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lundi 1 octobre 2018

CHANT D'OMBRE - LE MESSAGE


LE MESSAGE

  1. « Ils m’ont dépêché un courrier rapide et il a traversé la violence des fleuves ; dans les rizières basses, il enfonçait jusqu’au nombril. C’est dire que leur message était urgent. »

    Message d’urgence, qui prend l’allure d’un message funéraire si important qu’il est affublé de son propre mot dans la langue natale du poète : « o eeg », qui est annonce d’un décès. Sous l’urgence de la mission, le messager choisit les raccourcis. Il est si pressé qu’il se mouille jusqu’au nombril, même dans les rizières basses.

  2. « J’ai laissé le repas fumant et le soin de nombreux litiges. Un pagne, je n’ai rien emporté pour les matins de rosée. Pour viatique, des paroles blanches à m’ouvrir la route. »

    Réponse rapide du récepteur. Il laisse son repas fumant et toute chose projetée. Le pagne, dans la société traditionnelle sérère, a une place privilégiée. Son utilisation nous revient comme un long souvenir en voyant les personnes du Ghana ou du Nigeria et du Bénin. Les adultes, comme les enfants s’en couvraient le soir dans les veillées ou bien sur la route des troupeaux comme le matin.

    Encore une fois Senghor redescend dans son patrimoine culturel pour glaner ses images. En rendant visite à quelqu’un, le Sérère a toujours des viatiques. A cause de l’urgence de la mission et de sa précipitation, le poète ne se munit de rien, à part des paroles de paix, blanches, à lui ouvrir toute route. Ici il y a un sous-entendu. En partant en voyage, le souhait sérère est : « Qu’une petite poule blanche te précède ! »

    C’est le meilleur talisman, la meilleure prière ou gris-gris le long du chemin. « Petite poule blanche », parole de paix, de réconciliation. Cette protection est double, car elle est destinée à ceux qui ont envoyé l’émissaire, mais aussi à le protéger contre les dangers naturels et surnaturels de la route. Ici Senghor participe, encore une fois, à la croyance de son royaume d’enfance.

  3. « J’ai traversé, moi aussi, des fleuves et des forêts d’embûches vierges d’où pendaient des lianes plus perfides que serpents, j’ai traversé des peuples qui vous décochaient un salut empoisonné. »

    Il va prendre un raccourci, à son tour pour aller répondre à l’appel. Il traverse des fleuves, il traverse des forêts pleines d’embûches vierges. Ce ne sont pas les embûches qui sont vierges, mais les forêts. Parce qu’elles sont vierges, elles sont parsemées de lianes plus perfides que serpents. Ici, dans la comparaison il fait monter la dose de la présence des reptiles. Il traverse des peuples qui vous décochaient un salut empoisonné : croyance sérère. Celui-ci a peur du mauvais œil, des mauvaises langues à tel point que jusqu’à présent, ceux qui sont nés dans les villages et qui travaillent en ville préfèrent arriver tard le soir, et pas en longeant les pistes, mais à travers champs pour éviter des rencontres et d’être vus. Pour aller en voyage, cela se fait de préférence très tôt le matin pour les mêmes raisons. Si le voyage se fait à pieds, d’habitude les villages sont évités, justement à cause du mauvais œil, de la mauvaise langue : même le salut peut être empoisonné.

  4. « Mais je ne perdais pas le signe de reconnaissance et veillaient les Esprits sur la vie de mes narines. »

    Le poète garde le sang froid. Il a le signe de reconnaissance, code transmis par le messager, ou bien une prière, une « litanie » à répéter pour écarter le danger à tout moment. Dans ce dernier cas, celui qui veut faire du mal, celui qui a un mauvais œil ou une mauvaise langue peut sentir la protection, l’aura qui entoure le voyageur, en déterminer la force et ne pas tenter quoi que ce soit pour ne pas subir l’attaque des « Esprits », les Pangols, qui veillent sur la vie de ses narines.

