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jeudi 4 octobre 2018

HOSTIES NOIRES - CHANT DE PRINTEMPS


CHANT DE PRINTEMPS

Pour une jeune fille noire au talon rose

De toute cette collection, Chant de printemps est de loin le poème le plus complexe, les autres étant si évidents qu'on à peine à en dire quelque chose de plus.

Le printemps marque la fin de la longue période troublée parce que froide, morte de l’hiver. A travers la terre éprouvée, meurtrie, l’herbe commence à sortir de cette boue infecte qui fait penser à la mort, les arbres se rhabillent d’une verdure tendre. C’est justement ce printemps qui revient souvent dans les poèmes que Senghor va prendre comme l’image du monde à la fin de la deuxième guerre mondiale. Mais dans ce monde qui se relève et se réorganise, c’est aussi le destin de l’Afrique, cette jeune fille noire au talon rose qui va se jouer beaucoup plus serré que jamais auparavant. Les domptés ont vu leur dompteur se faire dompter à son tour. Mais cela va au-delà encore : les domptés de jadis ont participé à la libération de leur propre dompteur.

Si le maître a bien fait courber l’échine à son esclave pendant des siècles, les rôles vont obligatoirement changer. Il sera difficile, d’emblée, pour l’Afrique d’accepter d’être l’esclave de l’esclave malgré la terrible fierté de Toundi qui veut que le « chien du roi soit le roi des chiens ». En d'autres circonstances, Jean-Paul Sartre abordera dans « Orphée Noir », un virement de situation obligatoire : « Qu’est-ce donc que vous espériez, quand vous ôtiez les baillons qui fermaient ces bouches noires ? Qu’elles allaient entonner vos louanges ? ». Le retranscrivant en toute liberté, ne pourrions-nous pas dire : « Qu’est-ce donc que vous espériez, quand vous fîtes participer ces noirs au combat pour votre propre libération ? Qu’elles allaient retourner dans leur pays et continuer à porter votre joug » ?

Voilà donc, le long de ce poème, le poète est devant cette jeune fille noire au talon rose - qui n'est autre que l'Afrique - qui a goûté à l'Européanité; qui a goûté au métissage culturel avec ses lois noires sur fond blanc. Comme sous l'arbre à palabres, les deux se parlent, se souteniennent, tiennent conseiller. En vérité, dans le tumulte des derniers combats, dans la bouche de ces canons qui crachent le feu et vomissent des incendies le long des rives atlantiques de l’Afrique, La Fille recherche sa propre figure, comme l’avait fait la France, en d'autres circonstances, il est vrai, mais cette recherche du soi n’en demeure pas moins commune : « Seigneur éloigne de ma mémoire la France qui n’est pas la France, ce masque de petitesse et de haine sur le visage de la France ».

Sous le tumulte, la panique de perdre sa figure à jamais, le poète rassure : Ce feu qui ravage les rivages de l'Afrique n’est autre qu’une parturition d’où naîtront deux jumelles : une Nouvelle Europe et une Nouvelle Afrique : « …Elle proclame l’attente amoureuse du renouveau dans la fièvre du printemps, la vie qui fait vagir deux enfants nouveau-nés au bord d’un tombeau cave ».


  1. STROPHE I

    1. « Des chants d’oiseaux montent lavés dans le ciel primitif, l’odeur verte de l’herbe monte, Avril ! J’entends le souffle de l’aurore émouvant les nuages blancs de mes rideaux. J’entends la chanson du soleil sur mes volets mélodieux, je sens comme une haleine et le souvenir de Naëtt sur ma nuque nue qui s’émeut et mon sang complice malgré moi chuchote dans mes veines. »

      Chant de printemps, un printemps du monde, le printemps d’un nouvel ordre mondial. Le printemps, c’est le dégel, le départ des neiges, la renaissance de la nature avec des feuilles jaunes frêles et fragiles, mais c’est aussi printemps parce que les derniers canons de la deuxième guerre mondial résonnent encore, il est vrai, mais c’est bien le commencement de la fin. Le soleil nouveau chante, une brise matinale joue contre les rideaux blancs.

    2. « C’est toi mon amie – ô ! Ecoute les souffles déjà chauds dans l’avril d’un autre continent. Oh ! Ecoute quand glissent glacées d’azur les ailes des hirondelles migratoires, écoute le bruissement blanc et noir des cigognes à l’extrême de leurs voiles déployées, écoute le message du printemps d’un autre âge d’un autre continent, écoute le message de l’Afrique lointaine et le chant de ton sang ! J’écoute la sève d’Avril qui dans tes veines chante. »

      Le souvenir de Naëtt revient au poète et son sang complice malgré lui chuchote dans ses veines, il est ému, content de pouvoir partager le souffle chaud d’Avril provenant d’un autre continent, de cette Afrique lointaine. C’est une autre saison qui commence, ramenant dans les airs les hirondelles migrateurs et les cigognes qui déploient leurs ailes comme de grands voiliers au long parcours. Tous ces signes sont les messages d’un autre âge, d’un autre continent. C’est le message de l’Afrique, comme celui du Saltiki qui prédit un nouvel ordre mondial


  2. STROPHE II

    1. « Tu m’as dit : Ecoute mon ami, lointain et sourd, le grondement précoce de la tornade comme un feu roulant de brousse, et mon sang crie d’angoisse dans l’abandon de ma tête trop lourde livrée aux courants électriques. Ah ! Là-bas l’orage soudain, c’est l’incendie des côtes blanches de la blanche paix de l’Afrique mienne. Et dans la nuit où tonnent de grandes déchirures de métal, entends plus près de nous, sur trois cents kilomètres, tous les miaulements félins des balles, entends les rugissements brefs des canons et les barrissements des pachydermes de cent tonnes. Est-ce l’Afrique encore cette côte mouvante, cet ordre de bataille, cette longue ligne rectiligne, cette ligne d’acier et de feu ? »

      La jeune fille au talon rose, l’Afrique personnifiée voit ses côtes s’embraser, grondement précoce de tornade comme un feu roulant de brousse. Le sang se fige dans les veines et la tête est livrée à des courants contradictoires.

