamague :

    Ton champion Kor-Sanou ! Tel le palmier de Katamague
    Il domine tous ses rivaux de sa tête au mouvement de panache d’argent
    Et les cheveux des femmes s’agitent sur leurs épaules, et les cœurs des vierges dans le tumulte de leur poitrine ».
    Ainsi il défit le courage des grimpeurs. Il faut aller chercher le fruit des rôniers en grimpant,
    mais seul un téméraire ou plutôt un fou ose affronter des rôniers de cette envergure et combien, dans le temps, sont morts pour avoir osé essayer de relever le défi.

    La Bien-aimée est comme un tel rônier, hautement dressée sur sa fierté et son caractère de fer. Cela donne confiance au poète, lorsqu’il sera loin d’elle, de l’autre côté de l’Atlantique, car les coureurs n’oseront pas s’approcher d’elle si aisément. Justement dans la citation ci-dessus, rôles inversés, c’est Sédar qui dépasse de la tête, de son feuillage tous ses camarades, ce qui met dans le cœur des femmes ce défi de vouloir grimper, désir voué d’avance à l’échec. Dans le cas du poète, on en convient, il ne s’agit pas d’une hauteur physique, mais intellectuelle. Et maintenant, est venu le temps de payer notre dette quant à notre promesse faite au premier point :

    Tu fus africaine dans ma mémoire ancienne, comme moi comme les neiges de l’Atlas. Mânes, ô mânes de mes pères, contemplez son front casqué et la candeur de sa bouche parée de colombes sans taches. Comparez sa beauté et celle de vos filles… Oui c’est bien l’aïeule noire, la claire aux yeux violets sous ses paupières de nuit.

    Toute la raison d’être de « Par-delà Eros » est l’angoisse du poète parce qu’il cherche une issue pour faire « avaler » une union à ses parents, il veut faire accepter dans sa famille « cette enfant amie, la clarté de ses yeux parmi les brumes bretonnes », surtout à Diogoye, même mort, lui, le Seigneur de la Brousse, le Lion, qui s’est tu, qui est décédé, lui qui a fait taire la révolte des bruits sourds. Peut-être qu’après tout il y a un espoir. Peut-être le reproche, le « niet » familial ne sera pas aussi terrible en l’absence de celui-ci.

    Nous divaguons ? Ecoutons-le des décennies plus tard, à la mort de Maguilen, « l’enfant de l’amour, absent et beau comme Zeus – l’Ethiopien » :

    Nous avions tout donné à ce pays, à ce continent nôtre : Les jours et les nuits et les veilles, la fatigue la peine et le combat parmi les nations assemblées. Or Sénégalaise aux Sénégalaises s’était voulue la Normande de long lignage, aux yeux de moire vert et or. Et de son fils elle avait fait l’enfant de la terre sénégalaise, et un jour il reposerait Profond dans la terre de Mamanguedj, près de Diogoye-le-Lion .

    Ici il dira :

    Tu fus africaine dans ma mémoire ancienne, comme moi comme les neiges de l’Atlas
    Mânes ô Mânes de mes Pères ! Contemplez son front casqué et la candeur de sa bouche parée de colombes sans taches, comparez sa beauté et celle de vos filles.
    Ses paupières comme le crépuscule rapide et ses yeux vastes qui s’emplissent de nuit.
    Oui c’est bien l’aïeule noire, la Claire aux yeux violets sous ses paupières de nuit
    .

    La vente aux enchères de l’africanité de l’Absente revient :

    Mânes ô Mânes de mes Pères ! Contemplez son front casqué
    Et la candeur de sa bouche parée de colombes sans taches, comparez sa beauté et celle de vos filles.
    Ses paupières comme le crépuscule rapide et ses yeux vastes qui s’emplissent de nuit.
    Oui c’est bien l’aïeule noire, la Claire aux yeux violets sous ses paupières de nuit.

    C’est presque une hantise chez le poète, et cela peut se comprendre, vu la période et la nouveauté des mariages mixtes. Le poète fait les présentations, se soucie de l’accueil qui sera fait à l’Aimée. Il veut que ses Pères sachent que l’apparence est trompeuse. Il ne faut pas qu’ils s’arrêtent sur la couleur de la peau.

