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samedi 6 octobre 2018

ETHIOPIQUE - INTRODUCTION A L'ENTITE


      
A mes petits-enfants Marla et Lenny Sédar Lamptey, Aurelion Wagane et Andronika Yandé Rexhepi, Ośin Wambissane Faye-McBurney et à ceux qui suivront.


  1. INTRODUCTION

    Devant l’enchevêtrement des poèmes qui composent « Ethiopiques » nous nous sommes armé du dicton de Léopold Sédar Senghor, qui veut que l’on « y aille doucement pour attraper un singe parmi les broussailles ». Il le fallait bien. C’est qu’au sortir de « Chants d’ombre » et « Hosties noires », l’entité « Ethiopiques » semble enveloppée d’un brouillard où il n’est pas facile de distinguer les choses, encore moins leur essence. Il s’en dégage une présence de spectre, quelque fantôme dans la frêle pâleur d’un crépuscule. Il nous a donc semblé judicieux, pour ce recueil, de descendre vers des relectures, études et analyses des œuvres du poète pour mieux appréhender ce qui en a été dit. Voici une petite partie d’un des passages trouvés, notamment en ce qui concerne le premier poème, « L’Homme et la Bête » :

    « L’Homme et la Bête est un poème qui ouvre le recueil Ethiopiques. Porté par le rythme des tam-tams, il traduit le combat immémorial et symbolique des deux personnages génériques que le titre propose dans une simplicité originelle. A la faveur de la nuit qui tombe, le poète se met à conjurer les peurs et stigmatise les bêtes immondes. Puis il célèbre l’homme qui se prépare au combat au rythme du tambour tendu de sa poitrine. Le corps de l’homme traversé par le rythme, devient alors lieu de l’harmonie cosmique, dominé finalement par la pensée qui lui ceint le front. Ainsi exalté et enivré par le rythme de la danse, l’homme libère à cet instant toute sa force dans le combat symbolique qui l’oppose à la bête. Le cri qui traverse la nuit est celui de la bête vaincue et terrassée à quoi s’oppose le vaste éclat de rire de l’homme, porté par le chant dansé. L’homme s’affirme ainsi comme Dompteur de la brousse, dont la victoire sur l’animal est en relation avec l’avènement de l’aurore ».

    Ce qui est gênant dans ce texte c’est, avant tout, la superficialité de l’interprétation malgré le super vol plané de l’expression. Loin de nous la prétention de détenir, au-dessus de tous, la clef des poèmes de Senghor. Au contraire, que les lecteurs sachent qu’en nous lançant dans cette série d’études, nous sous sommes senti comme Paul Valérie lors de son « Discours sur l’esthétique » lorsqu’il dit expressément : « Votre Comité ne craint pas le paradoxe, puisqu’il a décidé de faire parler ici, – comme on placerait une ouverture de musique fantaisiste au commencement d’un grand opéra, – un simple amateur très embarrassé de soi-même devant les plus éminents représentants de l’Esthétique, délégués de toutes les nations ». Mais force est de noter que dans ce résumé, fatalement, le fait de dire que « l’homme libère à cet instant toute sa force » est le contraire même de l’essence du poème, de sa raison d’être : Ici, la force est à la bête, l’esprit à l’homme, encore mieux, parodiant Senghor, nous pouvons dire « la force est animale, l’esprit humain », et c’est cela le point pertinent d’une différenciation, qui est l’essentiel de ce poème. Nous concédons toutefois à son auteur tout le reste, mais devons admettre qu’il passe terriblement à côté du noyau du drame cataclysmique du poème. Et pourtant le sujet, La différence Homme – Animal, est si intense, si important, que plusieurs philosophes d’Aristote à Descartes en passant par la tradition stoïcienne, de Chrysippe à Sénèque, se sont penchés là-dessus pour en débattre comme nous le verrons plus tard. En s’embourbant dans le style, en s’enlisant dans le pittoresque des termes empruntés aux langues africaines, plusieurs experts ont rendu les poèmes de Senghor, certainement sans le vouloir, trop superficiels par rapport à leur teneur, ce qui est réellement dommage.

    Généralement en se penchant sur des poèmes nègres, les tam-tams, la danse, le rythme semblent toujours prévaloir sur le thème, l’essence même du poème. Donnons une autre référence : « Pour étudier la poésie de Senghor et ses liens avec l’Afrique, nous prendrons Ethiopiques comme belvédère d’observation. Le poète y célèbre les rapports de l’homme noir avec le monde. A la différence des recueils précédents, Chants d’ombre (1945) et Hosties noires (1948), où l’Afrique est un songe sur lequel le poète en exil s’interroge, dans Ethiopiques, paru en 1956, ainsi que dans le recueil qui le suit, Nocturnes (1961), l’Afrique est une présence réelle qui s’impose par sa spécificité propre. Il nous semble donc que c’est bien un choix qui correspond à notre propos. La poésie senghorienne est marquée par un dualisme qui découle de la double appartenance du poète, son origine sénégalaise et sa formation française. Esprit modelé par la puissance coloniale française, L. S. Senghor garde cependant des rapports profonds avec ses racines africaines. Dans Ethiopiques, l’Afrique n’émerge pas comme la description d’un panorama surgi de sa mémoire. Elle est plutôt une intimité sensuelle et mythique que le poète communique au lecteur à travers des notations concernant sa flore, sa faune, sa toponymie, son coloris, et par des allusions historiques et ethnologiques, comme si le lecteur partageait avec l’auteur la connaissance de l’objet, dans une connivence d’un savoir préalable de la réalité africaine. Le titre Ethiopiques met déjà en relief cette dualité et Senghor lui-même donne des pistes pour cette interprétation : ‘En le choisissant, je songeais aux Olympiques, aux Pythiques, aux Isthmiques de Pindare. Les Ethiopiques, du grec « aithiops », noir, ce sont, en somme, des poèmes qui s’inspirent de la négritude’».

    Ici, sans l’ombre d’aucun doute et bien qu’il y ait des inexactitudes ou exagérations, comme le dualisme qui suggère l’écartement que nous avons développé longuement dans « Comprendre Senghor - Tome I - Chants d’ombres » , la vision est plus profonde que celle de la première citation, plus proche de la réalité. Toutefois, dans la suite de son développement, l’auteur va tomber dans le piège habituel, reprenant rythme, tintamarres de tam-tams et une liste d’expressions, pour lui exotiques, afin de faire éclore tout un folklore. Cela est peut-être exact, mais c’est justement ce cela qui maintient l’Afrique dans l’exotisme et la rend distante, à la manière des énergumènes que l’on aime côtoyer dans les parcs zoologiques tout en gardant une distance de sécurité, un mur, qui est la frontière de deux mondes : le monde animal et le monde humain. C'est toujours cette bonne volonté infecte qui se manifeste. Et elle si ancrée que même les plus avertis tombent dans le piège, comme le fait André Breton dans sa préface à l'édition de 1947 de « Cahier d'un retour au pays natal » d'Aimé César quand il ne présente pas un grand poète tout court, mais « Un grand poète noir ». Par delà cette approche, nous semblons entendre lui murmurer doucement : « Afrique, je te regarde, je te contemple, je m’émerveille à cause des faits et gestes qui te sont propres, qui te distinguent de moi ; que je ne retrouve ni en moi ni chez moi, mais reste où tu es : un grenier de merveilles exotiques ». Et cette distance est contraire, dans une certaine mesure, à la civilisation de l’universel car on observe, on ne participe pas.

    Senghor a bien senti ce mur ou plutôt bride que l’on pose pour garder à distance les écrits des nègres que l’on pense ne pas avoir part intégrale et naturelle à côté des écrivains de la métropole, bref, de par l’approche on sent que c’est considéré comme une littérature indigène : « Certains critiques nous ont fait éloge – ou grief – de notre pittoresque involontaire, qu’ils le croient. Je me rappelle qu’à l’école primaire, tout m’était pittoresque dans la langue française, jusqu’à la musique des mots. Et aux femmes de mon village, qui, aux jours de sécheresse, en hivernage, pour faire rire Dieu et pleuvoir, s’habillaient – pantalon, casque, lunettes noires – et parlaient à la française. Quand nous disons kôras, balafongs, tam-tams, et non harpe, pianos et tambours, nous n’entendons pas faire pittoresque ; nous appelons un « chat un chat ». Nous écrivons, d’abord, je ne dis pas seulement, pour les Français d’Afrique, et, si les Français de France y trouvent du pittoresque, nous serons près de le regretter. Le message, l’image n’est pas là : elle est dans la simple nomination des choses ».

    Cette attitude semble se confirmer par la suite du commentaire : « En effet, les poèmes d’Ethiopiques nous permettent d’observer cette caractéristique inhérente à la lyrique senghorienne. Celle-ci ne se sert pas du minimalisme métrique pour créer la musicalité de ses vers, mais des éléments ancrés dans les vocables eux-mêmes, comme les répétitions, la reprise systématique de mots incantatoires, les allitérations, les rimes internes, afin d’exprimer le rythme du tam-tam africain. Pour illustrer ce point de vue, nous examinons de plus près les deux poèmes liminaires, « L’Homme et la Bête » (pour trois tabalas ou tam-tams de guerre) et « Congo » (guimm pour trois kôras et un balafong). Nous constatons tout d’abord que ceux-ci mettent d’emblée le lecteur dans l’univers africain : tabalas, brousse, tam-tam, potopoto, kaïcédrat, tsétsés, stégomyas, crapauds, trigonocéphales, araignées à poison, caïmans à poignard, sorcier, le Lion au-regard-qui-tue, la Grande-Rayée, Mbarodi (dans le premier cas) ; guimms, kôras, balafong, Congo, des kôras Koyaté, pirogues, crécelles des cauris, alizé, tam-tam, ouzougou, gongo, bambous, crocodiles, hippopotames, lamantins, iguanes, panthère, l’Impaludée, les Grandes Eaux, Joal, Dyilôr, Saô, Fadyoutt (dans le second cas). Les sous-titres des deux poèmes, « pour trois tabalas ou tam-tams de guerre », pour « L’Homme et la Bête », et « guimm pour trois kôras et un balafong », pour « Congo », soulignent l’importance de la diction pour la poésie africaine et rappellent que celle-ci est essentiellement orale et liée à la chanson... »

    Pour nous, ces éléments ancrés sur la symbolique, servent la poétique que Sédar ancre dans son royaume d’enfance, poétique qui, à son tour n’est qu’un médium, l’essentiel devant demeurer la raison d’être du poème que l’on doit pouvoir interpréter et expliquer comme n’importe quel roman ou essai philosophique, par delà la saccade sèche des baguettes sur la peau morte des tam-tams vifs tendus et tonitruants. Nous concédons à l’auteur cette réalité effleurée qui est le « côtoiement significatif d’hellénisme et d’africanité ». Mais quel côtoiement et pourquoi Senghor a-t-il choisi la juxtaposition ?

    Force est d’admettre qu’en général, les commentateurs de poèmes sont ceux qui érigent des murs, découragent et, partant, réduisent l’intérêt que l’on porte de moins en moins à la poésie dans ce monde des machines, dans ce monde des applications, du concret. Et Comment ? En se lançant sur des approches comparables à de l’algèbre, détachées et se détachant de la réalité sémantique qui seule peut supporter et dévoiler l’essence du poème, puisque premier leitmotiv du poète. En matière d’étude poétique, nous sommes souvent en face d’approches farfelues qui, dans leur envolée, portent vers des hauteurs sans fin d’où le lecteur ne peut plus descendre, rendant parfois les œuvres inaccessibles, contrairement au but visé. Senghor n’a jamais écrit quelque chose d’impalpable, d’où son expression préférée, la poésie de l’action, rappelons-le : « Aurais-tu oublié ta noblesse, qui est de chanter les Ancêtres, les Princes et les Dieux, qui ne sont fleurs ni gouttes de rosée ? ».


  2. LES ELEMENTS DE LA DIFFICULTE

    « Ce n’est pas par hasard si, comme l’a noté récemment André Rousseaux, Paul Claudel éprouve le besoin de rendre plus sensible, dans ses traductions, le sens des images bibliques. Des siècles de rationalisme sont passés par là, faisant un mur de ce qui était voile transparent. C’est le mérite du Surréalisme d’avoir révélé que deux mots concrets y suffisaient et que l’image était d’autant plus forte que les rapports des deux réalités rapprochées étaient plus lointains ».
    C’est ainsi que parle Senghor, donnant par la suite un exemple de la poésie sérère dont il dira, pour conclure : « Pas une métaphore, mais nous sentons, sous ces mots simples, dans la paix méridienne, la présence solennelle des Esprits ». C’est suggérer qu’il y a un fil quasi naturel qui court entre style surréaliste et style de la poésie nègre, au moins en ce qui concerne la poésie sérère, la poésie de son Royaume d'enfance.