      La blanche paix de l’Afrique noire, cette paix africaine que les blancs ont brisée pour se mettre, après, à la raccommoder, et avec quels moyens ! A coups de canons. Déchirures de métal. Les animaux africains sont d’emblée remplacés par la barbare mécanique des Blancs : les félins de la savane et de la jungle ne sont plus que des balles qui miaulent, les éléphants des tanks à chenilles et les lions des canons à longue portée.

      L’Afrique ne se reconnaît pas dans cette côte mouvante, cet ordre de bataille, longue ligne rectiligne d’acier et de feu. Cette côte, jadis, se mouvait, mais dans le simple balancement de vagues géantes battant des rives aux sables d’un or innocent.

    2. « Mais entends l’ouragan des aigles-forteresses, les escadres aériennes tirant à pleins sabords et foudroyant les capitales dans la seconde de l’éclair. Et les lourdes locomotives bondissent au-dessus des cathédrales et les cités superbes flambent, mais bien plus jaunes, mais bien plus sèches qu’herbe de brousse en saison sèche. Et voici que les hautes tours, orgueil des hommes, tombent comme les géants des forêts avec un bruit de plâtras et voici que les édifices de ciment et d’acier fondent comme la cire molle aux pieds de Dieu. »

      Le malheur n’est pas seulement sur terre. Les aigles forteresses, ces avions bombardiers, vont apparaître, escadres aériennes tirant à pleins sabords et détruisant les capitales en un clin d’œil. Les cités flambent plus fragiles sous cette puissance de feu que la cire au pied de l’Eternel.

    3. « Et le sang de mes frères blancs bouillonne par les rues, et le sang de mes frères noirs les Tirailleurs sénégalais, dont chaque goutte répandue est une pointe de feu à mon flanc. »

      Les colonnes de l’Afrique sont toujours sous le feu, car l’Europe n’a pas complètement fini d’enterrer « le levain des nations et l’espoir des races nouvelles » . L’Afrique continue de souffrir sur la croix, son flanc percé et saignant de mille gouttes : « Seigneur, au pied de cette croix – et ce n’est plus toi l’arbre de douleur, mais au-dessus de l’Ancien et du Nouveau Monde l’Afrique crucifiée… »

    4. « Printemps tragique ! Printemps de sang ! Est-ce là ton message, Afrique ?... Oh ! Mon ami – ô Comment entendrai-je ta voix ? Comment voir ton visage noir si doux à ma joue brune, à ma joie brune quand il faut me boucher les yeux et les oreilles ? »

      Cette période de renouveau, cette ère qui devait s’adoucir comme la boue lubrifie le sein de la terre pour permettre aux germes de sortir doucement pour se caresser sous les doux rayons du soleil est bien bizarre : au lieu de la vie qui rejaillit, voilà que le sang et la mort couvrent les côtes africaines. Dans ce tumulte, comment la jeune fille au talon rose peut-elle entendre son ami, comprendre ses conseils, avoir foi dans un futur brillant, celui-là même dont parlera le poète dans la strophe suivante ? Rien ne la prédispose à cette vision, ni dans la transmission du message ni dans le sens.



  3. STROPHE III

    1. « Je t’ai dit : Ecoute le silence sous les colères flamboyantes la voix de l’Afrique planant au-dessus de la rage des canons longs, la voix de ton cœur de ton sang, écoute sous le délire de ta tête de tes cris. »

      Le conseiller, comme un bon psychologue ne renie pas le tumulte. Il voit bien le désastre, mais, à travers la connaissance qui rend les lendemains diaphanes, il peut entendre, sous cette colère flamboyante, le silence, le calme, la paix qui n’est autre que celle de l’Afrique planant au-dessus de la rage des canons longs. Il y a sous ces cendres, l’Afrique innocente, au pire l’Afrique rédimée, la voix de son cœur, de son sang. Au lieu de se fixer sur tout ce ballet de dernier jour du monde, cherche avec plus de subtilité et tu verras que l’Afrique n’est pas morte, qu’elle n’est pas perdue

    2. « Est-ce sa faute si Dieu lui a demandé les prémices de ses moissons, les plus beaux épis et les plus beaux corps élus patiemment parmi les peuples ? Est-ce sa faute si Dieu fait de ses fils les verges à châtier la superbe des nations ? »

      Pour Senghor, les victimes africaines, celles qui furent déportées au cours des siècles d’esclavage comme les tirailleurs sénégalais engagés actuellement dans les combats sont des sacrifices, les prémices des moissons à offrir à Dieu selon la bonne tradition de l’Ancien Testament et dont le premier acte sera posé par Caïn, fils d’Adam et de Eve : « Au bout de quelque temps, Caïn fit à l’Eternel une offrande des fruits de la terre… » Cet acte est perpétué chez les sérères jusqu’à nos jours, ce qui fit dire à Senghor conseillant à son ami Césaire : « Aurais-tu oublié ta noblesse, qui est de chanter les Ancêtres les Princes et les Dieux, qui ne sont fleurs ni gouttes de rosée ? Tu devais offrir aux Esprits les fruits blancs de ton jardin – Tu ne mangeais que la fleur, récoltée dans l’année même, du mil fin et ne pas dérober un seul pétale pour en parfumer ta bouche » . Voilà donc l’Afrique obligée de donner la dîme et ses enfants appelés à châtier la superbe des nations.