    Mais l’Aimée sait-elle cette angoisse qui habite son prince ? Et si elle savait, que serait sa réaction ? Ont-ils discuté ? Tout laisse croire que si dialogue il y a eu, ce n’était pas un dialogue tellement ouvert, nous ne disons pas franc, d’où cette chanson dans l’ombre. Le poète semble bercer une mélodie, invisible, et celle qui écoute s’émeut à cause de la teneur des paroles mais ne voit pas le visage de son troubadour, ne voit pas la source. Cela peut se comprendre, du moment que même le poète n’est pas sûr de l’accueil qui lui sera fait. La famille va-t-elle jubiler à cause de cette union, ou bien le regardera-t-on comme un « traître », un déraciné qui de surcroit peut disparaître pour toujours, embobinée par cette Bretonne aux yeux de brumes ?

    Le poète nous ramène à sa bien-aimée. Attention, elle est Egyptienne et donc peut-être faut-il se préparer à affronter la petite fille d’un pharaon têtu, demandant plus qu’un sacrifice. Peut-être qu’en plus du sang le long des mains et sur les genoux, le poète doit-il, à la manière de Moïse, qui devait convaincre Pharaon, rassembler les sables aux quatre coins du ciel et les transformer en une pluie de sauterelles ? Lorsque passé ce fléau, lui faudra-t-il ensuite se recueillir, et enclencher un froid de fin du monde ? Elle est égyptienne par sa mémoire, et cela ramène des sueurs froides dans l’esprit du poète qui a peur que s’endurcisse le cœur de cette princesse héritière, le poussant à faire allusion aux dix plaies d’Egypte :

    1. Les eaux du fleuve changées en sang : « Le Nil fut nauséabond, et les Égyptiens ne purent boire des eaux depuis le fleuve » : Exode 7:14-25.

    2. Les grenouilles« les grenouilles tombèrent et recouvrirent l’Égypte » : Exode 8:1-25.

    3. Les poux« toute la poussière du sol se changea en poux » : Exode 8:16-19.

    4. Les mouches (ou les taons) ou les bêtes sauvages« Des taons/ bêtes sauvages en grand nombre entrèrent dans tout le pays d’Égypte » : Exode 8:20-32.

    5. La mort des troupeaux« tous les troupeaux des égyptiens moururent » : Exode 9:1-7.

    6. Les ulcères« gens et bêtes furent couverts d’ulcères bourgeonnant en pustules» : Exode 9:8-12.

    7. La grêle« Adonaï fit tomber la grêle qui se transforme en feu sur le pays d’Égypte » : Exode 9:13-35.

    8. Les sauterelles« Elles couvrirent la surface de toute la terre et la terre fut dans l'obscurité ; elles dévorèrent toutes les plantes de la terre et tous les fruits des arbres, tout ce que la grêle avait laissé et il ne resta aucune verdure aux arbres ni aux plantes des champs dans tout le pays d'Égypte » : Exode 10:13-14,19.

    9. Les ténèbres« il y eut d’épaisses ténèbres » : Exode 10:21-29.

    10. La mort des premiers-nés« tous les premiers-nés mourront dans le pays d’Égypte» : Exode 12:29-36.

    Mon amie, sous le sombre des pagnes bleus les étoiles effeuillent les fleurs d’ouate de leurs capsules éclatés.
    Le Seigneur de la brousse s’est tu, qui a fait taire la révolte des bruits sourds.
    Vois ! le brouillard doucement s’est égoutté en claires gouttelettes de lait frais. Ecoute ma voix singulière qui te chante dans l’ombre ce chant constellé de l’éclatement des comètes chantantes.
    Je te chante ce chant d’ombre d’une voix nouvelle avec la vieille voix de la jeunesse des mondes
    .

