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mercredi 3 octobre 2018

HOSTIES NOIRES - AUX TIRAILLEURS ENEGALAIS MORTS POUR LA FRANCE


AUX TIRAILLEURS SENEGALAIS MORTS POUR LA FRANCE

  1. « Voici le soleil qui fait tendre la poitrine des vierges, qui fait sourire sur les bancs verts des vieillards, qui réveillerait les morts sous une terre maternelle. »

    Le poète aime bien dresser la beauté, l’innocence de la nature comme une table pour ensuite y poser la grande couverture insolente de l’Europe : l’éclat du soleil, les poitrines tendres et tendues et des vierges, les vieillards qui sourient encore à la vie. Et si c’était en Afrique, ce même soleil réveillerait les morts : « C’est le même soleil mouillé de mirages, le même ciel qu’énervent les présences cachées, le même ciel redouté de ceux qui ont des comptes avec les morts. Voici que s’avancent mes mortes à moi… » , ce soleil qui fait germer « l’heure où l’on voit les Esprits, quand la lumière est transparente et il fallait s’écarter des sentiers, pour éviter leur main fraternelle et mortelle » .

  2. « J’entends le bruit des canons – Est-ce d’Irun ? On fleurit les tombes, on réchauffe le Soldat Inconnu. »

    Sur cette beauté naturelle européenne et sur cette profondeur existentielle africaine, vient encore ce caractère profondément belliqueux et destructeur de l’Europe : des bruits de canons montent, probablement d’Irun et on fleurit, om embellit des tombes et l’on réchauffe, on étale des louanges au Soldat Inconnu.

  3. « Vous mes frères obscures, personnes ne nous nomme. On promet cinq cent mille de vos enfants à la gloire des futurs morts, on les remercie d’avance futurs morts obscurs. Die Schwarze Schande ! »

    Mais entre les soldats connus et dont les noms sont gravés sur les stèles et ceux qui sont tellement déchiquetés qu’on ne peut les reconnaître, il y a le tiers soldat, le Tirailleur sénégalais que personne ne nomme. Pourtant cinq cent mille sont encore mobilisés pour venir se joindre au rang des morts futurs, nouveaux mobilisés que l’on remercie d’avance comme étant déjà morts, cette honte noire ou Schwarze Schande. Cette mort certaine, le poète nous décrit assez bien : « Sur cette terre d’Europe débarqués, désarmés en armes, laissés pour solde à la mort » .

    C’est ainsi que les Allemands appelaient la présence des Nègres au front. Est-ce comme insultes adressées directement aux noirs, cette race inférieure, ou insultes à la lâcheté française qui les utilisait comme ligne de front pour affaiblir les lignes allemandes avant de jeter les siens dans la bataille ? Débat après tout inutile, puisqu’à la fin du compte on aboutit à la même conclusion.  

  4. « Ecoutez-moi, Tirailleurs sénégalais, dans la solitude de la terre noire et de la mort, dans votre solitude sans yeux sans oreilles, plus que dans ma peau sombre au fond de la Province sans même la chaleur de vos camarades couchés tout contre vous, comme jadis dans la tranchée jadis les palabres du village, écoutez-moi, Tirailleurs à la peau noire, bien que sans oreilles et sans yeux dans votre triple enceinte de nuit. »

    Le poète intercède et communie avec ses frères de toujours et camarades de jadis, les tirailleurs sénégalais morts sur la terre de France et qui sont, couchés dans le sein noir de la terre, dans une solitude sans issue, plus solitaires que la peau noire, c’est-à-dire le poète dans la Province.

    Normalement solitude égale un, mais ici des centaines, voire des milliers de tirailleurs sont là, couchés côte à côte mais sans aucune capacité de partager leur chaleur, leur secours mutuel, comme ils le faisaient jadis dans les tranchées ou bien sous les arbres à palabres de leurs villages.

    Bien que sans oreille et sans yeux, le poète émet quand même sa requête, sûr d’être entendu. Ce qui ressemble à un paradoxe est pourtant une vérité universaliste : dans toutes les religions, la vie ne continue-t-elle pas à sa fin ? S’adressant aux masques, Senghor ne dit-il pas : « Masques aux visages sans masques, dépouillés de toute fossette comme de toute ride, qui avez composé ce portrait, ce visage mien penché sur l’autel de papier blanc » ?

    Le poète est sûr d’être entendu malgré la triple nuit qui encercle les tirailleurs morts : la solitude de la terre noire, la solitude de la mort, et la solitude de l’oubli qui découle du fait que l’on « fleurit les tombes, on réchauffe le Soldat Inconnu. » Mais « Vous mes frères obscurs, personne ne nous nomme »

  5. « Nous n’avons pas loué de pleureuses, pas même les larmes de vos femmes anciennes – Elles ne se rappellent que vos grands coups de colère, préférant l’ardeur des vivants. »

    Les pleureuses, dans l’Ancien Testament, étaient des femmes payées par un homme riche pour pleurer un parent défunt. Nous trouvons un exemple dans le deuxième livre de Samuel, au chapitre 14, verset 2 : «[ Joab] envoya chercher à Tekoa une femme habile, et il lui dit : Montre-toi désolée, et revêts des habits de deuil ; ne t’oins pas d’huile, et sois comme une femme qui depuis longtemps pleure un mort ». Voilà pourquoi le poète ne pense pas payer une pleureuse. De larmes, en réalité, il n’y aura point de versées pour ses tirailleurs morts au champ de bataille, même pas celles de leurs femmes laissées au royaume d’enfance. Avec le temps, celles-ci ne se rappellent plus que du mauvais côté vécu avec leur mari, les grands coups de colère, préférant désormais la chaleur, l’ardeur des vivants.

  6. « Les plaintes des pleureuses trop claires, trop vite asséchées les joues de vos femmes, comme en saison sèche les torrents du Fouta. Les larmes les plus chaudes trop claires et trop vite bues au coin des lèvres oublieuses. »

    Mais devant le désastre, les larmes des pleureuses n’auraient pas été assez chaudes. Elles auraient été trop claires, superficielles et pas du tout tourmentées. Même s’il y a des femmes encore capables de verser des larmes pour eux, elles n’auraient pas assez longtemps porté le deuil ; elles les auraient séchées trop vite comme les torrents du Fouta se dessèchent durant la saison sèche. En réalité, pour le poète, aucune larme n’est assez chaude, aucun deuil assez profond pour porter la douleur à sa juste valeur.

  7. « Nous vous apportons, écoutez-nous, nous qui épelions vos noms dans les mois que vous mouriez, nous, dans ces jours de peur sans mémoire, vous apportons l’amitié de vos camarades d’âge. »

    Il reste toutefois un espoir, le témoignage sincère des seules personnes capables de mesurer à sa juste valeur l’ampleur du drame : les camarades qui épelaient les noms des agonisants dans les jours de combat, jours de peur sans mémoire. C’est à ces camarades d’apporter l’amitié digne d’un camarade d’âge, d’une personne avec qui l’on a grandi, avec qui on est lié par l’initiation, traversé les savanes de l’adolescence et qui sait les secrets les plus intimes de l’autre.

  8. « Ah ! Puissé-je un jour d’une voix couleur de braise, puissé-je chanter l’amitié des camarades fervente comme des entrailles et délicate, forte comme des tendons. »

    Mais là aussi le poète n’a pas la prétention de pouvoir étaler son sorong à la juste mesure. Si seulement c’était possible ! Chanter avec une voix de feu l’amitié des camarades, cette union du sang qui lie les combattants aux bords fragiles de la vie…

  9. « Ecoutez-nous, Morts étendus dans l’eau au profond des plaines du Nord et de l’Est, recevez ce sol rouge, sous le soleil d’été ce sol rougi du sang des blanches hosties. Recevez le salut de vos camarades noirs, Tirailleurs sénégalais Morts pour la République ! »

    Les morts sont dans tous les fronts, étendus dans l’eau au profond des plaines du Nord et de l’Est. C’est certainement ce qu’entrevoit de sa tour le Volontaire libre : « Il se penche, et la plaine apocalyptique est labourée de tranchées, où pourrissent les morts comme des semences infécondes… Il se penche sur une seconde plaine saturée de chéchias et de sang, sur une seconde plaine altérée d’amour comme d’une pluie amicale. Et c’est, jusqu’à la fusion parallèle, la si fatale succession des plaines et des plaintes silencieusement… Il ne voit pas que les morts et les terres hautes des morts masquent les champs là-bas qui verdoient dans l’ombre d’or et d’étoiles constellées, comme arrosés du sang à leurs pieds et des cadavres gras bien nourris… »

    Par-delà les apparences, le poète ne voit pas ces morts comme un vain sacrifice. Ils sont des hosties qui apportent la communion, le pardon. Plus tard il traduira les hosties par les épis, qui ont, dans son royaume d’enfance, le même devoir : « Est-ce sa faute si Dieu lui a demandé les prémices de ses moissons, les plus beaux épis et les plus beaux corps élus patiemment parmi mille peuples ? Est-ce sa faute si Dieu fait de ses fils les verges à châtier la superbe des nations ? Ecoute sa voix bleue dans l’air lavé de haine, vois le sacrificateur verser les libations au pieds du tumulus » . Les tirailleurs ont pris une part importante dans cette bataille. La cause ne devient pas moins noble parce que l’on meurt sans atteindre le but. Ainsi, Senghor voit ses héros comme des hosties consommées pour une réconciliation, comme il dira aussi aux soldats négro-américains : « Frères, je ne sais si c’est vous qui avez bombardé les cathédrales, orgueil de l’Europe, si vous êtes la foudre dont la main de Dieu a brûlé Sodome et Gomorrhe. Non, vous êtes les messagers de sa merci, le souffle du Printemps après l’Hiver » .

    Gloire aux héros, morts oubliés de la République, morts pour la République !

HOSTIES NOIRES - MEDITERRANEE


MEDITERRANEE

  1. « Et je redis ton nom : Diallo ! Ta main et ma main qui s’attarde ; et nos pensées se cherchèrent dans la nuit de nos deux langues sœurs. »

    Deux cousins de sang aux portes de la nuit, un Al Pular et un Sérère, Diallo et Senghor respectivement, sur un navire et pour quel voyage. Le tableau dressé en quelques coups de pinceaux furtifs est poignant : c’est une rencontre qui a lieu au moment de la séparation, une rencontre brève le temps d’une traversée de la Méditerranée, mais semble durer une éternité, un gouffre sans couleur où le temps s’anéantit, permettant au poète de nous livrer les forts moments de la vie sur ces cargos de guerre.

  2. « C’était en Méditerranée, nombril des races claires, bleue comme jamais océan n’ont vu mes yeux, qui souriait de ses millions de lèvres de lumière tandis que dix vaisseaux de ligne inflexible, telles des bouches minces, bombardaient Almeria et qu’éclataient éclaboussant de sang de cervelle les murs noirs, comme des grenades, des têtes ardentes d’enfants. »

    La Méditerranée, terre du milieu, baigne les rives de l’Afrique du Nord et de l’Europe, d’où la notion de nombril des races claires. Le poète est frappé par ce bleu de la mer, couverture d’eau splendide étincelante sous un clair de lune ou par le simple reflet des astres faisant penser à des dents blanches que découvrent des lèvres qui lentement s’écartent dans un sourire divin, ces vagues ondulées à la douceur limpide. Ces vagues roulées, le poète veut les voir comme des lèvres sensuelles, grosses, des lèvres nègres comme celle de sa mère : « …Et tremblaient ton menton sous tes lèvres gonflées et tordues » ou encore : « Ce fin croissant, cette lèvre plus noire et lourde à peine… »

    A cette beauté de la nature, va se superposer un autre paysage, justement ce trait venu d’Europe qui rebute notre poète, un autre monde, celui des blancs qui est ici dressé en « dix vaisseaux de ligne inflexibles, telles des bouches minces » qui bombardent Almeria, faisant éclater des cervelles et éclaboussant de sang les murs noirs. Voilà l’Europe sur l’innocence de l’Afrique, cette raison hellène que le poète, est loin d’embrasser. Au contraire ! Senghor éprouve tellement de dégoût personnel en face de monde ! Ici l’horreur tombe sur les murs noirs, et cette horreur vient des bouches minces, les tuyaux des canons qui projettent leur salive de feu sur Almeria. Pour bien comprendre ce parallélisme, voyons ce que Chaka dit à la Voix Blanche : « Des courriers m’avaient dit : Ils débarquent avec des règles, des équerres, des compas, des sextants, l’épiderme blanc, les yeux clairs, la parole nue et la bouche mince ». Ici la créature, les canons, est bien à l’image de son créateur.

