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mercredi 3 octobre 2018

HOSTIES NOIRES - ETHIOPIQUE


ETHIOPIE

    A l’appel de la race de Saba


  1. STROPHE I

    1. « Mère sois bénie ! J’entends ta voix quand je suis livré au silence sournois de cette nuit d’Europe, prisonnier de mes draps blancs et froids bien tirés, de toutes les angoisses qui m’embarrassent inextricablement quand fond sur moi, milan soudain, l’aigre panique des feuilles jaunes ou celle des guerriers noirs au tonnerre de la tornade des tanks et tombe leur chef avec un grand cri, dans une grande giration de tout le corps. »

      Heureux cet enfant qui a la compagnie de sa mère, l’esprit de mère, sa voix qui le guide, le maintient, surtout lorsqu’il est couché dans le silence ambigu, sournois de la nuit d’Europe, recroquevillé dans ses draps. Mais entre l’ambiguïté de la nuit d’Europe et celle de la nuit africaine, il y a une grande différence. La première vient de l’angoisse des feuilles jaunes, cette période automnale où le froid se fait ressentir, quand toute vie se retire de la terre, les feuilles des arbres brûlés par les premières nuits froides deviennent jaunes comme léchées par une langue de feu surréel.

      Mais il y a aussi le souvenir de la guerre qui refait surface : la panique des tirailleurs sénégalais lorsqu’éclate la tornade des tanks et que leur chef, celui qui devait leur maintenir moral et stratégie, tombe avec un grand cri, les yeux révulsés et le corps vibrant comme à travers la transe.

    2. « Mère, oh ! j’entends ta voix courroucée. Voilà tes yeux courroucés et rouges qui incendient nuit et brousse noire comme un jour jadis de mes fugues – Je ne pouvais rester sourd à l’innocence des conques, des fontaines et des mirages sur les tanns – et tremblait ton menton sous tes lèvres gonflées et tordues. »

      La mère est en colère, comme jadis lorsque le jeune Sédar, curieux, se laissait entraîner vers la beauté des conquêtes, le murmure secret des fontaines et les mirages des tanns, certainement à la rencontre de « ses compagnons parés des fleurs de brousse ». Et en ces temps, comme aujourd’hui, la voix de maman est en colère.


  2. STROPHE II

    1. « Mère, sois bénie ! Je me rappelle les jours de mes pères, les soirs de Djilor. Cette lumière d’outre-ciel des nuits sur la terre douce au soir »

      L’enfant se débat, recherche son identité, à s’orienter après tant d’évènement, tant de phases qui se sont brusquées le long de son chemin. Il se rabat, encore une fois, vers ses souvenirs, il va puiser au royaume d’enfance : je me rappelle les jours de mes pères, je me rappelle quand, tout jeune, j’étais encore à Djilor. Et les phrases nous font ressentir comme se référant à une époque éloignée à plus d’une année-lumière.

      C’est vrai que lorsque je traverse ce terroir, je me sens vieilli de plus de cinq cents ans : les rivières où je me baignais tout enfant n’existent plus. Les arbres qui se dressaient, séculaires, et qui étaient une bonne bride contre la fierté de l’homme ne sont plus. Oui, je comprends la profondeur de ce puits, l’infinité de cet abîme que le poète va faire remonter du fond de ses souvenirs. Et il revient avec cette lumière d’outre-ciel que versait la nuit sur terre.

    2. « Je suis sur les marches de la demeure profonde obscurément. Mes frères et mes sœurs serrent contre mon cœur leur chaleur nombreuse de poussins. »

      Il va refaire le voyage, se faufiler jusqu’au seuil de la haute demeure et comme dans une lévitation, à travers l’obscurité, voir ses frères et sœurs se serrer contre lui comme des poussins et , fournissant à leur tour une chaleur intime, fraternelle, profonde.