    Le poète demande à la princesse - cette fois-ci à l’Afrique ? - d’écouter sa voix singulière qui chante dans l’ombre, dans le secret et la solitude, ce chant constellé. Il chante pour elle ce chant d’ombre, d’une voix nouvelle, avec la vieille voix de la jeunesse des mondes. Cette union, c’est bien l’union du futur d’où découlera le métissage tant prôné par le poète, une voix nouvelle qui s’associe à l’ancienne voix pour un monde jeune. C’est vrai, ce monde vieux, se renouvelle éternellement, à la manière d’ailleurs du poète : « Mon enfance, mes agneaux, est vieille comme le monde et je suis jeune comme l’aurore éternellement jeune du monde. » L’aimée n’est donc pas contradictoire à ses valeurs terriennes, elle est complémentarité. C’est un Tantum Ergo de chair et d’os. Que les vieilles choses fassent places aux nouvelles, parce le poète prie, en s’adressant à sa mère dans le soir rouge de vieillesse pour une « aube transparente d’un jour nouveau ». Et, lorsque la Bretonne acceptée et un fils issu de l’union fera ses adieux précoces il dira :

    Il est élégant à l’antagoniste, prévenant d’attention comme fleurs à la jeune fille.
    Rameau greffé du Viking au Tabor, cavalier de la planche à voile…


  4. DEPART

    « Cette absence longue à mon cœur,
    Cette vacance de trois mois comme ce sombre couloir de trois semestres captifs.
    J’avais perdu mémoire des couleurs jusqu’à ton visage
    Que je recomposais en vain, avec les battus de mon esprit.
    Et ton silence distant comme une mémoire qui s’oublie !
    Restait l’odeur de tes cheveux, si chauds de soleil –
    Rien que la caresse de mon col haut et souple sur ma joue.
    Restait la splendeur de ta tête !
    Comment oublier l’éclat du soleil, et le rythme du monde – la nuit le jour.
    Et le tam-tam fou de mon cœur qui me tenait éveillé de longues nuits,
    Et les battements de ton cœur qui à contretemps l’accompagnaient et les chants alternés.
    Toi la flûte lointaine qui répond dans la nuit
    De l’autre rive de la Mer intérieure qui unit les terres opposées
    Les sœurs complémentaires : l’une est couleur de flamme et l’autre, sombre, couleur de bois précieux.
    Ton visage ! sans doute est-ce lui, non les ténèbres de ma prison,
    Non l’humidité de ma vie qui efface toute couleur et tout dessin,
    Tel le soleil triomphant à l’entrée de l’hivernage lorsque n’est pas tombée la goutte d’eau première,
    Que les pays sont blancs et les sables illuminés.
    Je sais le Paradis perdu – je n’ai pas perdu souvenir du jardin d’enfance
    Où fleurissent les oiseaux, que viendra la moisson après l’hivernage pénible, et tu reviendras mon Aimée.
    Tu seras dans mes bras comme une gerbe lourde et brune
    Ou le sik triomphant qu’agite l’athlète vainqueur, et il se sent un dieu.

    Trois mois viennent de passer, absence longue comme ce sombre couloir de trois semestres captifs où il a perdu jusqu’au visage de l’Aimée qu’il recomposait alors en vain, avec les yeux battus de son esprit. Et le silence de l’Aimée, distant comme une mémoire qui s’oublie. Il se console par la rencontre prochaine, à l’extrémité de l’absence et, ce jour là, lui dit le poète,

    Tu seras dans mes bras comme une gerbe lourde et brune
    Ou le sik triomphal qu’agite l’athlète vainqueur, et il se sent un dieu ».

    C’est le lutteur qui atteint le but, le cultivateur rangeant ses gerbes récoltées au bout de l’effort. « La prison que je recherchais, je l’ai. » continue. Plongé dans les vacances tant attendues, voilà que déjà tire l’autre côté de la mélancolie et de l’absence. Ces vacances de trois mois d’emblée long corridor d’une prison qui rappelle la période des stalags. Et s’installe l’oubli jusqu’au visage de sa princesse qu’il raccommode et recompose en vain. Le silence infernal. Aucune note d’elle à lui. Seul ce silence distant et long comme une mémoire qui s’oublie, comme une légende en lambeaux. Mais il y a encore une chose : un parfum de cheveux, cette chevelure chaude comme un soleil qui ne s’oublie par son éclat rythme du monde, la nuit et le jour. C’est le contraste dans le temps, la translation sombre-clair qui maintient en sa mémoire, de par la blancheur, cette princesse lointaine au silence lourd comme lui souvient la caresse amicale celle de son col haut qui est souple sur sa joue