    Et les têtes ardentes d’enfants que fauchent des grenades, est-ce une prémonition du monde qui allait s’établir dès mai 1968 ? A partir de cette date, il faut le dire, le monde a beaucoup changé. C’est peut-être le premier soulèvement notoire du temps moderne, évènement qui sera père de tous les autres et encore » aujourd’hui se poursuit d’une façon ou d’une autre, faisant culbuter des autorités, avec, parfois, des grenades et du sang d’enfants à la tête ardente sous les revendications.

  3. « Nous parlions d’Afrique. Un vent tiède nous apportait son parfum plus chaud de femme noire ou celui que le vent souffle d’un champ de mil quand se heurtent les épis lourds et que vole au-dessus une poussière or et brun. »

    Le Hal Pular et le Sérère parlent d’Afrique. Comme pour faire ressentir sa présence, un vent va apporter son parfum chaud comme celui d’une femme noire ou bien le parfum musqué qui s’échappe d’un champ de mil lorsque le mil est mûr et que le vent fait voler cette fine poussière or et brun que vient toujours laver une dernière pluie avant la récolte.

  4. « Nous parlions du Fouta. Noble était ton visage et d’ombre tes yeux et douces tes paroles d’homme. Noble devait être ta race et bien née la femme de Timbo qui te berçait le soir au rythme nocturne de la terre. »

    Le Hal Pular et le Sérère parlent du Fouta, le royaume d’enfance de Diallo. Sous la noblesse d’un visage qui s’efforce de garder sa dignité d’homme pour lutter contre la faiblesse bénie de l’âme qui se souvient, les yeux s’assombrissent, trahissant cette faiblesse qui fait douces ses paroles d’homme. Pense-t-il à cette femme de Timbo laissée derrière pour cette « ligne inflexible de dix vaisseaux » qui, comme des bouches minces » réduisent Almeria en cendres ? C’est elle, cette femme de Timbo, qui était sa berceuse le soir, au rythme nocturne de la terre.

  5. « Et nous parlions du pays noir. Dans les cordages le soir, si près l’un de l’autre que nos épaules s’épousaient, fraternelles l’une à l’autre. »

    Le Hal Pular et le Sérère parlent du pays noir. Il faut certes revenir à un sujet qui apporte moins d’aiguille dans le cœur. Les deux frères sont proches, comme deux compagnons qui cherchent à se protéger mutuellement contre les rafales d’un froid glacial, si proches que les épaules fraternelles se touchaient : Ici, tout en nous donnant la communion, la vraie fraternité qui les lie, le poète nous donne aussi un indice sur la taille de son interlocuteur.

  6. « L’Afrique vivait là, au-delà de l’œil profane du jour, sous son visage noir étoilé, dans les cales houleuses, saturées de la rumeur inquiète que menace la tornade.»

    Dans cette fraternité à plaisanterie, dans ce cousinage qui soude les hommes et rend impossibles les guerres tribales, Senghor voit l’image de l’Afrique : c’est là que vit l’Afrique, cachée à l’œil profane du jour, pour ne pas être découverte. Ce ciel noir étoilé, c’est bien celui de l’Afrique, enfouie, mystérieuse, comme perdu sur un îlot d’existence. Elle est présente, mais n’est pas de la partie de ces cales houleuses qui sont remplies de la peur en face de la tornade qui se prépare.

  7. « Et s’échappaient, battements de tam-tam, avec des éclats de rires ailés et des rires de cuivre dans deux cents langues, des bouffées de vie dense que le vent dispersait dans l’air latin jusqu’au pont des premières où la jeune femme, libérée des sous-préfectures et de leurs rues étroites, libérée des dernières mesures du tango et des bras de son danseur rêvait, au bord du mystère, de forêts aux senteurs viriles et d’espaces qui ignorent les fleurs… »

    Dans ces cales, il y a la foule des tirailleurs, riant et parlant dans deux cents langues, et ces rires, comme des battements de tam-tams, vont parvenir jusqu’au pont des premières où le poète retrouve une jeune femme qui, libérée des sous-préfectures et faisant le voyage pour rejoindre d’autres fonction, va, durant la traversée se livrer à une soirée de danse organisé en première classe. Fatiguée, essoufflée, elle va se libérer aux dernières mesures de tango pour remonter sur le pont prendre de l’air et rêver de forêts aux senteurs viriles et d’espaces qui ignorent les fleurs, c’est-à-dire à l’Afrique.

  8. « Une grosse étoile montait, la dernière, éclairant ton front lisse quand nous nous quittâmes. Et je redis ton nom : Diallo ! Et tu redis mon nom : Senghor ! »

    Voilà maintenant que monte Vénus, la dernière étoile. Elle éclaire le front lisse de Diallo au moment de la séparation. Cette dernière étoile, c’est aussi bien celle du ciel à la fin de l’aube, mais certes celle de leur rencontre sur terre, et peut-être la dernière pour la vie de Diallo.

    Le poète a connu beaucoup de séparations dans des moments pareils : « Est-ce donc la dernière nuit pour toujours oh ! le départ sans au revoir ? Je pleurerai dans les ténèbres, au creux maternel de la Terre, je dormirai dans le silence de mes larmes jusqu’à ce qu’effleure mon front l’aube laiteuse de ta bouche » . Ici, certes il s’agit d’une personne différente. Senghor parle de sa bien-aimée qu’il vient de raccompagner mais il est soudain écartelé entre le désir de rester là à la regarder partir et la crainte des esprits, ces peurs ancestrales plus traîtresses que panthères et que l’esprit ne peut écarter au-delà des horizons diurnes. Néanmoins le sentiment d’adieu définitif semble équivaloir celui que ressent le poète à l’image de la clarté de cette dernière étoile sur le visage de frère : « Tu as gardé longtemps, longtemps entre tes mains le visage noir du guerrier comme si l’éclairait déjà quelque crépuscule fatal » . Comme tout au revoir, les deux prononcent leur nom respectif, deux mots, deux ellipses qui pourraient remplir toute une bibliothèque.

HOSTIES NOIRES - ETHIOPIQUE


ETHIOPIE

    A l’appel de la race de Saba


  1. STROPHE I

    1. « Mère sois bénie ! J’entends ta voix quand je suis livré au silence sournois de cette nuit d’Europe, prisonnier de mes draps blancs et froids bien tirés, de toutes les angoisses qui m’embarrassent inextricablement quand fond sur moi, milan soudain, l’aigre panique des feuilles jaunes ou celle des guerriers noirs au tonnerre de la tornade des tanks et tombe leur chef avec un grand cri, dans une grande giration de tout le corps. »

      Heureux cet enfant qui a la compagnie de sa mère, l’esprit de mère, sa voix qui le guide, le maintient, surtout lorsqu’il est couché dans le silence ambigu, sournois de la nuit d’Europe, recroquevillé dans ses draps. Mais entre l’ambiguïté de la nuit d’Europe et celle de la nuit africaine, il y a une grande différence. La première vient de l’angoisse des feuilles jaunes, cette période automnale où le froid se fait ressentir, quand toute vie se retire de la terre, les feuilles des arbres brûlés par les premières nuits froides deviennent jaunes comme léchées par une langue de feu surréel.

      Mais il y a aussi le souvenir de la guerre qui refait surface : la panique des tirailleurs sénégalais lorsqu’éclate la tornade des tanks et que leur chef, celui qui devait leur maintenir moral et stratégie, tombe avec un grand cri, les yeux révulsés et le corps vibrant comme à travers la transe.

    2. « Mère, oh ! j’entends ta voix courroucée. Voilà tes yeux courroucés et rouges qui incendient nuit et brousse noire comme un jour jadis de mes fugues – Je ne pouvais rester sourd à l’innocence des conques, des fontaines et des mirages sur les tanns – et tremblait ton menton sous tes lèvres gonflées et tordues. »

      La mère est en colère, comme jadis lorsque le jeune Sédar, curieux, se laissait entraîner vers la beauté des conquêtes, le murmure secret des fontaines et les mirages des tanns, certainement à la rencontre de « ses compagnons parés des fleurs de brousse ». Et en ces temps, comme aujourd’hui, la voix de maman est en colère.


  2. STROPHE II

    1. « Mère, sois bénie ! Je me rappelle les jours de mes pères, les soirs de Djilor. Cette lumière d’outre-ciel des nuits sur la terre douce au soir »

      L’enfant se débat, recherche son identité, à s’orienter après tant d’évènement, tant de phases qui se sont brusquées le long de son chemin. Il se rabat, encore une fois, vers ses souvenirs, il va puiser au royaume d’enfance : je me rappelle les jours de mes pères, je me rappelle quand, tout jeune, j’étais encore à Djilor. Et les phrases nous font ressentir comme se référant à une époque éloignée à plus d’une année-lumière.

      C’est vrai que lorsque je traverse ce terroir, je me sens vieilli de plus de cinq cents ans : les rivières où je me baignais tout enfant n’existent plus. Les arbres qui se dressaient, séculaires, et qui étaient une bonne bride contre la fierté de l’homme ne sont plus. Oui, je comprends la profondeur de ce puits, l’infinité de cet abîme que le poète va faire remonter du fond de ses souvenirs. Et il revient avec cette lumière d’outre-ciel que versait la nuit sur terre.

    2. « Je suis sur les marches de la demeure profonde obscurément. Mes frères et mes sœurs serrent contre mon cœur leur chaleur nombreuse de poussins. »

      Il va refaire le voyage, se faufiler jusqu’au seuil de la haute demeure et comme dans une lévitation, à travers l’obscurité, voir ses frères et sœurs se serrer contre lui comme des poussins et , fournissant à leur tour une chaleur intime, fraternelle, profonde.

    3. « Je repose la tête sur les genoux de ma nourrice Ngâ, de Ngâ la poétesse, ma tête bourdonnant au galop guerrier des dyoung-dyoungs, au grand galop de mon sang de pur sang, tête mélodieuse des chansons lointaines de Koumba l’Orpheline. »

      Ah, ce n’est pas tout. Voilà sa nourrice, voilà Ngâ la poétesse, qui au soir raconte des fables ou chante pour les enfants. Senghor, la tête sur les genoux de sa nourrice, écoute le récit des épopées.

      Il se mêle aux guerriers, aux thiédos, ces braves du Sine, et les dyoung-dyoungs, ces tam-tams royaux réveillent son sang qui va s’élancer comme les élans des thiédos

      Mais dans sa mémoire, il y a aussi les chansons lointaines de Koumba l’Orpheline, l’histoire d’une fille qui perd sa mère et que la belle-mère, la deuxième femme du père qui était stérile, va faire voir de toutes les couleurs, l’envoyant dans des missions dont elle espérait surtout ne jamais revoir venir sa filleule.

      Le cœur sensible de Senghor n’était certes pas insensible à ce conte qui faisait couler des larmes sur les joues de la plupart de l’auditoire et drapait tout le monde de frayeur alors que Coumba affrontait, dans des séquences dignes d’un thriller américain des dangers d’où la faisait sortir la complicité de quelqu’un rencontré et envers qui elle avait eu beaucoup d’égard à cause de sa bonne éducation et son humilité profonde.

    4. « Au milieu de la cour, le ficus solitaire, et devisent à son ombre lunaire les épouses de l’Homme de leurs voix graves et profondes comme leurs yeux et les fontaines nocturnes de Fimela. »

      Au milieu de la cour, il voit le ficus, le ficus solitaire comme lui en cette nuit dans ses bras bien tirés, et les épouses de son père qui devisent, les voix graves et profondes comme les yeux et les fontaines de Fimela. Chez les sérères, une fois la nuit tombée, une bonne éducation veut qu’on baisse la voix. On entend plus un éclat de rire trop libre. La profondeur des yeux et des voix va lui rappeler une autre réalité, les fontaines nocturnes, les fontaines surnaturelles de Fimela, un village qui se trouve à quelques kilomètres de Djilor.

    5. « Et mon père étendu sur des nattes paisibles, mais grand mais fort mais beau, homme du royaume de Sine, tandis qu’alentour sur les kôras, voix héroïques, les griots font danser leurs doigts de fougue tandis qu’au loin monte, houleuse de senteurs fortes et chaudes, la rumeur classique de cent troupeaux. »

      Diogoye est là, étendu sur une natte, se reposant paisiblement en grand patriarche. Alentour sont les griots, leurs voix remontant les épopées comme leurs doigts de fougues la croupe sonore des kôras.

      Connaissant le pays sérère, ils devaient être nombreux à se presser autour de la maison des Senghor à cause de la prospérité du père qu’il va nous faire entrevoir comme à travers un slow motion la houle des bêtes qui remplissent l’air de leur odeur forte.


