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samedi 29 septembre 2018

PRESENTATION III - ETHIOPIQUES

Nous pensons et sommes convaincu qu’à côté de « Chants d’ombre » et « Hosties noires », les poèmes qui composent « Ethiopiques » présentent un autre degré de Léopold Sédar Senghor. Optons pour une remarque prétentieuse : si l’on regroupe des poèmes et que l’on donne un titre à l’entité, c’est parce qu’il y a forcément, d’une manière ou d’une autre, un fil qui fédère les éléments composant la collection.

Ces poèmes qui donc, à prime abord, semblent ne former qu’une collection d’entités indépendantes, transpirent, comme dans une conspiration, une certaine suspicion, si l’on ne perd jamais de vue l’homme de « l’ordre et la méthode », cet homme qui ne laisse rien au hasard. Revenons par exemple, sur « sa rime rythmique à contre temps ». Quand il lance, dans « Lettre à un poète » : « Tu chantais les Ancêtres et les Princes légitimes, tu cueillais une étoile au firmament pour la rime rythmique à contre temps », il nous met la puce à l’oreille et va en effet rimer tout le poème dédié à Césaire dans une rime rythmique à contre temps qui donne du fil à retordre à quiconque tente de démêler les fils de ce trésor caché. Nous en avons déjà présenté la retranscription mais il paraît que répition est mère de sagesse. Donc voilà, encore fois, la rime cachée de ce poème :

Au frère et à l’ami mon salut abrupt et fraternel !
Les goélands noirs les piroguiers au long cours m’ont fait goûter de tes nouvelles
Mêlées aux épices aux bruits odorants des Rivières du Sud et des Îles
Ils m’ont dit ton crédit l’éminence de ton front et la fleur de tes lèvres subt iles
Qu’ils te font, tes disciples, ruche de silence, une roue de paon
Que jusqu’au lever de la lune tu tiens leur zèle altéré et haletant.
Est-ce ton parfum de fruits fabuleux ou ton sillage de lumière en plein midi ?
Que de femmes à la peau de sapotille dans le harem de ton esprit !
Me charme par-delà les années sous la cendre de tes paupières,
La braise ardente, ta musique vers quoi nous tendions nos cœurs d’hier.
Aurais-tu oublié ta noblesse qui est de chanter
Les Ancêtres et les Princes et les dieux qui ne sont ni gouttes de rosée ?
Tu devrais offrir aux esprits les fruits blancs de ton jardin
Tu ne mangeais que la fleur, récolte dans l’année même du mil fin
Et ne pas dérober un seul pétale pour en parfumer ta bouche.
Au fond du puits de ma mémoire je touche
Ton visage où je puise l’eau qui rafraichit mon long regret
Tu t’allonges royal accoudé
Au coussin d’une colline claire,
Ta couche presse la terre
Qui doucement peine,
Les tam-tams, dans les plaines noyées rythment
Ton chant et ton vers est la respiration de la nuit et de la mer lointaine
Tu chantais les Ancêtres et le Princes légitimes,
Tu cueillais une étoile au firmament
Pour la rime rythmique à contretemps
Et les pauvres à tes pieds nus
Jetaient les nattes de leur gain d’une année
Et les femmes à tes pieds nus
Leur cœur d’ambre et la danse de leur âme arrachée.
Mon ami, mon ami – O Tu reviendras !
Je t’attendrai – Le message confié au patron du cotre sous les caïlcédrats.
Tu reviendras au festin des prémices
Quand fume sur les toits la douceur du soir au soleil déclive
Et que promènent les athlètes leur jeunesse
Parés comme des fiancés, il sied que tu arrives.

Et voilà ! Il fallait s’y attendre, prendre le coupe-coupe pour démêler les lianes de la rime rythmique à contre temps dans l’amazonie des allitérations et des rimes internes ; il fallait, disons-nous, s’attendre à ce que cet agencement, comme toujours, soit plus que suspect. Mais là, c’est seulement le secret lié à la forme. Dans la situation actuelle, la question est : Pourquoi Ethiopiques ? Nous répondons : « Ethiopiques » est l’apport poétique de Senghor dans sa tentative de redispositionner l’Homme Noir dans le monde, une thèse poétique de la Négritude et se compose ainsi :

  1. L’HOMME ET LA BÊTE

    Puisqu’on a nié jusqu’à l’humanité du Nègre, Senghor, assimilateur non assimilé, reprend la définition homme versus animal sur laquelle se sont penchés énormément de philosophes. Il donne les points de la différence et met le poids, ou encore mieux, la raison de la victoire sur l’esprit, le mental: « Et l’Homme terrasse la Bête de la glossalie du chant dansé, il la terrasse dans un vaste éclat de rire dans une danse rutilant dansée sous l’arc-en-ciel des sept voyelles ». Ici il y a les mots clé, les grands thèmes de la différence : chanter, danser, rire, le langage, l’écriture à travers l’expression « l’arc-en-ciel des sept voyelles ». Ceci suggère la Double Articulation d’André Martinet préconisant l’économie du langage en linguistique car l’arc-en-ciel peut être vu comme le résultat d’un format de codage couleurs, à la manière du RVB, (Rouge, Vert, Bleu), en anglais RGB pour Red, Green Blue, qui repose sur ces trois couleurs en synthèse additive. On voit bien, dans cette image, que l’application du codage donne sept couleurs.

    L’arc-en-ciel sera ancré autour de l’adoration, à travers sa signification biblique, lorsque Dieu s’adressa à Noé et a ses fils en ces termes : « Voici, j'établis mon alliance avec vous et avec votre postérité après vous; avec tous les êtres vivants qui sont avec vous, tant les oiseaux que le bétail et tous les animaux de la terre, soit avec tous ceux qui sont sortis de l'arche, soit avec tous les animaux de la terre. J'établis mon alliance avec vous: aucune chair ne sera plus exterminée par les eaux du déluge, et il n'y aura plus de déluge pour détruire la terre. Et Dieu dit: C'est ici le signe de l'alliance que j'établis entre moi et vous, et tous les êtres vivants qui sont avec vous, pour les générations à toujours: j'ai placé mon arc dans la nue, et il servira de signe d'alliance entre moi et la terre. Quand j'aurai rassemblé des nuages au-dessus de la terre, l'arc paraîtra dans la nue; et je me souviendrai de mon alliance entre moi et vous, et tous les êtres vivants, de toute chair, et les eaux ne deviendront plus un déluge pour détruire toute chair. L'arc sera dans la nue; et je le regarderai, pour me souvenir de l'alliance perpétuelle entre Dieu et tous les êtres vivants, de toute chair qui est sur la terre. Et Dieu dit à Noé: Tel est le signe de l'alliance que j'établis entre moi et toute chair qui est sur la terre ».

    C’est un autre niveau de l’adoration par rapport à la première incantation par la palme et l’eau qui sont des représentations intermédiaires, comme les anges et les saints à qui, en Occident, l’on adresse des prières pour une intercession. Ce passage biblique qui retrace la relation entre Dieu et Noé sera d’ailleurs repris plus intensément dans « Kaya Magan ». C’est un aspect que Senghor ne manquera pas de souligner devant la fausse interprétation par les premiers missionnaires de la place de ces choses dans la société africaine, choses définies par eux comme des dieux : « … Je vous salue d’un cœur catholique. Ah ! Je sais bien que plus d’un de Tes messagers a traqué mes prêtres comme gibier et fait un grand carnage d’images pieuses. Et pourtant on n’aurait pu s’arranger, car elles furent, ces images, de la terre à Ton ciel, l’échelle de Jacob, la lampe au beurre clair qui permet d’attendre l’aube, les étoiles qui préfigurent le soleil… ».

  2. CONGO

    Dans « Congo » le poète remonte aux origines, aux prétemps du monde dont la plume du scribe, l’historien ayant qualifié le Nègre, n’a pas mémoire. Il emprunte donc la voix des kôras sous les doigts des dialis, cet instrument que seul un être doué d’intelligence indéniable pouvait concevoir, cette voix qui retrace l’histoire des épopées mandingues : « Oho ! Congo oho ! Pour rythmer ton nom grand sur les eaux sur les fleuves sur toute mémoire. Que j’émeuve la voix des kôras Koyaté ! L’encre du scribe est sans mémoire ».

    Congo est le cadre édénique montrant l’homme dissocié de la bête dans son environnement naturel. L’Eden n’a jamais promu la technique mais l’harmonie, un endroit des temps très anciens de « l’unité retrouvée, la réconciliation du Lion et du Taureau et de l’Arbre, l’idée liée à l’acte, l’oreille au cœur, le signe au sens ». C’est aussi mère nature, portée haut par le phallus des monts – fertilité – mais qui, en nous, préserve encore cette possibilité de redescendre au niveau de la bête, « car guette le silence des forêts ». Attention donc à la sempiternelle nuit du sang !

  3. KAYA MAGAN

    Un exemple d’empire nègre et la magnanimité de son empereur. Le nouveau Kaya Magan rêve de son nouvel empire, où il veut emboîter le pas à l’innocence, comme « la première personne, roi de la nuit noire de la nuit d’argent, roi de la nuit de verre, dans une sérénité ambiante où les antilopes paîtront à l’abris des lions, distants au charme de [sa] voix ». La force de ce poème repose sur trois points essentiels :

    Le poète nous fait entrevoir la splendeur d’un empire nègre, d’un royaume à son apogée, un royaume fait par l’homme pour servir l’homme, lui donner un endroit où il peut pleinement s’affirmer. Cet homme se sert du système, il n’est pas à son service.

    La profondeur de l’humanisme, l’harmonie entre l’homme d’Etat et son peuple, entre le peuple et la nature dans une innocence de jardin d’Eden. Là où « Congo » représente la beauté sauvage de la nature non encore domptée, « Le Kaya Magan » offre la nature domptée, une organisation harmonieuse entre l’homme et l’homme, entre l’homme et l’animal, entre l’homme et la nature. Ceci rappelle justement les paroles de l’Eternel à Noé : « Tout ce qui se meut et qui est vivant vous sera pour nourriture; comme l'herbe verte, je vous donne tout. Seulement, vous ne mangerez pas la chair avec sa vie, c'est-à-dire son sang; et certes je redemanderai le sang de vos vies; de la main de tout animal je le redemanderai, et de la main de l'homme; de la main de chacun, de son frère, je redemanderai la vie de l'homme. Qui aura versé le sang de l'homme, par l'homme son sang sera versé; car à l'image de Dieu, il a fait l'homme. Et vous, fructifiez et multipliez; foisonnez sur la terre, et multipliez sur elle. » . Le poète dira, « Vous voici quotidiennes mes fleurs, mes étoiles, vous voici à la joie de mon festin. Donc paissez mes mamelles d’abondance, et je ne mange pas, qui suis source de joie ».