    Au sein de la nuit, solitude et angoisse soulèvent le cœur du poète qui épouse la lancinance d’un tam-tam – et l’accompagnaient les baguettes sur le cœur-tam-tam de l’Aimée, à contre temps, ainsi que deux coryphées qui s’alternent. Elle est flûte lointaine qui répond dans la nuit. Le poète sait sa princesse dans les mêmes affres de l’absence, là bas, au-delà de la Mer interne, de la Méditerranée qui unit les terres opposées, les sœurs complémentaires, la Méditerranée qui unit l’Afrique à l’Europe, comme le cœur l’unit, lui, Nègre à la « Bretonne aux yeux clairs.

    Le visage de l’Aimée absente efface toute couleur, le rend aveugle. Rien n’existe alentour, à par cette présence lointaine qui remplit tout de vide. C’est la densité de l’absence, lumière solaire de ce visage qui affaiblit les contours et amenuise les contrastes. Mais cette perception floue, les dessins, ou forme effacée, c’est les formes d’autres femmes qui deviennent blafardes à cause de la présence intense de l’Absente dans sa pensée, dans ses souvenirs, dans son désir. A part elle, Rien d’autre n’existe, rien d’autre n’a de la consistance.

    Et la confession : « je sais le Paradis perdu, le paradis que j’ai quitté, je n’ai pas perdu le souvenir de mon jardin d’enfance où fleurissent les oiseaux ». C’est l’absence et sa douleur, les temps difficiles. Pour se consoler, le poète jette un regard et s’agrippe à l’image du cultivateur qui peine maintenant mais demain bénéficiera de la joie de la récolte. Il sait qu’un jour viendra la moisson après l’hivernage pénible. Ce sera le temps de la gerbe d’épis, celui du trophée du vainqueur après la rude compétition.


  5. PAR DELA EROS

    Sa longue absence est semée d’embûches et son retour jette sur la scène cette idée toute sérère, qui est le fait de « clouer » ou « jeter un filet » sur quelqu’un qui va à l’étranger pour qu’il revienne, quelles que soient les conditions. La famille ne veut pas de départ sans retour; il ne faut pas que leur émigré se perde, disparaisse pour toujours. Cette trappe qui l’a forcé à revenir, peut se prolonger, s’affirmer à travers d’autres embûches, jusqu’au désir charnel pouvant le pousser vers une des filles du terroir et découlant sur une grossesse par exemple, ce qui pourrait casser le lien possible avec l’Aimée et, partant, le pays hôte et ainsi le maintenir sur cette terre originelle :

    Je sais mes pères, vous avez jeté ce filet sur ma vacance vigilante pour attraper l’enfant prodigue, cette fosse à lions. Je sais que la fierté de ces collines appelle mon orgueil. Debout sur l’âpreté de leurs sommets couronnés de gommiers odorants je saisis l’écho du nombril qui rythme leur chant – Un lac aux eaux graves dort dans son cratère qui veille … N’énervez pas ma jeunesse aux jeux de la maison, mes griffes de panthère au pagne amical de mes sœurs ».

    La fierté des collines, ces seins debout, durs comme fruits de rônier appellent, interpellent, taquinent son orgueil. Ce n’est pas la tentation qui manque. Du long des rues aux les allégations de la famille, tout l’invite à l’abandon des beautés territoriales. Raison pour laquelle le poète implore pour que ses Pères ne soient pas jaloux ; il ne faut pas qu’ils aillent jusqu’à ce piège.

    Bien sûr il y a l’autre côté négatif de l’Europe dont les dieux peuvent tonner et permettre la fonte des cathédrales sous la haine jaune des bombes. Il y a ce côté négatif de l’Europe qui peut être agité comme tremplin de la ferveur des Pères à écarter les amants. Pour lui, ce côté négatif n’est pas à transposable à l’Aimée. Elle est innocente. Que tonne Zeus, Jéhovah embraser la superbe des villes blanches, mais laissez-lui cette Bien-aimée.

    Par-delà Eros, ou bien du côté opposé de l’amour renferme la situation presque cauchemardesque du poète, qui est tiraillé de part et d’autre. Un nouvel amour en France, la longue absence durant laquelle il aura tout vécu, et solitude et racisme et guerre et prison et solitude, puis ce retour où tout l’attend, surtout, n’étant plus enfant, le désir de sa famille de devoir vouloir le marier.