  3. STROPHE III

    1. « Mère, sois bénie ! Je ne souffle pas le vent d’est sur les images pieuses comme sur le sable des pistes. Tu ne m’entends pas quand je t’entends, telle la mère anxieuse qui oublie de presser le bouton du téléphone. »

      N’oublions pas, pour Senghor, le vent d’est purifie, tue, détruit. Ce n’est pas donc lui qu’il va soulever contre les images pieuses, ces souvenirs des nuits de Djilor, ces souvenirs du temps de ses pères. Il n’a pas effacé ces images comme le vent efface les traces sur le sable des pistes. Au contraire !

      « Tu ne m’entends pas quand je t’entends ». Encore le dilemme ? Nous savons par Senghor lui-même, à travers une interview, qu’il comprenait toujours le sérère mais qu’il le parlait très mal. Une réalité sur laquelle nous passons est le fait que Senghor ait quitté son terroir beaucoup plus tôt qu’on ne le pense. Un français qui quitte Paris pour aller à Marseille n’a pas quitté son « royaume d’enfance ». ll va y retrouver à peu près les mêmes choses, la langue varie, mais sur le degré dialectal. Quand Senghor quitte Djilor et Joal pour aller à Ngasobil, c’est déjà un autre monde. Et à Dakar, c’est certainement plus un autre monde, une autre langue que sa langue maternelle.

      Un autre verset fait pencher plus vers cette éventualité, dans « Ndesse » :  

    2. « Si je pouvais te parler Mère ! Mais tu n’entendrais qu’un gazouillis précieux et tu n’entends pas, comme lorsque, bonnes femmes de sérères, vous déridiez le dieu aux troupeaux de nuages, pétaradant des coups de fusils par-dessus le cliquetis des mots paragnessés »

      Et ceci génère une situation similaire à celle qui se produit, lorsque dans la panique, la mère décroche le téléphone et oublie de pousser le bouton. Le fils parle, à l’autre bout du fil, mais n’est pas entendu par la mère.

    3. « Mais je n’efface pas les pas de mes pères ni des pères de leurs pères dans ma tête ouverte à vents et pillards du Nord. »

      Le poète suit fidèlement les pas de ses pères, leurs valeurs, leur culture. Sa tête est ouverte, elle s’est émancipée, a assimilé, mais ne s’est pas laissé assimiler. Il a résisté à tous pillards du Nord, il a résisté à toutes les vagues d’idées du Nord, qui auraient pu mettre en péril ses pas, comme le sable le long des pistes.

    4. « Mère, respire dans cette chambre peuplée de Latins et de Grecs, l’odeur des victimes vespérales de mon cœur. »

      Un doute peut-il encore persister dans l’esprit de la mère ? Alors qu’elle porte les yeux sur cette chambre peuplée de Latins et de Grecs, certainement les œuvres des grands écrivains latins et grecs et surtout, qu’elle voit les cadavres des victimes que vient d’assassiner son cœur

    5. « Qu’ils m’accordent, les génies protecteurs, que mon sang ne s’affaiblisse pas comme un assimilé comme un civilisé. J’offre un poulet sans tache, debout près de l’Aîné, bien que tard venu, afin qu’avant l’eau crémeuse et la bière de mil, gicle jusqu’à moi et sur mes lèvres charnelles le sang chaud salé du taureau dans la force de l’âge, dans la plénitude de sa graisse. »

      Fassent les génies protecteurs que mon sang reste toujours vrai, nègre, sérère. Il ne faut pas qu’il soit assimilé, qu’il soit broyé par la civilisation.

      Il offre le sacrifice du sang, ce sacrifice qui est celui le plus profond et donc le plus grand, comme dira le devin Issanoussi à Chaka : « Le pouvoir ne s’obtient sans sacrifice, le pouvoir absolu exige le sang de l’être le plus cher. »

      Mais ici, le poète ne cherche pas le pouvoir, mais plutôt à se faire pardonner.


  4. STROPHE IV
      2.4.1 « Mère, sois bénie ! Nos aubes que saignent les jours protocolaires, deux générations d’hommes et bien plus, n’ont-elles pas coloré tes yeux comme solennellement les hautes herbes dans le carnage des hautes flammes ? »

      Mère, sois bénie ! Nos aubes, ces temps lointains qui étaient l’aube de notre vie au jardin d’enfance sont saignés par les temps protocolaires. Cela fait si longtemps, si longtemps : tu as vu deux générations, peut-être plus passer sous tes yeux, tes yeux qui se sont fait vieux comme les herbes changent de couleur sous la langue, des hautes flammes.

    1. « Mère, tu pleures le transfuge à l’heure de faiblesse qui précède le sommeil, que l’on a verrouillé les portes et qu’aboient les chiens jeunes aux Esprits. »

      Comme jadis, lorsque le feu vermeil des mirages le long des tanns obsédés s’allumait, que les portes étaient verrouillées, les angoisses de la mère renaissaient avec les ténèbres s’étalant impassiblement sur la terre.

      Les chiens, les chiens qu’on dit avoir « la vue longue », ces chiens qui voient ce que les humains ne peuvent pas voir et sentent ce que les humains ne peuvent pas sentir, fixaient de leurs yeux et de leurs oreilles la présence des Esprits et commençaient à aboyer comme au seuil d’une fin de monde. Tout cela, c’était jadis. Depuis une neuvaine d’années!

    2. « Depuis une neuvaine d’années ; et moi ton fils, je médite, je forge ma bouche vaste retentissante pour l’écho et la trompette de la libération. Dans l’ombre, Mère, - mes yeux prématurément se sont faits vieux – dans le silence et le brouillard sans odeur ni couleur comme le dernier forgeron »

      Jadis ! Et depuis neuf ans, Sédar, le fils médite et forge sa bouche, s’adonne à des exercices pour faire entendre la note juste qui marquera l’heure de la libération. Dans l’ombre, discrètement, avec ses yeux qui se sont affaiblis, ses yeux myopes, il opte pour la patience du forgeron devant un chef d’œuvre.

    3. « Ni maître désormais ni esclaves ni Guelowârs ni griots de griots ! Rien que la lisse et virile camaraderie des combattants, et que soit égal le fils du captif, que me soient copains le Maure et le Targui congénitalement ennemis. »

      Une ère nouvelle a sonné : désormais il n’y a plus ni Guelwârs ni griots de griots ! Rien que la camaraderie virile des combattants ! La guerre mondiale, après tant de ruine, devait forcément faire pousser quelque chose à la place de ce qui était détruit. Une prise de conscience devait naître dans l’esprit des nègres, de l’Afrique aux Antilles en passant par les Amériques. Il doit y avoir eu deux vagues, deux repères, tous deux différents dans la forme des évènements y ayant poussé, mais unis par le but : la liberté, l’émancipation du Nègre.

      Pour les Africains qui étaient soumis par les Français, ont vu ceux-ci conquis, se battant pour libérer leurs villes, leur pays. Ces mêmes nègres ont combattu à leurs côtés pour cette libération, et dieu sait, dans le cours des évènements tout ce qui ne s’est passé, en plus de la prise de connaissance plus rapprochée, voir la fraternité qui unit les hommes, naturellement, dans les moments ultimes. Le poète est d’ailleurs conscient de ce point en disant :

    4. « Oui Seigneur, pardonne à la France qui hait l’occupation et m’impose l’occupation gravement. »

      Cette conscience prise, les Africains ne pouvaient plus courber éternellement la tête et laisser les choses continuer comme avant. Sans cette guerre mondiale…

      Aux Etats-Unis la prise de conscience sera aussi profonde. Lorsque l’on a soumis une minorité en la faisant croire qu’elle était inférieure jusqu’à lui réserver l’arrière des bus, des toilettes à part, lorsqu’un apartheid est systématiquement installé à tous les niveaux de la société, il fallait aussi laisser les nègres à part, ne pas les faire participer à la guerre.

      Mais il le fallait bien. Après tout, les Nègres étaient inférieurs pour les délices, pas pour mourir. En les faisant participer à la guerre à côté des Blancs, ils vont se réveiller plus profondément à leur valeur, à leurs droits.

      Senghor a compris que l’Afrique des castes allait aussi petit à petit se fissurer. Lorsqu’il s’agit d’une égalité mesurée à l’arme que détient le soldat, lorsque l’égalité est dans la capacité d’une tête à assimiler les choses à l’école et, partant se faire un chemin dans la société, cette séparation basée sur le sang ne pourra vivre longuement. Plus rien ne compte, il n’y a plus d’autre mesure, « …rien que la lisse et virile camaraderie des combattants, et que soit égal le fils du captif, que me soient copains le Maure et le Targui congénitalement ennemis ».

      Les dirigeants africains font beaucoup de tort en se recroquevillant dans un médiocre complexe et en n’incitant point leur peuple à faire des efforts pour participer à l’aide dans les catastrophes qui se produisent à travers le monde. Nous croisons les bras, en pauvres, disant que nous ne devons pas intervenir, que nous n’avons pas les moyens d’intervenir. C’est maintenir un défaitisme et faire perdurer une mentalité qui sera prompte à tendre la main, à rester la main tendue. Lorsque la France, l’Angleterre, les Etats-Unis interviennent quelque part, ce n’est pas parce qu’il n’y a plus aucun pauvre dans ces pays ; ce n’est pas parce qu’ils n’ont pas déficit budgétaire. Non, c’est qu’il y a une autre valeur, qui est égale à celle d’intervenir à l’intérieur même du pays concerné, c’est qu’il y a une image à préserver, et par delà tout, une humanité.

      Lors d’une catastrophe, si un écolier africain donnait cinq francs CFA pour venir symboliquement en aide à un européen, comme par exemple durant le temps difficile de la Bosnie Herzégovine ou pendant le tsunami, peut-être que la même étincelle de « libération mentale » qui avait jailli chez les tirailleurs sénégalais et les soldats négro-américains jaillirait de nouveau et les ferait voir la piste à suivre dans ces ténèbres où ses pères ont vainement cherché leur propre identité.

      Mais revenons au poème. Devant la tâche, pour accéder à cette libération prochaine, il faudra bien enterrer les différents personnels, comme doivent le faire le Maure et le Targui congénitalement ennemis.

    5. « Car le cri montagnard du Ras Desta a traversé l’Afrique de part en part, comme une épée longue et sûre dans l’avilissement de ses reins. »

      C’est que le cri du Ras Desta, de l’Ethiopie symbolique de l’Afrique libre, a traversé le continent de part en part comme une longue épée qui assassine ses reins, sa force, sa dignité qui se faisait vile. Encore un Senghor « rastafarien » bien avant le départ de ce mouvement à partir de la Jamaïque ?

      Ne vous surprenez pas, il a apporté, bien avant nous tous, la réponse à sa vision : « J’ai donc vécu en ce royaume, vu de mes yeux, de mes oreilles entendu les êtres fabuleux par-delà les choses : les Kouss dans les tamariniers, les Crocodiles, gardiens des fontaines, les Lamantins, qui chantaient dans la rivière, les Morts du village et les Ancêtres, qui me parlaient, m’initiant aux vérités alternées de la nuit et du midi. Il m’a donc suffi de nommer les choses, les éléments de mon univers enfantin pour prophétiser la Cité de demain, qui renaîtra des cendres de l’ancienne, ce qui est la mission du Poète. »

      Ce goût de la liberté, cet exemple de l’Ethiopie repoussant les troupes italiennes, avait prouvé, non donné l’idée que l’ensemble des Africains pouvait repousser l’occupation. Elle fut comme une vague en marche, d’abord faible, germant du fond des abysses de la conscience des néo-intellectuels africains pour devenir un ras de marée imperturbable.

    6. « Il a dominé la rage trépignante des mitrailleuses, défié les avions des marchands, et voici qu’un long gémissement, plus désolé qu’un long pleur de mère aux funérailles d’un jeune homme sourd des mines là-bas, dans l’extrême Sud. »

      Oui, l’Afrique quoi qu’on dise et pense a terriblement résisté : Les mitraillettes et quadrimoteurs contre ses piliers recrutés pour les charniers d’Europe contre ses piliers dans les nids de résistance ; les marchands dévastateurs, nommons-les, les négriers, ne l’ont pas avilie. L’Afrique a résisté à la traite des nègres, elle a résisté durant les guerres de conquêtes.

      Mais il y a une autre bouche d’incendie : c’est la situation plus difficile encore de l’Afrique du Sud. Senghor a toujours compris le dilemme de ce pays, où les Africains ne se battaient pas pour une indépendance, mais pour être reconnus en tant qu’hommes, je veux dire « humains » .