    Le problème qui va découler du fait que le nouveau Kaya Magan veut rebâtir son empire, se mettre au service de son peuple. Mais ce ne sera pas facile : il a été à l’école du colonisateur, il a bénéficié de ses bourses, occupé les hautes sphères de son administration et a, en quelque sorte, gagné un peu de sa confiance. Rebâtir cet empire sera vu comme une trahison, comme aura déçu certains son discours à la Chambre de Commerce de Dakar. Son empire est d’emblée celui des bannis de César, ennemis de leurs bienfaiteurs’ .

  4. LA DUALITE « MESSAGES - TEDDUNGAL »

    Le Kaya Magan Moderne muni de sa récade bicéphale : « gueule du Lion et sourire du sage » et des présents les plus lourds : « lois noires sur fond blanc ». Ce sont les valeurs du royaume d’enfance sur lesquelles il doit appliquer la grave couche blanche d’un système nouveau. Les deux poèmes présentent les deux facettes du royaume d’enfance de l'époque.

    Dans « Messages » il y a le folklore profond et intense lors de la réception par le Beleup de Kaymôr, cette ambiante beauté superficielle qui frise l’insouciance par rapport à gravité de l’ère nouvelle, cette superficielle facette du terroir qui sait nourrir fourmis et colombes oisives que dédaigne le poète et qui le fit dire dans « Chants d’ombre » : « Tu n’es pas plante parasite sur l’abondance rameuse de ton peuple. Ils mentent, tu n’es pas tyran, tu ne te nourris pas de sa graisse. Tu es l’organe riche de réserve, les greniers qui craquent pour les jours d’épreuve ― Ils nourrissent fourmis et colombes oisives. Voilà, tu es, pour écarter au loin l’ennemi, debout, le tata, je ne dis pas le silo, mais le chef qui organise la force qui forge le bras ; mais la tête tata qui reçoit coups et boulets. Et ton peuple s’honore en toi… » . Le poète refuse de nourrir des fourmis et des colombes oisives.

    « Teddungal » est un mot Hal poular ayant un large champ sémantique. Il peut signifier à la fois respect, honneur, hommage et hospitalité. Couplé à « Messages », il forme l'autre face de la médaille. Contrairement à celui-ci, il présente la pure profondeur de la culture qui résiste encore malgré une certaine couche de poussière apportée par la colonisation, érosion à l’œuvre depuis quelque temps déjà. Cette érosion est le résultat de la présence du dominateur qui a pris pieds et qui couvre le royaume d’enfance de misère.

    • MESSAGES

      « Messages », tout d’abord, fait ressortir la splendeur des coutumes du royaume d’enfance. Le cortège déplié devant l’hôte nous rappelle les teerax, accueils très particuliers organisés dans les pays africains pour les présidents et autres dignitaires en visite, et qui voyaient jadis une longue file de danseurs le long des rues. En rase campagne, des chevaux étaient attelés pour encadrer les véhicules officiels et des mousquets tonnaient dans une poussière de poudre qui piquait les yeux. C’était bien jadis, à l'aube de notre enfance, alors que Sédar battait campagne, ou bien pour feu le député Khar Ndoffène Diouf, enfant de la cour royale du Sine et avocat à la Cour.
      Ceci prouve qu’il y a encore une âme de pure culture qui bat le long du terroir : « Il m’a dépêché un cheval du Fleuve sous l’arbre des palabres mauve. Dialogue à une lieue d’honneur ! Il m’a dit : Beleup de Kaymôr ! sa récade crée sa parole avec rigueur. Sept athlètes Kaymôr a dépêchés, qui ont mon buste et ma couleur, car nous nageons par la mer pacifique. Il les a dépêchés sur les pistes ferventes, dans les nuages promesses de verdure en saison sèche tels des acacias. Cinquante chevaux seront tes escortes, tapis de haute laine et de mille pas et des jeunes gens à livrée d’espoir. Il te précède vêtu de sa pourpre qui te vêt et son haut bonnet t’éclaire, son épée nue t’ouvre la voie des enthousiasmes. La paume des tamas les doigts des balafongs diront la liesse de ses terres. Oui, tu es Guelwârs de l’Esprit, il est Beleup de Kaymôr. Politesse du Prince ! Et des présents sont pour t’attendre. Politesse du Prince ! Et sa récade est d’or. »
      Le poète décline sa reconnaissance et mesure l’accueil à sa juste valeur : « Je te respire parfum de gommier, et proclame ton nom surgi du Royaume d’enfance et des fonds sous-marins des terres ancestrales… Grâces pour la jeune fille nubile au ventre de douceur, ndeïssane ! À la croupe de colline à la poitrine de fruits de rônier. Et par-dessus toute louange, sa bouche sait tisser des paroles plaisantes. Ma Dame est une dame de haut rang et fière. Donc compliments à la fille du Grand-Dyarâf ». Mais c’est justement là où les choses se gâtent à cause d’une incompréhension : avoir une dame, blanche quel que soit son rang, ne devrait pas, selon les règles du terroir, empêcher le poète d’accepter la main de cette splendide fille du Grand Dyarâf dont Senghor mesure toute la prestance. Mais il faut compter d’emblée avec la gueule bicéphale, savoir distinguer entre le sourire protocolaire déplié, ce sourire de sage, d’avec la fermeté de ses décisions à gueule de lion. D’emblée, disons-nous, se sont installés ses présents les plus lourds, les plus importants et qui sont lois noires sur fond blanc, des lois qui vont régir désormais le peuple noir mais dont les pièces du puzzle viennent de l’Occident.

      Catholique et par conséquent ayant contracté un mariage à l’européenne, il ne peut être question d’accepter la main de cette déesse dont il mesure jusqu’à la dureté des seins. Ici, nous devrions ajouter à la manière de l'Afrque qui par la force des choses à contracté un mariage avec l'Europe - mariage forcé comme c'est le cas de certaines de nos filles, mariage dont il ne peut se séparer et rester intacte. Senghor n'est donc pas seul sur cette île solitaire : Comme lui nous avons goûté à la pomme d'Europe et ici comme ailleurs, il nous dame le pion car lui au moins en est conscient alors que nous autres énergumènes trépignons dans une fierté identitaire négative, identité qui est en lambeaux jusqu'au fond de nos âmes, comme nous l'avons déjà dit dans « Comprendre Senghor - Tome I - Chants d'ombre ». Il ne fut pas le seul catholique, pas le seul Nègre qui ait été régi par ces nouvelles règles. S'il en parle, c'est que sa dimension dépasse d'emblée le niveau personnel : c'est un responsable qui doit parler pour tout un ensemble, pour tout un peuple, voire pour toute une race.

    • TEDDUNGAL

      « Teddungal » présente, comme déjà dit, la profondeur, l’essentiel de la culture du terroir par rapport à la superficielle facette fastidieuse déployée dans « Messages ». Il y a un compte à rebours qu’il faut enclencher car une certaine forme est déjà apposée et il faudra bien compter avec pour établir un système régi par des « lois noires sur fond blanc ». Les lois blanches, qui imposent de nouvelles lignes de conduites, le poète ne veut pas les maintenir telles quelles sont et cette lutte va soulever des poussières de passion : « Sall ! Je proclame ton nom Sall ! Du Fouta-Damga au Cap Vert. Le lac de Baïdé faisait nos pieds plus frais, et maigres nous marchions par le Pays-haut du Dyêri. Et soufflaient les passions une tornade fauve aux piquants des gommiers. Où la tendresse du vert au Printemps ? Yeux et narines rompus par le Vent d’Est, nos gorges comme des citernes sonnaient creux à l’appel immense de la poitrine. C’était grande pitié ».
      Les vrais honneurs étaient réservés aux propriétaires des bivacs, ces hôtes héréditaires dont il dira : « J’ai reconnu les cendres des anciens bivouacs et les hôtes héréditaires » . Mais il y a la détermination au bout de laquelle, le but atteint, verra jour le « Teddungal ngal du Fouta-Damga au Cap Vert ». Puis s'en suivra « un grand déchirement des apparences, et les hommes restitués à leur noblesse, les choses à leur vérité. Vert et vert Wâlo et Fouta, pagne fleuri de lacs et de moissons. De longs troupeaux coulaient, ruisseaux de lait dans la vallée. Honneur au Fouta rédimé ! Honneur au Royaume d’enfance ! ».

  5. L'ABSENTE

    Nous l'avons dit plus haut : « Comme lui nous avons goûté à la pomme d'Europe et ici comme ailleurs, il nous dame le pion car lui au moins en est conscient alors que nous autres énergumènes trépignons dans une fierté identitaire négative ».
    Ce poème présente le revirement particulier à Senghor et ses juxtapositions terribles qu'il faut examiner avec beaucoup de soin : Le royaume d’enfance se confond avec une Aimée laissée longtemps quelque part et vers laquelle l’Amant doit revenir. N'avait-il pas quitté son Sénégal natal pour partir en Europe, s'imprégner sans limite de sa culture, plonger dans sa langue jusqu'au nombril ? Maintenant il doit revenir dans son royaume d’enfance après une absence longue, avec une boue née de la civilisation, de l'occidentalisation. Mais cette boue est transitoire, contrairement à celle qu’il a aux pieds dans « Le retour du fils prodigue » : « Servante fidèle de mon enfance, voici mes pieds, où colle la boue de la Civilisation. L’eau pure sur mes pieds, servante, et seules leurs blanches semelles sur les nattes de silence » . C’est pourquoi le poète se rebiffe, recule devant les présents les plus lourds qu’il doit présenter à son peuple.
    Le nouveau modèle n’est pas entièrement à son goût. Comme si, en amenant ces présents, « lois noires sur fond blanc », il trahissait son royaume d’enfance : « Mais je ne suis pas votre honneur, pas le lion téméraire, le lion vert qui rugit l’honneur du Sénégal ». Il va donc effectuer un revirement inéluctable né de la « Realpolitik » : « Donc je nommerai les choses futiles qui fleuriront de ma nomination ». C’est le sacrifice du Soi, le sacrifice de son propre être pour le bien de la Cité, raison pour laquelle nous avons dit dans « Comprendre Senghor - Tome I - Chants d’ombre » : « Senghor a su passer l’éponge sur un certain aspect de l’histoire pour mieux faire face à l’avenir ». Chaka fera de même après avoir « longtemps parlé dans la solitude des palabres et beaucoup beaucoup combattu dans la solitude de la mort contre [sa] vocation » et fait face à « l’épreuve, et [au] purgatoire du Poète ... il « devint une tête un bras un tremblement ; ni guerrier ni boucher, un politique, tu l’as dit – je tuai le poète – un homme d’action seul, un homme seul déjà mort avant les autres, comme ceux que tu plains ».