    Ici il ne faut pas se voiler la face. L’on peut facilement deviner que cet homme qui revient au Sénégal est l’homme de tous les désirs, syndrome qui est encore plus renforcé aujourd’hui : Les filles cherchent ou préfèrent mari émigré. Elles se marient dans certains cas sur la simple présentation d’une photo non datée. Mais ça ne s’arrête pas là. Nous traînons jusqu’à présent ces lambeaux d’infériorité, et des présidents, dans leur discours d’investiture sont partis jusqu’à faire croire que le développement de notre continent est entre les mains des émigrés. Nous n’en disconvenons pas : Ils sont acteurs de taille, mais le développement ne viendra pas d’eux, peut-être de ceux d’entre eux qui sont partis étudier et, férus de nationalisme rationnel, reviendront en apportant ce gâteau de métissage tant prôné par Senghor. Le développement de l’Afrique se fera ici, avec ses enfants sur place.

    Mais replions nous : Le jeune intellectuel Senghor qui revient au pays ne va pas se la couler douce. De partout vont fuser des propositions de mariage, comme lors de la visite auprès du Beleup de Kaymor dont il déclinera l’avance avec une courtoisie exemplaire :

    Grâces pour la jeune fille nubile au ventre de douceur, ndeïssane !
    À la croupe de colline à la poitrine de fruits de rônier.
    Et par-dessus toute louange, sa bouche sait tisser des paroles plaisantes.
    Ma Dame est une dame de haut rang et fière.
    Donc compliments à la fille du Grand-Dyarâf »
    .

    Le dessein de la famille, de ses proches, c’est de le voir s’affermir comme homme du terroir, prendre femme du terroir. Mais sa vision porte beaucoup plus loin. Il ne peut s’arrêter à certaines considérations superficielles. Il a une autre vision et cette bien-aimée fait partie de ce cadre, qui n’est pas contre les principes de ses Pères, mais devant les élargir, puisque :

    Mon âme aspire à la conquête du monde innombrable et déploie ses ailes, noir et rouge.
    Noir et rouge, couleurs de vos étendards !
    Ma tâche est de reconquérir le lointain des terres qui bornaient l’Empire du Sang
    Où jamais la nuit ne recouvrait la vie de ses cendres, de son chant de silence.
    Ma tâche est de reconquérir les perles extrêmes de votre sang
    Jusqu’au fond des océans glacés et des âmes.
    Entendez le chant de son âme sous son toit de paupières sarrasines.
    Candides ses yeux comme ceux de l’antilope kôba, ouverts étonnés sur la beauté du monde.
    Ah ! Laissez-moi l’arracher, son âme, dans un baiser comme le Vent d’Est destructeur,
    Pour la déposer à vos pieds, avec les richesses fabuleuses de l’esprit et des terres nouvelles
    .

    Il doit trouver un refuge en mettant intelligence et spirituel au devant du charnel, au devant du sensuel :

    Mais quoi d’un corps sans tête ? Et quoi de bras sans âme ?
    Le chant du poème domine haut la passion des talmbatts mbalakhs et tamas… »

    Voilà le plaidoyer de l’avocat-poète pour faire passer celle « si semblable à celle de jadis, avec ton visage sarrasin et ta tête noire qui flamboie comme le sommet de l’Estérel ». Mais Diogoye n’a pas encore donné son dernier mot. Il y a toujours cette peur accroupie dans l’ombre qui attend Sédar comme une panthère affamée. C’est ce que nous réserve « Visite ». Le poète, qui veut coûte que coûte faire accepter l’Absente comme africaine va voir celle-ci comme une ancêtre lointaine, une Cléopâtre ou Néfertiti réincarnée, une africaine de souche et de sang, une égyptienne. C’est le seul chemin possible pour cette princesse à la peau claire, cette enfant amie aux yeux clairs parmi les brumes bretonnes : « Egyptienne ! Comment ne serait-elle pas mon guide, ton haleine longue, tes senteurs de soleil feu de brousse ! ».