    1. LE STYLE

      Ce qui déroute dans la collection « Ethiopiques » est certainement un revirement abrupt, voire dramatique en sortant de « Chants d’ombre » et des « Hosties noires ». Pourtant c’est bien prévisible car, dans « Postface », le poète semble se démarquer nettement pour se rapprocher en termes élogieux du Surréalisme. Il adhère et prône l’automatisme, naturellement en tant que Sérère, d’où sa déclaration : « Pour moi, c’est d’abord une expression, une phrase, un verset qui m’est soufflé à l’oreille, comme un leitmotiv, et, quand je commence d’écrire, je ne sais ce que sera le poème… ». S’agissant des poètes gymniques de son village il nous dit qu’ils « ne pouvaient composer, ne composaient que dans la transe des tam-tams, soutenus, inspirés, nourris par le rythme des tam-tams ». Le Surréalisme européen semble donc emboîter le pas à la poétique sérère qui est surréaliste par essence, comme la sculpture africaine aura inspiré le cubisme que prônera Picasso après en avoir fait la découverte.

      Allant plus loin, Sédar va indirectement confesser une certaine jonction entre poésie nègre et poésie surréaliste et, de fait, une admiration pour la dernière : « Mais le pouvoir de l’image analogique ne se libère que sous l’effet de rythme. Seul le rythme provoque le court-circuit poétique et transforme le cuivre en or, la parole en verbe. On a beaucoup, entre les Deux Guerres, abusé du « stupéfiant image » ; on l’a même présenté comme l’essence de la poésie. Il est heureux qu’André Breton lui-même ait réagi contre cet abus, insisté, dans « Silence d’or », sur les qualités sensibles – je dirais sensuelles – des mots. ‘Jamais tant que dans l’écriture surréaliste’, écrit-il, ‘on n’a fait confiance à la valeur tonale des mots. Les attitudes négativistes suscitées par la musique instrumentale semblent bien, ici, trouver à se compenser. En matière de langage, les poètes surréalistes n’ont été et ne demeurent épris de rien tant que de cette propriété des mots à s’assembler par chaînes singulières pour resplendir, et cela au moment où on les recherche le moins’. Et encore : ‘Les grands poètes ont été des ‘auditifs’, non des 'visionnaires’ ».

      Poète, Senghor se munit de la poétique, son médium. Il va s’appliquer en berçant et en se laissant bercer pour se rapprocher de son dernier né de l’époque qui est le Surréalisme dont voici la présentation : « Le Surréalisme est un mouvement littéraire et culturel de la première moitié du XXe siècle, comprenant l’ensemble des procédés de création et d’expression utilisant toutes les forces psychiques (automatisme, rêve, inconscient) libérées du contrôle de la raison et en lutte contre les valeurs reçues. André Breton le définit dans le premier Manifeste du Surréalisme comme un « automatisme psychique pur, par lequel on se propose d'exprimer, soit verbalement, soit par écrit, soit de toute autre manière, le fonctionnement réel de la pensée. Dictée de la pensée, en l'absence de tout contrôle exercé par la raison, en dehors de toute préoccupation esthétique ou morale [...]. Le surréalisme repose sur la croyance à la réalité supérieure de certaines formes d'associations négligées jusqu'à lui, à la toute-puissance du rêve, au jeu désintéressé de la pensée. Il tend à ruiner définitivement tous les autres mécanismes psychiques et à se substituer à eux dans la résolution des principaux problèmes de la vie. »
      Une autre source de certitude est le fait que nous avons mentionné dans « Comprendre Senghor - Tome I - Chants d’Ombre » et qui veut que Sédar, dans les derniers poèmes d’une collection, fait pousser des lianes qui serviront de pont vers la suivante, méthode qu’il utilise aussi parfois de poème à poème. Il pose donc les premières pierres d’une approche surréaliste déjà dans le poème « Lettre à un prisonnier »:

              « Au détour du chemin,
              J’irai au devant de tes mots nus qui hésitent.
              C’est l’oiselet au sortir de sa cage,
              Tes mots si naïvement assemblés ;
              Et les doctes en rient,
              Et ils me restituent le surréel
              Et le lait m’en rejaillit au visage… »

      Cela peut paraître comme une affirmation gratuite, mais ici, le mot surréel déclenche l’alarme, comme, dans « Lettre à un poète », l’expression « la rime rythmique à contretemps » et, pour la mesure et le rythme adoptés, le tam-tam funèbre dans « Mort de la Princesse » qui suit fidèlement la rythmique sérère circonstancielle:

      
                   Français                    Sérère             Métrique
            Tam-tam de    Gandoum	       Kudali kudal	   [3   +  2]
            Tam-tam de    Gambie	       Kudali kudal	   [3   +  2]
      

      Nous reviendrons sur la rime de « Lettre à un poète » tout à l’heure. En attendant, daignons noter qu’il y a autre chose dans la succession des expressions : « mots si naïvement assemblés, et les doctes en rient et le lait m’en jaillit le visage ». Le choix du style surréaliste va avoir l’effet escompté, celui-ci ayant eu dans sa mouvance, et surtout à travers certaines de ces facettes, les mêmes aspirations que les Nègres à l’époque. Ce courant littéraire a eu sellette sur plusieurs fronts à la fois : « … Le mouvement Dada était antibourgeois, antinationaliste et provocateur. Les surréalistes continuèrent sur cette lancée subversive. ‘Nous n'acceptons pas les lois de l'Économie ou de l'Échange, nous n'acceptons pas l'esclavage du Travail, et dans un domaine encore plus large nous nous déclarons en insurrection contre l'Histoire’ … Dès 1930, pourtant, Louis Aragon acceptait de soumettre son activité littéraire « à la discipline et au contrôle du parti communiste ». La guerre fit que Tristan Tzara et Paul Eluard le suivirent dans cette voie : condamnation de l'exploitation de l'Homme par l'Homme, du militarisme, de l'oppression coloniale, des prêtres pour leur œuvre qu'ils jugent obscurantiste, et bientôt du nazisme, volonté d'une révolution sociale ; et plus tard, enfin, dénonciation du totalitarisme de l'Union Soviétique, tels sont les thèmes d'une lutte que, de la guerre du Maroc à la guerre d'Algérie, les surréalistes ont menée inlassablement. Ils ont tenté la synthèse du matérialisme historique et de l'occultisme, en se situant au carrefour de l'anarchisme, et du marxisme, fermement opposés à tous les fascismes et aux religions ».

      Donc là où d’aucuns peuvent voir une simple maturité de l’expression, ce qui est naturellement normal puisque Sédar a gagné en âge et en expérience littéraire, nous, nous voyons un changement de style voulu et recherché. Dans ces poèmes, les images sont plus crues, le rythme plus saccadé, plus bref, comme le pinceau nerveux d’un peintre en délire qui fait apparaître des lignes accouchant de scènes et laissant sur place des tableaux dignes de Salvador Dali . Ecoutons-le dans « l’Absente » :

              « Woï¨ ! Donc salut à la Souriante
              Qui donne le souffle à mes narines,
              Qui coupe le souffle à mes narines
              Et engorge ma gorge.
              Salut à la Présente qui me fascine
              Par le regard noir du mamba,
              Tout constellé d’or et de vert.
              Et je suis colombe-serpent,
              Et sa morsure m’engloutit avec délice.»

      Et dans « New York » :

              « Pas un rire en fleur,
              Sa main dans ma main fraîche,
              Pas un sein maternel, des jambes en nylon.
              Des jambes et des seins sans sueur ni odeur.
              Pas un mot tendre en l’absence de lèvres,
              Rien que des cœurs artificiels payés en monnaie forte
              Et pas un livre où lire la sagesse.
              La palette du peintre fleurit des cristaux de corail »
      .

      Là, encore une fois, l’éminente Lilyan Kesteloot a ressenti ce switch quand elle écrit, parlant du poème « Kaya Magan » : « Voici peut-être le poème de Léopold Sédar Senghor, qui nous donne le plaisir esthétique le plus achevé et le plus durable… » . L'on ne saurait trouver plus grande vérité car ici nous sentons que Senghor se sent plus à l'aise dans la stylistique surréaliste propre à la poésie sérère, comme nous l'avons avancé à travers son propre exemple qui se trouve dans « Postface » et par celui de la poignante chanson de la mère stérile de Djirnda Lamine dans « Comprendre Senghor - Tome I - Chants d'ombre ».
      Continuant la poursuite de l’Homme de l’ordre et de la méthode qui, après avoir choisi son cadre et opté pour le support de l’expression, nous arrivons à l’essentiel, au seuil du piège. Mais quel piège ? Nous répondons : le piège de l’unicité des « Ethiopiques »!


    2. L’UNICITE D'ETHIOPIQUES

      Nous pensons et sommes convaincu qu’à côté de « Chants d’ombre » et « Hosties noires », les poèmes qui composent « Ethiopiques » présentent un autre degré de Léopold Sédar Senghor. Optons pour une remarque prétentieuse : si l’on regroupe des poèmes et que l’on donne un titre à l’entité, c’est parce qu’il y a forcément, d’une manière ou d’une autre, un fil qui fédère les éléments composant la collection.
      Ces poèmes qui donc, à prime abord, semblent ne former qu’une collection d’entités indépendantes, transpirent, comme dans une conspiration, une certaine suspicion, si l’on ne perd jamais de vue l’homme de « l’ordre et la méthode », cet homme qui ne laisse rien au hasard. Revenons par exemple, sur « sa rime rythmique à contre temps ». Quand il lance, dans « Lettre à un poète » : « Tu chantais les Ancêtres et les Princes légitimes, tu cueillais une étoile au firmament pour la rime rythmique à contre temps », il nous met la puce à l’oreille et va en effet rimer tout le poème dédié à Césaire dans une rime rythmique à contre temps qui donne du fil à retordre à quiconque tente de démêler les fils de ce trésor caché. Pour la troisième fois sur ce blog, nous retranscrivons le poème pour présenter la rime : c'est que nous voulons vous éviter une navigation sur mer houleuse :

      Au frère et à l’ami mon salut abrupt et fraternel !
      Les goélands noirs les piroguiers au long cours m’ont fait goûter de tes nouvelles
      Mêlées aux épices aux bruits odorants des Rivières du Sud et des Îles.
      Ils m’ont dit ton crédit l’éminence de ton front et la fleur de tes lèvres subtiles,
      Qu’ils te font, tes disciples, ruche de silence, une roue de paon
      Que jusqu’au lever de la lune tu tiens leur zèle altéré et haletant.
      Est-ce ton parfum de fruits fabuleux ou ton sillage de lumière en plein midi ?
      Que de femmes à la peau de sapotille dans le harem de ton esprit !
      Me charme par-delà les années sous la cendre de tes paupières,
      La braise ardente, ta musique vers quoi nous tendions nos cœurs d’hier.
      Aurais-tu oublié ta noblesse qui est de chanter
      Les Ancêtres et les Princes et les dieux qui ne sont ni gouttes de rosée ?
      Tu devrais offrir aux esprits les fruits blancs de ton jardin
      Tu ne mangeais que la fleur, récolte dans l’année même du mil fin
      Et ne pas dérober un seul pétale pour en parfumer ta bouche.
      Au fond du puits de ma mémoire je touche
      Ton visage où je puise l’eau qui rafraichit mon long regret
      Tu t’allonges royal accoudé
      Au coussin d’une colline claire,
      Ta couche presse la terre
      Qui doucement peine,
      Les tam-tams, dans les plaines noyées rythment
      Ton chant et ton vers est la respiration de la nuit et de la mer lointaine
      Tu chantais les Ancêtres et le Princes légitimes,
      Tu cueillais une étoile au firmament
      Pour la rime rythmique à contretemps
      Et les pauvres à tes pieds nus
      Jetaient les nattes de leur gain d’une année
      Et les femmes à tes pieds nus
      Leur cœur d’ambre et la danse de leur âme arrachée.
      Mon ami, mon ami – O Tu reviendras !
      Je t’attendrai – Le message confié au patron du cotre sous les caïlcédrats.
      Tu reviendras au festin des prémices
      Quand fume sur les toits la douceur du soir au soleil déclive
      Et que promènent les athlètes leur jeunesse
      Parés comme des fiancés, il sied que tu arrives
      .

      Et voilà ! Il fallait s’y attendre, prendre le coupe-coupe pour démêler les lianes de la rime rythmique à contre temps dans l’amazonie des allitérations et des rimes internes ; il fallait, disons-nous, s’attendre à ce que cet agencement, comme toujours, soit plus que suspect. Mais là, c’est seulement le secret lié à la forme. Dans la situation actuelle, la question est : Pourquoi Ethiopiques ? Nous répondons : « Ethiopiques » est l’apport poétique de Senghor dans sa tentative de redispositionner l’Homme Noir dans le monde, une thèse poétique de la Négritude et se compose ainsi :


      1. L'HOMME ET LA BÊTE

        Puisqu’on a nié jusqu’à l’humanité du Nègre, Senghor, assimilateur non assimilé, reprend la définition homme versus animal sur laquelle se sont penchés énormément de philosophes. Il donne les points de la différence et met le poids, ou encore mieux, la raison de la victoire sur l’esprit, le mental: « Et l’Homme terrasse la Bête de la glossalie du chant dansé, il la terrasse dans un vaste éclat de rire dans une danse rutilant dansée sous l’arc-en-ciel des sept voyelles ». Ici il y a les mots clé, les grands thèmes de la différence : chanter, danser, rire, le langage, l’écriture à travers l’expression « l’arc-en-ciel des sept voyelles ». Ceci suggère la double articulation d’André Martinet préconisant l’économie du langage en linguistique car l’arc-en-ciel peut être vu comme le résultat d’un format de codage couleurs, à la manière du RVB, (Rouge, Vert, Bleu), en anglais RGB pour Red, Green Blue, qui repose sur ces trois couleurs en synthèse additive. On voit bien, dans cette image, que l’application du codage donne sept couleurs.