    C'est ce côté de réalisme, de Realpolitik, que beaucoup d'entre nous n'ont pas bien compris chez Senghor, volontairement ou par ignorance. En sortant de la colonisation, il fallait bien être conscient, pour un dirigeant africain, que l'on ne pouvait entièrement enlever le cordon ombilical. Celui-ci avait été touché en prenant nos indépendances, mais quelques-uns de ses lambeaux devaient rester sur place, et une certaine fierté négative et négationniste mise de côté pour le bien être du peuple souverain.

    C'est ainsi que Senghor mit de côté sa propre personne et ses révoltes personnelles, devenant une graine qui doit pourrir sous terre pour donner les pousses de la Cité de Demain. Le seul chemin qui s'offrait à lui était celui de la Realpolitik, qui est présentée comme suit : « Le terme fut appliqué pour la première fois à l’attitude d’Otto von Bismarck qui suivait la trace de Metternich dans la recherche diplomatique d’un équilibre pacifique entre empires européens. Lors de la guerre de 1866, il négocia l’alliance italienne pour attaquer l’Autriche et les États du Sud de l’Allemagne. Après la bataille de Sadowa, il s’abstint de demander des réparations pour permettre l’éclosion d'un Empire allemand sous l’autorité du roi de Prusse. Il se justifia à Guillaume Ier : ’ Nous ne devons pas choisir un tribunal, nous devons bâtir une politique allemande ’. L’aide de l’Autriche fut ainsi plus facile à obtenir par la suite lors de la guerre de 1870 contre la France... Les origines de la realpolitik peuvent être recherchées chez Nicolas Machiavel qui, dans son ouvrage Le Prince (1513), établit que le seul but d’un prince devait être la recherche du pouvoir, indépendamment des questions religieuses et morales. Le cardinal de Richelieu appliqua ses théories lors de la guerre de Trente Ans et inventa l'expression ’raison d'État ’. Si l'on veut chercher plus loin, on s'intéressera à Thucydide, historien grec auteur de l’Histoire de la guerre du Péloponnèse qui peut en être considéré comme un précurseur. Le comte de Cavour s'inspira lui aussi de ces théories ».

    Qu'attendions-nous donc de Léopold Sédar Senghor, pour pouvoir accepter de l'accueillir sur nos genoux nègres et (sic!) le reconnaître comme un des nôtres !? Pourquoi avons nous presque tous cherché à le disqualifier comme Nègre et à le recaler sur la rive de l'européanité ? Fallait-il, comme d'autres, qu'il campât sur les microphones de la Radio Télévision du Sénégal et déclenchât des flèches contre la France nuit après jour après nuit ? Aurait-il du dire « Non ! » aux Français et sauter dans les bras des Russes comme le firent d'autres ? Aurait-il du avoir la langue de vinaigre contre la colonisation révolue alors que nous avions déjà réclamé et obtenu nos indépendances ?
    Certains de ses poèmes ne sont pas habillés de mots d'enfant de choeur. Mais la personne privée, l'individu Senghor, a su faire place à l'Homme d'Etat pour l'avenir de la Nation ; en d'autres termes, Senghor a su passer l'éponge sur un certain aspect de l'histoire pour faire face à la Cité de Demain, comme nous l'avons déjà dit. Et lui-même passera par toutes vos phases de critiques :

    Ah ! que de fois as-tu fait battre mon coeur comme léopard indompté dans sa cage étroite.
    Nuit qui me délivres des raisons des salons des sophismes, des pirouettes des prétextes,
    des haines calculées des carnages humanisés
    Nuit qui fonds toutes mes contradictions, toutes contradictions dans l'unité premire de ta négritude
    Reçois l'enfant toujours enfant, que douze ans d'errances n'ont pas vieilli.
    Je n'amène d'Europe que cette enfant amie, la clarté de ses yeux parmi les brumes bretonnes
    .
    Et il adopte le pas convenable :
    Je me fortifierai du mil nouveau ; de l'huile vierge, je m'oindrai le front et les yeux
    La bouche. Mais danger de l'âme citerne, qu'on vide quand les greniers sont dru dressés
    Danger d'hiverner pendant la belle saison.
    Ma négritude point n'est sommeil de la race mais soleil de l'âme, ma négritude vue et vie.
    Ma négritude est truelle à la main, est lance au poing
    Récade. Il n'est question de boire de manger l'instant qui passe...


    Puis, comme dans un agacement devant les reproches dont il est plus que conscient, il réagit :

    Tant pis si je m'attendris sur les roses du Cap-Vert !
    Car :
    Ma tâche est d'éveiller mon peuple aux futurs flamboyants Ma joie est de créeer des images pour le nourrir, ô lumières rythmées de la Parole !
    Tout cela, parce qu'enfant du métissage, il sait que la métamorphose doit s'emboîter au temps; il sait qu'il faut
    Que meure le vieux nègre et vive le Nègre nouveau !

  6. NEW YORK

    Parfois nous sommes tenté de dire que Senghor n'a pas réellement été « lu » ou, du moins, qu'il a été mal lu. Comme Camara Laye avec « L'enfant noir ». Il nous semble qu'avant même d'ouvrir ces écrits on avait prescrit les termes à utiliser, le thème à développer, les nuances à adopter et dès lors, l'absence d'un seul de ces critères est preuve de culpabilité devant les Nègres. Le Nègre devrait écrire sur commande, adopter toute attitude sur commande. Une attitude révoltée contre l'Occident. Le problème est que les termes de références ne sont pas clairement établis, d'où la réaction de Lilyan Kesteloot : « ... Je vis au Sénégal depuis vingt-cinq ans, et j’éprouve le besoin d’élucider un malentendu que j’ai maintes fois perçu dans ma carrière de professeur à l’Université de Dakar... ou ailleurs. Souvent, à écouter les Africains, les jeunes, j’ai l’impression qu’ils comprennent mal le personnage Léopold Sédar Senghor. Qu’il leur reste étranger. On l’a dit trop occidental, trop francisé ; on lui préfère Césaire. On ne comprend ce dernier pas davantage et même moins, avouons-le. Mais comme il s’affirme violemment anti-blanc, on le croit plus proche, on lui fait confiance.

    « ... Ces réactions sommaires primaires, fondées sur quoi ? Césaire est un très grand poète. Cependant on l’aime non pour sa poésie mais pour sa révolte, pour son attitude fondamentale. Et on lui pardonne sa poésie trop difficile, surréaliste, abstraite, occulte, à cause de ses bonnes intentions nègres. Voilà la vérité. Tandis que Senghor, il est suspect. Sa femme est française, il affectionne le latin et il s’en vante. Son cuisinier était alsacien. Il fait du piano et de la grammaire. Il ne mange pas avec ses doigts.

    « ... Césaire non plus, Abdou Diouf non plus, eux aussi connaissent et aiment le latin, voire le grec. Mais voilà. Ce n’est pas la même chose. Senghor est suspect. Il faudra vraiment un jour définir les critères du brevet de Négritude. Quand est-on un bon nègre ? Quand est-on un vrai Africain ? Tous nos intellectuels (Pathé Diagne, Aly Dieng, Doud’Sine, Birago, Houtondji, Aguessy, Towa, Melone, Belinga, Mudimbe, Lopes, Obenga, Tati et même Cheikh Anta Diop ou Iba Der) n’ont-ils pas fait leurs études en Europe, souvent avec latin ?

    « ... N’ont-il pas été marqués par le rationalisme cartésien, et parfois beaucoup plus profondément que Senghor ? N’écrivent-ils pas la langue française comme Senghor, n’ont-ils pas eu des amis français comme Senghor, des femmes françaises ou étrangères ? Mais évidemment ils n’ont pas tous écrit « que Dieu pardonne à la France » ni prôné la réconciliation de Demba-Dupont.

    « ... Péché mortel, Président, ce fut là votre péché mortel ! Ce poème aux tirailleurs Sénégalais, écrit en avril 1940 ! Car, il fallait être soi-même en guerre et face à l’Allemagne hitlérienne, pour comprendre cette connivence soudaine entre Noirs et Français sur le champ de bataille, ou dans les Stalags. Ne pouvaient vous comprendre que les dits tirailleurs qui vivaient cette singulière aventure. Ou encore peut-être ces enfants de l’an 2000. Trop tôt ou pour trop peu. Comment voulez-vous que vous comprenent ceux qui n’ont jamais touché l’acier de la mitrailleuse ? Ce pardon parut lâcheté, cette union, démission, cette prière de paix, trahison. N’est-ce pas vrai ? Je pense qu’une grande partie du malentendu vient de là. Et dès lors voilà Senghor classé, jugé, condamné, par ces enfants de la négritude qu’il a cependant inaugurée, et qui refusent de le reconnaître. Définitivement suspect. Et durant vingt ans, ce jeu de la séduction, où il fera tout, mais tout, pour les convaincre de sa bonne volonté, de sa bonne foi, de sa bonne africanité, de son sincère désir d’édifier une nation aussi indépendante que possible...»

    Pour appuyer le professeur Kesteloot, disons que, contrairement à nous, à travers les yeux d'une Realpolitik, Senghor a bien compris et cela depuis longtemps : sous le tonnerre des canons de la Deuxième guerre mondiale, il savait déjà que l'Afrique et l'Europe sont unies à jamais, peu importe les tiraillements passés présents ou à venir. Il les voit, dans « Chant de printemps », comme deux soeurs jumelles se préparant à la naissance, à un renouveau au bord d'un tombeau cave :

              « ... Ecoute le silence sous les colères flamboyantes
              Ecoute la voix de l'Afrique planant au-dessus de la rage des canons longs
              La voix de ton coeur de ton sang, écoute-la sous le délire de ta tête de tes cris.
              Est-ce sa faute si Dieu lui a demandé les prémisses de ses moissons
              Les plus beaux épis et les plus beaux corps élus patiemment parmi mille peuples ?
              ESt-ce sa faute si Dieu de ses fils les verges à châtier la superbe des nations ?
              Ecoute sa voix bleue dans l'air lavée de haine, vois le sacrificateur verser les libations au pied du tumulus.
              Elle proclame le grand émoi qui fait trembler les corps aux souffles chauds d'Avril
              Elle proclame l'attente amoureuse du renouveau dans la fièvre de ce printemps
              La vie qui fait vagir deux enfants nouveau-nés au bord d'un tombeau cave
              Elle dit ton baiser plus fort que la haine et la mort.»


    C'est vrai : peu de personnes ont autant clamé les charmes de leur Royaume d'enfance et, partant, de l'Afrique dans son ensemble. Il est resté fidèle à ses sentiments sérères, comme il l'écrivit sur une carte, réponse à notre félicitation après sa nomination à l'Académie Française. Ecoutons-le dans « Il a plu » de « Lettres d'hivernage » :

              « ... Me voici dans le gouffre du palais sonore
              Dans les moiteurs les migraines, comme à Dyilôr jadis
              Ma mère ceignait mes angoisses de feuilles de manioc, les saignait.
              A Joal comme autrefois, il y a cette souffrance à respirer, qui colle visqueuse à la passion
              Cette fièvre aux entrailles le soir, à l'heure des peurs primodiales
              Je rêve aux rêves de jeunesse.»


