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lundi 1 octobre 2018

CHANT D'OMBRE - A LA MORT


A LA MORT

En interprétant un poème, on se retrouve très souvent dans une impasse à travers laquelle on cherche désespérément à retrouver l’écrivain pour le situer physiquement afin de pouvoir mieux le comprendre, entrer dans ses états d’âme. Au moment où il écrivait ce poème, le poète était-il malade, se trouvait-il confronté à un évènement qui l’aurait mené au bout de la vie, ou est-ce dans un rêve ou par une pure méditation qu’il s’est promené sur ce mince pont de douceur qui relie la vie et la mort ? Un journaliste se sentirait encore plus contraint que nous. Peu importe le motif, nous pouvons facilement entrer dans le poème et épouser l’état d’âme de Senghor. Faites de même, je vous prie.

  1. « Tu m’as assailli encore cette nuit, cette nuit sans clair de lune au bord de la mare perfide, panthère décochée de l’arc d’une branche. Ah ! Le feu de tes griffes dans mes reins et l’angoisse qui fait crier à minuit jusqu’aux doigts de mes pieds tremblants prisonniers »

    Dans une nuit sans clair de lune, le poète est confronté à la réalité de la mort. Au bord de la mare perfide, il va sentir « La force de l’homme, lourd les pieds dans le potopoto »

    La confrontation avec la mort ramène toujours Senghor vers la mare, le potopoto, dans des eaux fétides qui rappellent la putréfaction. C’est que dans le royaume d’enfance, la mort se faisait plus fréquente à travers toutes les épidémies intervenant pendant la saison des pluies.

    Nul n’est impassible devant la mort, cette panthère qui, décrochée de la branche, maintenant enfonce ses griffes dans les reins du poète, le fait crier de douleur, et il tremble jusqu’aux doigts des pieds tremblants, ces pieds subitement prisonniers, ces pieds qui devaient pourtant le porter vers la course, vers la fuite pour échapper.

  2. « O Mort jamais familière, trois fois visiteuse, je me rappelle ma course après la vie comme après un lourd fruit qui roule sous un rônier l’enfant – un second régime soudain sur le dos l’aplatit au sol »

    La mort n’est jamais familière. Personne ne s’y habitue, et pour cause ! Elle ne vient qu’une fois, une seule fois pour chaque individu. La prise de conscience de Senghor est biblique : il s’était élancé à la poursuite de la vie — à la poursuite des choses terrestres ? Dans la force de l’âge, avec la vie transpirant une santé de fer, la mort frappe rarement à la porte de la conscience.

    Senghor redescend dans son Sine natal pour revenir avec une image très forte : A côté des maisons il y a des rôniers. Lorsque les enfants entendent un fruit « rof », tomber, ils se ruent vers l’arbre et le premier venu est bien sûr le bienheureux propriétaire.

    Mais l’enfant n’a pas pensé à la possibilité d’un autre fruit pouvant venir juste au moment où il jubilait, célébrait sa victoire. Le poète, à la poursuite de ce fruit, éberlué par sa victoire, sa force, n’a pas calculé cette éventualité.

  3. « Mort redoutable, qui fait fuir plus vite que le guerrier sept fois autour de la Ville aux sept portes, vois-moi dans la force de l’âge et du désir et du vouloir quand voici déjà l’hiver, les pluies rhumatismes et tes griffes profondes. N’as-tu pas senti la force de mes reins, de mon vouloir musculeux ? Je sais que l’Hiver s’illuminera d’un long jour printanier que l’odeur de la terre montera m’enivrer plus fort que le parfum des fleurs, que la Terre tendra ses seins durs pour frémir sous les caresses du Vainqueur »

    Le poète a encore une fois une prémonition : avant ce jour, avant cette rencontre, il a beaucoup de choses à faire et si il se soucie de la Mort, c’est uniquement dans la peur de la rencontrer sans avoir accompli certaines tâches qu’il s’est fixées, parmi lesquelles celle d’ambassadeur de son Peuple qui doit rebondir comme l’Annonciateur, manifester l’Afrique Mère.

    Le poète discute, marchande avec la mort et pose certaines valeurs dignes de considération avant le verdict. Il lui faut un sursis, nous avons failli dire un sursaut : La force de l’âge, du désir et du vouloir musclés. Il sait très bien que ce n’est qu’un sursaut, que le Soleil de la mort brillera bien un jour, que l’Hiver s’illuminera d’un long jour printanier, qu’il sera dans la tombe, la terre l’enivrant plus fort que le parfum des fleurs…

    Mais cette rencontre n’est pas douloureuse en elle-même. Senghor la prévoit comme une première nuit de noce, la rencontre avec l’épouse dont les seins durs frémissent sous ses caresses. Ici il faut se méfier de la chronologie.

    • La rencontre avec la mort : « L’hiver s’illuminera d’un long jour printanier, que l’odeur de la terre montera m’enivrer plus fort que le parfum des fleurs, que la terre tendra ses seins durs pour frémir sous les caresses du Vainqueur. »

    • La période intermédiaire avant cette rencontre : « Je bondirai comme l’Annonciateur, que je manifesterai l’Afrique comme le sculpteur de masques au regard intense. »

    • Au bout de cette période, retour à la rencontre avec la mort : « Le retour de la femme au visage noir et tête fauve qui partit sans un mot ébauché ni d’elle ni de moi un jour d’hiver lumineux en Ile-de-France »

  4. « Que je bondirai comme l’Annonciateur, que je manifesterai l’Afrique comme le sculpteur de masques au regard intense. Que reviendra sur l’herbe, mêlant sa voix grave au chœur de l’aube la femme visage noir et tête de fauve, qui partit sans un mot ébauché ni d’elle ni de moi un jour d’hiver lumineux en Île-de-France. »

    Cette femme partie sans un mot ébaucher est bidimensionnelle. Cela peut être la mort elle-même, mais je ne sais pourquoi je ne peux ne pas penser à Yandé Codou Sène. Elle-même raconte avoir rencontré Senghor à deux points culminants au cour de sa vie : pendant sa campagne électorale, petite fille à qui il demanda de l’eau d’une façon énigmatique et qui va devenir sa griotte, petite fille qui comprit et se versa sur la tête le reste de ce que Senghor avait bu comme une eau bénite, petite fille qui va accueillir sa dépouille « royale » sous les rampes d’un avion durant une soirée d’octobre. Trop de prémonition qui tombent juste ?

CHANTS D'OMBRE - NDESSE OU BLUES


NDESSE OU « BLUES »

« Ndesse » est une substantivisation senghorienne du verbe « dess » venant du wolof et signifie : manque, dette, une insuffisance. Par déduction, on peut obtenir : absence de quelque chose ou de quelqu’un dans la vie, d’où tristesse et solitude. C’est un titre que Senghor a utilisé deux fois :

  • Dans ce poème, où il s’agit surtout d’une solitude poignante due à une certaine absence.

  • Une deuxième fois où il décrit ses remords à cause d’une dette qu’il porte envers sa mère et sur laquelle nous reviendrons à temps opportun.