    3. « Je repose la tête sur les genoux de ma nourrice Ngâ, de Ngâ la poétesse, ma tête bourdonnant au galop guerrier des dyoung-dyoungs, au grand galop de mon sang de pur sang, tête mélodieuse des chansons lointaines de Koumba l’Orpheline. »

      Ah, ce n’est pas tout. Voilà sa nourrice, voilà Ngâ la poétesse, qui au soir raconte des fables ou chante pour les enfants. Senghor, la tête sur les genoux de sa nourrice, écoute le récit des épopées.

      Il se mêle aux guerriers, aux thiédos, ces braves du Sine, et les dyoung-dyoungs, ces tam-tams royaux réveillent son sang qui va s’élancer comme les élans des thiédos

      Mais dans sa mémoire, il y a aussi les chansons lointaines de Koumba l’Orpheline, l’histoire d’une fille qui perd sa mère et que la belle-mère, la deuxième femme du père qui était stérile, va faire voir de toutes les couleurs, l’envoyant dans des missions dont elle espérait surtout ne jamais revoir venir sa filleule.

      Le cœur sensible de Senghor n’était certes pas insensible à ce conte qui faisait couler des larmes sur les joues de la plupart de l’auditoire et drapait tout le monde de frayeur alors que Coumba affrontait, dans des séquences dignes d’un thriller américain des dangers d’où la faisait sortir la complicité de quelqu’un rencontré et envers qui elle avait eu beaucoup d’égard à cause de sa bonne éducation et son humilité profonde.

    4. « Au milieu de la cour, le ficus solitaire, et devisent à son ombre lunaire les épouses de l’Homme de leurs voix graves et profondes comme leurs yeux et les fontaines nocturnes de Fimela. »

      Au milieu de la cour, il voit le ficus, le ficus solitaire comme lui en cette nuit dans ses bras bien tirés, et les épouses de son père qui devisent, les voix graves et profondes comme les yeux et les fontaines de Fimela. Chez les sérères, une fois la nuit tombée, une bonne éducation veut qu’on baisse la voix. On entend plus un éclat de rire trop libre. La profondeur des yeux et des voix va lui rappeler une autre réalité, les fontaines nocturnes, les fontaines surnaturelles de Fimela, un village qui se trouve à quelques kilomètres de Djilor.

    5. « Et mon père étendu sur des nattes paisibles, mais grand mais fort mais beau, homme du royaume de Sine, tandis qu’alentour sur les kôras, voix héroïques, les griots font danser leurs doigts de fougue tandis qu’au loin monte, houleuse de senteurs fortes et chaudes, la rumeur classique de cent troupeaux. »

      Diogoye est là, étendu sur une natte, se reposant paisiblement en grand patriarche. Alentour sont les griots, leurs voix remontant les épopées comme leurs doigts de fougues la croupe sonore des kôras.

      Connaissant le pays sérère, ils devaient être nombreux à se presser autour de la maison des Senghor à cause de la prospérité du père qu’il va nous faire entrevoir comme à travers un slow motion la houle des bêtes qui remplissent l’air de leur odeur forte.


  3. STROPHE III

    1. « Mère, sois bénie ! Je ne souffle pas le vent d’est sur les images pieuses comme sur le sable des pistes. Tu ne m’entends pas quand je t’entends, telle la mère anxieuse qui oublie de presser le bouton du téléphone. »

      N’oublions pas, pour Senghor, le vent d’est purifie, tue, détruit. Ce n’est pas donc lui qu’il va soulever contre les images pieuses, ces souvenirs des nuits de Djilor, ces souvenirs du temps de ses pères. Il n’a pas effacé ces images comme le vent efface les traces sur le sable des pistes. Au contraire !

      « Tu ne m’entends pas quand je t’entends ». Encore le dilemme ? Nous savons par Senghor lui-même, à travers une interview, qu’il comprenait toujours le sérère mais qu’il le parlait très mal. Une réalité sur laquelle nous passons est le fait que Senghor ait quitté son terroir beaucoup plus tôt qu’on ne le pense. Un français qui quitte Paris pour aller à Marseille n’a pas quitté son « royaume d’enfance ». ll va y retrouver à peu près les mêmes choses, la langue varie, mais sur le degré dialectal. Quand Senghor quitte Djilor et Joal pour aller à Ngasobil, c’est déjà un autre monde. Et à Dakar, c’est certainement plus un autre monde, une autre langue que sa langue maternelle.