      C’est vrai que l’Afrique a résisté à tout un chapelet de désastres, mais voilà qu’elle fait jaillir un autre cri, un long gémissement plus désolé qu’un cri de mère aux funérailles de son fils mort jeune, le cri sourd qui résonne dans les mines, là-bas au Sud. Fidèlement, comme toujours à travers ses poèmes où les vers se recoupent, se complètent, reviennent, écoutons ce qu’il dit plus clairement de ce cri, de ce désespoir dans les mines du Sud : « Mon calvaire. Je voyais dans un songe tous les pays aux quatre coins de l’horizon soumis à la règle, à l’équerre et au compas. Les forêts fauchées, les collines anéanties, vallons et fleuves dans les fers. Je voyais les pays aux quatre coins de l’horizon sous la grille tracée par les doubles routes de fer. Je voyais les peuples du Sud comme une fourmilière de silence au travail. Le travail est sain, mais le travail n’est plus le geste le tam-tam ni la voix ne rythment plus les gestes des saisons. Peuples du Sud dans les chantiers, les ports les mines les manufacturiers et le soir ségrégés dans les kraals de la misère. Et les peuples entassent des montagnes d’or noir et d’or rouge – et ils crèvent de faim. Je vis un matin, sortant de la brume de l’aube, la forêt des têtes laineuses les bras fanés le ventre cave, des yeux et des lèvres immenses appelant un dieu impassible. Pouvais-je rester sourd à tant de souffrances bafouées ? »


  5. STROPHE V

    1. « Mère sois bénie ! J’ai vu – dans le ciel de quelle aube gazouillée ? le jour de la libération. C’était un jour pavoisé de lumière claquante, comme de drapeaux et d’oriflammes aux hautes couleurs. »

      Le poète a vu, comme Chaka dans son rêve, s’élever l’aube de la libération. Mais quand sonnera-t-elle sonnera enfin cette aube ? Il est presque impossible de déterminer la date, l’époque, d’où l’interrogation. Mais les évènements qui vont la cerner sont clairement décrits : un jour pavoisé de lumière claquante, un jour avec de nombreux drapeaux, symbole de l’autodétermination, enfin ! Des oriflammes qui flottent dans la fierté des hauteurs vers lesquelles s’élèvent les peuples d’Afrique.

    2. « Nous étions là tous réunis, mes camarades les forts en thème et moi, tels aux premiers jours de guerre les nationaux débarqués de l’étranger et mes premiers camarades de jeu, et d’autres et d’autres encore que je ne reconnaissais même pas de visage, que je reconnaissais à la fièvre de leur regard. Pour le dernier assaut contre les Conseils d’administration qui gouvernent les gouverneurs des colonies. »

      La vague de liberté s’est mise en marche et elle est faite de toutes les eaux d’Afrique, de ses camarades forts en thèmes, la première élite de l’Afrique moderne. Ce jour rappelle le premier jour du débarquement, lorsque de toutes les nations descendirent sur le continent européen des combattants, autant de personnes que le poète s’y perd. Il y en a qu’il ne reconnaît point, d’autres qu’il parvient à reconnaître par la fièvre du regard. Tous réunis et déterminés pour un seul but, celui de donner un dernier assaut contre les conseils d’administration qui gouvernent les gouverneurs des colonies.

    3. « Comme aux dernières minutes avant l’attaque – les cartouchières sont bien garnies, le coup de pinard avalé ; les musulmans ont du lait et tous les gris-gris de leur foi. »

      Le courage est nécessaire, et les vaillants vont se rehausser le moral : pas de manque de munitions, le pinard est avalé et les musulmans s’accoudent à leurs gris-gris.

    4. « La mort nous attend peut-être sur la colline ; la vie y pousse sur la mort dans le soleil chantant et la victoire »

      Dans ces affronts, la mort attend toujours sur la colline, devant les soldats, cette colline où pousse la mort sur la vie : d’autres ont pris le même affront et arrosent maintenant de leur graisse les herbes qui ressuscitent de la neige disparue

    5. « Sur la colline à l’air pur où les banquiers bedonnants ont bâti leurs villas, blanches et roses, loin des faubourgs, loin des quartiers indigènes.»

      Mais la colline a une autre dimension : c’est le sommeil où se sont réfugiés les banquiers, érigeant leur maison pour s’isoler de la misère des banlieues, des carrefours nègres.


  6. STROPHE VI

    1. « Mère, sois bénie ! Reconnais ton fils parmi ses camarades comme autrefois ton champion, Kor-Sanou ! parmi les athlètes antagonistes à son nez fort et à la délicatesse de ses attaches. »

      Parmi les rassemblés, il y a le champion Kor-Sanou, le fils de Gnilane et de Diogoye, athlète au nez fort et les attaches délicates. Dimension double de cette délicatesse ? La lutte est plutôt idéologique, pas musculaires, d’où la permission de contempler la qualité de l’esprit du poète parmi cette foule à la cause commune.

    2. « En avant ! Et que ne soit pas le pæan poussé ô Pindare ! mais ce cri de guerre hirsute et le coupe-coupe dégainé, mais jaillie des cuivres de nos bouches, la Marseillaise de Valmy plus pressante que la charge d’éléphants des gros tanks que précèdent les ombres sanglantes, la Marseillaise catholique. »

      C’est une lutte moderne qui s’engage, plus celle des coupe-coupe, mais les mots, le verbe qui crée, la Marseillaise qui dit la fraternité, l’égalité dans un nouvel ordre mondial ; ce monde de la démocratie. Et c’est une charge terrible, plus terrible que la charge des éléphants de l’Inde, plus terrible que l’assaut des tanks que précèdent les sombres sanglantes des avions quadrimoteurs. C’est maintenant qu’éclate la Marseillaise universelle, la marseillaise qui est un hymne de chaque peuple à l’intérieur du peuple et du peuple envers le monde.

    3. « Car nous sommes là, tous réunis, divers de teint – il y en a qui sont couleur de café grillé, d’autres bananes d’or et d’autres terres des rivières. »

      Toutes les races du monde sont rassemblées comme au jour de l’Armageddon : les peuples d’Afrique dans leur diversité, les peuples d’Asie, toute la race peinant à travers le monde, y compris les marginalisés des pays d’Europe.

    4. « Divers de traits de costumes de coutumes de langue ; mais au fond des yeux la même mélopée de souffrances à l’ombre des longs cils fiévreux. »

      Jour de métissage multidimensionnel, l’un et le multiple, cette diversité que va unir le but visé : dans les yeux la même mélopée de souffrances à l’ombre des longs cils fiévreux, la fièvre de la détermination qui mènera à l’autodétermination.

    5. « Le Cafre le Kabyle le Somali le Maure, le Fân et le Fôn le Bambara le Bobo le Mandiago le nomade le mineur le prestataire, le paysan et l’artisan le boursier et le tirailleur et tous les travailleurs blancs dans la lutte fraternelle. Voici le mineur des Asturies le docker de Liverpool le Juif chassé d’Allemagne, et Dupont et Dupuis et tous les gars de Saint-Denis. »

      Mais cette fraternité n’est pas géographique : c’est un rassemblement géo idéologique, le regroupement de la race paysanne par le monde, la fraternité, l’union des peuples opprimés.


  7. STROPHE VI

    1. « Mère sois bénie ! Reconnais ton fils à l’authenticité de son regard, qui est celle de son cœur et de son lignage. Reconnais ses camarades reconnais les combattants, et salue dans le soir rouge de ta vieillesse, l’aube transparente d’un jour nouveau. »

      Mais pourquoi prend-il sa mère en complice ? C’est que dans son terroir, le fait de présenter quelqu’un à ses parents à une dimension sans mesure : c’est un seau de l’amitié et de la confiance. Si quelqu’un se dit votre ami et ne vous rencontre que dans les coins sombres, vous devez réellement remesurer ce lien, le réévaluer.

HOSTIES NOIRES - POEME PRELIMINAIRE


  1. INTRODUCTION

    Cette collection de poèmes de Léopold Sédar Senghor est heureusement la plus facile à déchiffrer. Les « Hosties noires », qui ne sont autre que les Tirailleurs Sénégalais ayant participé aux deux guerres mondiales, mais surtout à deuxième, après avoir été bras droits, encore mieux, dogues noirs de l’administration coloniale sur le continent, ont reçu ici lea plus haute médaille militaire, la plus grande marque de connaissance qui soit. Et la source de l’éloge n’est pas des moindres, car frère d’armes, frère de sang : «Vous Tirailleurs Sénégalais, mes frères noirs à la main chaude sous la glace et la mort, qui pourra vous chanter si ce n’est votre frère d’armes, votre frère de sang ? ». Dès le poème préliminaire, le poète se réserve ce droit de discours funéraire, louange enveloppée de défense et cela pour d’innombrables raisons :

    • Les chefs militaires, encore moins les ministres ne sont pas assez aptes, ni assez honnêtes pour le faire : « Je ne laisserai pas la parole aux ministres, et pas aux généraux. Je ne laisserai pas –non ! – les louanges de mépris vous enterrer furtivement ».

    • Les poètes : « Car les poètes chantaient les fleurs artificielles des nuits de Montparnasse, ils chantaient la nonchalance des chalands sur les canaux de moire et de simarre, ils chantaient le désespoir distingué des poètes tuberculeux. Car les poètes chantaient les héros, et votre rire n’était pas sérieux, votre peau noire pas classique ».

    • Et une fois morts, leur femme non plus : « Nous n’avons pas loué de pleureuses, pas même les larmes de vos femmes anciennes – Elles ne se rappellent que vos grands coups de colère, préférant l’ardeur des vivants ».


  2. POEME PRELIMINAIRE

    1. « Vous Tirailleurs Sénégalais, mes frères noirs à la main chaude sous la glace et la mort, qui pourra vous chanter si ce n’est votre frère d’armes, votre frère de sang ? »

      Ce poème introductif est un coup cinglant, un long cri de râle, une mélopée qui retrace, dans une majesté splendide, l’horreur des charniers d’Europe, le sort des noirs tombés sur ses champs de bataille neigeux, ces frères noirs aux mains chaudes, amicales qui sont couchés sur un lit de mort double : la mort, et le froid qui naturellement les faisait souffrir, aussi poignant que la trompette préparant à l’assaut.

      Nous nous sommes trompés en parlant de lit double. En réalité le lit est triple, à la manière du lit conventionnel des jeunes couples africains, où papa et maman dorment avec leur bébé : ce bébé, ce dernier venant sur le chapelet de la mort, ce sont le devoir et les éloges, puisqu’ils sont morts en… héros ? Le frère d’armes est conscient du fait que seuls leurs frères de sang et d’armes sauront leur reconnaître ce mérite.

    2. « Je ne laisserai pas la parole aux ministres, et pas aux généraux. Je ne laisserai pas –non ! – les louanges de mépris vous enterrer furtivement. »

      Il ne va pas laisser la parole aux ministres et aux généraux, ces marionnettes qui liront solennellement en somnambules des lignes qu’ils n’auront pas écrites, en lorgnant leur montre pour dépasser une certaine longueur protocolaire. Et dans cet état des choses, ces louanges seraient égales au mépris.

    3. « Vous n’êtes pas des pauvres aux poches vides sans honneur. Mais je déchirerai les rires banania sur tous les murs de France. »

      On ne nous enterrera pas avec « des pagnes empruntés », vous n’êtes pas des pauvres aux poches vides, sans honneur. Ils ont donné le meilleur de leur vie, ils ont donné leur jeunesse, leur vie.

      Les rires banania sur les murs de Paris, ces affiches publicitaires qui ornaient les murs de la cité de lumière et où le nègre aux lèvres rouges, ne sont qu’un maillon sur toutes la chaîne publicitaire qui allait de l’Europe aux Etats-Unis et sur laquelle, dans les années 90 on fera une exposition d’analyse à Amsterdam, aux Pays Bas.

      Le poète, précurseur dans plusieurs choses et domaines, à travers ce poème, fait son exposition, qui a pour but de faire réfléchir, et de faire disparaître ce racisme indirect, encore pire, subconscient.  