    3. « Ecoute sa voix bleue dans l’air lavé de haine, vois le sacrificateur verser les libations au pied du tumulus. Elle proclame le grand émoi qui fait trembler les corps aux souffles chauds d’Avril ! Elle proclame l’attente amoureuse du renouveau dans la fièvre de ce printemps, la vie qui fait vagir deux enfants nouveau-nés au bord d’un tombeau cave. »

      Le sacrifice est consommé, la coupe bue. Dans l’air purifié, ne reste que sa voix bleue, innocente. Et le sacrificateur-devin proclame la renaissance, le renouveau dans la fièvre du printemps, une nouvelle vie qui ranimera deux enfants nouveau-nés au bord d’un tombeau cave, au bord du désastre des charniers et des fosses pestilentielles qui couvrent l’Europe. Les deux jumelles, ce sont bien une Nouvelle Afrique et une Nouvelle Europe.

      L’Afrique se relèvera indemne, gardant toujours sa voix sans haine, malgré les siècles d’injustice, d’oppression : « En vain ont-ils coupé ton rire, en vain la fleur la plus noire de ta chair. Tes la fleur de la beauté première parmi l’absence nue des fleurs, fleur noire et son sourire grave, diamant d’un temps immémorial. Vous êtes le limon et le plasma du printemps virile du monde, du couple primitif vous êtes la charnure, le ventre fécond de la laitance, vous êtes la pullulance sacrée des clairs jardins paradisiaques et la forêt incoercible, victorieuse du feu et de la foudre » .

    4. « Elle dit ton baiser plus fort que la haine et la mort. Je vois au fond de tes yeux troubles la lumière étale de l’Eté, je respire entre tes collines l’ivresse douce des moissons, Ah ! Cette rosée de lumière aux ailes frémissantes de tes narines ! Et ta bouche est comme un bourgeon qui se gonfle au soleil et comme une rose couleur de vin vieux qui va s’épanouir au chant de tes lèvres. »

      Oui, « le chant vaste du sang nègre vaincra machines et canons » . Et cette nouvelle vie qui s’annonce, ce nouvel ordre mondial, le poète le place dans un paysage idyllique : la lumière étale de l’été et entre les collines l’odeur des moissons, rosée de lumière aux ailes frémissantes. L’Afrique se lève comme une nubile royale, les seins gonflés par la caresse fluide du soleil, la bouche entrouverte delà des lèvres roses comme un vin vieux.

    5. « Ecoute le message, mon amie sombre au talon rose. J’entends ton cœur d’ambre qui germe dans le silence et le Printemps. »

      Le message, amie sombre au talon rose, c’est qu’au dessous de ce tumulte de fin du monde, en dessous de cette ligne rectiligne de feu et de sang, sous ce monde défunt des machines et des canons, ton cœur d’ambre bat toujours et est en train de germer dans le silence et le printemps.

mercredi 3 octobre 2018

HOSTIES NOIRES - AUX SOLDATS NEGRO-AMERICAINS


AUX SOLDATS NEGRO-AMERICAINS
A Mercier Cook

  1. « Je ne vous ai pas reconnus sous votre prison d’uniformes couleur de tristesse, je ne vous ai pas reconnus sous la calebasse du casque sans panache, je n’ai pas reconnu le hennissement chevrotant de vos chevaux de fer, qui boivent mais ne mangent pas. »

    Une autre ramification de ce nouvel ordre mondial qui se prépare : les soldats afro-américains qui ont participé à la guerre.

    Partis d’une Amérique ségrégationniste, relégués aux positions arrières tout le long de la chaîne sociale, ils vont affronter d’autres blancs, s’adonner à des actes héroïques, d’emblée hommes parmi les hommes. Mais cette humanité, Senghor va l’éplucher comme un oignon. Il va rejeter l’écorce supérieure, fermant les yeux pour repousser toute connaissance de cette couverture qui vient de l’Europe défunte des machines et des canons : les uniformes sont des prisons, couleur de tristesse, au lieu de la calebasse africaine qui contient le lait à nourrir une famille, les soldats ont un casque en fer, les chevaux sont de fer donc les chars et autres véhicules de guerre. Ils sont réellement habillés par « les somnambules qui ont renié leur identité d’homme, caméléons sourds de la métamorphose, et leur honte vous fixe dans votre cage de solitude » Senghor rejette intégralement cet accoutrement qui est tout sauf humain.

  2. « Et ce n’est plus la noblesse des éléphants, c’est la lourdeur barbare des monstres des printemps du monde. Sous votre visage fermé, je ne vous ai pas reconnus. J’ai touché seulement la chaleur de votre main brune, je me suis nommé : Afrika ! Et j’ai retrouvé le rire perdu, j’ai salué la voix ancienne et le grondement des cascades du Congo. »

    Le poète est en face de ces enfants de l’Afrique sur leurs montures qui n’ont rien de la noblesse première des éléphants. Ces montures sont d’une barbarie qui existait avant toute autre chose, plus animales et sauvages que les animaux, d’où l’expression « prétemps du monde ». Ce visage fermé, cet accoutrement barbare est méconnaissable. Ce ne sera qu’au toucher, réalité sous-jacente, que le poète verra la vraie nature, celle-là qu’il peut et veut accepter et par conséquence re-connaître. Le visage fermé s’ouvre pour dévoiler le rire perdu qui rappelle le grondement innocent des cascades du Congo.

  3. « Frères, je ne sais si c’est vous qui avez bombardé les cathédrales, orgueil de l’Europe, si vous êtes la foudre dont la main de Dieu a brûlé Sodome et Gomorrhe. Non, vous êtes les messagers de sa merci, le souffle du Printemps après l’Hiver. A ceux qui avaient oublié le rire – ils ne se servaient plus que d’un sourire oblique, ils ne connaissaient plus que la saveur salée des larmes et l’irritante odeur du sang, vous apportez le printemps de la Paix et l’espoir au bout de l’attente. Et leur nuit se remplit d’une douceur de lait, les champs bleus du ciel se couvrent de fleurs, le silence chante suavement. Vous leur apportez le soleil. L’air palpite de murmures liquides et de pépiements cristallins et de battements soyeux d’ailes. Les cités aériennes sont tièdes de nids.»