      Un autre verset fait pencher plus vers cette éventualité, dans « Ndesse » :  

    2. « Si je pouvais te parler Mère ! Mais tu n’entendrais qu’un gazouillis précieux et tu n’entends pas, comme lorsque, bonnes femmes de sérères, vous déridiez le dieu aux troupeaux de nuages, pétaradant des coups de fusils par-dessus le cliquetis des mots paragnessés »

      Et ceci génère une situation similaire à celle qui se produit, lorsque dans la panique, la mère décroche le téléphone et oublie de pousser le bouton. Le fils parle, à l’autre bout du fil, mais n’est pas entendu par la mère.

    3. « Mais je n’efface pas les pas de mes pères ni des pères de leurs pères dans ma tête ouverte à vents et pillards du Nord. »

      Le poète suit fidèlement les pas de ses pères, leurs valeurs, leur culture. Sa tête est ouverte, elle s’est émancipée, a assimilé, mais ne s’est pas laissé assimiler. Il a résisté à tous pillards du Nord, il a résisté à toutes les vagues d’idées du Nord, qui auraient pu mettre en péril ses pas, comme le sable le long des pistes.

    4. « Mère, respire dans cette chambre peuplée de Latins et de Grecs, l’odeur des victimes vespérales de mon cœur. »

      Un doute peut-il encore persister dans l’esprit de la mère ? Alors qu’elle porte les yeux sur cette chambre peuplée de Latins et de Grecs, certainement les œuvres des grands écrivains latins et grecs et surtout, qu’elle voit les cadavres des victimes que vient d’assassiner son cœur

    5. « Qu’ils m’accordent, les génies protecteurs, que mon sang ne s’affaiblisse pas comme un assimilé comme un civilisé. J’offre un poulet sans tache, debout près de l’Aîné, bien que tard venu, afin qu’avant l’eau crémeuse et la bière de mil, gicle jusqu’à moi et sur mes lèvres charnelles le sang chaud salé du taureau dans la force de l’âge, dans la plénitude de sa graisse. »

      Fassent les génies protecteurs que mon sang reste toujours vrai, nègre, sérère. Il ne faut pas qu’il soit assimilé, qu’il soit broyé par la civilisation.

      Il offre le sacrifice du sang, ce sacrifice qui est celui le plus profond et donc le plus grand, comme dira le devin Issanoussi à Chaka : « Le pouvoir ne s’obtient sans sacrifice, le pouvoir absolu exige le sang de l’être le plus cher. »

      Mais ici, le poète ne cherche pas le pouvoir, mais plutôt à se faire pardonner.


  4. STROPHE IV
      2.4.1 « Mère, sois bénie ! Nos aubes que saignent les jours protocolaires, deux générations d’hommes et bien plus, n’ont-elles pas coloré tes yeux comme solennellement les hautes herbes dans le carnage des hautes flammes ? »

      Mère, sois bénie ! Nos aubes, ces temps lointains qui étaient l’aube de notre vie au jardin d’enfance sont saignés par les temps protocolaires. Cela fait si longtemps, si longtemps : tu as vu deux générations, peut-être plus passer sous tes yeux, tes yeux qui se sont fait vieux comme les herbes changent de couleur sous la langue, des hautes flammes.

    1. « Mère, tu pleures le transfuge à l’heure de faiblesse qui précède le sommeil, que l’on a verrouillé les portes et qu’aboient les chiens jeunes aux Esprits. »

      Comme jadis, lorsque le feu vermeil des mirages le long des tanns obsédés s’allumait, que les portes étaient verrouillées, les angoisses de la mère renaissaient avec les ténèbres s’étalant impassiblement sur la terre.