    « Tu es descendue de ce mur où t’avait accrochée la ruse des Anciens. Admise dans le cercle à toute faiblesse fermée,
    Tu es le fruit suspendu à l’arbre de mon désir – soif éternelle de mon sang dans son désert de désirs ! »

    Comme la femme, ou l’homme, bien avant la nuit de son initiation ! Ainsi qu’un trésor, un secret à dévoiler au moment opportun, cette princesse, suspendue au mur va enfin descendre, prendre vie, « devenir » femme, être admise dans le cercle à toute faiblesse fermée, parce que cercle d’épreuves, rite initiatique, où se forge la force de caractère, la force de la nature de l’être. Mais être accrochée au mur et attendre le jour de l’initiation, qui est une attente bienheureuse pour l’Aimée, est, pour le poète, un fruit haut perché sur une haute branche, un fruit accroché à l’arbre du désir. Et quelle douleur dans l’attente de la nuit de noces, soif éternelle, soif de son sang, de sa jeunesse, de sa force virile qui baigne dans un désert de désirs.

    Nous ne saurons assez mesurer à sa juste valeur la situation infernale vécue par ce jeune intellectuel tout frais débarquant d’Europe, cette vaste tête qui a certainement dévasté l’espoir et le désir des Sinoises. Ajoutez-y, comme Beleup de Kaymor, les parents qui n’auront aucune limite dans les propositions de marier une telle ou une telle, cousine, parente de bon caractère, poli, avec toute la retenue. Ici aussi le poète a une réponse franche : « Seule, je sais, cette plaine à la peau noire convient au soc et au fleuve profond de mon élan viril. ». L’Aimée n’a rien à envier à la fille du Grand Dyarâf ni à aucune autre fille. Elle n’a rien à envier aux filles du terroir, à part cette porte, ces mains qui doivent s’ouvrir pour l’accueillir dans la famille ainsi que la mariée drapée de son pagne en coton tissé qui voile le charme de sa prestance. Mais que faire d’un corps sans tête, sans pensée, et que faire d’un bras, d’une force qui n’est pas armée d’âme, de sentiments ? Le poème domine la passion des tam-tams et qu’au moins, dansent sur les cordes des kôras les doigts énigmatiques du poète. Le poète se réfugie dans la riche personne de l’Aimée et prône les valeurs cardinales de l’intellectuel et du spirituel. La trappe est réelle. Il ne faut pas qu’il succombe, que l’engouffre le désir né des pagnes de ses « sœurs », ici, filles de son terroir :

    N’énervez pas ma jeunesse aux jeux de la maison,
    Mes griffes de panthère au pagne amical de mes sœurs.
    Mon âme aspire à la conquête du monde innombrable et déploie ses ailes, noir et rouge.
    Noir et rouge, couleurs de vos étendards !
    Ma tâche est de reconquérir le lointain des terres qui bornaient l’Empire du Sang
    Où jamais la nuit ne recouvrait la vie de ses cendres, de son chant de silence.
    Ma tâche est de reconquérir les perles extrêmes de votre sang jusqu’au fond des océans glacés et des âmes.
    Entendez le chant de son âme sous son toit de paupières sarrasines. Candides ses yeux comme ceux de l’antilope kôba,
    Ouverts étonnés sur la beauté du monde.
    Ah ! Laissez-moi l’arracher, son âme, dans un baiser comme le Vent d’Est destructeur,
    Pour la déposer à vos pieds, avec les richesses fabuleuses de l’esprit et des terres nouvelles
    .

    Il réalise soudain le degré de responsabilité envers ce corps qu’il tient dans ses bras, comme le commodore maintient le navire dans sa trajectoire et décide de son destin. Il faut désormais le métissage, que les Ancêtres ne lui enlèvent point cette Aimée, qu’ils fassent place aux dieux des grecs et des judéo-chrétiens, qu’ils acceptent un nouvel ordre mondial, celui où toutes les races seront unies, vivant côte à côte dans la paix, parce que chacune pouvant vivre pleinement la sienne. Un autre danger subsiste cependant : Il y a dans cette maison des colombes, des personnes susceptibles d’éveiller ses sentiments et de concurrencer l’Aimée, voire prendre sa place.