    Ces frères qui viennent de faire leur entrée sont-ils ceux qui formaient cette ligne rectiligne bombardant l’orgueil des capitales ? Sont-ils la foudre dont la main de Dieu a brûlé Sodome et Gomorrhe ? Ce ne serait pas un mauvais rôle, mais Senghor se le refuse. Si les Nègres ont participé à cette catastrophe mondiale, c’est uniquement parce qu’ils y ont été forcés. Le poète veut remonter aux valeurs premières de la négritude, à cet esprit simpliste rejoignant celui de l’animiste qui voyait la joie vivre dans les choses simples, Dieu dans les choses environnantes.

    C’est justement cette joie de vivre, ce « manque d’évolution bénit » qu’apportent ses frères noirs : « A ceux qui avaient oublié le rire – ils ne se servaient plus que d’un sourire oblique, ils ne connaissaient plus que la saveur salée des larmes et l’irritante odeur du sang, vous apportez le printemps de la Paix et l’espoir au bout de l’attente ».

    Perdus dans un système si évolué que l’homme n’a plus de place ; perdus dans un monde qui cherche sa propre figure et a peine à le reconnaître, combien d’européens et d’américains ne viennent se réfugier en Afrique pour retrouver ce monde simple, cette joie de vivre et surtout la capacité de vivre avec des choses simples, sans compte en banque, sans facture d’électricité que poursuivent encore quelques africains ?

    Mais l’Afrique, loin de maîtriser son rôle comme elle semble incapable de maîtriser ses richesses veut la part de l’Autre, être comme l’Autre, prier et voir le monde comme l’Autre, changeant de Dieu à son nom sur la seule base que l’autre, sur la faute de ses oreilles entendait les noms différemment. Au lieu de corriger le tort, de s’arrêter pour mieux se rattraper, voilà que l’Afrique perdue le long du sentier continue de tourner en rond. C’est ainsi que le Sénégalais vous dira phonétiquement que son nom est « Diop », mauvaise transcription française de son nom, alors qu’il n’y a pas de Diop au Sénégal : dans ce pays il n’y a que des « Diôbe », pour suivre une transcription française juste.

    Si elle ose le faire, si l’Afrique ose s’arrêter, comme les tirailleurs osèrent utiliser leur gamelles comme tam-tams après les batailles ou le dimanche pour danser : « Qui donc dansera le dimanche aux sons du tam-tam des gamelles » peut-être réussira-t-elle sa progression, gardant à l’œil le fait qu’elle est « libre de la liberté du destin » et que seul « celui qui est noble peut faire les travaux de hontes ».

    Les noirs américains ont brisé quelque chose pour apposer une simplicité et apporter L’air palpitant « de murmures liquides et de pépiements cristallins et de battements soyeux d’ailes », rendant « les cités aériennes sont tièdes de nids ».

  4. « Par les rues de joie ruisselante, les garçons jouent avec leurs rêves, les hommes dansent devant leurs machines et se surprennent à chanter. Les paupières des écolières sont pétales de roses, les fruits mûrissent à la poitrine des vierges et les hanches des femmes – oh ! Douceur – généreusement s’alourdissent. Frères noirs, guerriers dont la bouche est fleur qui chante – Oh ! Délice de vivre après l’Hiver – je vous salue comme des messagers de paix.»

    Et voilà que l’Eden renaît le long des rues. Une vie nouvelle recommence sur terre parmi les garçons qui, au lieu des éclats de rire et la voix imitant celle des animaux le long des contes, entendaient tonner des canons de désastre. Les hommes dansent devant leurs machines et se surprennent à chanter, les écolières sont pétales de roses… Voilà tout un monde qui se réveille d’un long somme passé dans l’horreur des charniers, dans un monde défunt des canons et des machines pour embrasser la lumière de la joie de vivre.

HOSTIES NOIRES - POUR UN FFI BLESSE


POUR UN F.F.I NOIR BLESSE

  1. « Si noir le FFI dans le ciel bleu ! Si lourd son corps noir dans l’air libéré ! Si noir le FFI sur deux épaules
    blanches ! Si rouge son sang entre deux blancheurs ! Léger le FFI dans le ciel de cristal, léger son corps vidé de sang d’or et de pourpre ! Sur les deux épaules carrées, voyez ! si légère la flamme de son âme. Dors sur le duvet blanc de l’air, car les oiseaux ont réappris leurs chansons d’hier. Dors, car tu as donné le riche de ton cœur – Que la paix berce ton sommeil ! »

    Après chant de printemps, le nouvel ordre a fait quelques grands pas. L’attitude, l’honneur déplié pour le F.F.I noir contraste beaucoup avec les attitudes sous-jacentes décrites de l’éloge à « Emma Payelleville » et « Femmes de France ». Ce soldat noir est porté sur deux épaules blanches, deux épaules carrées sous un ciel cristal et c’est certainement ce spectacle qui le hissera au répertoire des poèmes, pas forcément l’acte héroïque : les soldats blancs ont commencé à développer une certaine humanité envers leurs compagnons de combat et à reconnaître leur mérite.