      Les chiens, les chiens qu’on dit avoir « la vue longue », ces chiens qui voient ce que les humains ne peuvent pas voir et sentent ce que les humains ne peuvent pas sentir, fixaient de leurs yeux et de leurs oreilles la présence des Esprits et commençaient à aboyer comme au seuil d’une fin de monde. Tout cela, c’était jadis. Depuis une neuvaine d’années!

    2. « Depuis une neuvaine d’années ; et moi ton fils, je médite, je forge ma bouche vaste retentissante pour l’écho et la trompette de la libération. Dans l’ombre, Mère, - mes yeux prématurément se sont faits vieux – dans le silence et le brouillard sans odeur ni couleur comme le dernier forgeron »

      Jadis ! Et depuis neuf ans, Sédar, le fils médite et forge sa bouche, s’adonne à des exercices pour faire entendre la note juste qui marquera l’heure de la libération. Dans l’ombre, discrètement, avec ses yeux qui se sont affaiblis, ses yeux myopes, il opte pour la patience du forgeron devant un chef d’œuvre.

    3. « Ni maître désormais ni esclaves ni Guelowârs ni griots de griots ! Rien que la lisse et virile camaraderie des combattants, et que soit égal le fils du captif, que me soient copains le Maure et le Targui congénitalement ennemis. »

      Une ère nouvelle a sonné : désormais il n’y a plus ni Guelwârs ni griots de griots ! Rien que la camaraderie virile des combattants ! La guerre mondiale, après tant de ruine, devait forcément faire pousser quelque chose à la place de ce qui était détruit. Une prise de conscience devait naître dans l’esprit des nègres, de l’Afrique aux Antilles en passant par les Amériques. Il doit y avoir eu deux vagues, deux repères, tous deux différents dans la forme des évènements y ayant poussé, mais unis par le but : la liberté, l’émancipation du Nègre.

      Pour les Africains qui étaient soumis par les Français, ont vu ceux-ci conquis, se battant pour libérer leurs villes, leur pays. Ces mêmes nègres ont combattu à leurs côtés pour cette libération, et dieu sait, dans le cours des évènements tout ce qui ne s’est passé, en plus de la prise de connaissance plus rapprochée, voir la fraternité qui unit les hommes, naturellement, dans les moments ultimes. Le poète est d’ailleurs conscient de ce point en disant :

    4. « Oui Seigneur, pardonne à la France qui hait l’occupation et m’impose l’occupation gravement. »

      Cette conscience prise, les Africains ne pouvaient plus courber éternellement la tête et laisser les choses continuer comme avant. Sans cette guerre mondiale…

      Aux Etats-Unis la prise de conscience sera aussi profonde. Lorsque l’on a soumis une minorité en la faisant croire qu’elle était inférieure jusqu’à lui réserver l’arrière des bus, des toilettes à part, lorsqu’un apartheid est systématiquement installé à tous les niveaux de la société, il fallait aussi laisser les nègres à part, ne pas les faire participer à la guerre.

      Mais il le fallait bien. Après tout, les Nègres étaient inférieurs pour les délices, pas pour mourir. En les faisant participer à la guerre à côté des Blancs, ils vont se réveiller plus profondément à leur valeur, à leurs droits.

      Senghor a compris que l’Afrique des castes allait aussi petit à petit se fissurer. Lorsqu’il s’agit d’une égalité mesurée à l’arme que détient le soldat, lorsque l’égalité est dans la capacité d’une tête à assimiler les choses à l’école et, partant se faire un chemin dans la société, cette séparation basée sur le sang ne pourra vivre longuement. Plus rien ne compte, il n’y a plus d’autre mesure, « …rien que la lisse et virile camaraderie des combattants, et que soit égal le fils du captif, que me soient copains le Maure et le Targui congénitalement ennemis ».