    Et si les Anciens jetaient un autre filet pour le maintenir, jaloux, dans la stricte lignée pour empêcher le métissage ? Et s’ils étaient jaloux de Zeus et de Jéhovah ? Et si pour se préserver contre la superbe des villes blanches ? Le poète prie qu’ils ne jettent pas ce piège, qu’ils ne présentent pas cette tentation, qu’ils n’énervent pas sa jeunesse, sa virilité aux jeux de la maison, ses griffes contre les pagnes amicaux de ses sœurs. Qu’il ne tombe pas amoureux de celles qui déambulent, fluides, dans la maison.

    L’Aimée, cette bretonne aux yeux clairs ne doit pas être considérée comme un acte allant à l’encontre de la volonté des Ancêtres : Elle fait partie de la tâche qu’il s’est fixée : la reconquête, la reprise des terres lointaines « qui bornaient l’empire du sang où jamais la nuit ne recouvrait la vie de ses cendres, de son chant de silence ». En s’unissant à la Bretonne, il veut regagner le paradis perdu et renouer avec les perles extrêmes de la lignée, les origines lointaines qui vont de l’Egypte pharaonique aux races hyperboréennes, réunir ce qui s’est séparé au fil des millénaires : « Je marcherai par la terre nord-orientale, par l’Egypte des temples et des pyramides. Mais je vous laisse Pharaon qui m’a assis à sa droite et mon arrière-grand-père aux oreilles rouges. Vos savants sauront vous prouver qu’ils étaient hyperboréens ainsi que toutes mes grandeurs ensevelies ». Elle n’est que le premier jalon d’un pont qui dicte le métissage.

    Dernières tentatives d’obtenir un « visa » pour la Bretonne, la fille aux yeux d’antilope kôba, ces beaux yeux ouverts sur la beauté du monde ? Le poète veut effeuiller son être et dans un baiser, comme le vent d’Est destructeur, le déposer ainsi qu’une offrande, un sacrifice mêlé aux richesses fabuleuses de l’esprit, et à des terres nouvelles, aux pieds des ancêtres, des Pangools.


  6. VISITE

    Je songe dans la pénombre étroite d’un après-midi. Me visitent les fatigues de la journée, les défunts de l’année, Les souvenirs de la décade comme la procession des morts du village à l’horizon des tanns. C’est le même soleil mouillé de mirage, le même ciel qu’énervent les présences cachées Le même ciel redouté de ceux qui ont des comptes avec les morts. Voici que s’avancent mes morts à moi…

    L’après-midi, sous une pénombre, la fatigue de la journée. Et les morts de l’année qui viennent le voir. C’est le temps des souvenirs, de la crainte des mânes de ses Pères, la crainte de dettes impayées comme ce sentiment de « Ndessé » qui fit deux apparitions le long des poèmes.

    Il se souvient des mirages le long des tanns, le ballet des Esprits, de ceux qui peuvent revenir pour la redevance d’impôts dus : « Reposoirs opposés au bord de la plaine dure salée, de la grande voie étincelante des Esprits, enclos méridiens du côté des tombes ! Et toi Fontaine de Kam-Dyamé, quand à midi je buvais ton eau mystique au creux de mes mains, entouré de mes compagnons lisses et nus et parés des fleurs de la brousse ! La flûte du pâtre modulait la lenteur des troupeaux et quand sur son ombre elle se taisait, résonnait le tam-tam des tanns obsédés qui rythmait la théorie en fête de Morts. Des tirailleurs jetaient leurs chéchias dans le cercle avec des cris aphones, et dansaient en flammes hautes mes sœurs Téning-Ndyaré et Tyagoum-Ndyaré, plus claires maintenant que les cuivres d’outre-mer.

    Il le faut bien, car, dans le prochain poème, il fera face au portail de Diogoye. Que demandera-t-on ou que ne demandera-t-on à ce fils prodigue de retour au bercail ? Et puis il y a la Bretonne aux yeux de brume. Quel sera la réaction de celui qui, pour le punir et le dresser, l'envoya à l'école des Pères ? Car le cauchemar vient beaucoup plus de cette relation qui est toute neuve par rapport à sa culture.

UN RAPIDE EXEMPLE POUR LE DICtiONNAIRE

Njamala Njogoy