    * FFI : Forces Françaises de l'Intérieur

HOSTIES NOIRES - THIAROYE


THIAROYE

  1. « Prisonniers noirs je dis bien prisonniers français, est-ce donc vrai que la France n’est plus la France ? Est-ce donc vrai que l’ennemi lui a dérobé son visage ? Est-ce vrai que la haine des banquiers a acheté ses bras d’acier ? »

    Dans son amour profond, convaincu que le nombril commun qui unit désormais son Afrique et l’Europe, nommément le Sénégal et la France ne pourra jamais être opéré sans mettre en danger tous les deux frères siam, le poète désespérément cherche à pardonner, à comprendre en cherchant un masque venu se poser sur le visage réel de la France. Les prisonniers noirs sont des prisonniers français, sauf si la France n’est plus la France, sauf si un ennemi a pris le visage de la France pour se cacher derrière afin de mieux assouvir ses plans, comme le loup se mit dans la peau de l’agneau ou que des banquiers sans cœur aient acheté ses bras d’acier.

  2. « Et votre sang n’a-t-il pas ablué la nation oublieuse de sa mission d’hier ? Dites, votre sang ne s’est-il pas mêlé au sang lustral de ses martyrs ? Vos funérailles seront-elles celles de la Vierge-Espérance ? »

    La France a-t-elle oublié la mission des tirailleurs sénégalais ? Leur sang a aspergé son sol le purifier de la grippe nazi : « …Et le sang de mes frères noirs les Tirailleurs sénégalais dont chaque goutte répandue est une pointe de feu à mon flanc » ou encore : « Ils sont là étendus par les routes captives, le long des routes du désastre, les sveltes peupliers, les statues des dieux sombres drapés dans leurs longs manteaux d’or, les prisonniers sénégalais ténébreusement allongés sur la terre de France ».

  3. « Sang, sang ô Sang noir de mes frères, vous tachez l’innocence de mes draps. Vous êtes la sueur où baigne mon angoisse, vous êtes la souffrance qui enroue ma voix. Wôï ! Entendez ma voix aveugle, génies sourds-muets de la nuit. Pluie de sang rouge sauterelles ! Et mon cœur crie à l’azur et à la merci. »

    Les draps du poète jadis innocent, nid d’un sommeil étale et paisible, sont maintenant tâchés, compromis. Il baigne dans l’angoisse, la gorge enrouée par la souffrance. Morts, ayant transcendé, le poète appelle ses morts au secours face à l’immensité du désastre qui laisse du sang comme une couverture de sauterelles sur terre, et son cœur crie à l’azur, à la merci.

  4. « Non, vous n’êtes pas morts gratuits ô Morts ! Ce sang n’est pas de l’eau tépide. Il arrose épais notre espoir, qui fleurira au crépuscule. Il est notre soif notre faim d’honneur, ces grandes reines absolues. Non, vous n’êtes pas morts gratuits. Vous êtes les témoins de l’Afrique immortelle, vous êtes les témoins du monde nouveau qui sera demain. Dormez ô Morts ! Et que ma voix vous berce, ma voix de courroux que berce l’espoir. »

    Que l’on ne se trompe pas : cette mort n’est pas gratuite, ce sang n’est pas un sang affadi comme l’arbre dégénéré qui ne peut plus donner de rejeton. Il est ruisseau de vie qui arrose l’espoir de l’Afrique qui tôt ou tard quittera l’état d’espoir pour devenir réalité, fleurissant au crépuscule.

    Si ce sang est versé, c’est que les tirailleurs et partant les africains ont faim et soif de l’honneur qui depuis des siècles est foulé aux pieds. Ces tirailleurs se sont révoltés pour s’affirmer hommes parmi les hommes, hommes à l’égal des hommes et devenir les témoins nous dirons mieux les prémices d’un monde nouveau, ce monde de l’Afrique des indépendances qui a toujours aspiré à la dignité enfouie.

    Le devoir accompli, qu’ils dorment en paix, nos morts, et que les bercent nos voix, notre voix en colère, notre voix que supporte, anime et maintient l’espoir de ce monde qui sera demain.

HOSTIES NOIRES - LETTRE A UN PRISONNIER


LETTRE A UN PRISONNIER

  1. « Ngom ! Champion de Tyâné ! C’est moi qui te salue, moi ton voisin de village et de cœur. Je te lance mon salut blanc comme le cri blanc de l’aurore par-dessus les barbelés de la haine et de la sottise, et je te nomme par ton nom et ton honneur. Mon salut à Tamsir Dargui Ndyâye, qui se nourrit de parchemins qui lui font la langue subtile et les doigts plus fins et plus longs ; à Samba Dyouma le poète, et sa voix est couleur de flamme, et son front porte les marques du destin, à Nyaoutt Mbodye, à Koli Ngom ton frère de nom, à tous ceux qui, à l’heure où les grands bras sont tristes comme des branches battues de soleil, le soir, se groupent frissonnants autour du plat de l’amitié. »

    Senghor écrit à Ngom, un tirailleur sénégalais fait prisonnier. Ce qui est spécial, c’est que dans cette diaspora de tirailleurs, Senghor a rencontré quelqu’un dont le village n’est pas loin de Djilor et qui, de surcroît, est un sérère comme lui.

    Après une longue absence de son pays, cette rencontre a une couverture particulière. Ngom a d’autres compagnons de prison avec lui, chacun ayant une particularité : Tamsir Dargui Ndiaye se nourrit de parchemins, Samba Dyouma est poète et Nyaoutt Mbodye et Koli Ngom, qui a le même nom de famille que le destinataire du message.

    Senghor transmet son salut à tous ceux se regroupent, frissonnants, tristes, solitaires autour du plat de l’amitié. C’est que les grands bras sont tristes, incapables de s’étendre jusqu’à eux.