  1. « Le Printemps charriait des glaçons sur tous mes torrents débandés, ma jeune sève jaillissait aux premières caresses sur l’écorce tendre. »

    Le printemps, à l’extrême nord marque le départ des glaces, le dégel, l’arrivée d’une nouvelle vie : les ruisseaux murmurent dans les ravins, les feuilles, d’un jaune pâle et tendre commencent à apparaître pour couvrir les arbres qui, pendant des mois, semblaient être frappés par une malédiction de cendre. Les cœurs se font plus tendres comme fondus par les premiers rayons solaires : ils sont plus sensibles, plus humains.

    Et c’est juste durant cette période d’espoir de renouveau que le poète va vivre une solitude qui sera plus accentuée par le contraste. Cette solitude va durer jusqu’au mois de juillet.

  2. « Voila cependant qu’au cœur de Juillet, je suis plus aveugle qu’Hiver au pôle. Mes ailes battent et se blessent aux barreaux du ciel bas. Nul rayon ne traverse cette voûte sourde de mon ennui. »

    Ici encore, un autre contraste. Juillet qui est d’habitude le mois le plus ensoleillé, et le poète appose une obscurité, cette même obscurité hivernale du pole où le soleil ne se lève jamais. Il est cerné par une obscurité, une solitude, il cherche, tâtonne comme un aveugle. Mais que cherche-t-il ?

    Bien sûr un amour. Il essaie de s’élever mais se retrouve, comme l’albatros de Baudelaire, les ailes raclant les barreaux d’un ciel impassible. Il ne trouve pas de code magique ; il n’arrive pas à s’identifier pour enfin entrer dans cette présence.

  3. « Quels signe retrouver ? Quelle clef de coups frapper ? Et comment atteindre le dieu aux javelines lointaines ? Eté royal du Sud là-bas, tu arriveras oui trop tard en un Septembre agonisant ! Dans quel livre trouver la ferveur de ta réverbération ? Et sur les pages de quel livre, de quelles lèvres impossibles ton amour délirant ? »

    Il attend l’été, la ferveur du soleil et de la lumière, le sommeil culminant, la rencontre. Mais « l’été » attendu » se trouve loin, très loin au Sud, et n’arrivera qu’en septembre, le début de l’automne qui, a son tour marque la ligne où la mort va replonger dans la trajectoire, cet hiver qui tuera tout et figera encore les élans de ruisseau, les élans de sa sève jeune, de ses espoirs.  

  4. « Me lasse mon impatiente attente. Oh ! le bruit de la pluie sur les feuilles monotones ! Joue-moi le seule «Solitude, Duke, que je pleure jusqu’au sommeil »

    La pluie arrive, masseuse, consolatrice, contre les feuilles d’automne. C’est le temps de se reposer, de poser la tête sur l’oreiller de la solitude, résigné, bercé par « Solitude » de Duke Ellington, bercé par la solitude, l’absence.

CHANTS D'OMBRE - LE TOTEM


LE TOTEM

  1. « Il me faut le cacher au plus intime de mes veines l’Ancêtre à la peau d’orage sillonnée d’éclairs et de foudre, mon animal gardien il me faut le cacher, que je ne rompe le barrage des scandales. »

    Les poèmes qui composent « Chants d’ombre » présentent un Senghor dans la force de son africanité, très proches des valeurs fondamentales de son royaume d’enfance. Il est en contact permanent avec les Ancêtres, qui ne sont autres que les Pangools, les Bois ou Serpent Sacré. L’enfant de Ngasobil va revenir plus tard, comme dans « Nocturnes » où la sensibilité, à travers les expressions, se fait on ne peut plus européenne, la mélancolie, le regret des jours lointains de son enfance, son royaume d’enfance percent comme un lointain souvenir auquel il va aspirer toute sa vie. « Retour de l’Enfant Prodigue » est un vrai pèlerinage durant lequel le poète va refaire tous les recoins du royaume d’enfance : de Djilor à Joal en passant par Fa’oye et Mbissel.

    Senghor a gardé cette présence longtemps, très longtemps, pour ne dire toujours, le contact avec les Ancêtres, comme ce totem qu’il est convaincu de devoir cacher pour ne pas causer un scandale – en tant que catholique ou en tant que « civilisé » ? Les deux ne sont pas forcément pareils. Faire un scandale en tant que catholique n’est pas moins grave, mais, à la dimension d’un scandale et au risque d’être interné quelque part en France dans un asile d’aliénés serait certainement de dire à ses collègues que son Ancêtre est actuellement quelque part dans son armoire, qu’il le voit et parle avec lui.

  2. « Il est mon sang fidèle qui requiert fidélité, protégeant mon orgueil nu contre moi-même et la superbe des races heureuses… »

    Mais c’est une réalité indéniable : c’est son sang fidèle qui requiert fidélité, qui requiert qu’il le garde, le maintienne et lui rappelle ses valeurs profondes, le protège contre lui-même en le faisant revenir sur le droit chemin comme le berger et la brebis. Il le ramène sur le droit chemin lorsque le mirage des races heureuses est sur le point de l’aveugler, de lui faire oublier ses valeurs intrinsèques. Un reflet constant de l'enracinement et ouverture ? Celui de l'art de donner et de recevoir ?

CHANTS D'OMBRE - PRIERE AUX MASQUES


PRIERE AUX MASQUES

« Prière aux masques » prend une allure d’incantation, exactement le style du chef de famille avec sa calebasse de lait caillé aux pieds des Arbres Noirs, des Pangools. Souvenez-vous de « Or je revenais de Fa'oye !». Ici Senghor suit fidèlement le rituel de quelqu'un venu faire une libation aux pieds des « Esprits » représentés par les masques, aux pieds des Ancêtres. La méthode est assez particulière :

  • Le chef de famille commence par un éloge, une reconnaissance envers les Ancêtres, ces présences lointaines, une espèce de credo qui rejoint la conscience collective

  • Le « moi » est affirmé, sa propre participation, sa propre foi

  • Le déploiement des choses pour lesquelles le sacrificateur est venu : soucis, confidence, confession.

  1. « Masques ô Masques ! Masque noir masque rouge, vous masques blanc-et-noir masques aux quatre points d’où souffle l’Esprit, je vous salue dans le silence ! Et pas toi le dernier, Ancêtre à tête de lion. Vous gardez ce lieu forclos à tout rire de femme, à tout sourire qui se fane. Vous distillez cet air d’éternité où je respire l’air de mes Pères. Masques aux visages sans masque, dépouillés de toute fossette comme de toute ride…»

    Ici se présente l’aspect décrit au premier point ci–dessus. Le fidèle retrace sa foi, réaffirme sa confiance en énumérant certains traits, certains pouvoirs des Masques des Ancêtres : « Vous gardez ce lieu forclos à tout rire de femme, à tout sourire qui se fane. Vous distillez cet air d’éternité où je respire l’air de mes Pères ». Le poète sait qu’ils sont présents, qu’ils l’entendent.