        L’arc-en-ciel sera ancré autour de l’adoration, à travers sa signification biblique, lorsque Dieu s’adressa à Noé et a ses fils en ces termes : « Voici, j'établis mon alliance avec vous et avec votre postérité après vous; avec tous les êtres vivants qui sont avec vous, tant les oiseaux que le bétail et tous les animaux de la terre, soit avec tous ceux qui sont sortis de l'arche, soit avec tous les animaux de la terre. J'établis mon alliance avec vous: aucune chair ne sera plus exterminée par les eaux du déluge, et il n'y aura plus de déluge pour détruire la terre. Et Dieu dit: C'est ici le signe de l'alliance que j'établis entre moi et vous, et tous les êtres vivants qui sont avec vous, pour les générations à toujours: j'ai placé mon arc dans la nue, et il servira de signe d'alliance entre moi et la terre. Quand j'aurai rassemblé des nuages au-dessus de la terre, l'arc paraîtra dans la nue; et je me souviendrai de mon alliance entre moi et vous, et tous les êtres vivants, de toute chair, et les eaux ne deviendront plus un déluge pour détruire toute chair. L'arc sera dans la nue; et je le regarderai, pour me souvenir de l'alliance perpétuelle entre Dieu et tous les êtres vivants, de toute chair qui est sur la terre. Et Dieu dit à Noé: Tel est le signe de l'alliance que j'établis entre moi et toute chair qui est sur la terre ».

        C’est un autre niveau de l’adoration par rapport à la première incantation par la palme et l’eau qui sont des représentations intermédiaires, comme les anges et les saints à qui, en Occident, l’on adresse des prières pour une intercession. Ce passage biblique qui retrace la relation entre Dieu et Noé sera d’ailleurs repris plus intensément dans « Kaya Magan ». C’est un aspect que Senghor ne manquera pas de souligner devant la fausse interprétation par les premiers missionnaires de la place de ces choses dans la société africaine, choses définies par eux comme des dieux : « … Je vous salue d’un cœur catholique. Ah ! Je sais bien que plus d’un de Tes messagers a traqué mes prêtres comme gibier et fait un grand carnage d’images pieuses. Et pourtant on n’aurait pu s’arranger, car elles furent, ces images, de la terre à Ton ciel, l’échelle de Jacob, la lampe au beurre clair qui permet d’attendre l’aube, les étoiles qui préfigurent le soleil… ».


      2. CONGO

        Dans « Congo » le poète remonte aux origines, aux prétemps du monde dont la plume du scribe, l’historien ayant qualifié le Nègre, n’a pas mémoire. Il emprunte donc la voix des kôras sous les doigts des dialis, cet instrument que seul un être doué d’intelligence indéniable pouvait concevoir, cette voix qui retrace l’histoire des épopées mandingues :

             « Oho ! Congo oho ! Pour rythmer ton nom grand sur les eaux sur les fleuves sur toute mémoire.      Que j’émeuve la voix des kôras Koyaté ! L’encre du scribe est sans mémoire ».

        Congo est le cadre édénique montrant l’homme dissocié de la bête dans son environnement naturel. L’Eden n’a jamais promu la technique mais l’harmonie, un endroit des temps très anciens de « l’unité retrouvée, la réconciliation du Lion et du Taureau et de l’Arbre, l’idée liée à l’acte, l’oreille au cœur, le signe au sens ». C’est aussi mère nature, portée haut par le phallus des monts – fertilité – mais qui, en nous, préserve encore cette possibilité de redescendre au niveau de la bête, « car guette le silence des forêts ». Attention donc à la sempiternelle nuit du sang !


      3. KAYA MAGAN

        Un exemple d’empire nègre et la magnanimité de son empereur. Le nouveau Kaya Magan rêve de son nouvel empire, où il veut emboîter le pas à l’innocence, comme « la première personne, roi de la nuit noire de la nuit d’argent, roi de la nuit de verre, dans une sérénité ambiante où les antilopes paîtront à l’abris des lions, distants au charme de [sa] voix ». La force de ce poème repose sur trois points essentiels :

        • Le poète nous fait entrevoir la splendeur d’un empire nègre, d’un royaume à son apogée, un royaume fait par l’homme pour servir l’homme, lui donner un endroit où il peut pleinement s’affirmer. Cet homme se sert du système, il n’est pas à son service.

        • La profondeur de l’humanisme, l’harmonie entre l’homme d’Etat et son peuple, entre le peuple et la nature dans une innocence de jardin d’Eden. Là où « Congo » représente la beauté sauvage de la nature non encore domptée, « Le Kaya Magan » offre la nature domptée, une organisation harmonieuse entre l’homme et l’homme, entre l’homme et l’animal, entre l’homme et la nature. Ceci rappelle justement les paroles de l’Eternel à Noé : « Tout ce qui se meut et qui est vivant vous sera pour nourriture; comme l'herbe verte, je vous donne tout. Seulement, vous ne mangerez pas la chair avec sa vie, c'est-à-dire son sang; et certes je redemanderai le sang de vos vies; de la main de tout animal je le redemanderai, et de la main de l'homme; de la main de chacun, de son frère, je redemanderai la vie de l'homme. Qui aura versé le sang de l'homme, par l'homme son sang sera versé; car à l'image de Dieu, il a fait l'homme. Et vous, fructifiez et multipliez; foisonnez sur la terre, et multipliez sur elle. » . Le poète dira, « Vous voici quotidiennes mes fleurs, mes étoiles, vous voici à la joie de mon festin. Donc paissez mes mamelles d’abondance, et je ne mange pas, qui suis source de joie ».

        • Le problème qui va découler du fait que le nouveau Kaya Magan veut rebâtir son empire, se mettre au service de son peuple. Mais ce ne sera pas facile : il a été à l’école du colonisateur, il a bénéficié de ses bourses, occupé les hautes sphères de son administration et a, en quelque sorte, gagné un peu de sa confiance. Rebâtir cet empire sera vu comme une trahison, comme aura déçu certains son discours à la Chambre de Commerce de Dakar. Son empire est d’emblée celui des bannis de César, ennemis de leurs bienfaiteurs’ .


      4. LA DUALITE « MESSAGES - TEDDUNGAL »

        Le Kaya Magan Moderne muni de sa récade bicéphale : « gueule du Lion et sourire du sage » et des présents les plus lourds : « lois noires sur fond blanc ». Ce sont les valeurs du royaume d’enfance sur lesquelles il doit appliquer la grave couche blanche d’un système nouveau. Les deux poèmes présentent les deux facettes du royaume d’enfance de l'époque. Dans « Messages » il y a le folklore profond et intense lors de la réception par le Beleup de Kaymôr, cette ambiante beauté superficielle qui frise l’insouciance par rapport à gravité de l’ère nouvelle, cette superficielle facette du terroir qui sait nourrir fourmis et colombes oisives que dédaigne le poète et qui le fit dire dans « Chants d’ombre » : « Tu n’es pas plante parasite sur l’abondance rameuse de ton peuple. Ils mentent, tu n’es pas tyran, tu ne te nourris pas de sa graisse. Tu es l’organe riche de réserve, les greniers qui craquent pour les jours d’épreuve ― Ils nourrissent fourmis et colombes oisives. Voilà, tu es, pour écarter au loin l’ennemi, debout, le tata, je ne dis pas le silo, mais le chef qui organise la force qui forge le bras ; mais la tête tata qui reçoit coups et boulets. Et ton peuple s’honore en toi… ». Le poète refuse de nourrir des fourmis et des colombes oisives. « Teddungal » est un mot Hal poular ayant un large champ sémantique et équivalent au mot sérère « Tedaanga » Il peut signifier à la fois respect, honneur, hommage et hospitalité. Couplé à « Messages », il forme l'autre face de la médaille. Contrairement à celui-ci, il présente la pure profondeur de la culture qui résiste encore malgré une certaine couche de poussière apportée par la colonisation, érosion à l’œuvre depuis quelque temps déjà. Cette érosion est le résultat de la présence du dominateur qui a pris pieds et qui couvre le royaume d’enfance de misère.


        1. MESSAGES

          « Messages », tout d’abord, fait ressortir la splendeur des coutumes du royaume d’enfance. Le cortège déplié devant l’hôte nous rappelle les teerax, accueils très particuliers organisés dans les pays africains pour les présidents et autres dignitaires en visite, et qui voyaient jadis une longue file de danseurs le long des rues. En rase campagne, des chevaux étaient attelés pour encadrer les véhicules officiels et des mousquets tonnaient dans une poussière de poudre qui piquait les yeux. C’était bien jadis, à l'aube de notre enfance, alors que Sédar battait campagne, ou bien pour feu le député Khar Ndoffène Diouf, enfant de la cour royale du Sine et avocat à la Cour.

          Ceci prouve qu’il y a encore une âme de pure culture qui bat le long du terroir : « Il m’a dépêché un cheval du Fleuve sous l’arbre des palabres mauve. Dialogue à une lieue d’honneur ! Il m’a dit : Beleup de Kaymôr ! sa récade crée sa parole avec rigueur. Sept athlètes Kaymôr a dépêchés, qui ont mon buste et ma couleur, car nous nageons par la mer pacifique. Il les a dépêchés sur les pistes ferventes, dans les nuages promesses de verdure en saison sèche tels des acacias. Cinquante chevaux seront tes escortes, tapis de haute laine et de mille pas et des jeunes gens à livrée d’espoir. Il te précède vêtu de sa pourpre qui te vêt et son haut bonnet t’éclaire, son épée nue t’ouvre la voie des enthousiasmes. La paume des tamas les doigts des balafongs diront la liesse de ses terres. Oui, tu es Guelwârs de l’Esprit, il est Beleup de Kaymôr. Politesse du Prince ! Et des présents sont pour t’attendre. Politesse du Prince ! Et sa récade est d’or. »

          Le poète décline sa reconnaissance et mesure l’accueil à sa juste valeur : « Je te respire parfum de gommier, et proclame ton nom surgi du Royaume d’enfance et des fonds sous-marins des terres ancestrales… Grâces pour la jeune fille nubile au ventre de douceur, ndeïssane ! À la croupe de colline à la poitrine de fruits de rônier. Et par-dessus toute louange, sa bouche sait tisser des paroles plaisantes. Ma Dame est une dame de haut rang et fière. Donc compliments à la fille du Grand-Dyarâf ». Mais c’est justement là où les choses se gâtent à cause d’une incompréhension : avoir une dame, blanche quel que soit son rang, ne devrait pas, selon les règles du terroir, empêcher le poète d’accepter la main de cette splendide fille du Grand Dyarâf dont Senghor mesure toute la prestance. Mais il faut compter d’emblée avec la gueule bicéphale, savoir distinguer entre le sourire protocolaire déplié, ce sourire de sage, d’avec la fermeté de ses décisions à gueule de lion. D’emblée, disons-nous, se sont installés ses présents les plus lourds, les plus importants et qui sont lois noires sur fond blanc, des lois qui vont régir désormais le peuple noir mais dont les pièces du puzzle viennent de l’Occident.

          Catholique et par conséquent ayant contracté un mariage à l’européenne, il ne peut être question d’accepter la main de cette déesse dont il mesure jusqu’à la dureté des seins. Ici, nous devrions ajouter à la manière de l'Afrque qui par la force des choses à contracté un mariage avec l'Europe - mariage forcé comme c'est le cas de certaines de nos filles, mariage dont il ne peut se séparer et rester intacte. Senghor n'est donc pas seul sur cette île solitaire : Comme lui nous avons goûté à la pomme d'Europe et ici comme ailleurs, il nous dame le pion car lui au moins en est conscient alors que nous autres énergumènes trépignons dans une fierté identitaire négative, identité qui est en lambeaux jusqu'au fond de nos âmes, comme nous l'avons déjà dit dans « Comprendre Senghor - Tome I - Chants d'ombre ». Il ne fut pas le seul catholique, pas le seul Nègre qui ait été régi par ces nouvelles règles. S'il en parle, c'est que sa dimension dépasse d'emblée le niveau personnel : c'est un responsable qui doit parler pour tout un ensemble, pour tout un peuple, voire pour toute une race.


        2. TEDDUNGAL

          « Teddungal » présente, comme déjà dit, la profondeur, l’essentiel de la culture du terroir par rapport à la superficielle facette fastidieuse déployée dans « Messages ». Il y a un compte à rebours qu’il faut enclencher car une certaine forme est déjà apposée et il faudra bien compter avec pour établir un système régi par des « lois noires sur fond blanc ». Les lois blanches, qui imposent de nouvelles lignes de conduites, le poète ne veut pas les maintenir telles quelles sont et cette lutte va soulever des poussières de passion : « Sall ! Je proclame ton nom Sall ! Du Fouta-Damga au Cap Vert. Le lac de Baïdé faisait nos pieds plus frais, et maigres nous marchions par le Pays-haut du Dyêri. Et soufflaient les passions une tornade fauve aux piquants des gommiers. Où la tendresse du vert au Printemps ? Yeux et narines rompus par le Vent d’Est, nos gorges comme des citernes sonnaient creux à l’appel immense de la poitrine. C’était grande pitié ».