  2. « Je t’écris dans la solitude de ma résidence surveillée – et chère – de ma peau noire. Heureux amis, qui ignorez les murs de glace et les appartements trop clairs qui stérilisent toute graine sur les masques d’ancêtres et les souvenirs mêmes de l’amour. »

    Le poète ne se sent pas plus libre que les prisonniers. Il est dans la solitude de sa résidence surveillée de sa peau noire. Il envie presque la prison de ses compagnons quand il la compare à sa propre situation : il est entouré de murs de glaces, dans un appartement trop clair qui empêche toute graine de devenir fertile, détruisant jusqu’à la vie secrète des masques, jusqu’au souvenir de l’amour qui ont besoin d’un coin sombre pour germer dans le secret, à l’abris d’un regard profane.

  3. « Vous ignorez le bon pain blanc et le lait et le sel, et les mets substantiels qui ne nourrissent pas, qui divisent les civils et la foule des boulevards, les somnambules qui ont renié leur identité d’homme, caméléons sourds de la métamorphoses, et leur honte vous fixe dans votre cage de solitude. Vous ignorez les restaurants et les piscines, et la noblesse au sang noir interdite, et la Science et l’Humanité, dressant leurs cordons de police aux frontières de la négritude. »

    Senghor a en aversion toutes particularité qui font cette « civilisation », cette couverture superficielle de la culture européenne qui raffine de petites choses tandis que de l’autre côté elle est d’une barbarie sans pareille, faisant des européens des soi-disant civilisés, des somnambules ayant renié leur identité d’homme, caméléons sourds de la métamorphose.

  4. « Faut-il crier plus fort ? Ou m’entendez-vous, dites ? Je ne reconnais plus les hommes blancs, mes frères comme ce soir au cinéma, perdus qu’ils étaient au-delà du vide fait autour de ma peau. »

    Parti au cinéma, ce mensonge virtuel dont on fait réalité, les voilà tous dispersés, faisant le vide autour de l’Africain pour suivre, comme lui dans sa jeunesse, un monde sans mémoire.

  5. « Je t’écris parce que mes livres sont blancs comme l’ennui, comme la misère et comme la mort. Faites-moi place autour du poêle, que je reprenne ma place encore tiède. Que nos mains se touchent en puisant dans le riz fumant de l’amitié, que les vieux mots sérères de bouche en bouche passent comme une pipe amicale. Que Dargui nous partage ses fruits succulents – foin de toute sécheresse parfumée ! Toi sers-nous tes bons mots, énormes comme le nombril de l’Afrique prodigieuse. »

    Le poète, dans l’ennui de cette civilisation a envie de reprendre la place qu’il vient juste de quitter – libéré de prison avant ses camarades ? Il veut, autour du plat commun, que les mains amies se touchent en puisant dans le riz, comme une pipe amicale, une pipe amérindienne pour sceller l’amitié, l’alliance.

  6. « Quel chanteur ce soir convoquera tous les Ancêtres autour de nous, autour de nous le troupeau pacifique des bêtes de la brousse ? Qui logera nos rêves sous les paupières des étoiles ? Ngom, réponds-moi par le courrier de la lune nouvelle. Au détour du chemin, j’irai au devant de tes mots nus qui hésitent. C’est l’oiselet au sortir de sa cage, tes mots si naïvement assemblés ; et les doctes en rient, et ils me restituent le surréel et le lait m’en rejaillit au visage. J’attends ta lettre à l’heure où le matin terrasse la mort. Je la recevrai pieusement comme l’ablution matinale, comme la rosée de l’aurore. »

    Mais il n’y a aucun chanteur, personne pour venir à la rescousse et sauvegarder leurs espoirs. Ici, comme souvent, Senghor embrasse déjà une idée qu’il développera profondément dans « Postface » sur le caractère de la comparaison, l’utilisation de l’image à travers la poésie de langue française et surtout la vision des surréalistes.

HOSTIES NOIRES - NDESSE


NDESSE

  1. « Mère, on m’écrit que tu blanchis comme la brousse à l’extrême hivernage, quand je devais être ta fête, la fête gymnique de tes moissons, ta saison belle avec sept fois neuf ans sans nuages et les greniers pleins à craquer de fin mil. Ton champion Kor-Sanou ! Tel le palmier de Katamague il domine tous ses rivaux de sa tête au mouvement de panache d’argent et les cheveux des femmes s’agitent sur leurs épaules, et les cœurs des vierges dans le tumulte de leur poitrine »

    Le poète reçoit une lettre, lui disant que sa mère est en train de vieillir, de pousser des cheveux blancs, de blanchir comme la brousse blanchit et devient fanée à la fin de l’hivernage. Les herbes deviennent jaunes. Cette danse des saisons, le changement du terroir entre septembre et les derniers jours d’octobre ont profondément marqué le poète. C’est ce dualisme de l’existence entre verdure et sécheresse, vie et mort. C’est qu’au quatorzième parallèle nord où se trouve sont Sénégal natal, la transition est aussi rapide que la tombée du crépuscule. Mais le plus important ici, c’est cette situation de la mère qui vieillit, et qui le pousse à faire le bilan en tant que fils.

    Mère tu vieillis [et je suis loin, pas à côté de toi] alors que je devais être ta fête, - lisez ta fierté -, la fête gymnique de tes saisons, ta saison belle avec sept fois neuf ans sans nuage et les greniers pleins à craquer de fin mil. Les points qui devraient faire le poids dans cette balance du bilan sont : La fierté de la mère : « Je devais être ta fête ». C’est le support de la joie de la mère, en la couvrant d’une attention particulière.

    La force de la mère : « La fête gymnique de tes moissons. Etant le support de la mère, il devait être assez fort et pouvoir, durant une seule saison, récolter assez pour que, même s’il ne pleut pas pendant quarante neuf ans, les greniers de la mère seraient pleins à craquer de fin mil pas de ce gros mil qu’il traite de nourriture de cheval.