    Masques aux visages sans maque : Le masque normalement cache quelque chose, mais pour le poète, ces visages sont découverts, vrais. Il n’y a aucune complicité, aucune ambigüité, aucun secret. Visages d’Ancêtres vieux comme le monde, et pourtant aucune ride, aucune fossette, ô éternelle jeunesse des dieux.

    N’en déplaise aux féministes, le lieu est forclos à tout rire de femme, à tout sourire qui se fane. Certains lieux étaient défendus aux femmes, d’autres aux hommes, rien de systématique, contrairement à ce système machinal que les chercheurs européens ont toujours hâte de mettre en place pour rejoindre leur chaire d’université.

    Ici je penserai plutôt pour la sensibilité légère, éphémère, à la sensualité qui, pour le poète-homme est naturellement rattaché à la nature de la femme et uniquement pour l’instant du poème. Sa culture est parmi celles qui parlent de « père-femme » et sur laquelle, pour réellement cerner le rôle de la femme, il faut plus de bagages que les analyses et décisions hâtives qui font les à la une de nos jours. La science se veut descriptive, ce qui est tout à fait le contraire lorsque le chercheur, à cause de la tendance moderne du féminisme, se met debout et, comme une personne allant faire des emplettes au marché se prémunit du récipient approprié, conclusion toute faite avant que le premier pas ait été pris. Mais revenons au poème.

  2. « [Masques] qui avez composé ce portrait, ce visage mien penché sur l’autel de papier blanc, à votre image écoutez-moi »

    Dans « Une saison au Congo » André Gide écrit : « La vraie foi n’est possible que sur la terre où les hommes se font dieux et les, dieux se font hommes ». Et c’est cette rencontre qui se produit : Le mortel vient aux pieds des Ancêtres. La rencontre entre mortels et immortels ne peut se faire que lorsque un des côtés flanches, se penchent vers l’autre. Et vous conviendrez certes que plus facile pour un dieu de se courber vers l’homme que le sens inverse. Les ancêtres composent donc un visage, reprennent le visage du poète qui est penché sur l’autel de papier blanc et le poète les prie de bien vouloir l’écouter. Ici il y a une transition rapide entre le point (2) et le point (3) cités ci-dessus, nommément le « moi » affirmé, la rencontre, et le déploiement des plaidoiries : le « visage composé » et « à votre image, écoutez-moi ! »

  3. « Voici que meurt l’Afrique des empires – c’est l’agonie d’une princesse pitoyable et aussi l’Europe à qui nous sommes liés par le nombril. »

    L’Afrique, c’est le royaume des Ancêtres, lègue laissé entre les mains de la génération actuelle et, partant du poète, comme la famille actuelle est après tout celle des Pangools qui lui doivent protection. Et si le poète est venu à leurs pieds, c’est pour déplier ses soucis :

    • L’Afrique des empire meurt – c’est l’agonie d’une princesse pitoyable. Ayant tué leur royauté, les Français ne pouvaient pratiquement pas accepter le maintient des monarchies au sein de leurs colonies, contrairement aux Anglais. Les grands empires Africains disparaissaient donc petit à petit, ne gardant plus qu’un rôle symbolique là où ils étaient encore permis.

    • L’Europe à qui nous sommes liés par le nombril, qui était espoir, guide, protectrice, cette Europe qui était venue nous coloniser et dont les fils se présentaient presque comme des dieux à nos yeux, elle aussi se meurt. Ici le poète traduit un drame qui, en quelque sorte unidimensionnel pour les Européens, s’avéraient multidimensionnel pour les Africains : c’est la cas d’un enfant qui voit son père, son dieu, abattu subitement sous ses yeux. Pour le père, c’est d’être abattu, pour le fils, c’est l’abattement d’un dieu. Que ressent le valet, l’esclave lorsque son maître tombe, esclave et valet, dans les mains d’un autre maître ? Réjouissance peut-être, anxiété surtout, surtout lorsque l’autre maître futur maître possible parlait de « Schwarze Schande ».

  4. « Fixez vos yeux immuables sur vos enfants que l’on commande qui donnent leur vie comme le pauvre son dernier vêtement. Que nous répondions présent à la renaissance du Monde Ainsi le levain qui est nécessaire à la farine blanche »

    Cette strophe recouvre la prière concrète, le vrai sujet qui préoccupe le sacrificateur venu verser ses offrandes de prières : fixez vos yeux immuables, regardez vos fils que l’on commande, qui ne sont d’emblée que des esclaves du Nord au Sud et de l’est à l’Ouest, regardez ces tirailleurs qui, après avoir perdu toute leur dignité au sein de leurs empires qui se meurent, donnent maintenant, dans la bataille de cette Europe divisée, leur vie comme le pauvre son dernier vêtement.

    Mais 1945, c’est aussi le commencement d’un nouvel ordre mondial. Les opprimés ont vu les maîtres opprimés à leur tour. Les colonisés ont vu à leur tour la terre des conquérants conquises et ceux qui devaient passer par l’arrière sans dignité des bus, ceux qui mouraient dans les kraals, ceux qui considéraient les occupants comme des dieux ont été à leur côté, les ont vu se vider de leur sang, se lamenter ; ils ont fraternisé et, dans certaines situations se sont certainement engagés dans des actions où les dieux ont reculé. Il y a donc l’espoir, la confiance, la conviction que ces enfants que l’on commande ont désormais la possibilité, la capacité de répondre présents à la renaissance du Monde.
    S’il n’y avait pas eu la deuxième guerre mondiale, si les Africains n’y avaient pas pris part, si elle n’avait pas passé par l’occupation de pays comme la France, la fin de la colonisation aurait certainement connu un autre parcours. Pour des gens conscients et consciencieux comme Senghor, l’entrevue de cette décolonisation n’était toutefois pas pure jubilation, comme l’arrivée du bébé est mélangée d’affres de mort.

    De cette expérience, les dirigeants africains pourraient toutefois entamer la décolonisation psychologique de nos peuples : Pour la première fois, avec le tsunami qui a frappé les pays riverains de l’Océan Pacifique, des gestes sont partis de pays africains pour venir en aide à d’autres pays. Jusqu’ici nous nous recroquevillions dans notre médiocrité de sous-développés, demandant toujours une aide humanitaire et n’intervenant jamais, comme si nous ne faisions pas partie des « humains » du « Globe Bleu ».

    Si la France ou l’Allemagne ou les Etats-Unis interviennent avec des aides, ce n’est nullement parce qu’il n’y a pas de mendiants en France ou aux Etats-Unis, ce n’est pas parce qu’il n’y a jamais ou qu’il n’y aura jamais de déficit budgétaire chez eux : c’est une question d’image, de geste, de principe.

