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jeudi 4 octobre 2018

HOSTIES NOIRES - CHANT DE PRINTEMPS


CHANT DE PRINTEMPS

Pour une jeune fille noire au talon rose

De toute cette collection, Chant de printemps est de loin le poème le plus complexe, les autres étant si évidents qu'on à peine à en dire quelque chose de plus.

Le printemps marque la fin de la longue période troublée parce que froide, morte de l’hiver. A travers la terre éprouvée, meurtrie, l’herbe commence à sortir de cette boue infecte qui fait penser à la mort, les arbres se rhabillent d’une verdure tendre. C’est justement ce printemps qui revient souvent dans les poèmes que Senghor va prendre comme l’image du monde à la fin de la deuxième guerre mondiale. Mais dans ce monde qui se relève et se réorganise, c’est aussi le destin de l’Afrique, cette jeune fille noire au talon rose qui va se jouer beaucoup plus serré que jamais auparavant. Les domptés ont vu leur dompteur se faire dompter à son tour. Mais cela va au-delà encore : les domptés de jadis ont participé à la libération de leur propre dompteur.

Si le maître a bien fait courber l’échine à son esclave pendant des siècles, les rôles vont obligatoirement changer. Il sera difficile, d’emblée, pour l’Afrique d’accepter d’être l’esclave de l’esclave malgré la terrible fierté de Toundi qui veut que le « chien du roi soit le roi des chiens ». En d'autres circonstances, Jean-Paul Sartre abordera dans « Orphée Noir », un virement de situation obligatoire : « Qu’est-ce donc que vous espériez, quand vous ôtiez les baillons qui fermaient ces bouches noires ? Qu’elles allaient entonner vos louanges ? ». Le retranscrivant en toute liberté, ne pourrions-nous pas dire : « Qu’est-ce donc que vous espériez, quand vous fîtes participer ces noirs au combat pour votre propre libération ? Qu’elles allaient retourner dans leur pays et continuer à porter votre joug » ?

Voilà donc, le long de ce poème, le poète est devant cette jeune fille noire au talon rose - qui n'est autre que l'Afrique - qui a goûté à l'Européanité; qui a goûté au métissage culturel avec ses lois noires sur fond blanc. Comme sous l'arbre à palabres, les deux se parlent, se souteniennent, tiennent conseiller. En vérité, dans le tumulte des derniers combats, dans la bouche de ces canons qui crachent le feu et vomissent des incendies le long des rives atlantiques de l’Afrique, La Fille recherche sa propre figure, comme l’avait fait la France, en d'autres circonstances, il est vrai, mais cette recherche du soi n’en demeure pas moins commune : « Seigneur éloigne de ma mémoire la France qui n’est pas la France, ce masque de petitesse et de haine sur le visage de la France ».

Sous le tumulte, la panique de perdre sa figure à jamais, le poète rassure : Ce feu qui ravage les rivages de l'Afrique n’est autre qu’une parturition d’où naîtront deux jumelles : une Nouvelle Europe et une Nouvelle Afrique : « …Elle proclame l’attente amoureuse du renouveau dans la fièvre du printemps, la vie qui fait vagir deux enfants nouveau-nés au bord d’un tombeau cave ».


  1. STROPHE I

    1. « Des chants d’oiseaux montent lavés dans le ciel primitif, l’odeur verte de l’herbe monte, Avril ! J’entends le souffle de l’aurore émouvant les nuages blancs de mes rideaux. J’entends la chanson du soleil sur mes volets mélodieux, je sens comme une haleine et le souvenir de Naëtt sur ma nuque nue qui s’émeut et mon sang complice malgré moi chuchote dans mes veines. »

      Chant de printemps, un printemps du monde, le printemps d’un nouvel ordre mondial. Le printemps, c’est le dégel, le départ des neiges, la renaissance de la nature avec des feuilles jaunes frêles et fragiles, mais c’est aussi printemps parce que les derniers canons de la deuxième guerre mondial résonnent encore, il est vrai, mais c’est bien le commencement de la fin. Le soleil nouveau chante, une brise matinale joue contre les rideaux blancs.