    Le lutteur de la mère : Comme cette mère de Djirnda Lamine, Senghor devait être l’athlète, la fierté des stades, ce qui l’aurait fait vivre pleinement sa culture, sa liberté d’âme, comme ceux-là qui sont « libres de la liberté du destin » et l’aurait élevé au-dessus de tous ses camarades comme dépassait de son feuillage le géant rônier de Katamague et être la coqueluche des filles. Ici, en réalité, Senghor réellement surpassent bien de gens de sa classe d’âge, ses rivaux par « sa tête au mouvement de panache d’argent »

    Voilà la mesure selon les paramètres de laquelle Senghor fait son bilan, voilà les traits qui auraient fait de sa vie une vie pleine, une vie faite d’émotion, d’un surgissement perpétuel du pouls vital, contrairement à cette raison hellène qui a transformé son monde en un monde défunt des machines, cette Europe qui « enterre le levain des nations et l’espoir des races nouvelles » . Ici l’homme vit pleinement sa vie, sur la simple base de petites choses : le support, la fidélité, l’union humaine, la nourriture et les plaisirs de la vie, interprétés à travers les jeux gymniques accompagnés de ces chants qui vaincront « machines et canons »

    Pour comprendre « l’émotion nègre et la raison hellène », il faut toujours venir puiser dans ce sentiment profond qui habite le poète et qui le fait regretter, presque, d’avoir jamais mis les pieds à l’école, d’avoir fait cette rencontre et la conviction fatale de prendre conscience que ce monde atomique est fait d’interdépendances irrévocables et donc de métissage.

  2. « Voici que je suis devant toi Mère, soldat aux manches nues et je suis vêtu de mots étrangers, où tes yeux ne voient qu’un assemblage de bâtons et de haillons. »

    Initié à la raison hellène, ayant goûté à la pomme du jardin d’Europe comme Adam celle de l’Eden, le bilan se fait terriblement négatif : au lieu du jeune homme qui donne toute sa force pour soutenir sa mère dans ses derniers jours, au lieu d’être l’athlète des arènes où coule la simple joie de vivre, le voilà tout dépouillé, pauvre enfant prodigue. Et sa pauvreté, ici, est encore plus profonde. L’enfant évangélique avait des problèmes matériels, l’enfant sérère a un problème qui frise l’assimilation, car il a perdu jusqu’à la langue, le seul moyen qu’il avait pour se faire comprendre.

  3. « Si je te pouvais parler Mère ! Mais tu n’entendrais qu’un gazouillis précieux et tu n’entendrais pas comme lorsque, bonnes femmes de sérères, vous déridiez le dieu au troupeau de nuages, pétaradant des coups de fusil par-dessus le cliquetis des mots paragnessés. Mère, parle-moi. Ma langue glisse sur nos mots sonores et durs. Tu les sais faire doux et moelleux comme à ton fils chéri autrefois »

    Le souci primordial est étroitement lié à la langue, véhicule central de toute activité humaine. N’est-ce point elle qui fera la différence entre l’Homme et la Bête à la fin du combat ? La compréhension, la connaissance de l’autre passe les vocables porteurs de sa pensée et sans lesquels nous serions tous les uns les autres comme face à des murs que nous appellerions nos semblables. C’est justement à travers ce moteur linguistique que l’assimilation peut intervenir, d’où le souci du poète.

    A la manière des femmes sérères de son village, il y a toutefois une possibilité de l’assimiler, la comprendre, la maîtriser sans être broyé par elle, ce qui sera le combat profond de Léopold Sédar Senghor : maîtriser le français pour s’en servir comme un instrument pur et simple, sans être blessé par l’outil.

  4. « Ah ! Me pèse le fardeau pieux de mon mensonge. Je ne suis plus le fonctionnaire qui a autorité, le marabout aux disciples charmés. L’Europe m’a broyé comme le plat guerrier sous les pattes pachydermes des tanks. Mon cœur est plus meurtri que mon corps jadis, au retour des lointaines escapades aux bords enchantés des Esprits. »

    Quel est ce mensonge ? Pour ne pas accabler sa mère, Sédar ne lui a-t-il caché la réalité qu’il était devenu soldat, avec à chaque instant la possibilité de rencontrer la mort, plus certainement que lorsqu’il revenait de Fa’oye :

    « Or je revenais de Fa’oye, m’étant abreuvé à la tombe solennelle comme les lamantins s’abreuvent à la fontaine de Simal. Et c’était l’heure où l’on voit les Esprits,
    Quand la lumière est transparente et il fallait s’écarter des sentiers, pour éviter leur main fraternelle et mortelle »

    Il n’est plus le fonctionnaire qui a autorité, il n’est plus professeur aux élèves charmés. C’est un simple soldat de deuxième classe dans le quarantième régiment des tirailleurs sénégalais, un soldat broyé, aplati sous les chenilles des tanks. C’est un soldat fatigué, le corps meurtri comme jadis, lorsqu’il allait à la rencontre des Esprits. C’est certainement ces moments qui lui permirent de dire : « J’ai donc vécu en ce royaume, vu de mes yeux, de mes oreilles entendu les êtres fabuleux par-delà les choses : les Kouss dans les tamariniers, les crocodiles, gardiens des fontaines, les lamantins, qui chantaient dans la rivière, les Morts du village et les Ancêtres, qui me parlaient, m’initiant aux vérités alternées de la nuit et de midi ».

  5. « Je devais être, Mère, le palmier florissant de ta vieillesse, je te voudrais rendre l’ivresse de tes jeunes années. »

    Une mère qui vieillit, un fils qui devait être le support et qui est d’emblée soldat, face à la mort à tout instant. Quelle situation, que celle de cet enfant qui devait être le palmier florissant de sa mère, qui n’a qu’un souci, celui de rendre à sa mère les jours bels de sa jeunesse lointaine !