          Les vrais honneurs étaient réservés aux propriétaires des bivacs, ces hôtes héréditaires dont il dira : « J’ai reconnu les cendres des anciens bivouacs et les hôtes héréditaires ». Mais il y a la détermination au bout de laquelle, le but atteint, verra jour le « Teddungal ngal du Fouta-Damga au Cap Vert ». Puis s'en suivra « un grand déchirement des apparences, et les hommes restitués à leur noblesse, les choses à leur vérité. Vert et vert Wâlo et Fouta, pagne fleuri de lacs et de moissons. De longs troupeaux coulaient, ruisseaux de lait dans la vallée. Honneur au Fouta rédimé ! Honneur au Royaume d’enfance ! ».


      5. L'ABSENTE

        Nous l'avons dit plus haut : « Comme lui nous avons goûté à la pomme d'Europe et ici comme ailleurs, il nous dame le pion car lui au moins en est conscient alors que nous autres énergumènes trépignons dans une fierté identitaire négative ».

        Ce poème présente le revirement particulier à Senghor et ses juxtapositions terribles qu'il faut examiner avec beaucoup de soin : Le royaume d’enfance se confond avec une Aimée laissée longtemps quelque part et vers laquelle l’Amant doit revenir. N'avait-il pas quitté son Sénégal natal pour partir en Europe, s'imprégner sans limite de sa culture, plonger dans sa langue jusqu'au nombril ? Maintenant il doit revenir dans son royaume d’enfance après une absence longue, avec une boue née de la civilisation, de l'occidentalisation. Mais cette boue est transitoire, contrairement à celle qu’il a aux pieds dans « Le retour du fils prodigue » : « Servante fidèle de mon enfance, voici mes pieds, où colle la boue de la Civilisation. L’eau pure sur mes pieds, servante, et seules leurs blanches semelles sur les nattes de silence ». C’est pourquoi le poète se rebiffe, recule devant les présents les plus lourds qu’il doit présenter à son peuple.

        Le nouveau modèle n’est pas entièrement à son goût. Comme si, en amenant ces présents, « lois noires sur fond blanc », il trahissait son royaume d’enfance : « Mais je ne suis pas votre honneur, pas le lion téméraire, le lion vert qui rugit l’honneur du Sénégal ». Il va donc effectuer un revirement inéluctable né de la « Realpolitik » : « Donc je nommerai les choses futiles qui fleuriront de ma nomination ». C’est le sacrifice du Soi, le sacrifice de son propre être pour le bien de la Cité, raison pour laquelle nous avons dit dans « Comprendre Senghor - Tome I - Chants d’ombre »: « Senghor a su passer l’éponge sur un certain aspect de l’histoire pour mieux faire face à l’avenir ». Chaka fera de même après avoir « longtemps parlé dans la solitude des palabres et beaucoup beaucoup combattu dans la solitude de la mort contre [sa] vocation » et fait face à « l’épreuve, et [au] purgatoire du Poète ... il « devint une tête un bras un tremblement ; ni guerrier ni boucher, un politique, tu l’as dit – je tuai le poète – un homme d’action seul, un homme seul déjà mort avant les autres, comme ceux que tu plains ».

        C'est ce côté de réalisme, de Realpolitik, que beaucoup d'entre nous n'ont pas bien compris chez Senghor, volontairement ou par ignorance. En sortant de la colonisation, il fallait bien être conscient, pour un dirigeant africain, que l'on ne pouvait entièrement enlever le cordon ombilical. Celui-ci avait été touché en prenant nos indépendances, mais quelques-uns de ses lambeaux devaient rester sur place, et une certaine fierté négative et négationniste mise de côté pour le bien être du peuple souverain. C'est ainsi que Senghor mit de côté sa propre personne et ses révoltes personnelles, devenant une graine qui doit pourrir sous terre pour donner les pousses de la Cité de Demain. Le seul chemin qui s'offrait à lui était celui de la Realpolitik, qui est présentée comme suit : « Le terme fut appliqué pour la première fois à l’attitude d’Otto von Bismarck qui suivait la trace de Metternich dans la recherche diplomatique d’un équilibre pacifique entre empires européens. Lors de la guerre de 1866, il négocia l’alliance italienne pour attaquer l’Autriche et les États du Sud de l’Allemagne. Après la bataille de Sadowa, il s’abstint de demander des réparations pour permettre l’éclosion d'un Empire allemand sous l’autorité du roi de Prusse. Il se justifia à Guillaume Ier : ’ Nous ne devons pas choisir un tribunal, nous devons bâtir une politique allemande ’. L’aide de l’Autriche fut ainsi plus facile à obtenir par la suite lors de la guerre de 1870 contre la France... Les origines de la realpolitik peuvent être recherchées chez Nicolas Machiavel qui, dans son ouvrage Le Prince (1513), établit que le seul but d’un prince devait être la recherche du pouvoir, indépendamment des questions religieuses et morales. Le cardinal de Richelieu appliqua ses théories lors de la guerre de Trente Ans et inventa l'expression ’raison d'État ’. Si l'on veut chercher plus loin, on s'intéressera à Thucydide, historien grec auteur de l’Histoire de la guerre du Péloponnèse qui peut en être considéré comme un précurseur. Le comte de Cavour s'inspira lui aussi de ces théories ».

        La Finlande, malgré des points de l'histoire qui lui restent encore difficielement digérables comme celui de la Carélie , a su opter pour cette même Realpolitik. Dotée d'une forte conscience nationale qui pousse certains de ses citoyens à vouloir faire sortir la lampe de dessous le boisseau et réclamer haut et fort cette belle et chère jadis Venise du Nord par exemple, elle a su, d'une certaine manière, taire ces points, se lever et bâtir une société dont le devoir n'est pas axé sur le dterrement d'une dignité ancrée dans le passé, mais orienté vers le futur pour se mettre au pas des Nations Dignes: Cette société s'est armée de sisu , c'est-à-dire la persévérance, et, malgré cela, a su faire preuve de réalisme non déphasé :

        « la Realpolitik est de retour : Les conclusions d'un groupe de travail font rarement sourire une audience. Pourtant, lundi 17 juin, le groupe de travail finlandais sur l'OTAN, formé dans le cadre d'un séminaire organisé par le président de la République de Finlande, a fait rire l'assemblée. Après plusieurs jours de réflexion acharnée, ses membres ont en effet conclu qu'il existait un consensus pour affirmer que soit la Finlande adhère à l'OTAN, soit elle n'y adhère pas mais investit dans sa défense nationale. Un consensus à deux-têtes, en quelque sorte. Cela fait sourire, mais cela illustre aussi une nouvelle tendance de la politique étrangère finlandaise : après des années 1990 tournées vers l'Ouest, vers l'Union Européenne et ses idéaux, la Finlande change de cap. La question d'une adhésion à l'OTAN en fait les frais : avec le gros voisin russe à l'Est, impossible d'entrer dans l'alliance atlantique sans le froisser. Résultat, on s'interroge, on réfléchit, sans atteindre de conclusion franche, de nouvelle ligne directrice pour la politique étrangère. La Finlande agit de plus en plus au jour le jour. C'est le retour de la Realpolitik. Pour les Finlandais aujourd'hui, l'Union Européenne ne représente plus la perspective de la construction d'une identité européenne, et d'une sortie d'un isolement géographique et culturel. Pour eux, l'UE est plutôt source de problèmes, et la Finlande considère les pays du Sud comme des boulets dont elle aimerait bien se séparer. Cette désaffection pour l'idéal européen se produit alors même que la Russie se tourne de plus en plus vers l'ouest, et vers la Finlande, pour commercer. Malgré les provocations régulières (survol du territoire finlandais par des avions militaires russes), malgré un lourd passé, Russie et Finlande se rapprochent donc. Car n'oublions pas qu'il faut à peine plus de trois heures pour relier Helsinki à Saint Petersbourg en train. La route vers Bruxelles, elle, est bien plus longue »

        De notre côté, qu'attendions-nous donc de Léopold Sédar Senghor, pour pouvoir accepter de l'accueillir sur nos genoux nègres et (sic!) le reconnaître comme un des nôtres !? Pourquoi avons nous presque tous cherché à le disqualifier comme Nègre et à le recaler sur la rive de l'européanité ? Fallait-il, comme d'autres, qu'il campât sur les microphones de la Radio Télévision du Sénégal et déclenchât des flèches contre la France nuit après jour après nuit ? Aurait-il du dire « Non ! » aux Français et sauter dans les bras des Russes comme le firent d'autres ? Aurait-il du avoir la langue de vinaigre contre la colonisation révolue alors que nous avions déjà réclamé et obtenu nos indépendances ?

        Certains de ses poèmes ne sont pas habillés de mots d'enfant de choeur. Mais la personne privée, l'individu Senghor, a su faire place à l'Homme d'Etat pour l'avenir de la Nation ; en d'autres termes, Senghor a su passer l'éponge sur un certain aspect de l'histoire pour faire face à la Cité de Demain, comme nous l'avons déjà dit, encore une fois, dans le premier tome de cette série d'études. Pour cerner le cheminement parcouru en matière d'africanité, il faut cerner certaines grandes transitions qui, à notre avis, sont analysées dans la citation suivante avec une extrême clairvoyance : « Néologisme paru pour la première fois sous la plume du martiniquais Aimé Césaire, le mot Négritude sera vulgarisé par la publication de son « Cahier d'un retour au pays natal » en 1939. Les principaux acteurs de la négrititude parmi lesquels on compte Léon Damas, 1912-1978, disaient: ”La négritude fut un projet, un projet spontané ; elle fut la réaction d'une catégorie donnée d'individus dans un milieu donné à un moment de l'histoire. L. S. Senghor, 1906-2001, dira avec Lamine Diakhaté que : ”plus qu'un concept, la négritude est un ensemble de valeurs de définitions”. Pour Alioune Diop : ” la négritude est née du sentiment d'avoir été frustrés au cours de l'histoire, de la joie de créer et d'être considérés. En effet, la négritude est la simple reconnaissance du fait d'être noir et l'acceptation de ce fait, de notre destin de noirs, de notre histoire et de notre culture. Elle ne compte ni racisme, ni reniement de l'Europe, ni exclusivité, mais, au contraire, une fraternité entre les Hommes”. ».

        Ceci est un trait qui échappe à beaucoup d'entre nous. La Négritude n'est pas un canon braqué contre l'Européanité : elle s'affirme en égale pour, après, tendre les bras d'une fraternité universelle. En effet, sans cette ouverture elle n'aurait pas fait mieux que ce qu'elle combat. Et c'est justement le point piège de tous les mouvements qui ont un but égalitaire : ils finissent toujours par emboîter le pas au côté combattu : « Le combat a déjà été mené, du moins par rapport à un certain point de vue de révolte. C'est dans cet esprit de relève du défi que naîtra « Légitime Défense 3 », un journal paru en 1932 et dont les initiateurs seront victimes de la répression coloniale puis en 1934, la création du périodique « L'Etudiant Noir » par les pionniers de la Négritude. C'est que l'esclavage et la colonisation avaient constitué les étapes essentielles de la dépersonnalisation de l'Africain, une dépersonnalisation contre laquelle tout intellectuel noir se voyait devoir se lever. Pour ce faire, la Négritude utilisa la poésie comme moyen d'expression pour la réhabilitation et la restauration de l'homme noir. Suivant la poésie, le roman issu de la négritude se fixa comme objectif de redonner aux Noirs le goût de la vie, la fierté d'être noir, la réaffirmation de leur dignité dans le monde, la défense des valeurs culturelles du monde noir au point de prendre parfois pour source de malheur l'Occident. Citons entre autres exemples «Pigments», publié en 1937 par L. G. Damas, «Les armes miraculeuses» en 1946 par Aimé Césaire, « Hosties noires » en 1948 de L. S. Senghor. Ici le passé africain est idéalisé et l'on prône un retour à la source vive delà la tradition africaine tout en incitant le feu de la nostalgie ».

        C'est l'interprêtation habituelle. Pourtant ce n'est pas tout à fait correct. En effet, ce n'est pas un retour à la source vive qui est prônée; c'est un doigt accusateur qui se lève et montre ce qui a été détruit et qui est plus humain qu'une certaine facette de l'apport européen. C'est que les auteurs, en tant qu'intellectuels, savent qu'ils ont goûté à la pomme, et partant, à la peine, comme les ancêtres Adam et Eve et qu'un retour n'est pas possible, sauf dans un esprit suicidiaire. Ecoutons Senghor : «...Et la seule rosée des crachats pour leurs soifs inextinguibles au souvenir des verts pâturages atlantidiens car les barrages des ingénieurs n'ont pas apaisé la soif des âmes dans les villages polytechniques...». C'est la conscience de cette réalité qui a accouché de « L'Absente », un pas de résignation vers un nouveau royaume inévitable bien que de très mauvais goût, et fait dire par ailleurs à Césaire :

              « Ecoutez le monde blanc
              horriblement las de son effort immense
              ses articulations rebelles craquer sous les étoiles dures,
              ses raideurs d'acier bleu transperçant la chair mystique
              écoute ses victoires proditoires trompeter ses défaites
              écoute aux alibis grandioses son piètre trébuchement
              Pitié pour nos vainqueurs omniscients et naïfs ».