    2. « C’est toi mon amie – ô ! Ecoute les souffles déjà chauds dans l’avril d’un autre continent. Oh ! Ecoute quand glissent glacées d’azur les ailes des hirondelles migratoires, écoute le bruissement blanc et noir des cigognes à l’extrême de leurs voiles déployées, écoute le message du printemps d’un autre âge d’un autre continent, écoute le message de l’Afrique lointaine et le chant de ton sang ! J’écoute la sève d’Avril qui dans tes veines chante. »

      Le souvenir de Naëtt revient au poète et son sang complice malgré lui chuchote dans ses veines, il est ému, content de pouvoir partager le souffle chaud d’Avril provenant d’un autre continent, de cette Afrique lointaine. C’est une autre saison qui commence, ramenant dans les airs les hirondelles migrateurs et les cigognes qui déploient leurs ailes comme de grands voiliers au long parcours. Tous ces signes sont les messages d’un autre âge, d’un autre continent. C’est le message de l’Afrique, comme celui du Saltiki qui prédit un nouvel ordre mondial


  2. STROPHE II

    1. « Tu m’as dit : Ecoute mon ami, lointain et sourd, le grondement précoce de la tornade comme un feu roulant de brousse, et mon sang crie d’angoisse dans l’abandon de ma tête trop lourde livrée aux courants électriques. Ah ! Là-bas l’orage soudain, c’est l’incendie des côtes blanches de la blanche paix de l’Afrique mienne. Et dans la nuit où tonnent de grandes déchirures de métal, entends plus près de nous, sur trois cents kilomètres, tous les miaulements félins des balles, entends les rugissements brefs des canons et les barrissements des pachydermes de cent tonnes. Est-ce l’Afrique encore cette côte mouvante, cet ordre de bataille, cette longue ligne rectiligne, cette ligne d’acier et de feu ? »

      La jeune fille au talon rose, l’Afrique personnifiée voit ses côtes s’embraser, grondement précoce de tornade comme un feu roulant de brousse. Le sang se fige dans les veines et la tête est livrée à des courants contradictoires.

      La blanche paix de l’Afrique noire, cette paix africaine que les blancs ont brisée pour se mettre, après, à la raccommoder, et avec quels moyens ! A coups de canons. Déchirures de métal. Les animaux africains sont d’emblée remplacés par la barbare mécanique des Blancs : les félins de la savane et de la jungle ne sont plus que des balles qui miaulent, les éléphants des tanks à chenilles et les lions des canons à longue portée.

      L’Afrique ne se reconnaît pas dans cette côte mouvante, cet ordre de bataille, longue ligne rectiligne d’acier et de feu. Cette côte, jadis, se mouvait, mais dans le simple balancement de vagues géantes battant des rives aux sables d’un or innocent.

    2. « Mais entends l’ouragan des aigles-forteresses, les escadres aériennes tirant à pleins sabords et foudroyant les capitales dans la seconde de l’éclair. Et les lourdes locomotives bondissent au-dessus des cathédrales et les cités superbes flambent, mais bien plus jaunes, mais bien plus sèches qu’herbe de brousse en saison sèche. Et voici que les hautes tours, orgueil des hommes, tombent comme les géants des forêts avec un bruit de plâtras et voici que les édifices de ciment et d’acier fondent comme la cire molle aux pieds de Dieu. »

      Le malheur n’est pas seulement sur terre. Les aigles forteresses, ces avions bombardiers, vont apparaître, escadres aériennes tirant à pleins sabords et détruisant les capitales en un clin d’œil. Les cités flambent plus fragiles sous cette puissance de feu que la cire au pied de l’Eternel.

    3. « Et le sang de mes frères blancs bouillonne par les rues, et le sang de mes frères noirs les Tirailleurs sénégalais, dont chaque goutte répandue est une pointe de feu à mon flanc. »

      Les colonnes de l’Afrique sont toujours sous le feu, car l’Europe n’a pas complètement fini d’enterrer « le levain des nations et l’espoir des races nouvelles » . L’Afrique continue de souffrir sur la croix, son flanc percé et saignant de mille gouttes : « Seigneur, au pied de cette croix – et ce n’est plus toi l’arbre de douleur, mais au-dessus de l’Ancien et du Nouveau Monde l’Afrique crucifiée… »

    4. « Printemps tragique ! Printemps de sang ! Est-ce là ton message, Afrique ?... Oh ! Mon ami – ô Comment entendrai-je ta voix ? Comment voir ton visage noir si doux à ma joue brune, à ma joie brune quand il faut me boucher les yeux et les oreilles ? »

      Cette période de renouveau, cette ère qui devait s’adoucir comme la boue lubrifie le sein de la terre pour permettre aux germes de sortir doucement pour se caresser sous les doux rayons du soleil est bien bizarre : au lieu de la vie qui rejaillit, voilà que le sang et la mort couvrent les côtes africaines. Dans ce tumulte, comment la jeune fille au talon rose peut-elle entendre son ami, comprendre ses conseils, avoir foi dans un futur brillant, celui-là même dont parlera le poète dans la strophe suivante ? Rien ne la prédispose à cette vision, ni dans la transmission du message ni dans le sens.