  6. « Je ne suis plus qu’un enfant qui se souvient de ton sein maternel et qui pleure. Reçois-moi dans la nuit qu’éclaire l’assurance de ton regard, redis-moi les vieux contes des veillées noires, que je me perde par les routes sans mémoire. Mère, je suis un soldat humilié qu’on nourrit de gros mil. Dis-moi donc l’orgueil de mes pères ! »

    Mais c’est lui qui a besoin de support. Loin d’être cette colonne majestueuse, cette large épaule portant la mère, c’est lui qui veut redevenir un enfant pour se blottir contre son sein et réécouter les contes des veillées de jadis. Nourri de gros mil, avili comme soldat, il veut remonter les routes du passé pour retrouver la fierté de sa lignée paternelle, la fierté énigmatique de Diogoye le Lion.

HOSTIES NOIRES - TAGA DE MBAYE DIOB


TAGA DE MBAYE DIOB
(Pour tama)

  1. « Mbaye Dyôb ! Je veux dire ton nom et ton honneur. Dyôb ! Je veux hisser ton nom au haut mât du retour, je veux chanter ton nom Dyôbène ! Toi qui m’appelais ton maître et me réchauffais de ta ferveur aux soirs d’hiver autour du poêle rouge qui donnait froid. »

    La carafe des hosties noires continue, incapable de se dévider malgré les gorgées ingurgitées par le poète pour atteindre le paroxysme de l’ivresse. Mais cette carafe, c’est aussi et surtout un terrain où les petites personnes sont les héroïnes à travers le fil des évènements. Des femmes de France à Emma Payelleville l’infirmière en passant par le volontaire libre, le champion de Thiané, voilà l’éloge de Mbaye Dyôb, dont le nom sera hissé au haut mât du retour, Mbaye, qui est tombé sur la terre de France. Les héros de cette guerre sortent de l’ordinaire pour y avoir débuté. Le poète chante un compagnon d’arme, un tirailleur du même régiment avec qui il se sentait proche. Celui-ci appelait « maître », ce professeur devenu soldat au jour de la mobilisation et le réchauffait de sa présence pendant les jours de froideur.

  2. « Dyôb ! Qui ne sais remonter ta généalogie et domestiquer le temps noir, dont les ancêtres ne sont pas rythmés par la voix du tama, toi qui n’as tué un lapin, qui t’es terré sous les bombes des grands vautours Dyôb ! – qui n’es ni capitaine ni aviateur ni cavalier pétaradant, pas seulement du train des équipages, mais soldat de deuxième classe au Quatrième Régiment des Tirailleurs sénégalais, Dyôb ! je veux chanter ton honneur. »

    Ce « Diop » va ressembler bizarrement à David Diop, un sénégalais qui ne sait remonter sa généalogie, qui ne connaît donc pas ses origines et qui ne connaît rien de l’histoire des noirs et qui, par-dessus tout, n’est pas un noble : ses ancêtres ne sont pas rythmés par la voix du tama. Dans cette guerre, ce n’est pas non plus le grand guerrier. Il n’a tué personne et s’est terré sous les bombes des grands vautours, certainement les avions bombardiers. Diop n’est ni capitaine, ni aviateur ni cavalier : il est simplement du simple train des équipages et soldat de deuxième classe au Quatrième Régiments des Tirailleurs Sénégalais.

  3. « Les vierges du Gandyol te feront un arc de triomphe de leurs bras courbes, de leurs bras d’argent et d’or rouge te feront une voie de gloire avec leurs pagnes rares des Rivières du Sud. Lors elles te feront un collier d’ivoire de leurs bouches qui parent plus que manteau royal, lors elles berceront ta marche, leurs voix se mêleront aux vagues de la mer, lors elles te chanteront : Tu as bravé plus que la mort, plus que les tanks et les avions qui sont rebelles aux sortilèges. Tu as bravé la faim, tu as bravé le froid et l’humiliation du captif. Oh ! Téméraire, tu as été le marchepied des griots des bouffons. Oh ! Toi qui ajoutas quels clous à ton calvaire pour ne pas déserter tes compagnons, pour ne pas rompre le pacte tacite, pour ne pas laisser ton fardeau aux camarades, dont les dos ploient à tout départ, dont les bras s’alanguissent chaque soir où l’on serre une main de moins et le front plus noir d’être éclairé par un regard de moins, les yeux s’enfoncent quand s’y reflète un sourire de moins. Dyôb ! – du Gâbou au Walo, du Ngalam à la Mer s’élèveront les chants des vierges d’ambre et que les accompagnent les cordes des kôras ! Et que les accompagnent les vagues et les vents ! Dyôb ! – je dis ton nom et ton honneur »

    Ce n’est pas le héro de guerre attendu. Si le poète hisse son nom sur le mât du retour, c’est, c’est surtout à cause d’un trait que Senghor mettra toujours au-dessus de tous les autres : la fidélité. Et le secret des mérites du tirailleur mort sous les bombes des avions, Sédar nous le livre à travers les bouches des filles du royaume d’enfance de la victime : « Tu as bravé plus que la mort, plus que les tanks et les avions qui sont rebelles aux sortilèges. Tu as bravé la faim, tu as bravé le froid et l’humiliation du captif. Oh ! Téméraire, tu as été le marchepied des griots des bouffons. Oh ! Toi qui ajoutas quels clous à ton calvaire pour ne pas déserter tes compagnons, pour ne pas rompre le pacte tacite, pour ne pas laisser ton fardeau aux camarades, dont les dos ploient à tout départ, dont les bras s’alanguissent chaque soir où l’on serre une main de moins et le front plus noir d’être éclairé par un regard de moins, les yeux s’enfoncent quand s’y reflète un sourire de moins »

UN RAPIDE EXEMPLE POUR LE DICtiONNAIRE

Njamala Njogoy