        Après l'ère initiatique, une nouvelle période va suivre et s'étendre de 1950 à 1960, donnant naissance à une production importante d'oeuvres romanesques qui vont cacher en quelque sorte une certaine facette du mouvement de la Négritude que la production poétique avait fait connaître dans les années 30 et 40. Cette phase connaît de grands auteurs comme Ferdinand Oyono dans « Une vie de boy », Mongo Beti dans « Le pauvre Christ de Bomba », Eza Boto dans « Ville cruelle », Sembéne Ousmane dans « Les bouts de bois de Dieu » et Bernard Dadier dans « Cimbier » paru en 1966. Dans leurs romans, ces auteurs prennent position politiquement et se considèrent comme des militants de la libération de l'Afrique noire colonisée, un devoir qui s'impose à tout homme de lettre. Ici, l'ennemi commun à abattre est le colonisateur. Ainsi administrateurs coloniaux, commerçants blancs et leurs alliés africains comme les missionnaires constituent la cible favorite : le procès est celui de la colonisation.

        Mais si en général le courant reste anti-colonial, il n'en demeure pas moins que certaines oeuvres vont ramer à contre courant comme « L'enfant noir » de Camara Laye. Dans cette oeuvre, l'écrivain peint un tableau idyllique et joyeux de l'Afrique de l'Ouest avec une mère tendre, un père travailleur, un enfant choyé... Nulle part dans ce livre on ne voit Camara Laye fustiger la colonisation, raison pour laquelle il sera rejeté puisque sentant le roussi du valet colonial parmi ses pairs et connaîtra-t-il l'exil au Sénégal, suite aux exactions du régime de Sékou Touré. Donc voilà faussée, au niveau de certains, la vision primordiale du mouvement. La Négrititude aurait-elle le droit d'être si elle appose sur les autres ce qu'elle refuse et combat ? Par delà la race nègre, ne doit-elle pas se proposer en modèle, comme le dit Alioune Diop, qu'elle est « née du sentiment d'avoir été frustrés au cours de l'histoire, de la joie de créer et d'être considérés. En effet, la négritude est la simple reconnaissance du fait d'être noir et l'acceptation de de ce fait, de notre destin de noirs, de notre histoire et de notre culture. Elle ne compte ni racisme, ni reniement de l'Europe, ni exclusivité, mais, au contraire, une fraternité entre les Hommes » .

        L'incompréhension, voire l'intolérance qui est arrivée à Camara Laye se recoupe avec la pellicule que l'on appose sur Senghor. C'est ainsi que tout accord signé avec la France, toute présence de coopérant, tout éloge de la langue française, dont la connaissance était après tout le fondement même de sa profession, voire tout voyage en France, sera brandi comme le pas d'un valet vers ses maîtres. Et comble du paradoxe en matière de critique politique, beaucoup de ceux qui lui reprochaient ces choses n'embrassèrent-ils pas le marxisme-léninisme ?

        C'est qu'en réalité il a été très difficile, dans la tête des Nègres, de faire la part des choses, raison pour laquelle les cicatrices de la colonisation, l'idéologie à suivre et la critique d'un régime politique se confondent et vont aller jusqu'à porter la couleur d'une critique crypto-personnelle : « Après avoir joué un rôle déterminent dans l'éveil de la conscience africaine face à la colonisation et à la domination coloniale et entraîné les Européens à avoir une vision des Noirs autre que celle d'une race sauvage et sans culture, le mouvement de la Négritude était perçu par certains comme un obstacle non négligeable à la libération définitive de la démarche intellectuelle des africains à l'égard des préoccupations de renaissance. En effet ce qui n'était au début qu'un slogan et un mot d'ordre de lutte, à savoir l'affirmation d'une personnalité nègre, a eu tendance à se transformer en une doctrine pseudo philosophique par ailleurs, dans un examen intérieur, à telle enseigne que l'on est tenté de croire que la culture africaine manque de conviction. En d'autres mots, la culture traditionnelle du monde noir semble être rejetée par la jeune génération et l'on peut se demander si l'Afrique est toujours riche de ses valeurs ancestrales. l'Africain semble en suspension, car il est entre une modernité qui n'attend pas et une africanité qui n'arrive pas. Il est donc comme dans une salle d'attente où il n'attent rien » .

        Contrairement à nous autres, une prémonition ornée d'intelligence semble avoir préparé et guidé Léopold Sédar Senghor depuis longtemps. Déjà, devant les eaux ensanglantées de la Somme, de la Seine, du Rhin et des sauvages fleuves slaves, nous avons retrouvé cette même résignation face à la tâche étatique qui l’attendait. Ainsi le poète, à travers les yeux d’un soldat sur le terrain, avait pris conscience des turpitudes possibles dans lesquelles un chef d’Etat, à la manière d’Hitler, peut faire sombrer son peuple : « Dans l’espoir de ce jour – voici que la Somme et la Seine et le Rhin et les sauvages fleuves slaves sont rouges sous l’épée de l’Archange et mon cœur va défaillant à l’odeur vineuse du sang, mais j’ai des consignes et le devoir de tenir…».

        Ici, la maîtrise de révolte senghorienne calculée qui semble ne pas être l'égale de la révoltante virulence révoltée attendue par nous autres Nègres a poussé l'Individu à faire place au Responsable. Un chef doit pouvoir faire fi de ses principes au bénéfice de ceux qu'il guide. Ce n'est pas par hasard si cette résignation responsable apparaît justement dans la dernière strophe du long poème « Que m'accompagne kôras et balafon » qui se termine en ces termes:

        Ah ! que de fois as-tu fait battre mon coeur comme léopard indompté dans sa cage étroite.
        Nuit qui me délivres des raisons des salons des sophismes, des pirouettes des prétextes,
        des haines calculées des carnages humanisés
        Nuit qui fonds toutes mes contradictions, toutes contradictions dans l'unité premire de ta négritude
        Reçois l'enfant toujours enfant, que douze ans d'errances n'ont pas vieilli.
        Je n'amène d'Europe que cette enfant amie, la clarté de ses yeux parmi les brumes bretonnes.

        Et il adopte le pas convenable :

        Je me fortifierai du mil nouveau ; de l'huile vierge, je m'oindrai le front et les yeux
        La bouche. Mais danger de l'âme citerne, qu'on vide quand les greniers sont dru dressés
        Danger d'hiverner pendant la belle saison.
        Ma négritude point n'est sommeil de la race mais soleil de l'âme, ma négritude vue et vie
        Ma négritude est truelle à la main, est lance au poing
        Récade. Il n'est question de boire de manger l'instant qui passe...

        Puis, comme dans un agacement devant les reproches dont il est plus que conscient, il réagit :

        Tant pis si je m'attendris sur les roses du Cap-Vert !

        Car :

        Ma tâche est d'éveiller mon peuple aux futurs flamboyants Ma joie est de créeer des images pour le nourrir, ô lumières rythmées de la Parole !

        Tout cela, parce qu'enfant du métissage, il sait que la métamorphose doit s'emboîter au temps; il sait qu'il faut

        Que meure le vieux nègre et vive le Nègre nouveau !


      6. NEW YORK

        Parfois nous sommes tenté de dire que Senghor n'a pas réellement été « lu » ou, du moins, qu'il a été mal lu. Comme Camara Laye avec « L'enfant noir ». Il nous semble qu'avant même d'ouvrir ces écrits on avait prescrit les termes à utiliser, le thème à développer, les nuances à adopter et dès lors, l'absence d'un seul de ces critères est preuve de culpabilité devant les Nègres. Le Nègre devrait écrire sur commande, adopter toute attitude sur commande. Une attitude révoltée contre l'Occident. Le problème est que les termes de références ne sont pas clairement établis, d'où la réaction de Lilyan Kesteloot :

        « ... Je vis au Sénégal depuis vingt-cinq ans, et j’éprouve le besoin d’élucider un malentendu que j’ai maintes fois perçu dans ma carrière de professeur à l’Université de Dakar... ou ailleurs. Souvent, à écouter les Africains, les jeunes, j’ai l’impression qu’ils comprennent mal le personnage Léopold Sédar Senghor. Qu’il leur reste étranger. On l’a dit trop occidental, trop francisé ; on lui préfère Césaire. On ne comprend ce dernier pas davantage et même moins, avouons-le. Mais comme il s’affirme violemment anti-blanc, on le croit plus proche, on lui fait confiance...

        «... Ces réactions sommaires primaires, fondées sur quoi ? Césaire est un très grand poète. Cependant on l’aime non pour sa poésie mais pour sa révolte, pour son attitude fondamentale. Et on lui pardonne sa poésie trop difficile, surréaliste, abstraite, occulte, à cause de ses bonnes intentions nègres. Voilà la vérité. Tandis que Senghor, il est suspect. Sa femme est française, il affectionne le latin et il s’en vante. Son cuisinier était alsacien. Il fait du piano et de la grammaire. Il ne mange pas avec ses doigts. Césaire non plus, Abdou Diouf non plus, eux aussi connaissent et aiment le latin, voire le grec. Mais voilà. Ce n’est pas la même chose. Senghor est suspect. Il faudra vraiment un jour définir les critères du brevet de Négritude. Quand est-on un bon nègre ? Quand est-on un vrai Africain ? Tous nos intellectuels (Pathé Diagne, Aly Dieng, Doud’Sine, Birago, Houtondji, Aguessy, Towa, Melone, Belinga, Mudimbe, Lopes, Obenga, Tati et même Cheikh Anta Diop ou Iba Der) n’ont-ils pas fait leurs études en Europe, souvent avec latin ? N’ont-il pas été marqués par le rationalisme cartésien, et parfois beaucoup plus profondément que Senghor ? N’écrivent-ils pas la langue française comme Senghor, n’ont-ils pas eu des amis français comme Senghor, des femmes françaises ou étrangères ?...

        «... Mais évidemment ils n’ont pas tous écrit « que Dieu pardonne à la France » ni prôné la réconciliation de Demba-Dupont. Péché mortel, Président, ce fut là votre péché mortel ! Ce poème aux tirailleurs Sénégalais, écrit en avril 1940 ! Car, il fallait être soi-même en guerre et face à l’Allemagne hitlérienne, pour comprendre cette connivence soudaine entre Noirs et Français sur le champ de bataille, ou dans les Stalags. Ne pouvaient vous comprendre que les dits tirailleurs qui vivaient cette singulière aventure. Ou encore peut-être ces enfants de l’an 2000. Trop tôt ou pour trop peu. Comment voulez-vous que vous comprenent ceux qui n’ont jamais touché l’acier de la mitrailleuse ? Ce pardon parut lâcheté, cette union, démission, cette prière de paix, trahison. N’est-ce pas vrai ? Je pense qu’une grande partie du malentendu vient de là. Et dès lors voilà Senghor classé, jugé, condamné, par ces enfants de la négritude qu’il a cependant inaugurée, et qui refusent de le reconnaître. Définitivement suspect. Et durant vingt ans, ce jeu de la séduction, où il fera tout, mais tout, pour les convaincre de sa bonne volonté, de sa bonne foi, de sa bonne africanité, de son sincère désir d’édifier une nation aussi indépendante que possible...»

        Pour appuyer le professeur Kesteloot, disons que, contrairement à nous, à travers les yeux d'une Realpolitik, Senghor a bien compris et cela depuis longtemps : sous le tonnerre des canons de la Deuxième guerre mondiale, il savait déjà que l'Afrique et l'Europe sont unies à jamais, peu importe les tiraillements passés présents ou à venir. Il les voit, dans « Chant de printemps », comme deux soeurs jumelles se préparant à la naissance, à un renouveau au bord d'un tombeau cave :

        ... Ecoute le silence sous les colères flamboyantes
        Ecoute la voix de l'Afrique planant au-dessus de la rage des canons longs
        La voix de ton coeur de ton sang, écoute-la sous le délire de ta tête de tes cris.
        Est-ce sa faute si Dieu lui a demandé les prémisses de ses moissons
        Les plus beaux épis et les plus beaux corps élus patiemment parmi mille peuples ?
        ESt-ce sa faute si Dieu de ses fils les verges à châtier la superbe des nations ?
        Ecoute sa voix bleue dans l'air lavée de haine, vois le sacrificateur verser les libations au pied du tumulus.
        Elle proclame le grand émoi qui fait trembler les corps aux souffles chauds d'Avril
        Elle proclame l'attente amoureuse du renouveau dans la fièvre de ce printemps
        La vie qui fait vagir deux enfants nouveau-nés au bord d'un tombeau cave
        Elle dit ton baiser plus fort que la haine et la mort

        C'est vrai : peu de personnes ont autant clamé les charmes de leur Royaume d'enfance et, partant, de l'Afrique dans son ensemble. Il est resté fidèle à ses sentiments sérères, comme il l'écrivit sur une carte, réponse à notre félicitation après sa nomination à l'Académie Française. Ecoutons-le dans « Il a plu » de « Lettres d'hivernage » :

        Me voici dans le gouffre du palais sonore
        Dans les moiteurs les migraines, comme à Dyilôr jadis
        Ma mère ceignait mes angoisses de feuilles de manioc, les saignait.
        A Joal comme autrefois, il y a cette souffrance à respirer, qui colle visqueuse à la passion
        Cette fièvre aux entrailles le soir, à l'heure des peurs primodiales
        Je rêve aux rêves de jeunesse.

        Dans la même collection il murmure à l'Aimée :

        J'ai bien lu ton message, Sopé !...
        C'était jadis par les matins limpides, sous Koumba Ndofène Diouf.
        Je te ramènerai dans l'Île des Tabors
        Que tu connais : je serai le berger de ma bergère.