    4. « Car les poètes chantaient les fleurs artificielles des nuits de Montparnasse, ils chantaient la nonchalance des chalands sur les canaux de moire et de simarre, ils chantaient le désespoir distingué des poètes tuberculeux. Car les poètes chantaient les héros, et votre rire n’était pas sérieux, votre peau noire pas classique. »

      Les poètes occidentaux ont fermé les yeux sur la beauté nègre, sur le devoir, le sang nègre, leur héroïsme pour la République. Les poètes occidentaux ont préféré chanter les fleurs artificielles, la beauté de la nonchalance des chalands sur les canaux, toute la superficialité de ce monde. Ils ont préféré chanter le désespoir de poètes tuberculeux, héros d’une autre époque, d’un autre monde, héros d’une autre race. Quant à eux, nègres, à peine si le héroïsme était possible : vote rire n’était pas sérieux, et votre peau noire pas classique, pas du tout artistique et par conséquence indigne de louange, de la plume des poètes.

    5. « Ah ! ne dites pas que je n’aime pas la France – je ne suis pas la France, je sais – Je sais que ce peuple de feu, chaque fois qu’il a libéré ses mains, a écrit la fraternité sur la première page de ses monuments, qu’il a distribué la faim de l’esprit comme de la liberté à tous les peuples de la terre conviés solennellement au festin catholique. »

      Des doigts se pointent ? Des accusations ? Vous comprenez mal le poète. S’il affirme ce qu’il dit, ce n’est nullement pas parce qu’il n’aime pas la France. Ici, nous voulons contredire la vision qui veut que l’amour soit aveugle. L’amour n’est pas aveugle. Il voit les défauts de l’autre et sait pardonner accepter, au pire se conformer.

      Ici, pour Senghor aimer n’est synonyme d’accepter, encore moins de cécité. Il ne se conforme pas non plus. Il pardonne. Mais on ne peut pardonner une chose que l’on ne reconnaît point comme faute.

      Il ne se conforme pas. Il n‘est pas la France. Bien sûr, la France a quelque mérite : ce peuple de feu, chaque fois qu’il n’a pas été contraint d’agir d’une certaine façon, a suivi à la lettre la fraternité dont il a fait son emblème, comme l’égalité et a distribué la connaissance à tous les peuples conviés au festin catholique, au festin universel.

      C’est vrai que, contrairement aux anglo-saxons, la France avait une politique assimilationniste : faire des peuples conquis des français, quitte à les reléguer comme français de second, de troisième ou de quatrième rang.

    6. « Ah ! je ne suis-je pas assez divisé ? Et pourquoi cette bombe dans le jardin si patiemment gagné sur les épines de la brousse ? Pourquoi cette bombe sur la maison édifiée pierre à pierre ? »

      Mêlée de critiques et de louanges ! Le poète délire encore à cette intersection qui se présentera toujours à lui, comme lors de l’invitation de sa mère pour « embrasser » la plus belle.

      Les Africains qui critiquent Senghor devraient réfléchir deux fois avant même d’ouvrir la bouche, je ne dis pas avant de le condamner. L’être humain est ce qu’il est, un arbre ouvert aux plantes parasites, aux courants qui le transforment et font sa nature, taillent son devenir.

      Si l’on considère les générations qui se succèdent, surtout dans ce monde qui se fait de plus en plus uniforme de par la fulgurance de l’information, nous verrons que chaque génération a été condamnée par la précédente sur un point. Quand nous étions jeunes, le premier bal organisé dans mon village était traité de « danse des chiens » où homme et femme dansent collés l’un à autre comme des chiens qui s’envoient en l’air sans pudeur.

      Ajoutez à cela la disparition de Sérigne Fallou et celle de Mahécor Diouf : les hommes dignes devaient partir pour ne pas voir l’aube de cette époque sans vergogne. Puis la première sérieuse sécheresse, durant la même année, main de Dieu sur cette génération dégénérée comme elle fut sur Sodome et Gomorrhe — nos parents ne savaient rien de Sodome et Gomorrhe, mais la liste des raisons est égale à celle énumérée comme cause de la destruction de ces deux villes —, ajoutez à cela, dis-je le bouleversement de mai 1968 et c’est à peine si nous ne leur avions pas donné raison.

      Tout cela juste pour dire que Senghor avait pris la pomme des deux jardins, que ces deux pommes, en quelque sorte, avaient développé des fibres nutritionnelles dans son système inhérent.

      Le problème qui maintient les nègres dans un certain complexe vient justement du fait qu’ils arrivent trop difficilement à faire la part des choses, ce que Senghor avait réussi en sachant « rendre à César ce qui appartenait à César ».

      Consommateur passif de tout ce qui vient de l’Occident, le nègre, intrinsèquement dépendant d’un système importé comme ses habits, ses boutons, ses aiguilles, il veut se confirmer et accuse parfois trop rapidement et, au courant de son accusation, se trouve lui-même acculé sans merci.

      Ce caractère est si fondé que des personnes qui en sont conscientes, pour avoir séjourné en Europe, ont peur de s’exprimer, car on les taxe automatiquement de toubab

      Donnons un exemple concret : Nous étions un jour avec une amie américaine. En passant juste devant le grand rond point qui face au quartier général de Radiodiffusion et Télévision du Sénégal, RTS, nous vîmes un chauffeur faire sortir un pneu de secours, prêt à changer de pneu au milieu de la troisième voie en partant de la droite, c’est-à-dire tout contre les contours du rond point. Nous essayâmes de passer notre chemin sans rien dire, mais l’aberration en face de la situation fut plus forte que notre réserve. Alors nous nous sommes arrêté à sa hauteur et lui avons dit aussi poliment que possible s’il ne trouvait réellement pas mieux d’avancer sa voiture et de changer le pneu à un lieu plus approprié.

      Le chauffeur regarda plutôt la copine américaine toute blanche, et c’est d’elle qu’il tira sa réponse qui est littéralement : « Pourquoi veux-tu être toubab ? » C’est-à-dire « pourquoi te prends-tu pour un toubab, pour un blanc ? » En d’autres termes, le fait d’être contre ce qu’il était en train de faire n’était pas du tout nègre. C’est seulement un toubab qui aurait du voir une anomalie dans ses actes.

      En réalité, le nègre, pour toute cette clique et claque de personnes, est exactement la définition qu’avaient et qu’ont les racistes blancs : quand ça merde, c’est nègre. Quand c’est correct, c’est blanc.

      En regardant cet homme, nous avons préféré de garder le silence pour ne pas embarquer dans une querelle. Notre réponse plutôt conseil, n’aurait été que de lui dire de retourner à ses chèvres et chameaux puisque c’est le blanc qui a fait la voiture et le code de la route.

      Mais non, l’Afrique continue de dresser des formes plutôt que des sens. L’Afrique semble se contenter de ce qui l’arrange le plus facilement possible oublie le reste. Seulement que l’un ne va pas sans l’autre sans dégât. » Nous pensons, sans fierté aucune, que c’est justement cette attitude qui fait que, dans la situation actuelle des choses, pour voir un « accident » il faut aller ailleurs qu’au Sénégal. Sur la même latitude, nous pensons que quiconque pense déposer une plainte contre la France et l’Angleterre à cause d’un bateau naufragé devrait également déposer une plainte contre l’occident et l’orient pour tout accident de la route, puisque routes goudronnées et voitures nous viennent de là-bas.

      Mais pourquoi cet exemple ? Pourquoi nous être aventuré si loin, presque hors sujet ? C’est que cette division de Senghor est présente chez tous les nègres. Un président peut afficher son désir, son arrogance pour mener son peuple, dire ne pas avoir besoin de cadeaux, de dons, mais tôt où tard il sombrera dans les voyages de talibés à travers l’Occident sous une forme ou une autre. C’est que l’indépendance d’une nation est dans sa capacité à gérer l’interdépendance à tous les niveaux qui régissent la société.

      La force de Senghor a été l’humilité et la modestie qui lui ont fait voir le danger, ses faiblesses, ses petitesses, ses divisions ou écartèlements, et permis de ne pas être en contradiction avec lui-même. Le chanteur Bob Marley le rejoint, quand il dit : « Emancipate yourselves from mental slavery. None but by ourselves can free our minds ». Dans «Camp 1940» n’a-t-il pas écrit : « … Et ne sont-ils pas libres de la liberté du destin »

    7. « Pardonne-moi, Sira-Badral, pardonne étoile du Sud de mon sang, pardonne à ton petit-neveu s’il a lancé sa lance pour les seize sons de sorong. »

      Sédar se tourne vers l’aïeule fondatrice de royaume dont il se serre comme repère, et voit qu’il a manqué de patience, qu’il s’est laissé aller trop vite, qu’il a lancé sa lance pour les seize coups de sorong.

      En lisant ce passage, je ne peux m’empêcher de revenir avec la mémoire de la cérémonie finale lors d’un baptême sérère : Un enfant, d’habitude riche en petits frères et petites sœurs dont aucun n’est décédé est généralement choisi pour porter le bébé sur le dos la première fois, vers le soir du huitième jour. Il a le plus gros gâteau, et les autres enfants reçoivent aussi leurs parts. Alors portant le bébé sur le dos et suivi de la marraine qui s’est occupé des festivités et des autres enfants qui chantent « Moumi ! Moumi ! Que bébé vive, que bébé vive », il va faire sept fois l’aller-retour entre la case de la mère du bébé et le portail de la maison. A chaque voyage, les enfants ramassent des brindilles qu’ils vont venir jeter dans un trou creusé contre la porte de la mère et où toute chose ayant un rapport avec le bébé de même que l’eau avec laquelle on l’a lavé a été versée.

      Au retour du septième voyage, les enfants jettent les dernières brindilles ramassées au portail et crient tous en semble : « Jetez les gâteaux aussi ! Jetez les gâteaux aussi. » Et c’est justement ce qui suit qui me fait penser aux lignes de Senghor : les enfants distraits jettent leurs gâteaux avec les brindilles dans la fosse ! Et bien sûr, vous pouvez facilement imaginer les pleurs de ces enfants qui n’ont plus gâteaux, qui voudraient les repêcher de cette fosse toute salle et la raillerie des autres. C’est un drame pour les perdants, une moquerie pour les autres. Dans ce sursaut, je vois toujours Sédar jeter son gâteau dans la fosse.

    8. « Notre noblesse nouvelle est non de dominer notre peuple, mais d’être son rythme et son cœur, non de paître les terres, mais comme le grain de millet de mourir dans la terre ; non d’être la tête du peuple, mais bien sa bouche et sa trompette. »

      La noblesse nouvelle, la nouvelle royauté, la nouvelle gouvernance n’est pas de dominer le peuple, mais d’être son rythme et son cœur. C’est d’être à la disposition de son cœur, de ses désirs. Ce n’est pas paître les terres, d’intervenir lorsqu’il ne reste que les vendanges mais d’être le grain qui doit mourir pour nourrir plus. La vision de Senghor n’était pas la tête qui dicte au peuple ce qu’il faut faire, d’être le tyran, mais son interprète, sa bouche, sa trompette.

    9. « Qui pourra vous chanter si ce n’est votre frère d’armes, votre frère de sang, vous Tirailleurs Sénégalais, mes frères noirs à la main chaude, couchés sous la glace et la mort ? »

mardi 2 octobre 2018


LE RETOUR DE L’ENFANT PRODIGUE

« Le fils prodigue » est une parabole de Jésus, et, pour permettre au lecteur d’avoir une idée de l’image de Senghor, nous allons vous la reproduire, en nous appuyant sur l’Evangile de Luc : « …. Et il dit encore : Un homme avait deux fils. Le plus jeune dit à son père : Mon père, donne-moi la part de bien qui doit me revenir. Et le père leur partagea son bien. Peu de temps après, le plus jeune fils, ayant tout ramassé, partit pour un pays éloigné, où il dissipa son bien en vivant dans la débauche. Lorsqu’il eut tout dépensé, une grande famille survint dans ce pays, et il commença à se trouver dans le besoin. Il alla se mettre au service d’un des habitants du pays, qui l’envoya dans ses champs garder les pourceaux. Il aurait bien voulu se rassasier des carouges que mangeaient les pourceaux, mais personne ne lui en donnait. Etant rentré en lui-même, il dit : Combien de mercenaires chez mon père ont du pain en abondance, et moi, ici, je meurs de faim ! Je me lèverai, j’irai vers mon père et je lui dirai : Mon père, j’ai péché contre le ciel et contre toi. Je ne suis plus digne d’être appelé ton fils ; traite-moi comme l’un de tes mercenaires. Et il se leva et alla vers son père. Comme il était encore loin, son père le vit et fut ému de compassion. Il courut se jeter à son cou et le baisa. Le fils lui dit : Mon père, j’ai péché contre le ciel et contre toi, je ne suis plus digne d’être appelé ton fils. Mais le père dit à ses serviteurs : Apportez vite la plus belle robe, et l’en revêtez ; mettez-lui un anneau au doigt et des souliers aux pieds. Amenez le veau gras et tuez-le. Mangeons et réjouissons-nous ; car mon fils que voici était mort, et il est revenu à la vie ; il était perdu, et il est retrouvé… »

Il y a une transposition car, il est vrai que le fils a une inquiétude quant à comment faire face à son père après avoir gaspillé toute la richesse qui lui a été donnée. Ici, si la condamnation semble devoir venir de Diogoye, dans l’Evangile c’est le cas contraire. C’est plutôt l’aîné qui fait des remontrances : « Or, le fils aîné était dans les champs. Lorsqu'il revint et approcha de la maison, il entendit la musique et les danses. Il appela un des serviteurs, et lui demanda ce que c'était. Ce serviteur lui dit : ton frère est de retour, et, parce qu'il l'a retrouvé en bonne santé, ton père a tué le veau gras. Il se mit en colère, et ne voulut pas entrer. Son père sortit, et le pria d'entrer. Mais il répondit à son père : voici, il y a tant d'années que je te sers, sans avoir jamais transgressé tes ordres, et jamais tu ne m'as donné un chevreau pour que je me réjouisse avec mes amis. Et quand ton fils est arrivé, celui qui a mangé ton bien avec des prostituées, c'est pour lui que tu as tué le veau gras ! ».