      Les dirigeants africains font beaucoup de tort en se recroquevillant dans un médiocre complexe et en n’incitant point leur peuple à faire des efforts pour participer à l’aide dans les catastrophes qui se produisent à travers le monde. Nous croisons les bras, en pauvres, disant que nous ne devons pas intervenir, que nous n’avons pas les moyens d’intervenir. C’est maintenir un défaitisme et faire perdurer une mentalité qui sera prompte à tendre la main, à rester la main tendue. Lorsque la France, l’Angleterre, les Etats-Unis interviennent quelque part, ce n’est pas parce qu’il n’y a plus aucun pauvre dans ces pays ; ce n’est pas parce qu’ils n’ont pas déficit budgétaire. Non, c’est qu’il y a une autre valeur, qui est égale à celle d’intervenir à l’intérieur même du pays concerné, c’est qu’il y a une image à préserver, et par delà tout, une humanité.

      Lors d’une catastrophe, si un écolier africain donnait cinq francs CFA pour venir symboliquement en aide à un européen, comme par exemple durant le temps difficile de la Bosnie Herzégovine ou pendant le tsunami, peut-être que la même étincelle de « libération mentale » qui avait jailli chez les tirailleurs sénégalais et les soldats négro-américains jaillirait de nouveau et les ferait voir la piste à suivre dans ces ténèbres où ses pères ont vainement cherché leur propre identité.

      Mais revenons au poème. Devant la tâche, pour accéder à cette libération prochaine, il faudra bien enterrer les différents personnels, comme doivent le faire le Maure et le Targui congénitalement ennemis.

    5. « Car le cri montagnard du Ras Desta a traversé l’Afrique de part en part, comme une épée longue et sûre dans l’avilissement de ses reins. »

      C’est que le cri du Ras Desta, de l’Ethiopie symbolique de l’Afrique libre, a traversé le continent de part en part comme une longue épée qui assassine ses reins, sa force, sa dignité qui se faisait vile. Encore un Senghor « rastafarien » bien avant le départ de ce mouvement à partir de la Jamaïque ?

      Ne vous surprenez pas, il a apporté, bien avant nous tous, la réponse à sa vision : « J’ai donc vécu en ce royaume, vu de mes yeux, de mes oreilles entendu les êtres fabuleux par-delà les choses : les Kouss dans les tamariniers, les Crocodiles, gardiens des fontaines, les Lamantins, qui chantaient dans la rivière, les Morts du village et les Ancêtres, qui me parlaient, m’initiant aux vérités alternées de la nuit et du midi. Il m’a donc suffi de nommer les choses, les éléments de mon univers enfantin pour prophétiser la Cité de demain, qui renaîtra des cendres de l’ancienne, ce qui est la mission du Poète. »

      Ce goût de la liberté, cet exemple de l’Ethiopie repoussant les troupes italiennes, avait prouvé, non donné l’idée que l’ensemble des Africains pouvait repousser l’occupation. Elle fut comme une vague en marche, d’abord faible, germant du fond des abysses de la conscience des néo-intellectuels africains pour devenir un ras de marée imperturbable.

    6. « Il a dominé la rage trépignante des mitrailleuses, défié les avions des marchands, et voici qu’un long gémissement, plus désolé qu’un long pleur de mère aux funérailles d’un jeune homme sourd des mines là-bas, dans l’extrême Sud. »

      Oui, l’Afrique quoi qu’on dise et pense a terriblement résisté : Les mitraillettes et quadrimoteurs contre ses piliers recrutés pour les charniers d’Europe contre ses piliers dans les nids de résistance ; les marchands dévastateurs, nommons-les, les négriers, ne l’ont pas avilie. L’Afrique a résisté à la traite des nègres, elle a résisté durant les guerres de conquêtes.

      Mais il y a une autre bouche d’incendie : c’est la situation plus difficile encore de l’Afrique du Sud. Senghor a toujours compris le dilemme de ce pays, où les Africains ne se battaient pas pour une indépendance, mais pour être reconnus en tant qu’hommes, je veux dire « humains » .