        Il a fait un pacte avec cette terre africaine, jusque dans son espoir de descendre « au-delà du plongeur dans les hautes profondeurs du sommeil » :

        Seigneur de la lumière et des ténèbres
        Toi seigneur du Cosmos, fais que repose sous Joal-l'Ombrageuse
        Que je renaisse au Royaume d'enfance bruissant de rêves
        Que je sois le berger de ma bergère par les tanns de Dyilôr où fleurissent les Morts
        Que j'éclate en applaudissements quand entrent dans le cercle Téning-Ndyaré et Tyagoum-Ndiaré
        Que je danse comme l'Athlète au tamtam des Morts de l'année.

        Senghor a vu l'Europe - entendons l'Occident -, de l'intérieur. Il y a vu de belles choses, lui a reconnu tant de mérites mais aussi tant de choses en de graves circonstances qui le poussèrent à bien penser, peser et poser la méthode du donner et du recevoir. N'est-il pas conscient de cette Europe qui a fait ruisseler « le sang d'une génération, Cette Europe qui a enterré le levain des nations et l'espoir des races nouvelles » ? Le long de cette Europe des tranchées, ne jeta-t-il pas un regard mélancolique vers le royaume d'enfance, les prunelles embuées ? Alors, au nom des tirailleurs Sénégalais, il se pose les questions primordiales qui retracent les lignes de l'innocence perdue :

        Verrons-nous seulement mûrir les enfants nos cadets dont nous sommes les père initiateurs ?

        La réponse ne se fait pas attendre car ce monde est bien loin, là-bas, à la berge des bafonds atlantidiens :

        Nous ne participerons plus à la joie sponsorale des moissons !
        Nous n'entendrons plus les enfants, oublieux du silence alentour et de pleurer les vivants
        Les cris d'enfants parmi les sifflements joyeux des frondes et les ailes et la poussière d'or !

        Le sort réservé est donc d'emblée de répéter

        ... pour une fête fanée déjà la danse autrefois des moissons, danse légère des corps denses
        De notre moisson danse assaillante des bataillons un soir d'automne, hâ ! sans poudre peut-être ni cri de guerre.
        Nous ne serons plus de la joie sponsorale des moissons, de la danse à la fin des jeux agnostiques
        A la veille devinée, quand des choeurs la voix plus faible des vierges se fait tendre et tendre le sourire des étoiles !
        Nous n'avancerons plus dans le frémissement fervent de nos corps égaux épaules égales
        Vers les bouches sonores et les los et les fruits lourds de l'intime tumulte !...

        Mais cela, c'est, disons-nous, le monde enseveli. Derrière, la mort du vieux nègre, et devant, les pétales du nouveau : ici se dévoile le proverbe sérère décrivant une situation dans laquelle il n'y a aucune bonne issue : « Recevoir une balle, tomber sur une naja alors que guette un mamba » qui n'est autre que l'équivalent du fameux « tomber de Scharybde en Scylla ». C'est que le Nègre est sorti de la colonisation avec un lourd et profond héritage de cette civilisation - l'occidentalisation - qui a fait un concubinage de force avec la sienne des siècles durant. D'emblée il ne peut plus s'en dissocier intégralement malgré le fait qu'elle lui rappelle sans cesse la domination chargée de lambeaux de choc culturel qu'elle traîne encore. C'est la conscience de cette occidentalisation qui va justement demander au poète l'application de lois noires sur fond blanc :

        Dans l'ombre mère - mes yeux prématurément se sont faits vieux - dans le silence et le brouillard sans odeur ni couleur Comme le dernier forgeron. Ni maîtres désormais ni escalves ni guelwars ni griots de griot Rien que la lisse camaraderies des combats, et que me soit égal le fils du captif, que me soient copains le Maure et le Targui congénitalement ennemis.

        Car le cri du Ras Desta a traversé l'Afrique de part en part, comme une épée longue et sûre dans l'avilissement de ses reins :

        Il a dominé la rage trépignante crépitante des mitrailleuses, défié les avions des marchands
        Et voici qu'un long gémissement, plus désolé qu'un long pleur de mère aux funérailles d'un jeune homme
        Sourd des mines là-bas, dans l'extrême Sud.

        Symbole de l'héritage à embrasser ou à maintenir, voici enfin le caractère fastidieusement sournois de l'occidentalisation qui attend, peint dans « New York », cette ville qui jamais ne dort, comme le chante si bien Frank Sinatra . Dans le poème « New York » donc, Sédar soulève un coin du voile et entrevoit un exemple de ce que sera le nouvel empire, le monde moderne qui va s’apposer sur le royaume d’enfance à reconstruire, à réadapter, ce monde qui lui revient à contre courant comme jadis cette odeur lointaine de l’innocence de l’Europe que préservait Verdun, le chien compagnon de Ngasobil durant les visites à la Fontaine-des-Eléphants. Le nouveau monde fascine le Nouveau Kaya Magan et finit par l’écraser, le temps d’un clin d’œil, sous sa majesté superficielle :

        New York ! D’abord j’ai été confondu par ta beauté, ces grandes filles d’or aux jambes longues.
        Si timide d’abord devant tes yeux de métal bleu, ton sourire de givre. Si timide ».

        Mais ce ne sera que le temps d’un clin d’œil, avons-nous dit. Ce monde devant lequel il a failli se jeter face contre terre tel l’apôtre Paul sur le chemin de Damas , dévoile son âme hideuse et fait transpirer le poète dans le pire des cauchemars :

        « C’est au bout de la troisième semaine
        que vous saisit la fièvre en un bond de jaguar.
        Quinze jours sans un puits ni pâturage, tous les oiseaux de l’air tombant soudain
        et morts sous les hautes couches des terrasses.
        Pas un rire d’enfant en fleur, sa main dans ma main fraîche,
        pas un sein maternel, des jambes en nylon.
        Des jambes et des seins sans sueur ni odeur,
        pas un mot tendre en l’absence de lèvres,
        rien que des cœurs artificiels payés en monnaie forte… »


      7. CHAKA

        La rencontre, l'ouverture des enfants du Sud, le flegme du conquérant face à cette ouverture, le refus du flegmatisme : « Je n’ai pas haï les Roses-d’oreilles. Nous les avons reçus comme les messagers des dieux, avec des paroles plaisantes et des boissons exquises. Ils ont voulu des marchandises, nous avons tout donné : des ivoires du miel et des peaux d’arc-en-ciel, des épices de l’or, pierres précieuses perroquets et singes que sais-je ? » Alors comme réponse va suivre le choc qui va pousser le poète à se faire politico-militaire et dont l'issue sera la domination.

        Que de combats, que de sang, que de sacrifices, jusqu’à Nolivé la Douce. Puis, ô résignation, suivra la fusion. Et, sur le royaume d’enfance, inéluctablement, sont appliqués la règle et le compas, d’où les lamentations de Chaka : « J’ai longtemps parlé dans la solitude des palabres et beaucoup beaucoup combattu dans la solitude de la mort contre ma vocation. Telle fut l’épreuve, et le purgatoire du Poète ». Recul impossible, ô Destin, le poète accepte d’emblée « les choses futiles qui ont fleuri de sa nomination ». Il s’engage esprit, corps, cœur et âme et, lorsque le crépuscule étendra ses tentacules sur le globe pour souder le ciel à la terre, broderie entre entre mort et vie, il s’écrit : « Qui nous a dit. La route est fatiguée, le marigot est fatigué, le ciel est fatigué. Nous avions tout donné à ce pays, à ce continent Nôtre : Les jours et les nuits et les veilles, la fatigue la peine et le combat parmi les nations assemblées… ».


      8. EPÎTRES À LA PRINCESSE

        Le nouveau Kaya Magan au service de son peuple, pataugeant dans la boue des graves « choses futiles qui ont fleuri de [sa] nomination » : « Mon espoir est de revenir à la fin de l’Eté. Ma mission sera brève. J’ai la confiance de mon Peuple. On m’a nommé l’Itinérant… Le peuple noir m’attend pour les élections des Hauts-Sièges, l’ouverture des jeux et des fêtes de la Moisson et je dois régler le ballet des circoncis. Ce sont là choses graves… »


      9. MORT DE LA PRINCESSE

        Si animal, le Nègre ne devrait pas avoir une âme. Ici, nous entrons dans le domaine de la métaphysique, la mort qui ferme la boucle Homme-Animal, la conception cyclique de la vie dans le royaume d’enfance. En réalité cette mort se produit à la fin des « Epîtres à la Princesse », ce poème-ci ne présentant que les lamentations du poète. Senghor décrit cette mort dans un kaléidoscope surréaliste, présente le passage d’une dimension à l’autre à travers la réincarnation comme les ébats d’un couple : « Les tam-tams nous réveillent, Princesse, les tam-tams nous réveillent. Les tam-tams nous ouvrent l’aorte. Les tam-tams roulent, les tam-tams roulent, au gré du cœur. Mais les tam-tams galopent ho ! Les tam-tams galopent. Princesse, nos épaules roulent sous les vagues, nos épaules de feuilles tremblent sous le cyclone, nos lianes nagent dans l’onde, nos mains s’ouvrent nénuphars, et chantent les alizés dans nos doigts de filaos. Mais lumière sur nos visages plus beaux que masques d’or !... Princesse, nous serons les maîtres de la Mort. Retiens ce message Princesse, nous serons le Ciel et la Terre ». C’est cette conception cyclique de la vie qui lui aura permis de dire : « J’étais moi-même le grand père de mon grand-père, son âme et son ascendance… ».


      10. D'AUTRES CHANTS

        Cette entité prépare la suite des nocturnes de par le style et leur contenu. Le poète se replie définitivement sur lui-même. La fougue de la jeunesse, la retraite de l’engagement combatif sont d’emblée derrière, revenant parfois à travers quelques lignes comme les derniers grains de poussière d’une tempête morte. Ces poèmes se font plus personnels, plus intériorisés par rapport aux collections précédentes. Dans celles-là le poète tenait à ne pas être assimilé, refusait d’être broyé sous les pas pachydermes des dromadaires du Nord, titubait sous l’odeur vineuse du sang versé sur l’autel de la barbarie. A partir d’Autres chants, il pose sa hache de guerre pour plonger dans la retraite paisible qui se brodera à la mort : « …Et je me reposerai longtemps sous une paix bleu-noir, longtemps je dormirai dans la paix joalienne jusqu’à ce que l’Ange de l’Aube me rende à la lumière, à la réalité brutale et si cruelle, ô Civilisation ! ».


      11. POSTFACE

        « Postface » ferme la collection, jetée comme un wharf au-dessus des eaux troubles, un droit de réponse, afin d’apporter une explication définitive à l’ensemble des démarches et procédures des écrits qui émanent de la vision culturelle, sociale et cosmogonique du monde sérère et, partant, du monde nègre à travers des peuples, ethnies et individus épars : « Ceci n’est pas une préface. Je ne m’adresse pas aux lecteurs. La grande règle reste de plaire comme le disait Molière voilà trois siècles. Si j’écris ces lignes, c’est à la suggestion de certains critiques de mes amis. Pour répondre à leurs interrogations et aux reproches de quelques autres, qui somment les poètes nègres parce qu’ils écrivent en français, de sentir français, quand ils ne les accusent pas d’imiter les grands poètes nationaux… Tel me reproche d’imiter Saint-John Perse et je ne l’avais pas lu avant d’avoir écrit les Chants d’ombre… Pourquoi le nierai-je ? Les poètes de l’anthologie ont subi des influences : ils s’en font gloire. Je le confesserai même – Aragon m’en donne l’exemple – que j’ai beaucoup lu, des troubadours à Paul Claudel. Et beaucoup imité… La vérité est que j’ai surtout lu, plus exactement écouté, transcrit et commenté des poèmes négro-africains. Et les Antillais, qui les ignoraient – Césaire n’était pas de ceux-là – les trouvaient naturellement en descendant en eux-mêmes, en se laissant emporter par le torrent, à mille mètres sous terre. Si l’on veut nous trouver des maîtres, il serait plus sage de les chercher du côté de l’Afrique. Comme les lamantins vont boire à la source de Simal ».

POUR AWA YOMBÊ


POUR AWA YOMBÉ

Á Feu Astou Diop alias Aïda Kane

Un long tunnel sortait de tes yeux
Et comme un phare dans la nuit

Dessus les eaux troubles d'un océan non-apaisé
Se dispersait dans la brume née des astres.
Papa tu n'as pas trop connu,
Maman, égrette étalant ses dents de paix devant son étalage faisait
Souvent sonner son rire nirvanique dans toute son innocence.
Te prenant sur ses genoux parfois,
Parfois se rabaissant pour porter ta robe d'âge
Affermir tes pas par la savanne Existence,
Elle te dépliait proverbes o sanq pour l'âme
Conseils emmitouflés des lignes droites de l'Architecte
Pour le grand bâtiment à ériger au sein des nations.

Ce soir j'ai vu tes yeux s'embuer à son souvenir :
C'est une blessure que le temps jamais n'efface
Mais se munit d'un baume pour la cicatrisation
Tout en maintenant le devoir de mémoire
Et un coin de refuge dans les moments sombres
Comme le croyant pince d'espoirs son chapelet
Face à l'autel balayé des lueurs fragiles
De quelques rosaires mourants.