    Expression toute sérère : « ñoot o ñis es ». La vie, c’est littéralement le « nez », les narines. C’est le souffle. Peut-être le même « νουσ » qui était présent au commencement de la création, lorsque la terre était informe et vide : « … Il y avait des ténèbres à la surface de l’abîme, et l’esprit de Dieu se mouvait au-dessus des eaux. »

    La traduction du texte original aurait pu bien être « souffle », mais nous n’allons pas nous aventurer dans les thèmes théologiques. Il nous suffit d’expliquer qu’ici il s’agit de la vie, en termes sérères. Et les Esprits font partie du même patrimoine. Il s’agit des Ancêtres, des Pangools, des gardiens de la famille paternelle ou maternelle. Ce sont eux que l’on avait voulu remplacer justement par les Muses Latines de Ngasobil, dans la deuxième strophe de « Que m’accompagnent kôras et balafong » : « Fontaines plus tard, à l’ombre étroite des Muses Latines que l’on proclamait mes anges protecteurs ».

  5. « J’ai reconnu les cendres des anciens bivouacs et les hôtes héréditaires. Nous avons échangé de longs discours sous les kaïcédrats ; nous avons échangé les présents rituels. »

    En analysant ce poème, j’étais obligé de dégager premièrement les divers acteurs, et je suis arrivé au nombre de quatre parties concernées :

    • Il y a le message qui est envoyé vers le poète
    • Le poète entre en action et vient retrouver ceux qui lui avaient dépêché l’émissaire.  
    • Ce sont les hôtes héréditaires qui lui ont dépêché le messager. La vraie cible n’est cependant pas le poète. Son rôle est de servir d’interprète. Il est donc venu prendre un message à retransmettre.
    • Destination finale, Elissa, qu’il décrit comme un nid de faucons défiant la superbe des Conquérants.

    En départageant les acteurs, la compréhension de l’enjeu devient beaucoup plus facile, et lieu où siège le Prince, le Gardien du sang. Nous prenons connaissance du contenu de la mission : les épizooties (maladies animales infectieuses et contagieuses), le commerce ruiné, les chasses quadrillées, la décence bourgeoise, – qui certainement laisse à désirer – et les mépris sans graisse – sans force – dont se gonflent les ventres – le cœur – des captifs.

    Mécontentement général, rien que plaintes et complaintes. Les indigènes, son propre peuple, d’emblée dérange la vie des hôtes héréditaires, leur commerce. L’on sait que de Joal les colons se sont souvent plaints contre le comportement des Thiédos qui formaient l’aristocratie du royaume du Sine. Au début de l’établissement des Français, nous savons que nombreux ont été les chocs avec Boucar de Tchilasse, alias le Roi du Sine Coumba Ndoffène Diouf Senior. Dans son étude, Babacar Sidikh Diouf relate un de ces faits : « Cette année le roi du Sine n’a pas beaucoup tracassé les commerçants établis sur son royaume… . » .

    La réponse du Prince ne se fait pas attendre, et elle est du genre : « Enlevez d’abord la paille qui est dans votre œil ! »

  6. « Le prince a répondu. Voilà l’empreinte exacte de son discours : enfants à tête courte, que vous ont chanté les kôras ? Vous déclinez la rose, m’a-t-on dit, et vos ancêtres les Gaulois. Vous êtes docteurs en Sorbonne, bedonnants de diplômes. Vous amassez des feuilles de papier – si seulement des louis d’or à compter sous la lampe, comme feu ton père aux doigts tenaces ! »

    Le prince prend à partie le messager, que l’on identifie sans problème au poète Léopold Sédar Senghor : docteur en Sorbonne bedonnant de diplômes, qui amasse des papiers – les diplômes.

    Il y a aussi l’assimilation, qui vire au reniement de ses valeurs, de ses origines : décliner une rose, faire des Gaulois vos ancêtres. Nous l’avons déjà souligné, la fleur n’a aucune valeur dans la vie traditionnelle sérère. Rappelez-vous ce que Senghor souffle à Césaire, dans « Lettre à un poète » : « aurais-tu oublié ta noblesse, qui est de chanter les Ancêtres les Princes et les Dieux, qui ne sont fleurs ni gouttes de rosée ?»

    Et la hargne du Prince : si au lieu du papier vous amassiez des louis d’or, comme ton propre père ! Et vous osez parler de nos chasses quadrillées ! Et en guise de mœurs, vous, qui parlez de la décence bourgeoise, je vais vous dire une chose que vous oubliez : Vos filles se casquent pour l’union libre et éclaircir la race ! Etes-vous plus heureux que nous ? Dès que résonne une trompette vous pleurez puis déclenchez incendies et vous entre-tuez !