    Revenu au Sénégal juste pendant la catastrophe qui frappait le Kosovo, nous avions dressé un plan d’intervention humanitaire à travers des évènements se déroulant sur une semaine, un programme très bien détaillé, que nous avions soumis à un conseiller du président Abdou Diouf. Il fut très enthousiasmé, mais la proposition fut noyée par certains de l’équipe et ne vit jamais le jour, certainement n’étant jamais venu jusqu’à la table du Président. C’est que, comme l’expérience de la deuxième guerre mondiale au sein des nègres, nous pensons que lorsque les écoliers africains vont commencer à donner une pièce de cinq francs pour venir symboliquement en aide à d’autres races, la médiocrité encrée dans les esprits qui veut que l’on soit la main tendue du Monde, -politique bailleur de fonds qui semble être la seule vision de nos dirigeants, ce jour-là, vous dis-je, beaucoup de choses auront changé dans notre vision du monde. Un geste est un geste. Si la quantité est importante, c’est la qualité qui prime : je préfère certes cent mille francs de très bon cœur et sans intérêts autre que l’humain à des milliards de dollars et des canons à ma porte comme condition.

  5. « Car qui apprendrait le rythme au monde défunt des machines et des canons ? Qui pousserait le cri de joie pour réveiller morts et orphelins à l’aurore ? Dites, qui rendrait la mémoire de vie à l’homme aux espoirs éventrés ? »

    Pour comprendre le sentiment profond de Senghor, son goût marqué pour la culture, son penchant qui laisse à croire qu’il opte pour une prévalence du tama sur à la technique, il faut remonter jusqu’à sa grande déception qui découle de la guerre. Ceux qui se sont frottés à la philosophie de la science et qui savent de quoi elle tourne comprendront facilement Senghor. Africain, colonisé et éberlué par toute la force des Blancs en matière technologique, il se réveille à l’amère réalité que le fruit ultime de l’esprit est un produit de destruction. Il se réveille comme l’enfant aux mains de Ngousse-le-lutin et pose le regard sur un monde défunt, un monde de machines et de canons où la barbarie de l’homme est pire que tout ce que son esprit pouvait imaginer.

    Il se demande si le monde a réellement besoin de ces machines. Au moins pas cette Europe déchirée, pas cette Europe qui a soufflé sur la flamme des empires d’Afrique pour lui donner ces canons qui vomissent le feu et la mort.

    Dans ce drame double pour le poète, si ce ne sont les Africains qui gardent encore une certaine valeur de la vie, si ce ne sont les Africains qui n’ont pas encore franchi la ligne d’innocence, d’humanité brisée par les canons et les machines, qui sera l’espoir ? Qui est-ce qui poussera le cri de joie ? Qui, au sein de la maison Monde s’occupera des orphelins et leur redonnera l’espoir, la joie de vivre ?

    A la fin de la guerre, avec Dachau et Auschwitz, les villes européennes foudroyés par les forteresses volantes, les veuves et les orphelins qui se comptent à l’infini, à cette Europe dont les espoirs sont éventrés, disons-nous, qui est-ce qui va leur rappeler la joie de vivre, la vie, si les Africains encore innocents parce que n’ayant pas pris part à la construction des gadgets de destructions, eux qui savent aller jusqu’aux transes au rythme des tam-tams ?

    Ici, Senghor n’est pas loin du remords d’Oppenheimer après Hiroshima et Nagasaki. Pour le Poète, si le fruit ultime de l’esprit doit se résumer aux crachats de boulets, si la technique d’emblée n’apporte à ce monde que les charniers qui longent l’Europe, il faut réellement s’accouder aux tam-tams.

  6. « Ils nous disent les hommes du coton du café de l’huile. Ils nous disent les hommes de la mort… »

    Il reconnaît les définitions péjoratives, il reconnaît la vision du monde vis-à-vis de son peuple, la race noire, les descriptions qui longent certaines grandes lignes : le rythme dans le sang ; les esclaves qui doivent produire de l’huile et du coton, ceux qui sont noirs comme la mort, la race maudite, les descendant de Cham. Et il répond, corrige :

  7. « Nous sommes les hommes de la danse, dont les pieds reprennent vigueur en frappant le sol dur. »

    Nous sommes justement cette humanité que n’a plus l’Europe des canons, l’Europe défunte des machines, l’Europe qui est réellement, au sortir de 1945, la terre de la mort, la terre des hommes de la mort avec ses charniers, son Verdun, son Rovaniemi, Hiroshima, Nagasaki, Pearl Harbour, Cherbourg, Auschwitz, Dachau, Leningrad, le lac Ladoga, l’Afrique du Nord et les eaux aux alentours de Dakar lcontre les pétainistes …

CHANTS D'OMBRE - NEIGE SUR PARIS


NEIGE SUR PARIS

  1. « Seigneur, vous avez visité Paris par ce jour de votre naissance Parce qu’il devenait mesquin et mauvais vous l’avez purifié par le froid incorruptible par la mort blanche »

    Si d’aucuns pensent que Césaire est plus virulent que Senghor, ils ont certes raison, mais plus dans le style de l’expression que la vision des choses. Il faut se méfier du style de Senghor, qui prend toujours un complice avec qui parler, faisant de l’Autre, l’Accusé quelqu’un qui, s’il réagit, serait une bourrique, un traître « qui lirait par-dessus une épaule une lettre qui ne lui est pas destinée ».

    Mais ce n’est pas d’une manière lâche : les doigts sont subtilement pointés, et l’accusé peut facilement se reconnaître mais sans un droit quelconque de pouvoir intervenir – surtout en se basant sur la notion de « légitime défense ». Impuissant, l’Autre voit et entend le chapelet d’accusations se dévider, ne pouvant broncher qu’intérieurement. Pensez un peu à « Prière de paix », dédié à Georges et Claude Pompidou !

    C’est d’ailleurs justement ce caractère qui est très intéressant : l’accusateur parle comme un fidèle se confesserait devant son Seigneur, ce qui enlève le péché, sa conscience devient presque inconscience quant à l’entourage, comme l’accusé, agrippé sur sa vision du monde a exécuté les actions qui sont reprochées sans broncher, puisque les voyant toutes naturelles, aussi naturelles et normales qu’un lever de soleil par-delà un rideau de nuage à l’aube déclive.

    Un matin de Noël, le voilà parlant à son Seigneur qui a daigné visiter Paris, comme l’avènement du Messie au dernier jour du Monde. Puisque Paris devenait mesquin et mauvais, le Seigneur intervient avec une purification : le froid incorruptible, la mort blanche, ainsi que le feu sur Sodome et Gomorrhe.

    La couleur blanche a toujours une connotation négative pour Senghor : la neige, qui brûle tout, qui stérilise, force les arbres à se déshabiller définitivement aux derniers jours de l’automne est symbole de mort. Mais cette mort blanche, ce n’est pas uniquement la neige, c’est aussi les Blancs qui viennent de couvrir le monde entier de charniers.