Tu m'as conté la journée Saint-Louis Ndiôsse-Mône
Ndiôsse-Mône voisine de Doudam la Palmeraie:
Les fils étaient-ils en train de se mettre en place ?
Y'avait-il quelque énigme à lire dans les ailes déployées des oiseaux,
Le balancement lascif des feuilles d'acacia d'acajou et de goyave
Ou dans le roucoulement lointain des palombes ?

Lorsque palpitent et sifflent mille serpents dans ma tête
Livrée au poto-poto des discordes
Je l'entends, comme celle de Watéo la Douce
L'aiguille du village qui partit un mois de septembre
Sur le tard des derniers rayons d'un jeudi soir.
- L'Hôpital Principal s'était recroquevillé dans son silence d'avant-tombe
Dans les yeux des visiteurs parfois un souci personnel
A l'idée de la possibilité d'y occuper un lit dans le futur proche
Dans la tête l'espoir que leur aimé s'en sortira
Tandis que l'âme égrène la terreur de devoir dire
Allô ! au bureau des corbillards -

Vous aviez tout fait dans la chaleur accablante,
Les longs kilomètres Saint-Louis Fatick
La soif, le souci, la terreur de perdre !
Mais tant qu'il y avait le souffle, il y avait l'espoir.
Et comme pour abréger les douleurs de ses enfants
Qu'elle sentait plus pénibles que les siennes
Elle tendit la main à l'Ange qui lui dictait
le long couloir baigné de lumière.

- Juste une minute ! dit-elle au Séraphin.
Tu t'étais éloignée.
Elle eut un regard vers l'ange puis vers toi.
- Ne prends garde, dit l'ange : Petite tu fus,
Sans défense aucune
Et j'ai veillé sur toi.
De même je serai à ses côtés...

Confiante dans la lumière radieuse et douce,
Elle a fermé les yeux, ne vous regardant
Plus que perchée sur la rive adverse de l'Autre Dimension
Tandis que les ruisseaux de larmes
Comme des rejetons d'écluses du Déluge coururent
La pente de vos joues si fatiguées, si éprouvées.

Avais-tu su lire, avais-tu senti
Le petit tisserain juché sur une branche
Avec un courage de proximité inégalée ?
Avais-tu senti cette petite caresse de brise montée de la mer ?

Ce soir, comme toujours, elle veille
Accompagnée du Séraphin de la Première et de la Dernière Heure
Qui maintient le fil entre bien-aimés
Et attise sans cesse la dynamique dans les soufflets de l'atelier de l'Être.

vendredi 5 octobre 2018

SUR LE DOME D'UN NUAGE


Sur le dôme d'un nuage

Ce matin
Sur le dome d'un nuage
un séraphin pleure.
Hier
Un archange s'est cassé l'aile,
Et il y a caillots de sang sur ses joues lasses
Sur terre la terreur.
Religieuse terreur religieuse
     Financière terreur
        Terreur politique
           Terreur culturelle
Tout est terreur
Terreur est tout
Gans d'acier velours des puissants
L'assistance qui roule en bolides
Mon peuple accoudé à l'assistanat
Dénaturalisation de valeurs
Dévaluation de la culture de l'Universel
Le monde un petit hameau...
Vive la politique des chars aux frontières
Les printemps de la désolation
Les kalachnikovs de la religion
Camions dynamite
contre l'innocence
Théâtres de sang le long des rues

Aujourd'hui
Voilà que Dieu regrette d'avoir regardé trop longtemps
Trop souvent les pas perdus des Enfants d'Adéma
Par la forêt inhumaine à contre courant de l'innocence.

jeudi 4 octobre 2018

SOULEVE LE RIDEAU DU FUTUR


SOULEVE LE RIDEAU DU FUTUR

Au méridien d'Astana
La lionne Alma-Ata qui a tant allaité

Peuples Sata et Wusun, Campant tanière du Tian Shan
Et la longue file lasse des guerriers qui passent,
Soie de silence endolori sur la route de la nuit
Et longs les temps perdus dans les brouillards de Chronos.

Pouquoi ma tête remonte-t-elle encore si loin,
Vache sans cornes ni oreilles
Par les prairies de la mémoire ?
Peut-être parce que d'aucun toit de chaume
Ne s'échappe la fumée espoir d'un déclice de mets
Au soir de la descente champêtre.

C'est mon désespoir celui de mon peuple
Aux coudes relationnels, coudes aux dédains de performance.

Les valeurs s'enlisent
Dans les sables mouvants de la masla laiteuse
Fruit méconnu de l'arbre d'un jardin étranger
Comme tombèrent sur nous non la foi,
Mais des procédures aux sentiers du Très Haut.

Le coeur palpite, s'enflamme la tête
Ensanglantée sous cette splendide couronne d'épines.
Je vois les flammes sur les lambeaux de l'avenir
Je vois le magma figeant goutte de sang fragrant
Dans la flagrance des veines des Fils de l'Homme
La terre broyée, ratatinée, calcinée par mille langues de feu.

Voilà que des bolides célestes posent
Leurs cadeaux de mort puissante
Comme fleurs arrachées des champs de silos nucléaires
Et l'Eternel Dieu signe sa puissance d'un doigt levé.

Seigneur, reprends ma tête en ton sein
Please calme ce coeur mien qui veut sortir
De la poitrine et en a broyé
Toute feraille maintenant ses briques ensemble.

Console mon âme, Seigneur
Redonne-moi le mouchoir d'Aïda la nocturne
Aux yeux d'amande et reteinds-le de fleurs jaunes et bleues
Pour assoupir le ruisseau brûlant de mes joues.

Et je me laisserai bercer,
Feuille frêle sur la dérive d'un ruisseau
Regardant chanter sous le zéphyr
Pétales de fleurs indigo
Et battre légèreté d'ailes de libellules soyeuses.

PARADOXE


Paradoxe

Je suis rempli de présences.
Comme de l'air clairières plaines
Et vallons verts
De l'univers sombrement transparent !
Rempli jusqu'au plein qui me vide !
Partout murs qui ne me donnent répis
Qui ne donnent espace, ni tangibles !
Il faut que je regagne le paradis de vue perdu
Ou alors plongerai-je vers les flammes
Douces
Et
Sûres, meilleures
Que ce purgatoire où Temps,
Distance et Espace
Et Espace-temps mpassibles jouent au jardin
De mon devenir qui trace tableaux
Où se figent des lignes d'équations quantico-métaphysiques.

Ah te voilà ! Tu es venue donc t'asseoir.
Quel ange a donc sondé
Ce coeur satellite en débris
Aux griffes ceinture de Kuiper ?
Et toujours cette distance !
Comme si Dieu jaloux de sa droiture Nous fixait une ligne de pudeur infranchissable !



HOSTIES NOIRES - PRIERE DE PAIX


PRIERE DE PAIX

  1. STROPHE I

    1. « Seigneur Jésus, à la fin de ce livre que je T’offre comme un ciboire de souffrances au commencement de la Grande
      Année, au soleil de Ta paix sur les toits de Paris – Mais je sais bien que le sang de mes frères rougira de nouveau l’Orient jaune, sur les bords de l’Océan Pacifique que violent tempêtes et haines. Je sais bien ce sang est la libation printanière dont les Grands-Publicains depuis septante années engraissent les terres d’Empire. »

      « Hosties noires » est réellement une épopée de deuxième guerre mondiale, avec ses carnages, ses discriminations, ses héros faits de petites gens, ses injustices, ses assassinats lâches dont « Prière de paix » va être la conclusion. C’est pourquoi le poète écrit : « Seigneur Jésus, à la fin de ce livre… ». Et dans cette première strophe, il nous donne le vraie raison d’être de la collection « Hosties noires » : un ciboire de souffrance.

      Il sait que ce poème conclut la collection, mais cela ne veut pas dire que traîtrises, assassinats et lâchetés soient relégués à l’histoire. Il est conscient que cela va continuer. C’est son poème qui est conclu, pas la traîtrise humaine, comme ne l’a pas fait non plus la résurrection du Seigneur, encore moins sa couronne d’épine et son flanc percé : « Mais je sais bien que le sang de mes frères rougira de nouveau l’Orient jaune, sur les bords de l’Océan Pacifique que violent tempêtes et haines »

      « Seigneur, au pied de cette croix – et ce n’est plus Toi l’arbre de douleur, mais au-dessus de l’Ancien et du Nouveau Monde l’Afrique crucifiée et son bras droit s’étend sur mon pays, et son côté gauche ombre l’Amérique et son cœur est Haïti cher, Haïti qui osa proclamer l’Homme en face du Tyran, au pieds de mon Afrique crucifiée depuis quatre cents ans et pourtant respirant, laisse-moi Te dire, Seigneur, sa prière de paix et de pardon. »

      L’Afrique a beaucoup souffert, comme le Seigneur né dans une étable, exilé pour échapper aux hordes d’Hérode, hué, vendu à l’encan comme les esclaves nègres, crucifié comme plusieurs d’entre eux dans l’Extrême Sud. C’est donc sa souffrance qui continue avec ses expiations du Nord au Sud et de l’Est à l’ouest, jusqu’en Haïti qui osa proclamer l’Homme en face de l’Hyène. Mais le but de la prière, c’est plus pour pardonner que pour rappeler le chapelet des horreurs vécues.

  2. STROPHE II

    1. « Seigneur Dieu, pardonne à l’Europe blanche ! Et il est vrai, Seigneur, que pendant quatre siècles de lumière et a jeté la bave et les abois de ses molosses sur mes terres, et les chrétiens, adjurant Ta lumière et la mansuétude de Ton cœur ont éclairé leurs
      bivouacs avec mes parchemins, torturé mes talibés, déporté mes docteurs et mes maîtres-de-science. Leur poudre a croulé dans l’éclair la fierté des tatas et des collines et leurs boulets ont traversé les reins d’empires vastes comme le jour clair, de la Corne de l’Occident jusqu’à l’Horizon oriental et comme des terrains de chasse, ils ont incendié les bois intangibles, tirant Ancêtres et génies par leur barbe paisible. Et ils ont fait de leur mystère la distraction dominicale de bourgeois somnambules. »

      On se demande parfois comment l’Europe, à chaque réveil matinal peut faire face au miroir et se regarder en face. Après avoir fait descendre ses canons dans les jungles paisibles de l’Afrique et coupé les rôniers droits dressés pour faire des traverses de rail, elle s’est implantée pour passer à la troisième phase : ces hommes au premier contact sans dignité humaine, vendus à l’encan, leur apparaissent petit à petit comme des êtres humains, des âmes qu’il faut gagner pour le Seigneur, mais sans tenir compte de ce qu’ils avaient. Oh ! Ce n’est nullement pas une surprise, surtout lorsque de gros gaillards peuvent se faire pomper leurs voiles et se rendre sur d’autres continents pour s’en proclamer les découvreurs alors que des êtres y avaient vu le jour et vécu, et parsemés de temples ! Dans leur suprématie ignorante, les chrétiens pavoisant la mansuétude du cœur de leur Dieu éclairèrent leurs bivouacs avec les parchemins des sages africains. Ceux qui se révoltèrent furent torturés et les maîtres de sciences déportés.

      Toute l’Afrique est transformée en terrain de chasse : chasse à la bête, chasse à l’homme pour l’esclavage, chasse à l’homme au nom de la foi, chasse à l’homme au nom de l’idée. Il n’existe aucun coin existentiel qui ne soit touché et les choses utilisées dans les cultes sont d’emblée exhibées comme gadget de musée, de curiosité pour la distraction dominicale des bourgeois somnambules.

    2. « Seigneur, pardonne à ceux qui ont fait des Askia des maquisards, de mes princes des adjudants, de mes domestiques des boys et de mes paysans des salariés, de mon peuple un peuple de prolétaires. »

      Les bases de la société africaine sont ébranlées : les Askia sont devenus des maquisards pour défendre leur cause, les princes sont enrôlés dans les troupes, les domestiques des boys et les paysans des salariés et le peuple dans son ensemble un peuple de prolétaires.

      Cet ébranlement se fait avec une allure encore plus vertigineuse de nos jours. Le problème est que l’Afrique n’est pilote nulle part dans la gestion de sa société. D’autres normes nous tombent d’un monde perdu qui cherche sa propre figure, un monde en décadence, nous réajustons les nôtres sur la base de l’analyse de l’autre qui n’a rien compris de chez nous, comme nous avons réadapté les « Diôbe » en « Diop » sans rechigner. C’est un des traits qui marquent le plus un caractère qui frise un certain manque de dignité. Si juste sur la parole de l’autre nous sommes prêts à changer l’assonance de nos noms de famille, si nous ne faisons absolument rien pour rétablir ces fautes, c’est qu’il y a quelque chose de terriblement foiré : jusqu’à nos décideurs, nous restons toujours sur la notion et nullement sur le sens. C’est que diriger un pays et l’aider à aller de l’avant, c’est aussi être conscient de toutes les petites choses qui renforcent l’identité et supportent ce sentiment qui fait aller de l’avant.