Là où le Fils prodigue mangeait des carouges destinées aux pourceaux, Senghor s’est gavé de la poussière de seize années d’errance, l’inquiétude de toutes les routes d’Europe, les cités battues de vagues de mille passions dans sa tête. Mais cela n’a pas perverti son âme. Après tout, le devenir de l’Afrique, son avancée et son développement seront mesurés à la superbe de ces cités, à leurs bâtiments et enseignes multicolores. Toutes les passions déchaînées, l’inquiétude sur les routes d’Europe, la guerre, les charniers… Il n’est pas entré dans la débauche, il ne s’est pas avili, son cœur est resté pur comme vent d’Est au mois de Mars, vent chaud qui brûle tout, et par conséquence stérilise. Et c’est pour se maintenir pur qu’il voulait se réfugier dans le désert « sans ombre, terre austère terre de pureté, de toutes mes petitesses lave-moi, de toutes mes contagions de civilisé. Que me lave la face ta lumière qui n’est point subtile, que ta violence sèche me baigne dans une tornade de sable… »


STROPHE I

  1. « Et mon cœur de nouveau sur la marche de pierre, sous la porte de l’honneur. Et tressaillent les cendres tièdes de l’Homme aux yeux de foudre, mon père. Sur ma faim, la poussière de seize années d’errance, et l’inquiétude de toutes les routes d’Europe ; et les cités battues de vagues de mille passions dans ma tête. Mon cœur est resté pur comme Vent d’Est au mois de Mars. »

    Voilà donc arrivé le temps des comptes, l’heure tant redoutée : « C’est le même soleil mouillé de mirage, le même ciel qu’énervent les présences cachées le même ciel redouté de ceux qui ont des comptes avec les morts. Voici que s’avancent mes morts à moi… ». Sédar doit faire face à Diogoye. L’enfant prodigue retourne à la marche de pierre, sous la porte de l’honneur.

    Ici il nous semble devoir expliquer deux choses intrinsèques à la culture sérère :

    • La porte de l’honneur : Dans les maisons sérères traditionnelles, il y a une entrée principale et une petite entrée, respectivement « a carind » et « a ƥoot » Tout ce qui est honorable, tout acte noble, entre et sort par la porte principale. Ceux qui fuient, qui se cachent, passent par la petite porte.
      Ceci amène une autre réalité additionnelle : faisant face à l’entrée principale de chaque maison sérère, se trouve une palissade symbolique. Elle est dressée entre la case du chef de la maison et la cour, et son nom solennel est « o mbañ-gaci » littéralement « refuse-honte », palissade dressée là pour rappeler au chef qu’il est gardien, et protecteur des valeurs et devant s’évertuer chaque jour pour que jamais « honte dans la maison n’entre ».

    • L’Homme : Contrairement au fils prodigue de la parabole évangélique, son père est déjà mort. Néanmoins, du fond de la tombe, les cendres tièdes de l’Homme aux yeux de foudre vont tressaillir. Senghor garde ici l’appellation toute sérère du fils vis-à-vis de son père.

    A un certain âge, on n’emploie plus le vocatif « baa » ou « baab », en s’adressant à son père ou bien « yaa » ou « yaay » en s’adressant à sa mère. Il ne peut non plus appeler directement ses parents par leur prénom. Alors on commence à dire, par exemple : « Est-ce que l’Homme est-là ? » Ou bien « Est-ce que la femme est là ? », ce qui est exactement équivalent, et par conséquence compris comme, respectivement : « Est-ce que papa est là ? » « Est-ce que maman est-là ? » C’est à cause de cela que l’on retrouve souvent « l’Homme » comme référence à son père .


STROPHE II

  1. « Je récuse mon sang en la tête vide d’idée, en ce ventre qu’ont déserté les muscles du courage. Me conduise la note d’or de la flûte du silence, me conduise le pâtre mon frère de rêve jadis nu sous sa ceinture de lait, la fleur du flamboyant au front. Et perce pâtre, mais perce d’une longue note surréelle cette villa branlante, dont fenêtres et habitants sont minés des termites. Et mon cœur de nouveau sous la haute demeure qu’a édifié l’orgueil de l’Homme. Et mon cœur de nouveau sur la tombe où pieusement il a couché sa longue généalogie. Il n’a pas besoin de papier ; seulement la feuille sonore du dyâli et le stylet d’or rouge de sa langue. »

    Le retour n’est jamais facile. Le poète ne parvient pas à avoir une idée fixe, son courage a tendance à l’abandonner, mais il les récuse. Il faut bien faire face aux cendres tièdes de l’Homme aux yeux de foudre. Il faut qu’il se souvienne, qu’il remonte loin dans le passé pour retrouver son compagnon, le pâtre son frère, le pâtre à la flûte mélodieuse qui savait guider le troupeau vers la maison au soleil déclive.

    Mais la peur est profonde, car elle vient des mânes de ses Pères. Cette maison a les fenêtres et les habitants minés par les termites : les fenêtres sont délabrées, croulantes, et combien de ses habitants sont morts ! Mais ce qui fait plus peur, il l’exprime clairement dans « Visite », « … C’est le même ciel redouté de ceux qui ont des comptes avec les morts. Voilà que s’avancent mes mortes à moi… ».

    Et des comptes à rendre, l’enfant prodigue en a certainement à distribuer, après seize ans d’errance, surtout si le sérère n’’était pas venu au chevet de son père mourant, si ses parents sont enterrés durant son absence. Il faut qu’il affronte cette maison édifiée avec beaucoup d’orgueil par Diogoye.

    Au retour de son long séjour, il a un devoir à accomplir, celui de se rendre au cimetière pour rendre visite à ceux qui sont morts durant l’absence, à ceux que l’on n’a pas vus depuis longtemps. Il doit se rendre à ce cimetière où se trouve toute la généalogie de Diogoye. Il ne va pas sortir l’arsenal du civilisé, se mettre à la plume, mais seulement se munir de sa langue, de dire les mots justes, prendre les notes justes, comme le griot les doigts le long de la kôra, et sa voix d’or aussi futée qu’une plume. Il le dira aussi dans Congo : « Que j’émeuve la voix des kôras Koyaté ! L’encre du scribe est sans mémoire… » .  


STROPHE III

  1. « Que vaste que vide la cour à l’odeur du néant comme la plaine en saison sèche qui tremble de son vide. Mais quel orage bûcheron abattit l’arbre séculaire ? Et tout un peuple se nourrissait de son ombre sur la terrasse circulaire, et toute une maison avec ses palefreniers, bergers domestiques et artisans sur la terrasse rouge qui défendait la mer houleuse des troupeaux aux grands jours de feu et de sang. Ou est-ce un quartier foudroyé par les aigles quadrimoteurs et par les lions des bombes aux bonds puissants ? »

    Après seize ans d’erreur, le poète est en face de la réalité. Les choses, les êtres qu’il avait jadis côtoyés, ces choses que, dans l’absence on maintient de toutes ses forces pour ne pas perdre le cordon ombilical qui maintient à la patrie, à la maison, ces choses n’existent plus. Il est comme en retard par rapport à l’actualité et il y a une espèce de vide, de déception profonde.

    Après une absence de vingt trois ans dont dix ans sans venir au Sénégal du tout, nous savons ce que l’on ressent quand on débarque. Le déphasage est effroyable. Pendant des années on lutte pour se maintenir, ne pas se « civiliser », ne pas oublier. Les souvenirs sont vivaces, on connaît le nombre de termitières qui longent une certaine piste, on voit, dans la distance ces arbres que l’on a laissés derrière, sous lesquels on s’est une fois assis et discuté avec des personnes chères. Contrairement à ce que l’on pense, pour avoir si souvent médité, ces choses quittées sont présentes. Et lorsque l’on débarque, on voit que tout a disparu. Certains arbres sont tombés, les autres n’ont plus le même aspect et ceux qui sont restés, ayant naturellement progressé avec le temps et franchi ces dix ans dans un esprit d’avancement par rapport à nous, émigrés qui nous agrippions à un présent-passé pour nous maintenir intacts, nous nous réveillons à la dure réalité d’être en avance par rapport à l’Europe sur eux, mais très en retard quand à notre acceptation du paysage.

    Eh oui, à son départ, tout un peuple se nourrissait, prenait le repas sous l’ombre du ficus séculaire. Ce ficus, qui, jusqu’à hier, jusqu’à son débarquement, existait encore dans ses pensées, ce ficus séculaire n’est plus. Le bûcheron temps s’en est occupé, avec sa hache impassible. Et avec la disparition de cette ombre protectrice, sont partis les bergers qui s’occupaient des vaches innombrables de Diogoye, les domestiques et les artisans.

    C’est vrai que la disparition, l’inexistence de ce ficus et toute la foule de choses et de gens qu’il avait solennellement gardée dans sa mémoire est venue si vite. L’effet est semblable au travail d’un bombardier, de ces avions quadrimoteurs qui de leurs bombes puissantes, faisaient disparaître immeubles et arbres en un clin d’œil : « Est-ce l’Afrique encore, cette côte mouvante, cet ordre de bataille, cette longue ligne rectiligne, cette ligne d’acier et de feu ?... Mais entends l’ouragan des aigles-forteresses, les escadrilles aériennes tirant à pleins sabords et foudroyant les capitales dans la seconde de l’éclair. Et les lourdes locomotives bondissent au-dessus des cathédrales et les cités superbes flambent, mais bien plus jaunes mais bien plus sèches qu’herbes de brousse en saison sèche. Et voici que les hautes tours, orgueil des hommes, tombent comme les géants des forêts avec un bruit de plâtras et voici que les édifices de ciment et d’acier fondent comme la cire molle aux pieds de Dieu. »

    Voilà l’image qui lui revient devant cette maison dont les fenêtres sont minées par les termites, les habitants morts ou dispersés, le ficus séculaire tombé, choses intervenues trop rapidement dans sa conscience à cause de l’intensité des souvenirs qui maintenaient les images à leur place. La fulgurance des évènements est proportionnelle à la relation entre la vivacité des souvenirs et le grand vide présent laissé par les choses qu’il n’a plus sous les yeux de la mémoire.


STROPHE IV

  1. « Et mon cœur de nouveau sur la marche de la haute demeure. Je m’allonge à cette terre à vos pieds, dans la poussière de mes respects, à vos pieds, Ancêtres présents, qui dominez fiers la grand-salle de tous vos masques qui défient le Temps. Servante fidèle de mon enfance, voici mes pieds où colle la boue de la Civilisation. L’eau pure sur mes pieds, servante, et seules leurs blanches semelles sur les nattes de silence. Paix, paix et paix, mes Pères, sur le front de l’Enfant prodigue »

    Les êtres chers sont devenus cendres, il va s’allonger par terre, par humilité et modestie. Il va se jeter aux pieds des Ancêtres, des Pangools présents, ces esprits qui, il le sait, dominent la grande salle, les visages masqués. Eux au moins ne vont jamais mourir. Ils défient le temps. Grâce à la transcendance, le poète va retrouver les êtres perdus dans une autre dimension.

    Par respect on se déchausse avant d’entrer dans la chambre. Sédar nous le suggère par « leurs blanches semelles », mais veut aller plus loin en se lavant les pieds pour se purifier. Puis il fait sa prière : la paix sur le front de l’Enfant prodigue. Mais le front, c’est aussi le futur.