      C’est vrai que l’Afrique a résisté à tout un chapelet de désastres, mais voilà qu’elle fait jaillir un autre cri, un long gémissement plus désolé qu’un cri de mère aux funérailles de son fils mort jeune, le cri sourd qui résonne dans les mines, là-bas au Sud. Fidèlement, comme toujours à travers ses poèmes où les vers se recoupent, se complètent, reviennent, écoutons ce qu’il dit plus clairement de ce cri, de ce désespoir dans les mines du Sud : « Mon calvaire. Je voyais dans un songe tous les pays aux quatre coins de l’horizon soumis à la règle, à l’équerre et au compas. Les forêts fauchées, les collines anéanties, vallons et fleuves dans les fers. Je voyais les pays aux quatre coins de l’horizon sous la grille tracée par les doubles routes de fer. Je voyais les peuples du Sud comme une fourmilière de silence au travail. Le travail est sain, mais le travail n’est plus le geste le tam-tam ni la voix ne rythment plus les gestes des saisons. Peuples du Sud dans les chantiers, les ports les mines les manufacturiers et le soir ségrégés dans les kraals de la misère. Et les peuples entassent des montagnes d’or noir et d’or rouge – et ils crèvent de faim. Je vis un matin, sortant de la brume de l’aube, la forêt des têtes laineuses les bras fanés le ventre cave, des yeux et des lèvres immenses appelant un dieu impassible. Pouvais-je rester sourd à tant de souffrances bafouées ? »


  5. STROPHE V

    1. « Mère sois bénie ! J’ai vu – dans le ciel de quelle aube gazouillée ? le jour de la libération. C’était un jour pavoisé de lumière claquante, comme de drapeaux et d’oriflammes aux hautes couleurs. »

      Le poète a vu, comme Chaka dans son rêve, s’élever l’aube de la libération. Mais quand sonnera-t-elle sonnera enfin cette aube ? Il est presque impossible de déterminer la date, l’époque, d’où l’interrogation. Mais les évènements qui vont la cerner sont clairement décrits : un jour pavoisé de lumière claquante, un jour avec de nombreux drapeaux, symbole de l’autodétermination, enfin ! Des oriflammes qui flottent dans la fierté des hauteurs vers lesquelles s’élèvent les peuples d’Afrique.

    2. « Nous étions là tous réunis, mes camarades les forts en thème et moi, tels aux premiers jours de guerre les nationaux débarqués de l’étranger et mes premiers camarades de jeu, et d’autres et d’autres encore que je ne reconnaissais même pas de visage, que je reconnaissais à la fièvre de leur regard. Pour le dernier assaut contre les Conseils d’administration qui gouvernent les gouverneurs des colonies. »

      La vague de liberté s’est mise en marche et elle est faite de toutes les eaux d’Afrique, de ses camarades forts en thèmes, la première élite de l’Afrique moderne. Ce jour rappelle le premier jour du débarquement, lorsque de toutes les nations descendirent sur le continent européen des combattants, autant de personnes que le poète s’y perd. Il y en a qu’il ne reconnaît point, d’autres qu’il parvient à reconnaître par la fièvre du regard. Tous réunis et déterminés pour un seul but, celui de donner un dernier assaut contre les conseils d’administration qui gouvernent les gouverneurs des colonies.

    3. « Comme aux dernières minutes avant l’attaque – les cartouchières sont bien garnies, le coup de pinard avalé ; les musulmans ont du lait et tous les gris-gris de leur foi. »

      Le courage est nécessaire, et les vaillants vont se rehausser le moral : pas de manque de munitions, le pinard est avalé et les musulmans s’accoudent à leurs gris-gris.

    4. « La mort nous attend peut-être sur la colline ; la vie y pousse sur la mort dans le soleil chantant et la victoire »

      Dans ces affronts, la mort attend toujours sur la colline, devant les soldats, cette colline où pousse la mort sur la vie : d’autres ont pris le même affront et arrosent maintenant de leur graisse les herbes qui ressuscitent de la neige disparue

    5. « Sur la colline à l’air pur où les banquiers bedonnants ont bâti leurs villas, blanches et roses, loin des faubourgs, loin des quartiers indigènes.»