    3. « Car il faut bien que Tu pardonnes à ceux qui ont donné la chasse à mes enfants comme à des éléphants sauvages. Et ils les ont dressés à coups de chicotte, et ils ont fait d’eux les mains noires de ceux dont les mains étaient blanches. Car il faut bien que Tu oublies ceux qui ont déporté dix millions de mes fils dans les maladreries de leurs navires, qui en ont supprimé deux cents millions. Et ils m’ont fait une vieillesse solitaire parmi la forêt de mes nuits et la savane de mes jours. »

      Après avoir dressé les africains, nommément les tirailleurs sénégalais à coup de chicotes et pris les esclaves dans les champs de canne à sucre et de coton, ils en ont fait les mains noires de ceux qui avaient les blanches. Ici il y a double jeu :

      Les mains noires de ceux qui avaient les mains blanches : les mains sales, les mains ouvrières des blancs

      Les mains noires de ceux qui avaient les mains blanches : les tirailleurs sénégalais sont partis tuer des gens en Indochine, des gens dominés, colonisés comme eux, et qui s’étaient soulevés, comme ils débarqueront à Alger, sur le sol même de leur continent, pour tuer d’autres frères et sœurs dans les mêmes conditions, et cela, bien après avoir utilisé les premiers tirailleurs contre leur propre peuple.

    4. « Seigneur, la glace de mes yeux s’embue, et voilà que le serpent de la haine lève la tête dans mon cœur, ce serpent que j’avais cru mort… »

      Au comble du désespoir, voilà le poète qui s’effondre dans les larmes et la haine refait surface dans son cœur. Pourtant il avait pensé que cette période de haine était révolue, qu’un nouvel ordre avait pris forme comme une éponge passée sur le désastre de l’histoire.

  3. STROPHE III

    1. « Tue-le Seigneur, car il me faut poursuivre mon chemin et je veux prier singulièrement pour la France. Seigneur, parmi les nations blanches, place la France à la droite du Père. »

      Senghor ne va pas se recroqueviller sur l’accusation perpétuelle, cette haine qui détruit et amenuise tout effort comme nous l’avons déjà dit en disant qu’il a su passer l’éponge sur un certain aspect de l’histoire. Il faut qu’il enjambe ce serpent de haine, qu’il laisse son cadavre derrière, époque révolue pour faire fasse à l’avenir. A quoi servirait-il à l’homme de s’arrêter dans tous ses progrès pour pointer le doigt sur un passé qu’il ne peut effacer un passé devenu d’emblée destin ?

      Ayant un nombril commun avec la France, sachant que la dure et fatale réalité qu’une intersection s’est établie et ne peut plus s’effacer, le poète demande la bénédiction de la France, qui est aussi celle de son peuple : Parmi les nations blanches, Seigneur, place la France à la droite du Père.

    2. « Oh ! Je sais bien qu’elle aussi est l’Europe, qu’elle m’a ravi mes enfants comme un brigand du Nord des bœufs,
      pour engraisser ses terres à cannes et coton, car la sueur nègre est fumier. Qu’elle aussi a porté la mort et le canon dans villages bleus, qu’elle a dressé les miens les uns contre les autres comme des chiens se disputant un os, qu’elle a traité les résistants de bandits, et craché sur les têtes-aux-vastes-desseins. »

      Ce n’est pas tant un mérite, mais uniquement un appui sur la miséricorde de Dieu. Le poète reconnaît les fautes graves de la

      France qui a : « ravi les enfants du continent africain » comme les brigands du nord des bœufs pour les employer dans les champs de cannes à sucre et de coton. Ici il y a un trait de l’histoire sénégalaise. Les voleurs de bétail en pays sérères étaient spécialement des peulhs descendant du nord du Sénégal, n’en déplaise à nos cousins al Pular, c’est une pure réalité : la traite négrière a :

      Porté la mort et le canon dans villages bleus : les assassinats durant la conquête des terres.

      Dressé les miens les uns contre les autres comme des chiens se disputant un os, qu’elle a traité les résistants de bandits, et craché sur les têtes-aux-vastes-desseins : pendant cette conquête, la politique de « diviser pour mieux régner » était partout appliquée. Un bon exemple est certes le problème du Ruanda entre Hutus et Tutsis. Cette politique s’est poursuivie et se poursuit jusqu’à nos jours. La plupart des coups d’Etat africains ne sont pas « africains » mais plutôt commandités ou au moins bénis par ceux qui « disent la République et livrent les pays aux Grands-Concessionnaires, faisant ainsi du continent un grand cimetière sous le soleil blanc », c’est-à-dire sous l’occupation, la période blanche.

    3. « Oui, Seigneur, pardonne à la France qui dit bien la voie droite et chemine par les sentiers obliques, qui
      m’invite à sa table et me dit d’apporter mon pain, qui me donne de la main droite et de la main gauche enlève la moitié. Oui Seigneur, pardonne à la France qui hait les occupants et m’impose l’occupation si gravement, qui ouvre des voies triomphales aux héros et traite ses Sénégalais en mercenaires, faisant d’eux les dogues noirs de l’Empire, qui est la République et livre les pays aux Grands-Concessionnaires, et de ma Mésopotamie, de mon Congo, ils ont fait un grand cimetière sous le soleil blanc. »

      L’intelligent Senghor a vite compris la politique qui prévalait et qui allait se maintenir vis-à-vis des colonies confédérées, indépendantes ou maintenues : une politique hypocrite où rien n’est ce qu’il semble être. Il n’y aurait pas de meilleure façon de résumer sa position qu’en parodiant l’apôtre Paul qui dit : « Ne faites pas ce que je fais, mais ce que je vous dis ». La France prône la voie droite et chemine par les sentiers obliques. Elle invite à sa table et réclame la part de l’invité. C’est justement cette aide au développement aux facettes multiples, cette assistance qui justement embourbe l’Afrique dans une boue sans fond.

      Actuellement, alors que le monde a d’emblée une politique complètement basée sur le financement et les bailleurs de fonds. Les gouvernements africains ne voient absolument rien d’autres que le financement. Et ses populations, jusqu’au chauffeur de taxi de brousse n’ont cesse de rêver aller conduire un taxi à New York, la ménagère à aller travailler dans un hôtel à Paris.

      Les gouvernements ne font pas mieux que ces jeunes qui s’enroulent au train d’atterrissage d’un avion. En réalité l’approche est exactement pareille. En travaillant dans une grande entreprise privée, j’étais sidéré, lors de la visite d’un représentant européen, de vouloir la bassesse des assistants du séminaire : après la présentation, le séminariste se dirigea vers son sac pour faire sortir quelques échantillons à distribuer et tous les assistants se ruèrent vers lui comme des enfants d’une maternelle autour de glaces après le repas. C’est à peine s’ils ne se déchirèrent pas la peau en s’arrachant les échantillons.

      Les gouvernements devraient plus miser sur les ressources humaines, qui supporteront les financements. Lorsque les projets sont mis en place, ils s’effeuillent tous car les hommes alentour n’ont ni la mentalité ni les capacités de maintien. C’est dans cette ressource humaine que misèrent le Japon, Hong Kong, Taiwan et maintenant la Chine. Pour les autres, ce fut fulgurant car les pays occidentaux avaient assez de confiance pour faire le transfert de technologie. Dans le cas de la Chine, comme avec les pays qui faisaient partie de l’Union Soviétique cela prendra plus de temps car cette confiance, les soucis d’un possible revirement à tout instant, rendent les occidentaux méfiants. Un pays comme le Sénégal, ce pays de Léopold Sédar Senghor a pourtant beaucoup de potentialité malgré la régression latente dans la tendance actuelle.

            
      • Elle donne de la main droite et de la main gauche retire la moitié
            
      • Elle hait les occupants et m’impose l’occupation si gravement
            
      • Elle ouvre des voies triomphales aux héros et traite ses Sénégalais en mercenaires, faisant d’eux les dogues noirs de l’Empire
            
      • Elle est la République et livre les pays aux Grands-Concessionnaires
        Tout cela fait de ma « Mésopotamie, de mon Congo, ils ont fait un grand cimetière sous le soleil blanc ».

  4. STROPHE IV

    1. « Seigneur, éloigne de ma mémoire la France qui n’est pas la France, ce masque de petitesse et de haine sur le visage de la France, ce masque de petitesse et de haine pour qui je n’ai que haine – mais je peux bien haïr la Mal – car j’ai une grande faiblesse pour la France. »
      Toujours ce masque que Senghor veut voir sur le visage de la France, le grand loup méchant dans la peau de l’agneau. Et il dit sa haine envers cette petitesse qui de temps à autre surgit pour laisser sur place un visage hideux. « Bénis ce peuple garrotté qui par deux fois sut libérer ses mains et osa proclamer l’avènement des pauvres à la royauté, qui fit des esclaves du jour des hommes libres égaux fraternels. Bénis ce peuple qui m’a apporté Ta Bonne Nouvelle, Seigneur, et ouvert mes paupières lourdes à la lumière de la foi. Il a ouvert mon cœur à la connaissance du monde, me montrant l’arc-en-ciel des visages de mes frères. Je vous salue mes frères : toi Mohamed Ben Abdallah, toi Razafymahatratra, et puis toi là-bas Pham-Manh-Tuong, vous des mers pacifiques et vous des forêts enchantées je vous salue tous d’un cœur catholique. » Voilà la sagesse qui, même dans le pire des cas, sait retourner à César qui appartient à César. Dans le tumulte accablant, Senghor sait reconnaître certains mérites, certaines connaissances qu’il n’aurait certainement pas connues sans cette phase où le destin de son peuple fut intersecté avec celui de la France : sa foi catholique et la rencontre et le partage d’un destin avec toute la diaspora et d’autres races qu’il n’imaginait même pas.

    2. « Ah ! je sais bien que plus d’un de Tes messagers a traqué mes prêtres comme gibier et fait un grand carnage d’images pieuses. Et pourtant on aurait pu s’arranger, car elles furent, ces images, de la terre à Ton ciel l’échelle de Jacob, la lampe au beurre clair qui permet d’attendre l’aube, les étoiles qui préfigurent le soleil. Je sais que nombre de Tes missionnaires ont béni les armes de la violence et pactisé avec l’or des banquiers. Mais il faut qu’il y ait des traîtres et des imbéciles ».

      Cette foi aussi a été éprouvée, car les missionnaires n’ont pas tous été justes. Ils ont traqué les prêtres africains comme du gibier et ont brûlé les objets de culte, les taxant de païens. Pour le poète, cela ne fut qu’un malentendu, une ignorance de leur part. Les images étaient des précurseurs, comme l’échelle de Jacob ou bien ainsi qu’une lampe qui permet d’atteindre le jour. Mais parlant de l’échelle de Jacob, nous vous avons cité le passage biblique narrant ce qui s’est passé.

      Ici nous voulons entrer dans un peu plus de détails. Si les prêtres avaient eu un peu plus d’imagination comme le poète, ils auraient trouvé que dans les gestes des sérères, dans leur façon d’adorer, beaucoup de choses remontent à la nuit des temps, que le sens est le même, même si les formes semblent différentes. La circoncision, par exemple, est dite être signe de l’Alliance entre Dieu et Abram, devenu Abraham. Comment est-elle parvenue aux sérères ? Mais dressons un schéma comparatif pour voir la bienséance de la remarque de Sédar :



  5. STROPHE V

    1. «O bénis ce peuple, Seigneur, qui cherche son propre visage sous le masque et a peine à le reconnaître, qui Te cherche parmi le froid, parmi la faim qui lui ronge os et entrailles. »

      Senghor ne veut jamais accepter la France médiocre. Il garde cette autre qui est pureté, fraternité : « …Un paradis que garde des fièvres une enfant aux yeux clairs comme deux épées, paradis mon enfance africaine, qui gardait l’innocence de l’Europe ».

      La France n’est pas mauvaise, elle est juste perdue, le regard faussé par ce masque, par les charniers, la misère qui, durant cette longue guerre terrible, a recouvert tous les continents de sang.

    2. « Et la fiancée pleure la viduité, et le jeune homme voit sa jeunesse cambriolée, et la femme lamente oh ! l’œil absent de son mari, et la mère cherche le rêve de son enfant dans les gravats »

      Toutes les classes de la société, chaque maison, chaque personne a perdu un être cher. La fiancée n’a plus son fiancé, le jeune homme a perdu sa jeunesse, vieilli en une seconde par des évènements incroyables, la femme a perdu son mari et la mère son enfants.

      « O bénis ce peuple qui rompt ses liens, bénis ce peuple aux abois qui fait front à la meute boulimique des puissants et des tortionnaires. Et avec lui tous les peuples d’Afrique et tous les peuples d’Asie tous les peuples d’Afrique et tous les peuples d’Amérique qui suent sang et souffrances. Et au milieu de ces milliers de vagues, vois les têtes houleuses de mon peuple. Et donne à leurs mains chaudes qu’elles enlacent la terre d’une ceinture de mains fraternelles dessous l’arc-en-ciel de Ta paix. »

      La France sort de la domination allemande, et le général de Gaulle doit faire face au risque d’une autre sorte de domination : l’installation, comme en Allemagne et au Japon d’une base militaire des alliés. C’est un point dont on ne parle pas souvent, mais qui est néanmoins réalité.

      Pour terminer, le poète à l’esprit très alerte entrevoit un nouvel ordre mondial, un monde où tous les peuples vont lentement essayer de se relever vers une aube meilleure.

UN RAPIDE EXEMPLE POUR LE DICtiONNAIRE

Njamala Njogoy