    Culture sérère introduite : Après un voyage, n’est-ce que de Dakar au village, il faut faire le tour du carré pour saluer tout le monde. Plus le temps de l’absence est long, plus les visites vont s’étendre à travers le village. Le voyageur revenu doit aller s’enquérir de l’état de santé de tous, présenter les condoléances pour les décès et féliciter pour les naissances et mariages intervenus durant son absence. C’est seulement après que l’on peut se reposer et vaquer à la vie normale. C’est ce que fait justement Senghor. C’est à partir de la strophe suivante que commence la mission.


STROPHE V

  1. « Toi entre tous Eléphant de Mbissel, qui parait d’amitié ton poète dyâli et il partageait avec toi les plats d’honneur, la graisse qui fleurit les lèvres et les chevaux du Fleuve, cadeaux des rois de Sine, maîtres du mil maîtres des palmes, des rois de Sine qui avait planté à Diakhâw la force de leur lance. » P align=justify>« Eléphant de Mbissel », le Grand Mansa Waly Mané, devenu Maïssa Waly Dione. Mansa est devenu « maïssa » et « mané » a fait place à « dione » à cause de sa longévité, selon la légende qui va ainsi : « Maïssa Waly vécut si longtemps, que chaque fois qu’un voyageur revenait des recoins de Mbissel, la première question qu’on lui posait était : « Et Maïssa Waly ? [Est-il toujours vivant ?] ». Et l’autre répondait : « Oxaa maaga jon », c’est-à-dire, littéralement : il est toujours là-bas, les yeux bien ouverts [Pas du tout prêt à casser sa pipe] ». P align=justify>Venu du royaume du Mali, Mansa sera propagateur de la royauté dans le Sine, puis devenir un des Pangools les plus vénérés du terroir. Si certains Pangools restent dans le recoin strict d’une famille, certains unissent tous les Sérères. C’est en tant que Pangool que Senghor s’adresse à Maïssa Waly pour qu’il intercède auprès de tous les autres en sa faveur. Le poète dit avoir lié amitié et partagé avec lui les dons du roi du Sine. C’est dire qu’il lui a offert une partie de royauté au même titre que les Guelwârs qui avaient planté la force de leur lance, c'est-à-dire le centre de leur pouvoir, leur trône à Diakhaw

  2. « Et parmi tous, ce Mbongou couleur de désert ; et les Guelwars avaient versé des libations de larmes à son départ, pluie de rosée quand saigne la mort du Soleil sur la plaine marine et les vagues des guerriers morts. »

    Senghor se souvient particulièrement de Coumba Ndoffène Diouf, le roi du Sine lâchement assassiné par un colon pègre du nom de Pierre François Beccaria à Joal le 14 août 1871. Il reçut une balle, perché sur son cheval, ce que fait ressortir le poète en parlant du Mbongou, cheval roux, au couleur de désert. Parmi les rois les plus vénérés du Sine, les Guelwars, et partant, tout le Sine, versèrent des larmes à son départ pour Sangamar la Nocturne, Sangamar l’Eternel, libations de larmes ainsi qu’une pluie de rosée quand saigne la mort du Soleil sur la pluie marine et les vagues des guerriers mourants.

    L’on ne pouvait décrire plus intensément un tel évènement : tous les éléments sont là, s’entrechoquant, se bousculant, se faisant place, se rejetant, exactement comme Joal et ses habitants pendant cette journée funèbre. Le deuil, tout un royaume qui s’émeut, des libations de larmes, puisqu’un des leurs transcende couvert de sang. Mais ce n’est pas uniquement le roi du Sine, c’est un des meilleurs rois du Sine, le Roi Soleil de son terroir, c’est le Soleil couchant, ce soleil qui meurt, couvert de sang sur la plaine marine. Ceci amène cette croyance sérère : les rois morts remontent vers Sangamar, cette longue bande de sable qui casse l’océan comme un îlot devant préserver l’Eternel. Pour les Sérères Sangamar est l’équivalent des Champs élyséens comme, dans l’Odyssée, Protée les décrit à Ménélas : « Les Immortels t'emmèneront chez le blond Rhadamanthe, aux champs Élyséens, qui sont tout au bout de la terre. C'est là que la plus douce vie est offerte aux humains ; jamais neige ni grands froids ni averses non plus ; on ne sent partout que zéphyrs dont les brises sifflantes montent de l'Océan pour donner la fraîcheur aux hommes. »


STROPHE VI

  1. « Eléphant de Mbissel, par tes oreilles absentes aux yeux, entendent mes Ancêtres ma prière pieuse. Soyez bénis, mes Pères, soyez bénis ! Les marchands et banquiers, seigneurs de l’or et des banlieues où pousse la forêt des cheminées – ils ont acheté leur noblesse et les entrailles de leur mère étaient noires – les marchands et banquiers m’ont proscrit de la Nation. Sur l’honneur de mes armes, ils ont fait graver Mercenaire. Et ils savaient que je ne demandais nulle solde ; seulement les dix sous pour bercer la fumée de mon rêve, et le lait à laver mon amertume bleue. »

    C’est à Maïssa Waly que d’adresse Senghor pour faire parvenir à l’ensemble des Esprits sa prière pieuse. Cette période de sa venue au Sénégal est celle qui va le déterminer à plonger dans la politique, à être combattant au flanc de son peuple. Le monde a beaucoup changé, le monde a évolué, du moins à travers les yeux du Senghor actuel, qui a goûté à l’hysope de l’Europe, pour cet intellectuel ayant côtoyé d’autres comme Césaire et Damas et qui a commencé son combat de la Négritude.

    Les nouveaux maîtres ne sont plus ceux qui avaient planté leur lance royale à Diakhaw, ce ne sont plus les Thiédos au courage de lion : une jeune génération, une nouvelle aube s’est levée, celle des marchands, seigneurs de l’or est des banlieues où pousse la forêt des cheminées, des usines. Mais ces marchands n’ont aucune noblesse : ils ont achetée celle-ci, alors que les entrailles de leur mère étaient noires. C’est une expression toute sérère, et traduit la bassesse dans une société à castes. Ce sont eux qui maintenant règnent en puissance sur son peuple de fiers Thiédos et de Guélowârs aux tambours aussi lancinants que ceux des Aztèques, Incas et Zapotèques.

    Devant eux il se sent proscrit de la Nation et sur ce qui faisait de lui un noble, sur ses armes, ils ont fait graver « Mercenaire ». Dans Kaya Magan, il dira : « Mon empire est celui des proscrits de César, des grands bannis de la raison ou de l’instinct Mon empire est celui d’amour ». Ce passage mérite un arrêt notoire.

    Etre proscrit de la nation fait allusion, ici comme dans le Kaya Magan aux proscrits de César : « Marcus Lepidus, Marcus Antonius et Octavius Caesar, choisis par le peuple pour gouverner et mettre la république sur le droit chemin, déclarent que, si de perfides traîtres n'avaient pas demandé pitié et quand ils l'ont obtenue n'étaient pas devenus les ennemis de leurs bienfaiteurs et n'avaient pas conspiré contre eux, Gaius Caesar n'aurait pas été massacré par ceux qu'il a sauvé par sa clémence après les avoir capturé lors de la guerre, ceux qu'il a considéré comme des amis et à qui il a donné des charges, des honneurs et des cadeaux ; et nous ne devrions pas être obligés d'employer cette sévérité contre ceux qui nous ont insultés et nous ont déclarés ennemis publics »

    Mais pourquoi lui ? Il ne demandait même pas un salaire, seulement dix sous pour bercer la fumée de son rêve et avoir le lait à laver son amertume bleue. Mais ce n’est pas exact. Il est redevable, parce qu’il a bénéficié d’une demi-bourse de l’administration coloniale pour aller étudier à l’âge de 22 ans en France et de là-bas il a bénéficié d’une autre bourse pour revenir au Sénégal faire une recherche sur la poésie sérère. Il peut être accusé de trahison, surtout si l’on tient compte de la réaction suscitée par son allocution à la Chambre de Commerce de Dakar avec son fameux « assimiler sans être assimilé ». Il sera taxé de guigne a wêtche, quelqu'un qui oublie le bien fait dès que rassasié !

    Durant la période coloniale, aller en politique pour défendre les droits de ses concitoyens est synonyme de rébellion. N’est-il donc pas du rang de ces « ... perfides traîtres [ayant] demandé pitié et [l’ayant] obtenue, [devinrent] les ennemis de leurs bienfaiteurs et [conspirèrent] contre eux ... » ? Bien possible. Mais dans sa conscience, il sait que son cœur est toujours aussi pur que vent d’Est quant à ses valeurs primordiales.

  2. « Au champ de la défaite si j’ai replanté ma fidélité, c’est que Dieu de sa main de plomb avait frappé la France. Soyez bénis, mes Pères, soyez bénis ! Vous qui avez permis mépris et moqueries, les offenses polies les allusions discrètes et les interdictions et les ségrégations et puis vous avez arraché de cœur trop aimant les liens qui l’unissaient au pouls du monde. Soyez bénis, qui avez permis que la haine gravelât ce cœur d’homme. Vous savez que j’ai lié amitié avec les princes proscrits de l’esprit, avec les princes de la forme, que j’ai mangé le pain qui donne faim de l’innombrable armée des travailleurs et des sans-travail, que j’ai rêvé d’un monde de soleil dans la fraternité de mes frères aux yeux bleus. »

    Le point 2.6.3 donne beaucoup de matières au poète pour se révolter. Ajoutez à cela la défaite de la France et nous reposons le scénario en d’autres termes : Il est rejeté, proscrit de la nation et son mérite n’a pas été reconnu. Malgré cela, noble de cœur il va reconsidérer tout et, au bout du compte, va revenir sur le champ de bataille que tout lui dictait d’abandonner pour replanter, renouveler sa fidélité, parce que Dieu de sa main de plomb avait frappé. Il faut se souvenir des Tirailleurs Sénégalais, ces « dogues noirs de l’Empire » : « Sur le front de France, le Grand Quartier Général dispose ainsi à la veille de l’offensive allemande de huit divisions d’infanterie coloniale (DIC). Les Sénégalais y sont incorporés avec les fantassins des régiments d’infanterie coloniale (RIC) et avec les artilleurs des régiments d’artillerie coloniale (RAC). Les 4e, 8e, 12e, 14e, 16e, 24e, 25e et 26e RTS sont engagés sur le front. Des éléments d’autres corps sont répartis au sein de régiments composés de bataillons et compagnies mixtes, les 5e, 6e, 27e, 28e, 33e, 44e, 53e et 57e régiments d’infanterie coloniale mixte sénégalais (RICMS). La plupart de ces régiments participent aux opérations au sein des divisions coloniales puis, après leur anéantissement au cours des combats de mai - juin 1940, les rescapés sont rattachés à d’autres unités. Selon le Ministère de la défense, le nombre total des tirailleurs sénégalais mobilisés au 1er avril 1940 est estimé à 179 000, dont 40 000 engagés dans les combats en métropole. Près de 17 000 sont tués, disparus ou blessés au combat en 1940.

    « Un exemple : le 19 juin 1940, les Allemands sont aux portes de Lyon. Le 25ème Régiment de Tirailleurs Sénégalais est envoyé dans un « combat pour l'honneur » ayant pour ordre: « En cas d’attaque, tenir tous les points d’appui sans esprit de recul, même débordé. » Ce combat fut sans merci pour les Africains. En deux jours il y aura plus de 1 300 tués sur 1 800 combattants. Certains tirailleurs, faits prisonniers et même blessés, furent séparés du reste de la troupe, puis massacrés à découvert à la mitrailleuse et achevés sous les chenilles de chars d'une unité SS.

    Selon l'historien américain Raffael Scheck, qui a enquêté dans les archives militaires françaises et allemandes, près de 3 000 tirailleurs sénégalais (terme désignant plus largement l'ensemble des soldats indigènes venus d'Afrique) ont été exécutés par la Wehrmacht en mai - juin 1940, crime de guerre perpétré non pas par des SS, mais par l'armée régulière allemande.

    Durant la bataille de France (10 mai au 22 juin 1940), les troupes coloniales furent peu nombreuses à participer directement aux combats, sauf dans les Ardennes, sur la Somme, au Nord de Lyon et près de Chartres. L'effondrement des armées françaises a été si rapide que l'état major général n'a pas eu le temps de rappeler massivement sur le front métropolitain, les troupes de l'Armée d'Afrique.