    Dans la même collection il murmure à l'Aimée :

              « ... J'ai bien lu ton message, Sopé !...
              C'était jadis par les matins limpides, sous Koumba Ndofène Diouf.
              Je te ramènerai dans l'Île des Tabors
              Que tu connais : je serai le berger de ma bergère...»


    Il a fait un pacte avec cette terre africaine, y a réservé sa tombe quand il plongera « au-delà du plongeur dans les hautes profondeurs du sommeil » :

              « ... Seigneur de la lumière et des ténèbres
              Toi seigneur du Cosmos, fais que repose sous Joal-l'Ombrageuse
              Que je renaisse au Royaume d'enfance bruissant de rêves
              Que je sois le berger de ma bergère par les tanns de Dyilôr où fleurissent les Morts
              Que j'éclate en applaudissements quand entrent dans le cercle Téning-Ndyaré et Tyagoum-Ndiaré
              Que je danse comme l'Athlète au tamtam des Morts de l'année.

    Senghor a vu l'Europe - entendons l'Occident -, de l'intérieur. Il y a vu de belles choses, lui a reconnu tant de mérites mais aussi tant de choses en de graves circonstances qui le poussèrent à bien penser, peser et poser la méthode du donner et du recevoir. N'est-il pas conscient de cette Europe qui a fait ruisseler « le sang d'une génération, Cette Europe qui a enterré le levain des nations et l'espoir des races nouvelles » ? Le long de cette Europe des tranchées, ne jeta-t-il pas un regard mélancolique vers le royaume d'enfance, les prunelles embuées ? Alors, au nom des tirailleurs Sénégalais, il se pose les questions primordiales qui retracent les lignes de l'innocence perdue : « ...Verrons-nous seulement mûrir les enfants nos cadets dont nous sommes les père initiateurs ?...»

    La réponse ne se fait pas attendre car ce monde est bien loin, là-bas, à la berge des bafonds atlantidiens :

    « ... Nous ne participerons plus à la joie sponsorale des moissons !
    Nous n'entendrons plus les enfants, oublieux du silence alentour et de pleurer les vivants
    Les cris d'enfants parmi les sifflements joyeux des frondes et les ailes et la poussière d'or !...»

    Le sort réservé est donc d'emblée de répéter :

    « ... pour une fête fanée déjà la danse autrefois des moissons, danse légère des corps denses
    De notre moisson danse assaillante des bataillons un soir d'automne, hâ ! sans poudre peut-être ni cri de guerre.
    Nous ne serons plus de la joie sponsorale des moissons, de la danse à la fin des jeux agnostiques
    A la veille devinée, quand des choeurs la voix plus faible des vierges se fait tendre et tendre le sourire des étoiles !
    Nous n'avancerons plus dans le frémissement fervent de nos corps égaux épaules égales
    Vers les bouches sonores et les los et les fruits lourds de l'intime tumulte !...»

    Mais cela, c'est, disons-nous, le monde enseveli. Derrière, la mort du vieux nègre, et devant, les pétales du nouveau : ici se dévoile le proverbe sérère décrivant une situation dans laquelle il n'y a aucune bonne issue : « Recevoir une balle, tomber sur une naja alors que guette un mamba » qui n'est autre que l'équivalent du fameux « tomber de Scharybde en Scylla ». C'est que le Nègre est sorti de la colonisation avec un lourd et profond héritage de cette civilisation - l'occidentalisation - qui a fait un concubinage de force avec la sienne des siècles durant. D'emblée il ne peut plus s'en dissocier intégralement malgré le fait qu'elle lui rappelle sans cesse la domination chargée de lambeaux de choc culturel qu'elle traîne encore. C'est la conscience de cette occidentalisation qui va justement demander au poète l'application de lois noires sur fond blanc :

    « ...Dans l'ombre mère - mes yeux prématurément se sont faits vieux -
    dans le silence et le brouillard sans odeur ni couleur Comme le dernier forgeron. Ni maîtres désormais ni escalves ni guelwars ni griots de griot
    Rien que la lisse camaraderies des combats, et que me soit égal le fils du captif, que me soient copains le Maure et le Targui congénitalement ennemis.
    Car le cri du Ras Desta a traversé l'Afrique de part en part, comme une épée longue et sûre dans l'avilissement de ses reins.
    Il a dominé la rage trépignante crépitante des mitrailleuses, défié les avions des marchands
    Et voici qu'un long gémissement, plus désolé qu'un long pleur de mère aux funérailles d'un jeune homme
    Sourd des mines là-bas, dans l'extrême Sud....»

    Symbole de l'héritage à embrasser ou à maintenir, voici enfin le caractère fastidieusement sournois de l'occidentalisation qui attend, peint dans « New York », cette ville qui jamais ne dort, comme le chante si bien Frank Sinatra . Dans le poème « New York » donc, Sédar soulève un coin du voile et entrevoit un exemple de ce que sera le nouvel empire, le monde moderne qui va s’apposer sur le royaume d’enfance à reconstruire, à réadapter, ce monde qui lui revient à contre courant comme jadis cette odeur lointaine de l’innocence de l’Europe que préservait Verdun, le chien compagnon de Ngasobil durant les visites à la Fontaine-des-Eléphants.
    Le nouveau monde fascine le Nouveau Kaya Magan et finit par l’écraser, le temps d’un clin d’œil, sous sa majesté superficielle : « ...New York ! D’abord j’ai été confondu par ta beauté, ces grandes filles d’or aux jambes longues.
    Si timide d’abord devant tes yeux de métal bleu, ton sourire de givre. Si timide....»
    .

    Mais ce ne sera que le temps d’un clin d’œil, avons-nous dit. Ce monde devant lequel il a failli se jeter face contre terre tel l’apôtre Paul sur le chemin de Damas , dévoile son âme hideuse et fait transpirer le poète dans le pire des cauchemars : « C’est au bout de la troisième semaine que vous saisit la fièvre en un bond de jaguar. Quinze jours sans un puits ni pâturage, tous les oiseaux de l’air tombant soudain et morts sous les hautes couches des terrasses. Pas un rire d’enfant en fleur, sa main dans ma main fraîche, pas un sein maternel, des jambes en nylon. Des jambes et des seins sans sueur ni odeur, pas un mot tendre en l’absence de lèvres, rien que des cœurs artificiels payés en monnaie forte… »

  7. CHAKA

    La rencontre, l'ouverture des enfants du Sud, le flegme du conquérant face à cette ouverture, le refus du flegmatisme : « Je n’ai pas haï les Roses-d’oreilles. Nous les avons reçus comme les messagers des dieux, avec des paroles plaisantes et des boissons exquises. Ils ont voulu des marchandises, nous avons tout donné : des ivoires du miel et des peaux d’arc-en-ciel, des épices de l’or, pierres précieuses perroquets et singes que sais-je ? » Alors comme réponse va suivre le choc qui va pousser le poète à se faire politico-militaire et dont l'issue sera la domination.

    Que de combats, que de sang, que de sacrifices, jusqu’à Nolivé la Douce. Puis, ô résignation, suivra la fusion. Et, sur le royaume d’enfance, inéluctablement, sont appliqués la règle et le compas, d’où les lamentations de Chaka : « J’ai longtemps parlé dans la solitude des palabres et beaucoup beaucoup combattu dans la solitude de la mort contre ma vocation. Telle fut l’épreuve, et le purgatoire du Poète » . Recul impossible, ô Destin, le poète accepte d’emblée « les choses futiles qui ont fleuri de sa nomination ». Il s’engage esprit, corps, cœur et âme et, lorsque le crépuscule étendra ses tentacules sur le globe pour souder le ciel à la terre, broderie entre entre mort et vie, il s’écrit : « Qui nous a dit. La route est fatiguée, le marigot est fatigué, le ciel est fatigué. Nous avions tout donné à ce pays, à ce continent Nôtre : Les jours et les nuits et les veilles, la fatigue la peine et le combat parmi les nations assemblées… ».



  8. EPÎTRES À LA PRINCESSE

    Le nouveau Kaya Magan au service de son peuple, pataugeant dans la boue des graves « choses futiles qui ont fleuri de [sa] nomination » : « Mon espoir est de revenir à la fin de l’Eté. Ma mission sera brève. J’ai la confiance de mon Peuple. On m’a nommé l’Itinérant… Le peuple noir m’attend pour les élections des Hauts-Sièges, l’ouverture des jeux et des fêtes de la Moisson et je dois régler le ballet des circoncis. Ce sont là choses graves… »

  9. MORT DE LA PRINCESSE

    Si animal, le Nègre ne devrait pas avoir une âme. Ici, nous entrons dans le domaine de la métaphysique, la mort qui ferme la boucle Homme-Animal, la conception cyclique de la vie dans le royaume d’enfance. En réalité cette mort se produit à la fin des « Epîtres à la Princesse », ce poème-ci ne présentant que les lamentations du poète. Senghor décrit cette mort dans un kaléidoscope surréaliste, présente le passage d’une dimension à l’autre à travers la réincarnation comme les ébats d’un couple : « Les tam-tams nous réveillent, Princesse, les tam-tams nous réveillent. Les tam-tams nous ouvrent l’aorte. Les tam-tams roulent, les tam-tams roulent, au gré du cœur. Mais les tam-tams galopent ho ! Les tam-tams galopent. Princesse, nos épaules roulent sous les vagues, nos épaules de feuilles tremblent sous le cyclone, nos lianes nagent dans l’onde, nos mains s’ouvrent nénuphars, et chantent les alizés dans nos doigts de filaos. Mais lumière sur nos visages plus beaux que masques d’or !... Princesse, nous serons les maîtres de la Mort. Retiens ce message Princesse, nous serons le Ciel et la Terre ». C’est cette conception cyclique de la vie qui lui aura permis de dire : « J’étais moi-même le grand père de mon grand-père, son âme et son ascendance… ».

  10. D’AUTRES CHANTS

    Cette entité prépare la suite des nocturnes de par le style et leur contenu. Le poète se replie définitivement sur lui-même. La fougue de la jeunesse, la retraite de l’engagement combatif sont d’emblée derrière, revenant parfois à travers quelques lignes comme les derniers grains de poussière d’une tempête morte. Ces poèmes se font plus personnels, plus intériorisés par rapport aux collections précédentes. Dans celles-là le poète tenait à ne pas être assimilé, refusait d’être broyé sous les pas pachydermes des dromadaires du Nord, titubait sous l’odeur vineuse du sang versé sur l’autel de la barbarie. A partir d’Autres chants, il pose sa hache de guerre pour plonger dans la retraite paisible qui se brodera à la mort : « …Et je me reposerai longtemps sous une paix bleu-noir, longtemps je dormirai dans la paix joalienne jusqu’à ce que l’Ange de l’Aube me rende à la lumière, à la réalité brutale et si cruelle, ô Civilisation ! ».