  2. « Ce matin, jusqu’aux cheminées d’usine qui chantent à l’unisson arborant des draps blancs – Paix aux hommes de bonne volonté, Seigneur vous avez proposé la neige de votre Paix au monde divisé à l’Europe divisée, à l’Espagne déchirée. Et le Rebelle juif et catholique a tiré ses milles quatre cents canons contre les montagnes de votre Paix »

    Les cheminées des usines arborent une fumée semblable de fins draps blancs flottant lentement dans la tendresse du matin et souhaitent la paix aux hommes de bonne volonté. Il faut garder à l’esprit que c’est juste au lendemain de la deuxième guerre mondiale, la révolution d’Espagne. Au lendemain de cette guerre, le monde a traversé des horreurs qui peuvent certainement être classées parmi les plus grandes de son histoire. Et justement ces races qui se bercent, d’une façon ou d’une autre à l’idylle d’un privilège – les Juifs, race élue de Dieu, les Catholiques avec son Pape chef de l’Eglise et les Blancs qui fulminent au sommeil de l’Esprit et qui produisent des techniques plus qu’aptes à donner la mort : des multitudes de canons contre la Paix du Seigneur, contre la paix du monde.

  3. « Seigneur, j’ai accepté votre froid blanc qui brûle plus que le sel. Voici que mon cœur fond comme neige sous le soleil. »

    Résignation du poète : Son cœur est brisé, triste. Il fond comme la neige sous le soleil. Il ne peut rien contre ce froid qui brûle, et ce n’est pas la seule chose qu’il aura acceptée avec résignation. Il n’y a d’ailleurs pas d’autre possibilité quand la chose qui fait mal est dans le passé. Mais devant le Seigneur de toute chose, puisque le monde entier célèbre sa naissance, lui qui s’était incarné pour apporter la « Paix aux hommes de bonne volonté », mieux vaut lui déballer ce que l’on a dans le cœur. C’est qu’en confession il ne s’agit pas de s’agenouiller seulement et de recevoir l’absolution : il faut relater les mauvaises choses et, la parole étant acte, les refaire en quelque sorte pour aboutir au pardon ou, si les psychologues, psychiatres, sociologues et psychanalystes le préfèrent, refaire le chemin, le psycho-drama, revivre l’évènement pour pouvoir en guérir.

    Il faut bien se confesser, c’est-à-dire parler de la haine, des reproches qui habitent le cœur vis-à-vis de ces privilégiés. Et Senghor, en passant l’éponge sur les torts causés comme Edith Piaf qui ne regrette rien, jouera avec beaucoup de moqueries sur le mot « oublier » : « J’oublie

  4. « Les mains blanches qui tirèrent les coups de fusils qui croulèrent les empires Les mains qui flagellèrent les esclaves, qui vous flagellèrent Les mains blanches poudreuses qui vous giflèrent les mains peintes poudrées qui m’ont giflé Les mains sûres qui m’ont livré à la solitude à la haine »

    La succession des propositions relatives et du passé simple accentuent le drame mais comme à travers une bonne vieille farce : Cette blancheur de la neige, nous voyons d’emblée pourquoi Senghor la voit comme la mort. Elle existe au pays des blancs, elle est blanche, impitoyable et sème la mort de tout : tous les arbres sont dénudés, sauf les conifères qui sont rigides comme le système européen, lugubres, sinistres, dénués de cette tendresse des feuillues si sensibles. Cela le ramène au saccage que ces mains causèrent en implantant leurs empires sur le continent africains, parmi des royautés, des empires qui existaient : elles les firent crouler en un clin d’œil, comme par une baguette magique.
    Ces mains ont flagellé les esclaves dans les négriers, sur le continent, comme à l’arrivée, et ce sont ces mêmes mains qui flagellèrent le Christ : « Alors Pilate leur relâcha Barabbas ; et après avoir fait battre de verges Jésus, il le livra pour être crucifié ».

    Ce premier point retrace le drame social, humain, les races décimées, affaiblies, la force d’un continent soutirée des terres pour aller construire d’autres continents.

  5. « Les mains blanches qui abattirent la forêt de rôniers qui dominait l’Afrique, au centre de l’Afrique »

    Tel un saltiki, Senghor va, encore une fois, se faire visionnaire : nous sommes tous conscients du souci actuel qui prévaut en matière d’environnement et de biodiversité. Voilà que le poète pointe le doigt, déjà dans les années quarante, contre la destruction de l’environnement :

    Alors que l’africain habitait parmi ses troupeaux, s’occupait de ses greniers, et de la survie raisonnable de ses enfants dans une harmonie parfaite avec son environnement, voilà qu’un système gourmand, sans calcul, sans scrupule, qui s’adonne à des chasses quadrillées : « Plus beaux que des rôniers sont les Morts d’Elissa ; minces étaient les désirs de leur ventre… Ils n’amassaient pas des chiffons, pas même de guinées à parer leurs poupées... ».

    Cette race contraste terriblement avec celle dont on dit : « Vos filles, m’a-t-on dit, se peignent le visage comme des courtisanes. Elles se casquent pour l’union libre et éclaircir la race ! Etes-vous plus heureux ? Quelque trompette à wa-wa-wâ et vous pleurez aux soirs là-bas de grands feux et de sang ». Il fallait bien orner des salons avec des têtes de lions et des peaux de panthères, exploitant systématiquement les ressources d’un continent qui lui a été légué de plein droit par un Seigneur qu’ils ont assassiné.

  6. « Droits et durs les Saras beaux comme les premiers hommes qui sortirent de vos mains brunes. Elles abattirent la forêt noire pour en faire des traverses de chemin de fer. Elles abattirent les forêts d’Afrique pour sauver la Civilisation, parce qu’on manquait de matière première humaine. »

    Les Saras habitaient dans la république actuelle du Tchad. Fiers, vrais guerriers dignes, ils furent massacrés comme les indiens d’Amérique. Senghor les compare à la majesté des rôniers, arbres élancés et durs qui ont une utilité multidimensionnelle à toutes les phases de leur existence. Pour soi-disant sauver leur civilisation dont la gourmandise mettait à l’étroit et forçait à trouver d’autres surfaces, ils ont abattu les Saras, entre autres, et les forêts d’Afrique pour faire des traverses de chemin de fer et ainsi pénétrer dans le cœur des terroirs éloignés. Comment cela est-il possible ? Bien sûr qu’il y a eu des résistances. Mais l’Afrique manquait de matière première humaine. Elle n’avait réellement pas la hauteur pour faire face à ce déluge de colonisation. Campés dans les choses terre à terre, ses hommes n’avaient pas développés ce sentiment aigu de la bataille de survie né du darwinisme. Ils n’étaient pas encore poussés par la gourmandise et ne s’appuyaient pas sur une technique destructrice pour aller conquérir d’autres terroirs et ainsi assouvir leur vanité.

  7. « Seigneur je ne sortirai pas ma réserve de haine, je le sais, pour les diplomates qui montrent leurs canines longues et qui demain troqueront la chair noire. »

    Bien sûr il y avait un assoupissement, une certaine humanité originaire de la renaissance – Gide avait fait sa saison au Congo, d’autres anthropologues commençaient à défendre les Nègres, mais le poète n’est pas dupe. Il garde sa réserve de haine malgré les diplomates qui sourient, parlent bien mais qui, demain, comme un ami venant avec un couteau dans le dos, continueront à vendre des esclaves, de la chair noire.