  3. STROPHE III

    1. « Je t’ai dit : Ecoute le silence sous les colères flamboyantes la voix de l’Afrique planant au-dessus de la rage des canons longs, la voix de ton cœur de ton sang, écoute sous le délire de ta tête de tes cris. »

      Le conseiller, comme un bon psychologue ne renie pas le tumulte. Il voit bien le désastre, mais, à travers la connaissance qui rend les lendemains diaphanes, il peut entendre, sous cette colère flamboyante, le silence, le calme, la paix qui n’est autre que celle de l’Afrique planant au-dessus de la rage des canons longs. Il y a sous ces cendres, l’Afrique innocente, au pire l’Afrique rédimée, la voix de son cœur, de son sang. Au lieu de se fixer sur tout ce ballet de dernier jour du monde, cherche avec plus de subtilité et tu verras que l’Afrique n’est pas morte, qu’elle n’est pas perdue

    2. « Est-ce sa faute si Dieu lui a demandé les prémices de ses moissons, les plus beaux épis et les plus beaux corps élus patiemment parmi les peuples ? Est-ce sa faute si Dieu fait de ses fils les verges à châtier la superbe des nations ? »

      Pour Senghor, les victimes africaines, celles qui furent déportées au cours des siècles d’esclavage comme les tirailleurs sénégalais engagés actuellement dans les combats sont des sacrifices, les prémices des moissons à offrir à Dieu selon la bonne tradition de l’Ancien Testament et dont le premier acte sera posé par Caïn, fils d’Adam et de Eve : « Au bout de quelque temps, Caïn fit à l’Eternel une offrande des fruits de la terre… » Cet acte est perpétué chez les sérères jusqu’à nos jours, ce qui fit dire à Senghor conseillant à son ami Césaire : « Aurais-tu oublié ta noblesse, qui est de chanter les Ancêtres les Princes et les Dieux, qui ne sont fleurs ni gouttes de rosée ? Tu devais offrir aux Esprits les fruits blancs de ton jardin – Tu ne mangeais que la fleur, récoltée dans l’année même, du mil fin et ne pas dérober un seul pétale pour en parfumer ta bouche » . Voilà donc l’Afrique obligée de donner la dîme et ses enfants appelés à châtier la superbe des nations.

    3. « Ecoute sa voix bleue dans l’air lavé de haine, vois le sacrificateur verser les libations au pied du tumulus. Elle proclame le grand émoi qui fait trembler les corps aux souffles chauds d’Avril ! Elle proclame l’attente amoureuse du renouveau dans la fièvre de ce printemps, la vie qui fait vagir deux enfants nouveau-nés au bord d’un tombeau cave. »

      Le sacrifice est consommé, la coupe bue. Dans l’air purifié, ne reste que sa voix bleue, innocente. Et le sacrificateur-devin proclame la renaissance, le renouveau dans la fièvre du printemps, une nouvelle vie qui ranimera deux enfants nouveau-nés au bord d’un tombeau cave, au bord du désastre des charniers et des fosses pestilentielles qui couvrent l’Europe. Les deux jumelles, ce sont bien une Nouvelle Afrique et une Nouvelle Europe.

      L’Afrique se relèvera indemne, gardant toujours sa voix sans haine, malgré les siècles d’injustice, d’oppression : « En vain ont-ils coupé ton rire, en vain la fleur la plus noire de ta chair. Tes la fleur de la beauté première parmi l’absence nue des fleurs, fleur noire et son sourire grave, diamant d’un temps immémorial. Vous êtes le limon et le plasma du printemps virile du monde, du couple primitif vous êtes la charnure, le ventre fécond de la laitance, vous êtes la pullulance sacrée des clairs jardins paradisiaques et la forêt incoercible, victorieuse du feu et de la foudre » .

    4. « Elle dit ton baiser plus fort que la haine et la mort. Je vois au fond de tes yeux troubles la lumière étale de l’Eté, je respire entre tes collines l’ivresse douce des moissons, Ah ! Cette rosée de lumière aux ailes frémissantes de tes narines ! Et ta bouche est comme un bourgeon qui se gonfle au soleil et comme une rose couleur de vin vieux qui va s’épanouir au chant de tes lèvres. »

      Oui, « le chant vaste du sang nègre vaincra machines et canons » . Et cette nouvelle vie qui s’annonce, ce nouvel ordre mondial, le poète le place dans un paysage idyllique : la lumière étale de l’été et entre les collines l’odeur des moissons, rosée de lumière aux ailes frémissantes. L’Afrique se lève comme une nubile royale, les seins gonflés par la caresse fluide du soleil, la bouche entrouverte delà des lèvres roses comme un vin vieux.

    5. « Ecoute le message, mon amie sombre au talon rose. J’entends ton cœur d’ambre qui germe dans le silence et le Printemps. »

      Le message, amie sombre au talon rose, c’est qu’au dessous de ce tumulte de fin du monde, en dessous de cette ligne rectiligne de feu et de sang, sous ce monde défunt des machines et des canons, ton cœur d’ambre bat toujours et est en train de germer dans le silence et le printemps.

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Njamala Njogoy