  11. POSTFACE

    « Postface » ferme la collection, jetée comme un wharf au-dessus des eaux troubles, un droit de réponse, afin d’apporter une explication définitive à l’ensemble des démarches et procédures des écrits qui émanent de la vision culturelle, sociale et cosmogonique du monde sérère et, partant, du monde nègre à travers des peuples, ethnies et individus épars : « Ceci n’est pas une préface. Je ne m’adresse pas aux lecteurs. La grande règle reste de plaire comme le disait Molière voilà trois siècles. Si j’écris ces lignes, c’est à la suggestion de certains critiques de mes amis. Pour répondre à leurs interrogations et aux reproches de quelques autres, qui somment les poètes nègres parce qu’ils écrivent en français, de sentir français, quand ils ne les accusent pas d’imiter les grands poètes nationaux… Tel me reproche d’imiter Saint-John Perse et je ne l’avais pas lu avant d’avoir écrit les Chants d’ombre… Pourquoi le nierai-je ? Les poètes de l’anthologie ont subi des influences : ils s’en font gloire. Je le confesserai même – Aragon m’en donne l’exemple – que j’ai beaucoup lu, des troubadours à Paul Claudel. Et beaucoup imité… La vérité est que j’ai surtout lu, plus exactement écouté, transcrit et commenté des poèmes négro-africains. Et les Antillais, qui les ignoraient – Césaire n’était pas de ceux-là – les trouvaient naturellement en descendant en eux-mêmes, en se laissant emporter par le torrent, à mille mètres sous terre. Si l’on veut nous trouver des maîtres, il serait plus sage de les chercher du côté de l’Afrique. Comme les lamantins vont boire à la source de Simal ».

vendredi 28 septembre 2018

PRESENTATION II - HOSTIES NOIRES

Il ya certainement deux choses que nous loupons lorsque l'on s'approche de Léopold Sédar Senghor et une de ces choses trouve ses racine dans cette collection-de-poèmes-entité qu'est Hosties noires. Ces deux choses peuvent nous aider à mieux comprendre une certaine dimension de l'Homme. Le fait d'avoir éré à la guerre à une dimension qui mettra beaucoup d'eau pour atténuer l'incendie qui durant des années avait alimenté la Négritude qu'il mit en polace en collaboration avec Léon Gontran Damas et Aimé Césaire. Dans une interview, Senghor confesse qu'ils étaient même racistes. Même si ce n'est pas pardonnable, c'est compréhensible : c'est qu'après tout, le mouvement de la négritude était né d'une révolte et cette révolte était le fruit du rejet de l'homme noir. Jean-Paul en fera une analyse perspicace et inégalée dans Orphée noir, sa préface à l'Antologie de la poésie nègre et malgache de Léopold Sédar Senghor.

Ceci ne veut pas dire que le feu fut complètement éteint, d'où une certaine surprisse quand à un certain moment donné il sentira cette haine ressurgir : « Seigneur, la glace de mes yeux s’embue, et voilà que le serpent de la haine lève la tête dans mon cœur, ce serpent que j’avais cru mort… Tue-le Seigneur, car il me faut poursuivre mon chemin et je veux prier singulièrement pour la France. Seigneur, parmi les nations blanches, place la France à la droite du Père.»

Si la colère de Senghor s'est atténuée, c'est grâce au fait qu'il participa avant tout à la Deuxième guerre mondiale. La camaraderie des armes est une camaraderie de sang. En elle l'homme plonge dans un goufre jusqu'à palper la noirceur que peut prendre son l'âme humaine et en même temps a l'occasion de pouvoir vivre et entrevoir l'éclat de diamant dont elle peut s'habiller. Présentons les choses avec on ne peut plus de naïveté : Lors de combats, n'y a t'il pas eu un Blanc chargeant sur son dos un compagnon soldat Noir blessé ? N'y a t'il pas eu un Noir chargeant sur son dos un compagnon soldat Blanc blessé ? Si oui, poussons notre imagination un peu plus loin : Si le Soldat Noir se jette parmi les balles miaulant pour charger sur son dos son compagnon Blanc blessé, et reçoit une balle, tombe raide et que le compagnon blanc survive à cause de ce geste .... Si le Soldat Blanc se jette parmi les balles miaulant pour charger sur son dos son compagnon Noir blessé, et qu'il reçoit une balle, tombe raide et que le compagnon Noir survive à cause de ce geste .... Ces hommes auront certes d'emblée une approche toute différente quant à la question de race, de couleur ou d'offenses faites dans le passé.

L'on ne pourrait certes trouver chose plus prétentieuse que de tenter d'énumérer les grandes étapes ayant façonné la vie d'un comme Senghor. Mais force est de constater qu'il y a deux tournants de sa vie qui ont assoupli l'homme, qui ont refaçonné le petit frondeur devenu adulte. C'est que cet adulte a connu une guerre ayant rassemblé le monde entier dans une confrontation comme jamais auparavant et qui se terminera par l'explosion de la bombe atomique et fait environ soixante millions de morts, puis est devenu Président de la république. Deux évènements de cette envergure ne peuvent que faire perdre à l'être ce qu'il a de plus humain, ou bien déterrer ce qu'il y a de plus noble en soi.

L'EXPERIENCE DE LA GUERRE

Lilyan Kesteloot a bien compris ce passage de la vie de Senghor, raison pour laquelle elle fera éclater une exaspération malgré le ton poltiquement correct, comme on aime à le dire de nos jours : « ... Je vis au Sénégal depuis vingt-cinq ans, et j’éprouve le besoin d’élucider un malentendu que j’ai maintes fois perçu dans ma carrière de professeur à l’Université de Dakar... ou ailleurs. Souvent, à écouter les Africains, les jeunes, j’ai l’impression qu’ils comprennent mal le personnage Léopold Sédar Senghor. Qu’il leur reste étranger. On l’a dit trop occidental, trop francisé ; on lui préfère Césaire. On ne comprend ce dernier pas davantage et même moins, avouons-le. Mais comme il s’affirme violemment anti-blanc, on le croit plus proche, on lui fait confiance...

... « Ces réactions sommaires primaires, fondées sur quoi ? Césaire est un très grand poète. Cependant on l’aime non pour sa poésie mais pour sa révolte, pour son attitude fondamentale. Et on lui pardonne sa poésie trop difficile, surréaliste, abstraite, occulte, à cause de ses bonnes intentions nègres. Voilà la vérité. Tandis que Senghor, il est suspect. Sa femme est française, il affectionne le latin et il s’en vante. Son cuisinier était alsacien. Il fait du piano et de la grammaire. Il ne mange pas avec ses doigts. Césaire non plus, Abdou Diouf non plus, eux aussi connaissent et aiment le latin, voire le grec. Mais voilà. Ce n’est pas la même chose. Senghor est suspect...

... « Il faudra vraiment un jour définir les critères du brevet de Négritude. Quand est-on un bon nègre ? Quand est-on un vrai Africain ? Tous nos intellectuels (Pathé Diagne, Aly Dieng, Doud’Sine, Birago, Houtondji, Aguessy, Towa, Melone, Belinga, Mudimbe, Lopes, Obenga, Tati et même Cheikh Anta Diop ou Iba Der) n’ont-ils pas fait leurs études en Europe, souvent avec latin ? N’ont-il pas été marqués par le rationalisme cartésien, et parfois beaucoup plus profondément que Senghor ? N’écrivent-ils pas la langue française comme Senghor, n’ont-ils pas eu des amis français comme Senghor, des femmes françaises ou étrangères ? ...

... « Mais évidemment ils n’ont pas tous écrit « que Dieu pardonne à la France » ni prôné la réconciliation de Demba-Dupont...

... « Péché mortel, Président, ce fut là votre péché mortel ! Ce poème aux tirailleurs Sénégalais, écrit en avril 1940 ! Car, il fallait être soi-même en guerre et face à l’Allemagne hitlérienne, pour comprendre cette connivence soudaine entre Noirs et Français sur le champ de bataille, ou dans les Stalags. Ne pouvaient vous comprendre que les dits tirailleurs qui vivaient cette singulière aventure. Ou encore peut-être ces enfants de l’an 2000. Trop tôt ou pour trop peu. Comment voulez-vous que vous comprenent ceux qui n’ont jamais touché l’acier de la mitrailleuse ?...

... « Ce pardon parut lâcheté, cette union, démission, cette prière de paix, trahison. N’est-ce pas vrai ? Je pense qu’une grande partie du malentendu vient de là. Et dès lors voilà Senghor classé, jugé, condamné, par ces enfants de la négritude qu’il a cependant inaugurée, et qui refusent de le reconnaître. Définitivement suspect. Et durant vingt ans, ce jeu de la séduction, où il fera tout, mais tout, pour les convaincre de sa bonne volonté, de sa bonne foi, de sa bonne africanité, de son sincère désir d’édifier une nation aussi indépendante que possible...»

Emboîtant le pas au Professeur Kesteloot, donnons un autre exemple : il s'agit du poème dédié à George et Claude Pompidou, Prière de paix qu'il introduira par un petit texte latin qui vient du credo et donc la traduction est la partie grasse du texte ci-après : Pardonne nous nos offenses comme nous aussi nous pardonnons à ceux qui nous ont offensés Souvenez vous que le poème est dédié à Georges et Claude Pompidou et de par la teneur, nous savons que c’est plus un texte de confidence qu’une œuvre destinée à faire plaisir.

LA RESPONSABILITE ETATIQUE

« ... Et durant vingt ans, ce jeu de la séduction, où il fera tout, mais tout, pour les convaincre de sa bonne volonté, de sa bonne foi, de sa bonne africanité, de son sincère désir d’édifier une nation aussi indépendante que possible...» Voilà qui est bien dit, Professeur et l'on sent les décirures de votre coeur devant cette terrible incompréhension incompréhensible !

Mais nous n'avions pas compris, peut-être ne l'avons même pas lu pour contempler sa vision pour pourtant si claire. Il dit expressément : « Notre noblesse nouvelle est non de dominer notre peuple, mais d’être son rythme et son cœur, non de paître les terres, mais comme le grain de millet de mourir dans la terre ; non d’être la tête du peuple, mais bien sa bouche et sa trompette. » en sachant que tout ce que l'on dira est faux : « Elé-yâye ! De nouveau je chante un noble sujet : que m’accompagnent kôras et balafong ! Princesse, pour toi ce chant d’or, plus haut que les abois des pédants ! Tu n’es pas plante parasite sur l’abondance rameuse de ton peuple. Ils mentent, tu n’es pas tyran, tu ne te nourris pas de sa graisse. » Qu'est-il alors ? « Tu es l’organe riche de réserves, les greniers qui craquent pour les jours d’épreuves – Ils nourrissent fourmis et colombes oisives. Voilà, tu es, pour écarter au loin l’ennemi, debout, le tata, je ne dis pas le silo, mais le chef qui organise la force qui forge le bras ; mais la tête tata qui reçoit coups et boulets. Et ton peuple s’honore en toi. Louange à ton peuple en toi ! Princesse de quatre coudées au visage d’ombre autour de ta bouche de lumière comme le soleil sur la plage de galets noirs. Tu es ton peuple. La terre sombre de ta peau et féconde, généreusement il l’arrose de la tornade séminale. Tu es son épouse, tu as reçu le sang sérère et le tribut de sang peul.»