  8. « Mon cœur, Seigneur s’est fondu comme neige sur les toits de Paris au soleil de votre douceur. Il est doux à mes ennemis, à mes frères aux mains blanches sans neige à cause des mains de rosée, le soir, le long de mes joues brûlantes »

    Le poète a le cœur lourd de chagrin. Ce chagrin consume son cœur comme la neige sur les toits mais ce soleil du Seigneur lui souffle une autre dimension : la nécessité de pardonner, à la manière de Dieu, qui distribue sa douce chaleur pour tout le monde.

CHANTS D'OMBRE - POUR EMMA PAYELLEVILLE L’INFIRMIERE


POUR EMMA PAYELLEVILLE L’INFIRMIERE

Emma Payelleville est certainement une infirmière affectée au régiment des tirailleurs sénégalais durant la deuxième guerre mondiale, ou bien à une section spéciale s’occupant des FFI. A travers le poème nous ressentons son dévouement, pas un dévouement mécanique, celui d’une personne qui calcule juste ses heures pour ne pas soustraire un centime de son salaire, mais un vrai professionnel du corps médical qui prête toute son attention – son affection aux soldats noirs.

  1. « Emma Payelleville, ton nom brisera les images poudreuses des gouverneurs. Toi la si faible et frêle jeune fille tu rompis les remparts décrétés entre toi et nous, les faubourgs indigènes. »

    Pour mieux accentuer la valeur de l’infirmière, le poète juxtapose la fragilité de sa personne et la force massive des statues dressées à la mémoire des gouverneurs : son nom – survivra ces statues massives et graves. Par delà le système qui honore les hommes sur d’autres critères, ce système qui ne voyait pas toutes les frontières humaines possibles, elle a su se hisser pour faire disparaître « les remparts décrétés » entre elle et ces soldats de la France d’Outre-mer, certainement un groupe de règles régissant les attitudes à prendre vis-à-vis d’eux.

  2. « Ignorante de la technique des bureaux, sans livre sans dictionnaire sans interprète aigu, tes yeux surent percer l’épaisseur des remparts tes yeux le mystère lourd des corps noirs »

    Cette attitude d’Emma est toute naturelle. Si elle suit une bureaucratie, c’est uniquement celle de son cœur. Elle va au-delà de ses propres moyens, allant jusqu’à casser une autre barrière, celle de la langue et cela sans dictionnaire, sans interprète. Usant de ses yeux comme de ceux d’un saltiki qui rend toute chose transparente, elle sut voir au-delà des remparts épais et se poser sur la misère des noirs.

  3. « Tes yeux pour leurs seuls yeux transparents de pure eau tes mains, sous la douceur charnelle des corps noirs fraternelle douceur pour toi seule tes mains découvrir, tes mains extirper les nœuds de leurs misères que des génies hostiles séculairement n’avaient pu faire si durs. »

    Une complicité, comme au temps de l’apartheid pour tout blanc sympathisant avec un noir, s’est établie entre elle et ses patients. Le poème est rempli de mystères, de limites, de frontières qu’Emma saura franchir : la transparence de pure eau des yeux est une expression toute sérère : c’est l’innocence, un regard non rempli de malveillance naturelle ou surnaturelle. Après le contact profond, le poète passe à la phase des actions : « tes mains… surent extirper les nœuds de leurs misères que des génies hostiles séculairement n’avaient pu faire si durs ».

    Ici Senghor fait référence à la réputation des Kouss ou lutins : Plusieurs personnes rapportent que les Kouss aiment s’adonner à tresser la queue des chevaux pendant que le soleil est au zénith. Ces nœuds sont impossibles à défaire et il faut souvent couper les tresses pour en débarrasser le pauvre animal.

    Ces lutins sont aussi sujet de ce qui est connu en Occident comme des abductions : enlever un humain, et cela pendant une certaine période et le relâcher, celui-ci réapparaissant sans toutefois pouvoir décrire où il était. Il n’est pas rare qu’il commence à détenir des pouvoirs hors du commun.

    Emma a conservé l’innocence d’un bébé, drapée dans sa peau couleur de lait, couleur de la peau d’un nouveau né. Et le poème lui assure l’éternité dans la mémoire des guerriers noirs : Même lorsque les statues poudreuses des gouverneurs disparaîtront de la terre, lorsqu’elle même départira de ce monde, les cœurs noirs se joindront pour renfermer à leur fond profond le souvenir d’Emma Payelleville.

CHANT D'OMBRE - LE MESSAGE


LE MESSAGE

  1. « Ils m’ont dépêché un courrier rapide et il a traversé la violence des fleuves ; dans les rizières basses, il enfonçait jusqu’au nombril. C’est dire que leur message était urgent. »

    Message d’urgence, qui prend l’allure d’un message funéraire si important qu’il est affublé de son propre mot dans la langue natale du poète : « o eeg », qui est annonce d’un décès. Sous l’urgence de la mission, le messager choisit les raccourcis. Il est si pressé qu’il se mouille jusqu’au nombril, même dans les rizières basses.

  2. « J’ai laissé le repas fumant et le soin de nombreux litiges. Un pagne, je n’ai rien emporté pour les matins de rosée. Pour viatique, des paroles blanches à m’ouvrir la route. »

    Réponse rapide du récepteur. Il laisse son repas fumant et toute chose projetée. Le pagne, dans la société traditionnelle sérère, a une place privilégiée. Son utilisation nous revient comme un long souvenir en voyant les personnes du Ghana ou du Nigeria et du Bénin. Les adultes, comme les enfants s’en couvraient le soir dans les veillées ou bien sur la route des troupeaux comme le matin.

    Encore une fois Senghor redescend dans son patrimoine culturel pour glaner ses images. En rendant visite à quelqu’un, le Sérère a toujours des viatiques. A cause de l’urgence de la mission et de sa précipitation, le poète ne se munit de rien, à part des paroles de paix, blanches, à lui ouvrir toute route. Ici il y a un sous-entendu. En partant en voyage, le souhait sérère est : « Qu’une petite poule blanche te précède ! »

    C’est le meilleur talisman, la meilleure prière ou gris-gris le long du chemin. « Petite poule blanche », parole de paix, de réconciliation. Cette protection est double, car elle est destinée à ceux qui ont envoyé l’émissaire, mais aussi à le protéger contre les dangers naturels et surnaturels de la route. Ici Senghor participe, encore une fois, à la croyance de son royaume d’enfance.