      Mais la colline a une autre dimension : c’est le sommeil où se sont réfugiés les banquiers, érigeant leur maison pour s’isoler de la misère des banlieues, des carrefours nègres.


  6. STROPHE VI

    1. « Mère, sois bénie ! Reconnais ton fils parmi ses camarades comme autrefois ton champion, Kor-Sanou ! parmi les athlètes antagonistes à son nez fort et à la délicatesse de ses attaches. »

      Parmi les rassemblés, il y a le champion Kor-Sanou, le fils de Gnilane et de Diogoye, athlète au nez fort et les attaches délicates. Dimension double de cette délicatesse ? La lutte est plutôt idéologique, pas musculaires, d’où la permission de contempler la qualité de l’esprit du poète parmi cette foule à la cause commune.

    2. « En avant ! Et que ne soit pas le pæan poussé ô Pindare ! mais ce cri de guerre hirsute et le coupe-coupe dégainé, mais jaillie des cuivres de nos bouches, la Marseillaise de Valmy plus pressante que la charge d’éléphants des gros tanks que précèdent les ombres sanglantes, la Marseillaise catholique. »

      C’est une lutte moderne qui s’engage, plus celle des coupe-coupe, mais les mots, le verbe qui crée, la Marseillaise qui dit la fraternité, l’égalité dans un nouvel ordre mondial ; ce monde de la démocratie. Et c’est une charge terrible, plus terrible que la charge des éléphants de l’Inde, plus terrible que l’assaut des tanks que précèdent les sombres sanglantes des avions quadrimoteurs. C’est maintenant qu’éclate la Marseillaise universelle, la marseillaise qui est un hymne de chaque peuple à l’intérieur du peuple et du peuple envers le monde.

    3. « Car nous sommes là, tous réunis, divers de teint – il y en a qui sont couleur de café grillé, d’autres bananes d’or et d’autres terres des rivières. »

      Toutes les races du monde sont rassemblées comme au jour de l’Armageddon : les peuples d’Afrique dans leur diversité, les peuples d’Asie, toute la race peinant à travers le monde, y compris les marginalisés des pays d’Europe.

    4. « Divers de traits de costumes de coutumes de langue ; mais au fond des yeux la même mélopée de souffrances à l’ombre des longs cils fiévreux. »

      Jour de métissage multidimensionnel, l’un et le multiple, cette diversité que va unir le but visé : dans les yeux la même mélopée de souffrances à l’ombre des longs cils fiévreux, la fièvre de la détermination qui mènera à l’autodétermination.

    5. « Le Cafre le Kabyle le Somali le Maure, le Fân et le Fôn le Bambara le Bobo le Mandiago le nomade le mineur le prestataire, le paysan et l’artisan le boursier et le tirailleur et tous les travailleurs blancs dans la lutte fraternelle. Voici le mineur des Asturies le docker de Liverpool le Juif chassé d’Allemagne, et Dupont et Dupuis et tous les gars de Saint-Denis. »

      Mais cette fraternité n’est pas géographique : c’est un rassemblement géo idéologique, le regroupement de la race paysanne par le monde, la fraternité, l’union des peuples opprimés.


  7. STROPHE VI

    1. « Mère sois bénie ! Reconnais ton fils à l’authenticité de son regard, qui est celle de son cœur et de son lignage. Reconnais ses camarades reconnais les combattants, et salue dans le soir rouge de ta vieillesse, l’aube transparente d’un jour nouveau. »

      Mais pourquoi prend-il sa mère en complice ? C’est que dans son terroir, le fait de présenter quelqu’un à ses parents à une dimension sans mesure : c’est un seau de l’amitié et de la confiance. Si quelqu’un se dit votre ami et ne vous rencontre que dans les coins sombres, vous devez réellement remesurer ce lien, le réévaluer.

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UN RAPIDE EXEMPLE POUR LE DICtiONNAIRE

Njamala Njogoy