Cette affirmation n'est pas gratuite car nous la détenons de Senghor lui-même dans le poème L'Absente qui fait partie de la collection Ethiopiques. Là c'est l'homme d'Etat qui jette des yeux alentour pour savoir quelle trajectoire tracer pour son peuple qui a son modèle à lui, il est vrai, mais qui a aussi goûté au modèle du colon, colon dont il veut se débarrasser tout en ayant lié à jamais à son système. Il sait que le monde doit avancer, que son pays doit forcément tout faire pour être au banquet des Nations et emboîter le pas à l'art du donner et de recevoir et à celui de l'ouverture et de l'enracinement. Personnellement le nouveau modèle n’est pas entièrement à son goût; il ne lui convient pas. Sédar a l'impression qu'en amenant cses présents, « lois noires sur fond blanc », il trahit son royaume d’enfance d'où son mea culpa : « Mais je ne suis pas votre honneur, pas le lion téméraire, le lion vert qui rugit l’honneur du Sénégal ». Mais c'est fini le moi, Senghor. Il effectue donc un revirement inéluctable, une résignation puisée de la « Realpolitik » et plonge : « Donc je nommerai les choses futiles qui fleuriront de ma nomination ».

C’est d'emblée le sacrifice du Soi, le sacrifice de sa propre personne pour le bien de la Cité qui s'établit, raison pour laquelle « Senghor va passer l’éponge sur un certain aspect de l’histoire pour mieux faire face à l’avenir ». Chaka fera de même après avoir « longtemps parlé dans la solitude des palabres et beaucoup beaucoup combattu dans la solitude de la mort contre [sa] vocation » et fait face à « l’épreuve, et [au] purgatoire du Poète ... il « devint une tête un bras un tremblement ; ni guerrier ni boucher, un politique, tu l’as dit – je tuai le poète – un homme d’action seul, un homme seul déjà mort avant les autres, comme ceux que tu plains ».

C'est ce côté de réalisme, de Realpolitik, que beaucoup d'entre nous n'ont pas bien compris chez Senghor, volontairement ou par ignorance. En sortant de la colonisation, il fallait bien être conscient, pour un dirigeant africain, qu'on cordon ombilical nous liait définitivement au colonisateur. Ce cordon avait été touché, coupé, en prenant nos indépendances, mais restait sur place le nombril. Il fallait donc mettre de côté une certaine fierté négative et négationniste pour le seul bien être du peuple souverain. Contrairement à lui, ceux qui crânaient leur révolution et qui furent hissés en héros n'embrassèrent-ils pas une autre puissance qui à leurs yeux portait le flambeau révolutionnaire ? Au bout du compte, qui a mieux reéussi la graine qui roule comme un ballon contre la terre dure, ou bien celle qui, dans la terre fertile s'enferme sous terre pour pourrir afin de s'associer à la moisson et remplir les greniers de l'avenir ?

C'est ainsi que Senghor mit de côté sa propre personne et, partant, ses révoltes personnelles, devenant une graine qui doit pourrir sous terre pour

donner les pousses de la Cité de Demain. Le seul chemin qui s'offrait à lui était celui de la Realpolitik, « terme appliqué pour la première fois à l’attitude d’Otto von Bismarck qui suivait la trace de Metternich dans la recherche diplomatique d’un équilibre pacifique entre empires européens. Lors de la guerre de 1866, il négocia l’alliance italienne pour attaquer l’Autriche et les États du Sud de l’Allemagne. Après la bataille de Sadowa, il s’abstint de demander des réparations pour permettre l’éclosion d'un Empire allemand sous l’autorité du roi de Prusse. Il se justifia à Guillaume Ier : ’ Nous ne devons pas choisir un tribunal, nous devons bâtir une politique allemande ’. L’aide de l’Autriche fut ainsi plus facile à obtenir par la suite lors de la guerre de 1870 contre la France... Les origines de la realpolitik peuvent être recherchées chez Nicolas Machiavel qui, dans son ouvrage Le Prince (1513), établit que le seul but d’un prince devait être la recherche du pouvoir, indépendamment des questions religieuses et morales. Le cardinal de Richelieu appliqua ses théories lors de la guerre de Trente Ans et inventa l'expression ’raison d'État ’. Si l'on veut chercher plus loin, on s'intéressera à Thucydide, historien grec auteur de l’Histoire de la guerre du Péloponnèse qui peut en être considéré comme un précurseur. Le comte de Cavour s'inspira lui aussi de ces théories ».

PRESENTATION I - CHANTS D'OMBRE

INTRODUCTION

Pour ne pas accuser un retard dans cette entreprise de Comprendre Senghor par sa poésie, nous pensons qu'il est capital de s'y mettre sans délai. La tâche est lourde, mais nous avons foi dans le soutien d'une petite connaissance de la culture sérère et, avant tout, nous voulons nous armer de déductionisme. Vous nous pardonnerez certes, quand nous baignerons à tort ou à raison dans des néologismes.

Pour simplifier l'approche, nous pensons que la première chose à faire, c'est de scinder les collections du poète en types, et cela en termes de « Collection pure » et « d'entité ». Nous verrons pourquoi. C'est un peu comme le code de route que l'on peut réduire en types de panneaux : triangle pointe en haut ou pointe en bas, les cercles et les rectangles.
Par « Collection pure » nous entendons des poèmes variés qui n'ont pas un lien thématique et par « Entité » une suite de poèmes qui, à prime abord semblent ne pas avoir un fil fédérateur mais sont, dans la réalité, tous liés et se suivent selon un chronogramme.

  1. Collection pure : Chants d'ombre.
  2. Entité : L'entité se présente en deux sous-types :
    • Une collection dont tous les poèmes sont liés par un fil à travers un thème : c'est le cas des Hosties noires
    • Une collection dont les poèmes sont liés par un fil qui ne paraît pas évident à prime abord : c'est le cas des Ethiopiques et des Nocturnes

Les collections Poèmes perdus et Poèmes divers sont de même nature que les Chants d'ombre, ainsi que Lettres d'hivernage qui traitent de thèmes variés puis Elégies et Elégies majeures qui s'emboîtent pour rejoindre l'Entité Nocturnes.

En abordant les écrits de Léopold Sédar Senghor il ne faut jamais perdre de vue L'homme de l'ordre et de la méthode. Il faut savoir que cette subdivision imposable aux collections se répercute en interne sur des poèmes, spécialement ceux qui sont composés de plusieurs stophes. C'est le cas par exemple de Que m'accompagnent koras et balafon, Le retour de l'enfant prodigue, Ethiopiques, A l'appel de la race de Saba. Une troisième particularité est le fait que du poème d'une collection à un poème d'une autre collection il peut y avoir un fil fédérateur : c'est le cas entre L'ouragan et Chaka ou bien entre Nuit de Sine et la VIème strophe de Que m'accompagnent koras et balafong, Nous développera tout cela un plus tard.


PRESENTATION DES COLLECTIONS

  • Chants d'ombre

  • Hosties noires

  • Ethiopique

  • Nocturnes

    1. Chants pour signare

    2. Nocturnes

    3. Elégies

    4. Elégies majeures


CHANTS D'OMBRE

Répétons-nous : si nous entreprenons cette étude, c’est, avant tout, pour venir en aide aux étudiants. Depuis le premier contact établi suite à notre traduction en sérère des poèmes de Léopold Sédar Senghor, plusieurs d’entre vous ont afflué vers nous pour des explications, des commentaires. Nous vous en remercions, car ces questions nous ont permis d’entrevoir le problème que vous posent ces poèmes. Votre réaction nous a toutefois surpris de par son ampleur. Devant la nécessité d’éclairer ces piliers présents et futurs que vous formez au sein de la nation sénégalaise, nous allions dire du monde, indifférent, nous ne pouvions rester. Vous êtes au début et au devenir de la culture de l’universel, du métissage, que vous ne pourrez accomplir et assimiler avec succès sans une maîtrise de vos racines. Et telle est la vision de Senghor.  

L’urgence de cette tâche que nous avons prise comme une responsabilité, et l’ampleur de la demande ne nous permettent pas d’aller par mille chemins. Ce qui nous intéresse, c’est le côté sémantique, le sens des poèmes. Nous nous arrêterons devant chaque verset ou strophe dont la dimension dépasse le sens décoratif de la poésie. C’est dire que le style, malgré toute sa beauté et son mérite, n’est pas notre premier souci, comme il n’a pas d’ailleurs été central dans vos requêtes. Et le style, de par la métrique, est quelque chose que des universitaires doivent être capables de déceler : rimes, alexandrins, allitération, d’autant plus que la poésie de Senghor joue beaucoup sur l’allitération. Nous étions très surpris d’entendre une étudiante en Lettres nous demander un résumé des « Chants d’ombre ». Oui, bien sûr, après un moment d’hésitation, nous avons freiné nos critiques. C’est l’université, la technique, la méthode. Par contre, comme nous l'avons dit plus haut, contrairement à « Hosties noires », par exemple, qui traite d’un thème, « Chants d’ombre » est, pour nous, une vraie collection de poèmes : des poèmes écrits de-ci delà et rassemblés pour composer un recueil, plus pour le nombre de pages que de par le thème.

« In Memoriam » est par exemple un poème qui pourrait très bien glisser parmi les vers qui composent « Hosties noires. » Nous pourrions facilement loger « Porte Dorée » dans « Le retour de l’enfant prodigue », chercher une demeure pour le Président Senghor, comme d’ailleurs « L’ouragan. » ; « Lettre à un poète » est suspendu ; « Tout le long du jour » glisserait facilement dans le « Retour de l’enfant prodigue », et ainsi de suite.

Donc à cause de sa diversité et de sa vraie nature de collection, nous ne voulons pas donner une introduction aux « Chants d’ombre ». Nous pensons que ce serait trop forcé, ce qui n’aurait abouti qu’à une conclusion plus normative que descriptive. Nous préférerons patauger à travers chaque poème afin d’en dégager l’essentiel.

jeudi 27 septembre 2018

COMPRENDRE SENGHOR PAR SA POESIE

Nous allons commencer une série analytique de la poésie de Léopold Sédar Senghor. Nous pensons que les premiers intéressés, ou plutôt concernés, sont les étudiants ayant la poésie de Senghor dans leur programme. Premiers visés, mais certes pas les seuls : tous ceux qui aiment Senghor et qui veulent réellement comprendre l'Homme à travers sa poésie y trouveront leur compte.