  3. « J’ai traversé, moi aussi, des fleuves et des forêts d’embûches vierges d’où pendaient des lianes plus perfides que serpents, j’ai traversé des peuples qui vous décochaient un salut empoisonné. »

    Il va prendre un raccourci, à son tour pour aller répondre à l’appel. Il traverse des fleuves, il traverse des forêts pleines d’embûches vierges. Ce ne sont pas les embûches qui sont vierges, mais les forêts. Parce qu’elles sont vierges, elles sont parsemées de lianes plus perfides que serpents. Ici, dans la comparaison il fait monter la dose de la présence des reptiles. Il traverse des peuples qui vous décochaient un salut empoisonné : croyance sérère. Celui-ci a peur du mauvais œil, des mauvaises langues à tel point que jusqu’à présent, ceux qui sont nés dans les villages et qui travaillent en ville préfèrent arriver tard le soir, et pas en longeant les pistes, mais à travers champs pour éviter des rencontres et d’être vus. Pour aller en voyage, cela se fait de préférence très tôt le matin pour les mêmes raisons. Si le voyage se fait à pieds, d’habitude les villages sont évités, justement à cause du mauvais œil, de la mauvaise langue : même le salut peut être empoisonné.

  4. « Mais je ne perdais pas le signe de reconnaissance et veillaient les Esprits sur la vie de mes narines. »

    Le poète garde le sang froid. Il a le signe de reconnaissance, code transmis par le messager, ou bien une prière, une « litanie » à répéter pour écarter le danger à tout moment. Dans ce dernier cas, celui qui veut faire du mal, celui qui a un mauvais œil ou une mauvaise langue peut sentir la protection, l’aura qui entoure le voyageur, en déterminer la force et ne pas tenter quoi que ce soit pour ne pas subir l’attaque des « Esprits », les Pangols, qui veillent sur la vie de ses narines.

    Expression toute sérère : « ñoot o ñis es ». La vie, c’est littéralement le « nez », les narines. C’est le souffle. Peut-être le même « νουσ » qui était présent au commencement de la création, lorsque la terre était informe et vide : « … Il y avait des ténèbres à la surface de l’abîme, et l’esprit de Dieu se mouvait au-dessus des eaux. »

    La traduction du texte original aurait pu bien être « souffle », mais nous n’allons pas nous aventurer dans les thèmes théologiques. Il nous suffit d’expliquer qu’ici il s’agit de la vie, en termes sérères. Et les Esprits font partie du même patrimoine. Il s’agit des Ancêtres, des Pangools, des gardiens de la famille paternelle ou maternelle. Ce sont eux que l’on avait voulu remplacer justement par les Muses Latines de Ngasobil, dans la deuxième strophe de « Que m’accompagnent kôras et balafong » : « Fontaines plus tard, à l’ombre étroite des Muses Latines que l’on proclamait mes anges protecteurs ».

  5. « J’ai reconnu les cendres des anciens bivouacs et les hôtes héréditaires. Nous avons échangé de longs discours sous les kaïcédrats ; nous avons échangé les présents rituels. »

    En analysant ce poème, j’étais obligé de dégager premièrement les divers acteurs, et je suis arrivé au nombre de quatre parties concernées :

    • Il y a le message qui est envoyé vers le poète
    • Le poète entre en action et vient retrouver ceux qui lui avaient dépêché l’émissaire.  
    • Ce sont les hôtes héréditaires qui lui ont dépêché le messager. La vraie cible n’est cependant pas le poète. Son rôle est de servir d’interprète. Il est donc venu prendre un message à retransmettre.
    • Destination finale, Elissa, qu’il décrit comme un nid de faucons défiant la superbe des Conquérants.

    En départageant les acteurs, la compréhension de l’enjeu devient beaucoup plus facile, et lieu où siège le Prince, le Gardien du sang. Nous prenons connaissance du contenu de la mission : les épizooties (maladies animales infectieuses et contagieuses), le commerce ruiné, les chasses quadrillées, la décence bourgeoise, – qui certainement laisse à désirer – et les mépris sans graisse – sans force – dont se gonflent les ventres – le cœur – des captifs.

    Mécontentement général, rien que plaintes et complaintes. Les indigènes, son propre peuple, d’emblée dérange la vie des hôtes héréditaires, leur commerce. L’on sait que de Joal les colons se sont souvent plaints contre le comportement des Thiédos qui formaient l’aristocratie du royaume du Sine. Au début de l’établissement des Français, nous savons que nombreux ont été les chocs avec Boucar de Tchilasse, alias le Roi du Sine Coumba Ndoffène Diouf Senior. Dans son étude, Babacar Sidikh Diouf relate un de ces faits : « Cette année le roi du Sine n’a pas beaucoup tracassé les commerçants établis sur son royaume… . » .

    La réponse du Prince ne se fait pas attendre, et elle est du genre : « Enlevez d’abord la paille qui est dans votre œil ! »

  6. « Le prince a répondu. Voilà l’empreinte exacte de son discours : enfants à tête courte, que vous ont chanté les kôras ? Vous déclinez la rose, m’a-t-on dit, et vos ancêtres les Gaulois. Vous êtes docteurs en Sorbonne, bedonnants de diplômes. Vous amassez des feuilles de papier – si seulement des louis d’or à compter sous la lampe, comme feu ton père aux doigts tenaces ! »

    Le prince prend à partie le messager, que l’on identifie sans problème au poète Léopold Sédar Senghor : docteur en Sorbonne bedonnant de diplômes, qui amasse des papiers – les diplômes.

    Il y a aussi l’assimilation, qui vire au reniement de ses valeurs, de ses origines : décliner une rose, faire des Gaulois vos ancêtres. Nous l’avons déjà souligné, la fleur n’a aucune valeur dans la vie traditionnelle sérère. Rappelez-vous ce que Senghor souffle à Césaire, dans « Lettre à un poète » : « aurais-tu oublié ta noblesse, qui est de chanter les Ancêtres les Princes et les Dieux, qui ne sont fleurs ni gouttes de rosée ?»

    Et la hargne du Prince : si au lieu du papier vous amassiez des louis d’or, comme ton propre père ! Et vous osez parler de nos chasses quadrillées ! Et en guise de mœurs, vous, qui parlez de la décence bourgeoise, je vais vous dire une chose que vous oubliez : Vos filles se casquent pour l’union libre et éclaircir la race ! Etes-vous plus heureux que nous ? Dès que résonne une trompette vous pleurez puis déclenchez incendies et vous entre-tuez !

    La trompette a wa-wa-wâ fait entrevoir l’ambiance au soir dans le quartier des hôtes héréditaires et laisse entendre en même temps un pleur clair. Et le prince poursuit, et c’est à peine si l’on n’entend pas sa voix dire : Laissez-moi vous dire ceci :

  7. « Faut-il vous dérouler l’ancien drame et l’épopée ? Allez à Mbissel à Fa’oye ; récitez le chapelet de sanctuaires qui ont jalonné la Grande Voie. Refaites la Route Royale et méditez ce chemin de croix et de gloire. »

    Ici le Prince retrace l’épopée glorieuse de son royaume, son histoire, les valeurs enfouies. De Mbissel à Fa’oye il y a la longue file des sanctuaires comme les perles qui forment un chapelet. Ici « réciter » c’est naturellement compter, reconsidérer, méditer sur ces tumuli de gloire, d’efforts et de persévérance. Ce sont les œuvres de mon peuple. Et maintenant à ceux qui t’envoient, qui osent me parler d’un commerce ruiné et d’épizootie je veux dire sur ceci :

  8. « Vos Grands Prêtres vous répondront : Voix du Sang ! Plus beaux que les rôniers sont les Morts d’Elissa ; minces étaient les désirs de leur ventre. Leur bouclier d’honneur ne les quittait jamais ni leur lance royale. »

    Mais il y aussi un autre tapis à dérouler, le long tapis de sang, voie tracée au seuil du royaume, à la porte du continent, par les hôtes héréditaires, les Conquérants. Elissa resurgit avec ses morts, ses charniers. A l’esprit danse un ballet de massacre, de corps étendus partout.