    Cependant, quand elles furent en premières lignes, les troupes coloniales livrèrent de rudes combats : le 26ème RTS, de la 8ème DIC (le dernier formé au camp de Souges) en constitue une dramatique illustration. Appelé dans la région de Rambouillet pour couvrir l'armée de Paris en route vers la Loire, il livra de furieux combats les 16 et 17 juin entre Chartres et Maintenon (Feucherolle, Néron, Bouglainval, Chartrainvilliers). Tirailleurs et officiers furent décimés en particulier par le 1er régiment de cavalerie du Général Kurt Feldt (selon archives de l'armée de terre du fort de Vincennes : 52 officiers sur 84 et 2046 sur 3017 tirailleurs sont portés disparus fin juin 1940). Jean Moulin, préfet de Chartres défendra leur mémoire face aux propos racistes des autorités allemandes sur « la honte noire », Die schwartze Schande. Les survivants du 26eme RTS poursuivent les combats, sous les ordres du colonel Perretier, sur la Loire jusqu'à fin juin 1940, c'est-à-dire bien après l'armistice.

    « En 1940, les Allemands détruisent Le Monument aux Héros de l'Armée Noire, que la ville de Reims avait construit en 1924 pour rendre hommage aux soldats noirs de la Première Guerre mondiale. Un nouveau monument fut inauguré le 6 octobre 1963. Une plaque indique simplement : « Ici fut érigé en 1924 un monument qui témoignait de la reconnaissance de la ville envers ses soldats africains qui défendirent la cité en 1918. L’occupant détruisit, par haine raciale le Monument aux Noirs en septembre 1940 ». Par la suite, « durant l'automne 1944, sur ordre du Général de Gaulle, les 15 000 Tirailleurs sénégalais des 9e DIC et 1ère DMI sont remplacés, « blanchis », par des FFI au sein de la 1ère armée française lors d'une opération dite de « blanchiment » et auparavant, les prisonniers français furent assignés par les Allemands pour garder les prisonniers noirs, leurs frères d’arme. .

    Dieu frappant la France de sa main de plomb fait allusion à la victoire allemande au début de la guerre. Cette intervention de Dieu, cette punition, comme le poète l’a déjà mentionnée : « Seigneur, vous avez visité Paris par ce jour de votre naissance parce qu’il devenait mesquin et mauvais » , rappelle cette autre valeur déployée par le poète à l’encontre de ce peuple de feu.

    Le poète accepte, avec un certain taux d’incompréhension et de naïveté qui permettent une raillerie subtile et par conséquence pardonnable, et bénit ces Pangools, les remercie d’avoir « permis moquerie, mépris, les offenses polies, les allusions discrètes et les interdictions et les ségrégations » dont ont été victimes leurs enfants, les Noirs. Pire encore, ils ont arraché les liens forts de son cœur, ils ont permis que la haine gravelât ce cœur d’homme. Le poète se compte parmi les proscrits de l’esprit et s’est lié avec les princes qui ne sont plus princes que dans la forme. Il a goûté au pain qui ne rassasie pas, il s’est lié à l’armée des travailleurs et des sans-travail comme il le fit dans la troisième strophe de « Que m’accompagnent kôras et balafong » : « J’ai choisi mon peuple noir peinant, mon peuple paysan, toute la race paysanne par le monde. »

    Malgré les moqueries, les mépris, les offenses polies, les allusions discrètes et les interdictions et les ségrégations, le poète garde profondément son rêve, qui est celui d’un jour où le soleil se lèvera dessus la fraternité de tous les peuples, la fraternité avec les blancs, ses frères aux yeux bleus.


STROPHE VII

  1. « Eléphant de Mbissel, j’applaudis au vide des magasins autour de la haute demeure. J’éclate en applaudissements ! Vive la faillite du commerçant ! J’applaudis à ce bras de mer déserté des ailes blanches ! - Chassent les crocodiles dans la brousse des profondeurs, et paissent en paix les vaches marines ! Je brûle le secco, la pyramide d’arachides dominant le pays et le wharf dur, cette volonté implacable sur la mer. »

    Surpris ? Oui, de voir un fils applaudir à la faillite des actions commerciales de son père. Mais cette surprise est côté lecteur, pas côté poète. Après le choix effectué, après l’élection de toute la race paysanne de par le monde, Senghor ne pouvait couver quelque part dans son cœur la prospérité de traitant de son père, dont les magasins, autour de la demeure, sont maintenant vides. Il éclate en applaudissement à la faillite du commerçant. C’est que cette faillite du père « traitant » est une conséquence de celle des traitants coloniaux qui pullulaient à Joal, dont Pierre François Beccaria, l’assassin du Maad-a-Sinig Coumba Ndoffène Diouf.

    Cette régression économique des traitants étrangers est supportée par « ce bras de mer désertés des ailes blanches », c’est-à-dire des voiles de navires amarrés, ces navires qui ne pouvaient s’occupaient que du trafic commercial entre Joal, Gorée, Dakar, Saint-Louis, et de là vers la métropole. Avec le départ de ces navires, Senghor va ressusciter la nature propre à l’Afrique, l’Afrique profonde avec sa paix et sa faune : « Chassent les crocodiles dans la brousse des profondeurs, et paissent en paix les vaches marines ! ». Le poète jubile, brûle le secco, qui est cette pyramide d’arachides dominant le pays, la plus haute montagne du Sénégal, qui naît brusquement durant la traite pour disparaître dans le ventre gourmand des voiliers en partance vers l’Europe. Il jubile et brûle le wharf dur, cette volonté implacable qui sort de la mer, une extrémité invisible rejoignant l’Europe tandis que l’autre, plus dure, plus concrète, se brode à la terre africaine comme un serpent à sonnettes.

  2. « Mais lors je ressuscite »:

    • « La rumeur des troupeaux dans les hennissements et les mugissements, la rumeur que module au soir le clair de lune de la flûte et des conques. » A la place du secco, à la place des magasins, des voiliers et du wharf brûlés, le poète ressuscite la rumeur des troupeaux dans le hennissement et les mugissements, il ressuscite les veillées nègres, veillées au clair de lune sous la note des flûtes et des conques, ces battements de mains mêlées aux calebasses dans l’ivresse de la nuit.

    • « La théorie des servantes sur la rosée et les grandes calebasses de lait, calmes, sur le rythme des hanches balancées. » Il ressuscite la longue file des servantes dans l’aube arrosée de rosée, sur la tête des calebasses remplies de lait, et les hanches belles et légères qui flottent, presque surréelles.

    • « La caravane des ânes et dromadaires dans l’odeur du mil et du riz, dans la scintillation des glaces, dans le tintement des vagues et des cloches d’argent. »
    P align=justify>Il fait revivre la caravane des ânes et des dromadaires dans l’odeur du mil jusqu’aux quatre coins du monde : Il a réellement choisi son peuple noir peinant, il a choisi la race paysanne par le monde.  

  3. « Mes vertus terriennes. »

    Senghor a ressuscité ses vertus terriennes. Pour appréhender réellement la dimension de l’allégation « l’émotion est nègre, la raison hellène », il faut bien, très bien comprendre Senghor. Et il suffit d’avoir le courage, de s’arrêter et jeter un coup d’œil sur le monde actuel, ce monde en lambeaux qui a sérieusement besoin de gens courageux, qui a besoin de dirigeants. A ce monde défunt des canons et des machines s’est superposé un autre : le monde de l’information qui distribue aveuglément des droits. Acceptons-nous sans rechigner que des journalistes se mettent une nuit durant sous la fenêtre d’une personne malade, guettant inhumainement pour être les premiers à parler de son dernier souffle ? Acceptons-nous, qu’au nom de la liberté l’on poursuive coûte que coûte une personne pour prendre sa photo jusqu’à l’induire dans un accident mortel ?

    Remettre en question ces choses que nous prenons comme des « droits », peut choquer, comme ont choqué les nègres ces paroles de Senghor. Et pourtant ! Tout jeune, se baladant à travers son royaume d’enfance, et rencontrant sur la distance les premiers européens, le jeune Sédar était certainement très marqué, sublimé par l’exotisme, une certaine finesse, une autre façon de faire. Avec le temps, les chocs culturels vont se succéder : Ngasobil, le froid en Europe, les ségrégations, la guerre. Mais c’est surtout la guerre qui va orienter beaucoup de choses : comment ces personnes, qui dominent l’espace et le temps, peuvent-ils être aussi techniquement barbares ? Comment se fait-il que parmi les fruits les plus cinglants de l’esprit figurent justement les bombes, ces avions quadrimoteurs lancés contre la superbe des villes et des cathédrales ?

    Avec toutes ses expériences, Senghor aurait certainement aimé dire à ses frères africains : « Non ! N’avancez plus ! N’allez pas vers cette évolution, vers cette sorte d’évolution ! Non, ne rejoignez pas ce monde où il n’y a pas : « … un rire d’enfant en fleur, sa main dans ma main, pas un sein maternel, des jambes de nylon. Des jambes et des seins sans sueur ni odeur ; pas un mot tendre en l’absence de lèvres, rien que des cœurs artificiels payés en monnaie forte ». N’allez pas vers ce monde qui recouvre le côté humain des soldats négro-américains : « Je ne vous ai pas reconnus sous votre prison d’uniformes couleur de tristesse, je vous ai pas reconnus sous la calebasse du casque sans panache, je n’ai pas reconnu le hennissement chevrotant de vos chevaux de fer, qui boivent mais ne mangent pas… la lourdeur barbare des monstres des prétemps du monde ». N’allez pas vers cette « Europe qui enterre le levain des nations et l’espoir des races nouvelles ».

    En réalité, ce que Senghor veut maintenir de toutes ses forces, c’est le côté humain, de « Chant de Printemps » : « Je t’ai dit : Ecoute le silence sous les colères flamboyantes la voix de l’Afrique planant au-dessus de la rage des canons longs, la voix de ton cœur de ton sang, écoute-la sous le dire de ta tête de tes cris… »


STROPHE VIII

  1. « Eléphant de Mbissel, entends ma prière pieuse. Donne-moi la science fervente des grands docteurs de Tombouctou. Donne-moi la volonté de Soni Ali, le fils de la bave du Lion – c’est un raz de marée à la conquête d’un continent. Souffle sur moi la sagesse des Keita. Donne-moi le courage du Guelwar et ceins mes reins de la force d’un tyédo. Donne-moi de mourir pour la querelle de mon peuple, et s’il le faut dans l’odeur de la poudre et du canon. Conserve et enracine dans mon cœur libéré l’amour premier de ce même peuple. Fais de moi ton Maître de Langue ; mais non, nomme-moi son ambassadeur. »

    Salomon s’était rendu dans le désert, et avait choisi la connaissance. Sédar demande la science fervente des grands docteurs de Tombouctou. Il demande la volonté impassible de Soni Ali et la sagesse des Keita qui régnèrent sur l’empire mandingue – L’Eléphant de Mbissel est issu de cet empire. Il a aussi besoin du courage du Guelwar, le courage d’un roi du Sine, son royaume d’enfance, et la ceinture d’un thiédo, ces vaillants guerriers qui entouraient et faisaient la force du monarque sinois. Il est prêt à se battre pour son peuple jusqu’à la mort. Mais sa prière suprême est que son cœur s’enracine dans l’amour de ce peuple. Il ne faudra pas que cet amour reçoive des parasites narcissiques. Il veut être son maître de langue mais il rectifie. Il veut être son ambassadeur, son envoyé, son serviteur. L’envoyé a une mission clairement établie par l’envoyeur et doit déplier la récade sans un iota de plus ou de moins.


STROPHE VIII

  1. « Soyez bénis, mes Pères, qui bénissez l’Enfant prodigue ! Je veux revoir le gynécée de droite ; j’y jouais avec les colombes, avec mes frères les fils du Lion. Ah ! De nouveau dormir dans le lit frais de mon enfance. Ah ! de nouveau mon sommeil les si chères mains noires et de nouveau le blanc sourire de ma mère. Demain je reprendrai le chemin d’Europe, chemin de l’ambassade dans le regret du Pays noir. »

    Comme le père reçut son enfant avec beaucoup d’amour et de grandes festivités, les Ancêtres pardonnent et reçoivent l’Enfant prodigue, le bénissent. Celui-ci veut descendre vers gynécée de droite où il jouait avec les colombes (les filles) et ses frères, les fils de Diogoye Basile Senghor. Il veut s’endormir de nouveau sur le lit de son enfance, ressentir les chères mains de Gnilane Bakhoum avec, au-dessus de son visage, son sourire blanc, son rire de paix. Le temps d’une nuit. La mission est devant. A l’aube il faudra qu’il se lève, qu’il reparte pour l’Europe, mais le cœur saigne déjà pour cette Afrique qu’il laisse derrière lui.

UN RAPIDE EXEMPLE POUR LE DICtiONNAIRE

Njamala Njogoy