Dans la trilogie Comprendre Senghor que nous préparons, nous n'avons pas été très tendre avec ceux qui présentent des études dans le domaine de la poésie quand, à leur égars nous disions explicitement : « Force est d’admettre qu’en général, les commentateurs de poèmes sont ceux qui érigent des murs, découragent et, partant, réduisent l’intérêt que l’on porte de moins en moins à la poésie dans ce monde des machines, dans ce monde des applications, du concret. Et Comment ? En se lançant sur des approches comparables à de l’algèbre, détachées et se détachant de la réalité sémantique qui seule peut supporter et dévoiler l’essence du poème, puisque premier leitmotiv du poète. En matière d’étude poétique, nous sommes souvent en face d’approches farfelues qui, dans leur envolée, portent vers des hauteurs sans fin d’où le lecteur ne peut plus descendre, rendant parfois les œuvres inaccessibles, contrairement au but visé. Senghor n’a jamais écrit quelque chose d’impalpable, d’où son expression préférée, la poésie de l’action, rappelons-le : Aurais-tu oublié ta noblesse, qui est de chanter les Ancêtres, les Princes et les Dieux, qui ne sont fleurs ni gouttes de rosée ? »

De l'autre côté se trouvent les interprêtes qui subjectivisent la poésie, surtout la poésie africaine en voulant la confiner dans un géographisme. Senghor en fut très conscient, raison pour laquelle il dira dans Postface, Comme les lamantins vont boire à la source de Simal : « Certains critiques nous ont fait éloge – ou grief – de notre pittoresque involontaire, qu’ils le croient. Je me rappelle qu’à l’école primaire, tout m’était pittoresque dans la langue française, jusqu’à la musique des mots. Et aux femmes de mon village, qui, aux jours de sécheresse, en hivernage, pour faire rire Dieu et pleuvoir, s’habillaient – pantalon, casque, lunettes noires – et parlaient à la française. Quand nous disons kôras, balafongs, tam-tams, et non harpe, pianos et tambours, nous n’entendons pas faire pittoresque ; nous appelons un « chat un chat ». Nous écrivons, d’abord, je ne dis pas seulement, pour les Français d’Afrique, et, si les Français de France y trouvent du pittoresque, nous serons près de le regretter. Le message, l’image n’est pas là : elle est dans la simple nomination des choses »

C'est dire que la poésie est question de sensation externalisée en morphèmes et phonèmes et donc par la langue, qui est l'outil de description de l'univers auquel le poète est confronté. Ainsi le poète Africain, s'il n'est confronté à un environnement nordique, ne parlera certainement pas de neige dans ses poèmes. Par contre on retrouvera sûremment le son des tam-tams, des balafongs, des khalams et des kôrâs; l'Esquimeau pourra décrire sa neige environnante en ayant à sa disposition plus cinq expressions différentes; pour le verbe porter le Français pourra utiliser des groupes verbaux : porter un chapeau, porter une jupe, porter sur le dos..., alors que le Wolof et le Sérère, par exemple, auront à leur disposition un seul mot concret pour chaque façon de porter pour se retrouver avec environ treize mots différents pour la seule raison que porter avait une dimension plus intense pour ainsi dire.

C'est pour cette raison que Senghor dit dans la citation précédente : « Certains critiques nous ont fait éloge – ou grief – de notre pittoresque involontaire, qu’ils le croient... Quand nous disons kôras, balafongs, tam-tams, et non harpe, pianos et tambours, nous n’entendons pas faire pittoresque ; nous appelons un « chat un chat ». Nous écrivons, d’abord, je ne dis pas seulement, pour les Français d’Afrique, et, si les Français de France y trouvent du pittoresque, nous serons près de le regretter. Le message, l’image n’est pas là : elle est dans la simple nomination des choses ».

Ici encore, nous vivons un drame africain : comme nos fils qui partent en clandestins vers l'Europe et que l'Europe refoulent à ses frontières, les Africains débarquent certains de ses écrivains et autres intellectuels comme Senghor vers les rives d'Europe et l'Europe les refoulent vers le pittoresque afriacain. C'est ce qui ressort de quelques textes analytiques trouvés comme référence dont voici une petite partie qui concerne le premier poème de la collection Ethiopiques, « L’Homme et la Bête » : « L’Homme et la Bête est un poème qui ouvre le recueil Ethiopiques. Porté par le rythme des tam-tams, il traduit le combat immémorial et symbolique des deux personnages génériques que le titre propose dans une simplicité originelle. A la faveur de la nuit qui tombe, le poète se met à conjurer les peurs et stigmatise les bêtes immondes. Puis il célèbre l’homme qui se prépare au combat au rythme du tambour tendu de sa poitrine. Le corps de l’homme traversé par le rythme, devient alors lieu de l’harmonie cosmique, dominé finalement par la pensée qui lui ceint le front. Ainsi exalté et enivré par le rythme de la danse, l’homme libère à cet instant toute sa force dans le combat symbolique qui l’oppose à la bête. Le cri qui traverse la nuit est celui de la bête vaincue et terrassée à quoi s’oppose le vaste éclat de rire de l’homme, porté par le chant dansé. L’homme s’affirme ainsi comme Dompteur de la brousse, dont la victoire sur l’animal est en relation avec l’avènement de l’aurore »

Ce qui est gênant dans ce texte c’est, avant tout, la superficialité de l’interprétation malgré le super vol plané de l’expression. Loin de nous la prétention de détenir, au-dessus de tous, la clef des poèmes de Senghor. Au contraire, que les lecteurs sachent qu’en nous lançant dans cette série d’études, nous sous sommes senti comme Paul Valérie lors de son « Discours sur l’esthétique » lorsqu’il dit expressément : « Votre Comité ne craint pas le paradoxe, puisqu’il a décidé de faire parler ici, – comme on placerait une ouverture de musique fantaisiste au commencement d’un grand opéra, – un simple amateur très embarrassé de soi-même devant les plus éminents représentants de l’Esthétique, délégués de toutes les nations ».

Malgré tout cela, force est de noter que dans ce résumé, fatalement, le fait de dire que « l’homme libère à cet instant toute sa force » est le contraire même de l’essence du poème, de sa raison d’être : Ici, la force est à la bête, l’esprit à l’homme, encore mieux, parodiant Senghor, nous pouvons dire « la force est animale, l’esprit humain », et c’est cela le point pertinent d’une différenciation, qui est l’essentiel de ce poème. Nous concédons toutefois à son auteur tout le reste, mais devons admettre qu’il passe terriblement à côté du noyau du drame cataclysmique du poème. Et pourtant le sujet, La différence Homme–Animal, est si intense, si important, que plusieurs philosophes d’Aristote à Descartes en passant par la tradition stoïcienne, de Chrysippe à Sénèque , se sont penchés là-dessus pour en débattre comme nous le verrons plus tard. En s’embourbant dans le style, en s’enlisant dans le pittoresque des termes empruntés aux langues africaines, plusieurs experts ont rendu les poèmes de Senghor, certainement sans le vouloir, trop superficiels par rapport à leur teneur, ce qui est réellement dommage.

Généralement en se penchant sur des poèmes nègres, les tam-tams, la danse, le rythme semblent toujours prévaloir sur le thème, l’essence même du poème. Donnons une autre référence : « Pour étudier la poésie de Senghor et ses liens avec l’Afrique, nous prendrons Ethiopiques comme belvédère d’observation. Le poète y célèbre les rapports de l’homme noir avec le monde. A la différence des recueils précédents, Chants d’ombre (1945) et Hosties noires (1948), où l’Afrique est un songe sur lequel le poète en exil s’interroge, dans Ethiopiques, paru en 1956, ainsi que dans le recueil qui le suit, Nocturnes (1961), l’Afrique est une présence réelle qui s’impose par sa spécificité propre. Il nous semble donc que c’est bien un choix qui correspond à notre propos. La poésie senghorienne est marquée par un dualisme qui découle de la double appartenance du poète, son origine sénégalaise et sa formation française. Esprit modelé par la puissance coloniale française, L. S. Senghor garde cependant des rapports profonds avec ses racines africaines. Dans Ethiopiques, l’Afrique n’émerge pas comme la description d’un panorama surgi de sa mémoire. Elle est plutôt une intimité sensuelle et mythique que le poète communique au lecteur à travers des notations concernant sa flore, sa faune, sa toponymie, son coloris, et par des allusions historiques et ethnologiques, comme si le lecteur partageait avec l’auteur la connaissance de l’objet, dans une connivence d’un savoir préalable de la réalité africaine. Le titre Ethiopiques met déjà en relief cette dualité et Senghor lui-même donne des pistes pour cette interprétation : ‘En le choisissant, je songeais aux Olympiques, aux Pythiques, aux Isthmiques de Pindare. Les Ethiopiques, du grec « aithiops », noir, ce sont, en somme, des poèmes qui s’inspirent de la négritude’».

Ici, sans l’ombre d’aucun doute et bien qu’il y ait des inexactitudes ou exagérations, comme le dualisme qui suggère l’écartement que nous avons développé longuement dans « Comprendre Senghor - Tome I - Chants d’ombres » , la vision est plus profonde que celle de la première citation, plus proche de la réalité. Toutefois, dans la suite de son développement, l’auteur va tomber dans le piège habituel, reprenant rythme, tintamarres de tam-tams et une liste d’expressions, pour lui exotiques, afin de faire éclore tout un folklore. Cela est peut-être exact, mais c’est justement ce cela qui maintient l’Afrique dans l’exotisme et la rend distante, à la manière des énergumènes que l’on aime côtoyer dans les parcs zoologiques tout en gardant une distance de sécurité, un mur, qui est la frontière de deux mondes : le monde animal et le monde humain. C'est toujours cette bonne volonté infecte qui se manifeste. Et elle si ancrée que même les plus avertis tombent dans le piège, comme le fait André Breton dans sa préface à l'édition de 1947 de « Cahier d'un retour au pays natal » d'Aimé César quand il ne présente pas un grand poète tout court, mais « Un grand poète noir ». Par delà cette approche, nous semblons entendre lui murmurer doucement : « Afrique, je te regarde, je te contemple, je m’émerveille à cause des faits et gestes qui te sont propres, qui te distinguent de moi ; que je ne retrouve ni en moi ni chez moi, mais reste où tu es : un grenier de merveilles exotiques ». Et cette distance est contraire, dans une certaine mesure, à la civilisation de l’universel car on observe, on ne participe pas !