    Ils étaient beaux, les habitants d’Elissa ! Forts et élancés comme des rôniers. Ils n’étaient pas gourmands, ils n’avaient jamais demandé trop à leur créateur. Mais derrière cette modestie et parmi leurs valeurs primordiales se plaçait l’honneur. Ils étaient nobles. Ils portaient la marque de leur sang noble, armée de lances gardiennes de leur royauté.

  9. « Ils n’amassaient pas de chiffons, pas même de guinées à parer leurs poupées. Leurs troupeaux recouvraient leurs terres, telles leurs demeures à l’ombre divine des ficus, et craquaient leurs greniers de grains serrés d’enfants. »

    Ici le poète fait ressortir la différence des valeurs qui régissent les deux communautés. Celle des conquérants ne pense qu’à ses guinées, à s’enrichir, richesse qui, aux yeux des indigènes sont superflues et les tendances enfantines : elle va jusqu’à habiller des poupées.
    Cette remarque est bien placée et de nos jours, il n’est pas rare qu’un Africain soit presque choqué de voir en Europe des chiens habillés comme des enfants. C’est vrai que l’humanité a évolué. Elle a trop évolué même, comme le dirait Senghor : elle a perdu son humanité ; insatisfaite de ses relations sociales, repoussée et repoussant la nouvelle jungle qu’est la ville, tracassée par les travaux à la chaîne et pur instrument de production, l’humanité a beaucoup reculé. Et les animaux, qu’il ne faut certainement pas violenter, remplacent parfois des êtres chers, prennent la place de ceux que l’on n’espère plus. C’est vrai que nous avons évolué ! Mais dans quelle direction. Le Prince se pose la question dont, nous le savons bien, la réponse est négative :

  10. « Etes-vous plus heureux ? Quelque trompette à wa-wa-wâ et vous pleurez aux soirs là-bas de grands feux et de sang.»

    Sa réponse est : « regardez-vous ! » Et de retracer avec un mépris latent les valeurs, mœurs des conquérants qu’il considère comme des enfantillages. Aux yeux des locaux, comme à présent face aux touristes, ces gros gaillards parfois à têt(e grisonnante qui marchent ensemble comme un troupeau de moutons et qui s’acclament devant les choses les plus primitives fait encore rire.

    Si ces nouveaux venus pensent qu’ils sont des pionniers, ils se trompent lourdement. Les indigènes eux-mêmes ont connu un périple similaire, même si c’était pour des raisons différentes. Eux avaient pris la tangente pour échapper à leur sort, vivre sur d’autres terres parmi des personnes au cœur ouvert, aux yeux amicaux, aux mains chaudes, contrairement aux conquérants qui arrivèrent, dans leur esprit l’innocence d’Adam et Eve comme les premiers habitants d’un jardin abandonnés des dieux, et devant tout décimer, tuer sur leur chemin. Le poète les invite donc à remonter le temps :

  11. « Faut-il vous dérouler l’ancien drame et l’épopée ? Allez à Mbissel et Fa’oye ; récitez le chapelet de sanctuaires qui ont jalonné la Grande Voie. Refaites la Route Royale et méditez ce chemin de croix et de gloire. Vos Grands Prêtres vous répondront : Voix du Sang ! »

    Fa’oye et Mbissel, les premières places définitives où vont s’installer les exilés de la cour du Mali, particulièrement Mansa Waly Mané, qui sera plus connu sous le nom de Maïssa Waly Dione de Mbissel, et qui, se métissant avec les sérères, vont donner naissance à la royauté parmi ce peuple. Ce périple n’a certainement pas été facile : Il a fallu, au préalable, fuir devant les poursuivants, traverser mers et affluents pendant des décennies puis utiliser de diplomatie pour gagner le cœur des peuples trouvés sur place. C’est un chemin de croix, d’obstacles, de peine qui atterrira à la gloire, comme le Messie sur le chemin de Golgotha.  

    Les Grands Prêtres – sages détenant la vérité sont pris à témoins. Mais, contrairement aux scribes et aux sacrificateurs qui savaient les accusations contre le Christ infondés, ces Grands Prêtres diront-ils la vérité ? Plusieurs l’ont fait, nommément le Père Gravrand, entre autres, qui a su être sérère parmi les sérères.

  12. « Plus beaux que des rôniers sont les Morts d’Elissa : minces étaient les désirs de leur ventre. Leur bouclier d’honneur ne les quittait jamais ni leur lance loyale. Ils n’amassaient pas des chiffons, pas même de guinées à parer leurs poupées. Leurs troupeaux recouvraient leurs terres, telles leurs demeures à l’ombre divine des ficus. Et craquaient leurs greniers de grains serrés d’enfants.»

    Ici la comparaison avec le dessein des conquérants est latente : c’est le drame de la rencontre de deux cultures antagonistes à cause des raisons qui en furent le mobile : Un camp voit l’autre en pur sauvage, primitif et donc se donnant le droit le droit de découvrir une terre qui a ses traditions et sa culture séculaire, le deuxième voyant dans le premier une race en déclin, courant après des futilités. Lui n’amasse pas de chiffons pour habiller des poupées, l’autre aux desseins plus terre à terre et pas gâté par un matérialisme latent : juste des troupeaux, des terres à cultiver, même pas pour un commerce organisé, mais pour remplir des greniers et faire vivre leur famille. Il y a une extrapolation enter la multitude des grains et des enfants, car il n’y avait aucun besoin de réglementer les naissances sur la base d’une théorie économiste à laquelle plusieurs éminences européennes dans le domaine ne croient point et le qualifiant même d’économiste pessimiste.

  13. « Voix du Sang ! Pensées à remâcher ! Les Conquérants salueront votre démarche, vos enfants seront la couronne blanche de votre tête. J’ai entendu la Parole du Prince. Héraut de la Bonne Nouvelle, voici sa récade d’ivoire. »

    Voix du Sang, de la noblesse, contrairement à Voie du Sang, le chemin tortueux des conquérants, une pensée sur laquelle il faut bien méditer. Et une prophétie bienfaisante à la fin : Ces conquérants vous honoreront, vous respecteront un jour, et vos enfants seront vos supports dans votre vieillesse.

    L’émissaire a patiemment écouté le message et recevra, comme un disciple, le bâton de commandement, la récade, c’est-à-dire la mission d’annoncer la Bonne Nouvelle.

UN RAPIDE EXEMPLE POUR LE DICtiONNAIRE

Njamala Njogoy