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mercredi 3 octobre 2018

HOSTIES NOIRES - LETTRE A UN PRISONNIER


LETTRE A UN PRISONNIER

  1. « Ngom ! Champion de Tyâné ! C’est moi qui te salue, moi ton voisin de village et de cœur. Je te lance mon salut blanc comme le cri blanc de l’aurore par-dessus les barbelés de la haine et de la sottise, et je te nomme par ton nom et ton honneur. Mon salut à Tamsir Dargui Ndyâye, qui se nourrit de parchemins qui lui font la langue subtile et les doigts plus fins et plus longs ; à Samba Dyouma le poète, et sa voix est couleur de flamme, et son front porte les marques du destin, à Nyaoutt Mbodye, à Koli Ngom ton frère de nom, à tous ceux qui, à l’heure où les grands bras sont tristes comme des branches battues de soleil, le soir, se groupent frissonnants autour du plat de l’amitié. »

    Senghor écrit à Ngom, un tirailleur sénégalais fait prisonnier. Ce qui est spécial, c’est que dans cette diaspora de tirailleurs, Senghor a rencontré quelqu’un dont le village n’est pas loin de Djilor et qui, de surcroît, est un sérère comme lui.

    Après une longue absence de son pays, cette rencontre a une couverture particulière. Ngom a d’autres compagnons de prison avec lui, chacun ayant une particularité : Tamsir Dargui Ndiaye se nourrit de parchemins, Samba Dyouma est poète et Nyaoutt Mbodye et Koli Ngom, qui a le même nom de famille que le destinataire du message.

    Senghor transmet son salut à tous ceux se regroupent, frissonnants, tristes, solitaires autour du plat de l’amitié. C’est que les grands bras sont tristes, incapables de s’étendre jusqu’à eux.

  2. « Je t’écris dans la solitude de ma résidence surveillée – et chère – de ma peau noire. Heureux amis, qui ignorez les murs de glace et les appartements trop clairs qui stérilisent toute graine sur les masques d’ancêtres et les souvenirs mêmes de l’amour. »

    Le poète ne se sent pas plus libre que les prisonniers. Il est dans la solitude de sa résidence surveillée de sa peau noire. Il envie presque la prison de ses compagnons quand il la compare à sa propre situation : il est entouré de murs de glaces, dans un appartement trop clair qui empêche toute graine de devenir fertile, détruisant jusqu’à la vie secrète des masques, jusqu’au souvenir de l’amour qui ont besoin d’un coin sombre pour germer dans le secret, à l’abris d’un regard profane.

  3. « Vous ignorez le bon pain blanc et le lait et le sel, et les mets substantiels qui ne nourrissent pas, qui divisent les civils et la foule des boulevards, les somnambules qui ont renié leur identité d’homme, caméléons sourds de la métamorphoses, et leur honte vous fixe dans votre cage de solitude. Vous ignorez les restaurants et les piscines, et la noblesse au sang noir interdite, et la Science et l’Humanité, dressant leurs cordons de police aux frontières de la négritude. »

    Senghor a en aversion toutes particularité qui font cette « civilisation », cette couverture superficielle de la culture européenne qui raffine de petites choses tandis que de l’autre côté elle est d’une barbarie sans pareille, faisant des européens des soi-disant civilisés, des somnambules ayant renié leur identité d’homme, caméléons sourds de la métamorphose.

  4. « Faut-il crier plus fort ? Ou m’entendez-vous, dites ? Je ne reconnais plus les hommes blancs, mes frères comme ce soir au cinéma, perdus qu’ils étaient au-delà du vide fait autour de ma peau. »

    Parti au cinéma, ce mensonge virtuel dont on fait réalité, les voilà tous dispersés, faisant le vide autour de l’Africain pour suivre, comme lui dans sa jeunesse, un monde sans mémoire.

  5. « Je t’écris parce que mes livres sont blancs comme l’ennui, comme la misère et comme la mort. Faites-moi place autour du poêle, que je reprenne ma place encore tiède. Que nos mains se touchent en puisant dans le riz fumant de l’amitié, que les vieux mots sérères de bouche en bouche passent comme une pipe amicale. Que Dargui nous partage ses fruits succulents – foin de toute sécheresse parfumée ! Toi sers-nous tes bons mots, énormes comme le nombril de l’Afrique prodigieuse. »

    Le poète, dans l’ennui de cette civilisation a envie de reprendre la place qu’il vient juste de quitter – libéré de prison avant ses camarades ? Il veut, autour du plat commun, que les mains amies se touchent en puisant dans le riz, comme une pipe amicale, une pipe amérindienne pour sceller l’amitié, l’alliance.

  6. « Quel chanteur ce soir convoquera tous les Ancêtres autour de nous, autour de nous le troupeau pacifique des bêtes de la brousse ? Qui logera nos rêves sous les paupières des étoiles ? Ngom, réponds-moi par le courrier de la lune nouvelle. Au détour du chemin, j’irai au devant de tes mots nus qui hésitent. C’est l’oiselet au sortir de sa cage, tes mots si naïvement assemblés ; et les doctes en rient, et ils me restituent le surréel et le lait m’en rejaillit au visage. J’attends ta lettre à l’heure où le matin terrasse la mort. Je la recevrai pieusement comme l’ablution matinale, comme la rosée de l’aurore. »

    Mais il n’y a aucun chanteur, personne pour venir à la rescousse et sauvegarder leurs espoirs. Ici, comme souvent, Senghor embrasse déjà une idée qu’il développera profondément dans « Postface » sur le caractère de la comparaison, l’utilisation de l’image à travers la poésie de langue française et surtout la vision des surréalistes.

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