Senghor a bien senti ce mur ou plutôt bride que l’on pose pour garder à distance les écrits des nègres que l’on pense ne pas avoir part intégrale et naturelle à côté des écrivains de la métropole, bref, de par l’approche on sent que c’est considéré comme une littérature indigène : « Certains critiques nous ont fait éloge – ou grief – de notre pittoresque involontaire, qu’ils le croient. Je me rappelle qu’à l’école primaire, tout m’était pittoresque dans la langue française, jusqu’à la musique des mots. Et aux femmes de mon village, qui, aux jours de sécheresse, en hivernage, pour faire rire Dieu et pleuvoir, s’habillaient – pantalon, casque, lunettes noires – et parlaient à la française. Quand nous disons kôras, balafongs, tam-tams, et non harpe, pianos et tambours, nous n’entendons pas faire pittoresque ; nous appelons un « chat un chat ». Nous écrivons, d’abord, je ne dis pas seulement, pour les Français d’Afrique, et, si les Français de France y trouvent du pittoresque, nous serons près de le regretter. Le message, l’image n’est pas là : elle est dans la simple nomination des choses ».

Cette attitude semble se confirmer par la suite du commentaire : « En effet, les poèmes d’Ethiopiques nous permettent d’observer cette caractéristique inhérente à la lyrique senghorienne. Celle-ci ne se sert pas du minimalisme métrique pour créer la musicalité de ses vers, mais des éléments ancrés dans les vocables eux-mêmes, comme les répétitions, la reprise systématique de mots incantatoires, les allitérations, les rimes internes, afin d’exprimer le rythme du tam-tam africain. Pour illustrer ce point de vue, nous examinons de plus près les deux poèmes liminaires, « L’Homme et la Bête » (pour trois tabalas ou tam-tams de guerre) et « Congo » (guimm pour trois kôras et un balafong). Nous constatons tout d’abord que ceux-ci mettent d’emblée le lecteur dans l’univers africain : tabalas, brousse, tam-tam, potopoto, kaïcédrat, tsétsés, stégomyas, crapauds, trigonocéphales, araignées à poison, caïmans à poignard, sorcier, le Lion au-regard-qui-tue, la Grande-Rayée, Mbarodi (dans le premier cas) ; guimms, kôras, balafong, Congo, des kôras Koyaté, pirogues, crécelles des cauris, alizé, tam-tam, ouzougou, gongo, bambous, crocodiles, hippopotames, lamantins, iguanes, panthère, l’Impaludée, les Grandes Eaux, Joal, Dyilôr, Saô, Fadyoutt (dans le second cas). Les sous-titres des deux poèmes, « pour trois tabalas ou tam-tams de guerre », pour « L’Homme et la Bête », et « guimm pour trois kôras et un balafong », pour « Congo », soulignent l’importance de la diction pour la poésie africaine et rappellent que celle-ci est essentiellement orale et liée à la chanson... »

Pour nous, ces éléments ancrés sur la symbolique, servent la poétique que Sédar ancre dans son royaume d’enfance, poétique qui, à son tour n’est qu’un médium, l’essentiel devant demeurer la raison d’être du poème que l’on doit pouvoir interpréter et expliquer comme n’importe quel roman ou essai philosophique, par delà la saccade sèche des baguettes sur la peau morte des tam-tams vifs tendus et tonitruants. Nous concédons à l’auteur cette réalité effleurée qui est le « côtoiement significatif d’hellénisme et d’africanité ». Mais quel côtoiement et pourquoi Senghor a-t-il choisi la juxtaposition ? Nous y reviendrons plus tard : ceci n'est qu'une introduction pour souligner le problème que nous avons parce que la plupart du temps nous portons un jugement basé plus sur la notion que sur la connaissance.

Une autre incompréhension repose sur l'accusation faite au président poète : on présente le poète comme une autriche qui fourre sa tête, pas dans la terre mais parmi les nuages et, partant, irréaliste, incapable de gérer les choses politiques. Ici, pour mieux comprendre, il faut rejoindre Senghor, qui était conscient de cette conception qu'il a contrecarré en parlant toujours de la Poésie de l'Action qui est justement le contraire de la poésie fantaisisto-autruche. C'est pourquoi il dira à Aimé Césaire, un frère exilé du sol africain pour une raison évidente à tous et dans le souci de le faire replanter les pieds dans son Africanité : « Aurais-tu oublié ta noblesse, qui est de chanter les Ancêtres, les Princes et les Dieux, qui ne sont fleurs ni gouttes de rosée ? ».

C'est que la poésie africaine ne s'exile pas de la terre : elle part de l'homme et revient à l'homme : elle parle de son teint, de sa taille, de ses proches, de ses avoirs et ne peut, par conséquent, qu'être concrete, d'où le ricanement de Senghor en parlant des thèmes des poètes de Monparnasse : « Car les poètes chantaient les fleurs artificielles des nuits de Montparnasse, ils chantaient la nonchalance des chalands sur les canaux de moire et de simarre, ils chantaient le désespoir distingué des poètes tuberculeux. Car les poètes chantaient les héros, et votre rire n’était pas sérieux, votre peau noire pas classique.»

Senghor ne sera d'ailleurs pas le seul à être conscient de ce jugement fait par rapport au poête, cette sorte d'irresponsabilité, cette présentation qui fait de lui une personne rêveuse, complètement détachée de la terre et se pavanant dans des nuées impalpables. Un autre poète, Saint-John Perse reconnâitra cette attitude et se défendra dans son allocution faite à l'occasion de la réception de son Prix Nobel à Stockholm : « Elle [la poésie] n’est point art d’embaumeur ni de décorateur. Elle n’élève point des perles de culture, ne trafique point de simulacres ni d’emblèmes, et d’aucune fête musicale elle ne saurait se contenter. Elle s’allie, dans ses voies, la Beauté, suprême alliance, mais n’en fait point sa fin ni sa seule pâture. Se refusant à dissocier l’art de la vie, ni de l’amour la connaissance, elle est action, elle est passion, elle est puissance, et novation toujours qui déplace les bornes. Mais du savant comme du poète, c’est la pensée désintéressée que l’on entend honorer ici. Qu’ici du moins ils ne soient plus considérés comme des frères ennemis. Car l’interrogation est la même qu’ils tiennent sur un même abîme, et seuls leurs modes d’investigation diffèrent...

« ... Quand on mesure le drame de la science moderne découvrant jusque dans l’absolu mathématique ses limites rationnelles ; quand on voit, en physique, deux grandes doctrines maîtresses poser, l’une un principe général de relativité, l’autre un principe quantique d’incertitude et d’indéterminisme qui limiterait à jamais l’exactitude même des mesures physique ; quand on a entendu le plus grand novateur scientifique de ce siècle, initiateur de la cosmologie moderne et répondant de la plus vaste synthèse intellectuelle en termes d’équations, invoquer l’intuition au secours de la raison et proclamer que « l’imagination est le vrai terrain de germination scientifique », allant même jusqu’à réclamer pour le savant le bénéfice d’une véritable « vision artistique » - n’est-on pas en droit de tenir l’instrument poétique pour aussi légitime que l’instrument logique ? ...

« ... Au vrai, toute création de l’esprit est d’abord « poétique » au sens propre du mot ; et dans l’équivalence des formes sensibles et spirituelles, une même fonction s’exerce, initialement, pour l’entreprise du savant et pour celle du poète. De la pensée discursive ou de l’ellipse poétique, qui va plus loin et de plus loin ? Et de cette nuit originelle où tâtonnent deux aveugles-nés, l’un équipé de l’outillage scientifique, l’autre assisté des seules fulgurations de l’intuition, qui donc plus tôt remonte, et plus chargé de brève phosphorescence...

« ... La réponse n’importe. Le mystère est commun. Et la grande aventure de l’esprit poétique ne le cède en rien aux ouvertures dramatiques de la science moderne. Des astronomes ont pu s’affoler d’une théorie de l’univers en expansion ; il n’est pas moins d’expansion dans l’infini moral de l’homme - cet univers...

« ... Aussi loin que la science recule ses frontières, et sur tout l’arc étendu de ces frontières, on entendra courir encore la meute chasseresse du poète. Car si la poésie n’est pas, comme on l’a dit, « le réel absolu », elle en est bien la plus proche convoitise et la plus proche appréhension, à cette limite extrême de complicité où le réel dans le poème semble s’informer lui-même. Par la pensée analogique et symbolique, par l’illumination lointaine de l’image médiatrice, et par le jeu de ses correspondances, sur mille chaînes de réactions et d’associations étrangères, par la grâce enfin d’un langage où se transmet le mouvement même de l’Etre, le poète s’investit d’une surréalité qui ne peut être celle de la science ».

Enfin, pour terminer cette première partie d'une longue série à venir, série dans laquelle nous vous présenterons les poèmes un à un en essayant de dégager leur essence individuelle, nous disons prenons garde, car la tendance est de « faire un mur de ce qui était voile transparent » comme le disait Léopold Sédar Senghor en d'autres circonstances.

mercredi 26 septembre 2018

A MA SOEUR WOLIMATA

Un moteur rongé par le boue et le temps
Le long des routes sans bout tousse
Son amertume au regret des jours.
Sur la colline bergère, tu veilles agrippée à la récade
Qui médite sur le sort de la race
Et berces le récital mélodieux sur les versants abrupts.

Il y eut le fracas brodé au silence,
Apocalypse brève d’où s’érigea la bête impassible
Au vert soyeux des pâturages.
Sur cet étalon étrange, le prince revient s’abreuver
A l’applaudissement des pilons,
Il vient se pencher sur la nature
Et sur son cœur affaibli aux dépressions d’Europe.

Et ton foulard rigole dans la prise du vent
Contre le soleil nouveau qui joue
A la cour de l’ionosphère !
La punaise du rationnel chatouille
Jusqu’à la cervelle déjà lasse
Et remonte fouiller la racine des cheveux
Où dort l’odeur sauvage d’une huile mystique.
Te voilà, déesse des champs, Diane noire
Au flanc roux des bêtes
De toute la vie qui languit rivée à la terre !

DEVENIR

L'heure s'est évasée,
La lumière reprend ton sourire
Contre les rideaux diaphanes
Et les rayons la rigide transition astrale
Des membres par le paysage surréel.

Il faut que je m'accoude
A la barbe du temps
Que je repasse du fer chaud de la mémoire
Cette vie qui minute après seconde transcende
En destin marque de passé.

L'être et le devenir
La foi et le juste
La loi et la droiture
Toute la charge qui lentement fait craquer
L'épaule fulgurante de l'homme...
Une seule chose m'est certaine,
Ce linceul que j'entrevois dans les pâleurs
Lorsque livré à moi-même dans la levure de l'heure,
Empoignant mes draps de griffes de désespoir
Et les yeux fixés sur le lustre des souvenirs
Ou d'emblée je compte chèques de sourires évanescents
Et bons de rires clairs comme un Sorong !

UN RAPIDE EXEMPLE POUR LE DICtiONNAIRE

Njamala Njogoy