    La trompette a wa-wa-wâ fait entrevoir l’ambiance au soir dans le quartier des hôtes héréditaires et laisse entendre en même temps un pleur clair. Et le prince poursuit, et c’est à peine si l’on n’entend pas sa voix dire : Laissez-moi vous dire ceci :

  7. « Faut-il vous dérouler l’ancien drame et l’épopée ? Allez à Mbissel à Fa’oye ; récitez le chapelet de sanctuaires qui ont jalonné la Grande Voie. Refaites la Route Royale et méditez ce chemin de croix et de gloire. »

    Ici le Prince retrace l’épopée glorieuse de son royaume, son histoire, les valeurs enfouies. De Mbissel à Fa’oye il y a la longue file des sanctuaires comme les perles qui forment un chapelet. Ici « réciter » c’est naturellement compter, reconsidérer, méditer sur ces tumuli de gloire, d’efforts et de persévérance. Ce sont les œuvres de mon peuple. Et maintenant à ceux qui t’envoient, qui osent me parler d’un commerce ruiné et d’épizootie je veux dire sur ceci :

  8. « Vos Grands Prêtres vous répondront : Voix du Sang ! Plus beaux que les rôniers sont les Morts d’Elissa ; minces étaient les désirs de leur ventre. Leur bouclier d’honneur ne les quittait jamais ni leur lance royale. »

    Mais il y aussi un autre tapis à dérouler, le long tapis de sang, voie tracée au seuil du royaume, à la porte du continent, par les hôtes héréditaires, les Conquérants. Elissa resurgit avec ses morts, ses charniers. A l’esprit danse un ballet de massacre, de corps étendus partout.

    Ils étaient beaux, les habitants d’Elissa ! Forts et élancés comme des rôniers. Ils n’étaient pas gourmands, ils n’avaient jamais demandé trop à leur créateur. Mais derrière cette modestie et parmi leurs valeurs primordiales se plaçait l’honneur. Ils étaient nobles. Ils portaient la marque de leur sang noble, armée de lances gardiennes de leur royauté.

  9. « Ils n’amassaient pas de chiffons, pas même de guinées à parer leurs poupées. Leurs troupeaux recouvraient leurs terres, telles leurs demeures à l’ombre divine des ficus, et craquaient leurs greniers de grains serrés d’enfants. »

    Ici le poète fait ressortir la différence des valeurs qui régissent les deux communautés. Celle des conquérants ne pense qu’à ses guinées, à s’enrichir, richesse qui, aux yeux des indigènes sont superflues et les tendances enfantines : elle va jusqu’à habiller des poupées.
    Cette remarque est bien placée et de nos jours, il n’est pas rare qu’un Africain soit presque choqué de voir en Europe des chiens habillés comme des enfants. C’est vrai que l’humanité a évolué. Elle a trop évolué même, comme le dirait Senghor : elle a perdu son humanité ; insatisfaite de ses relations sociales, repoussée et repoussant la nouvelle jungle qu’est la ville, tracassée par les travaux à la chaîne et pur instrument de production, l’humanité a beaucoup reculé. Et les animaux, qu’il ne faut certainement pas violenter, remplacent parfois des êtres chers, prennent la place de ceux que l’on n’espère plus. C’est vrai que nous avons évolué ! Mais dans quelle direction. Le Prince se pose la question dont, nous le savons bien, la réponse est négative :

  10. « Etes-vous plus heureux ? Quelque trompette à wa-wa-wâ et vous pleurez aux soirs là-bas de grands feux et de sang.»

    Sa réponse est : « regardez-vous ! » Et de retracer avec un mépris latent les valeurs, mœurs des conquérants qu’il considère comme des enfantillages. Aux yeux des locaux, comme à présent face aux touristes, ces gros gaillards parfois à têt(e grisonnante qui marchent ensemble comme un troupeau de moutons et qui s’acclament devant les choses les plus primitives fait encore rire.

    Si ces nouveaux venus pensent qu’ils sont des pionniers, ils se trompent lourdement. Les indigènes eux-mêmes ont connu un périple similaire, même si c’était pour des raisons différentes. Eux avaient pris la tangente pour échapper à leur sort, vivre sur d’autres terres parmi des personnes au cœur ouvert, aux yeux amicaux, aux mains chaudes, contrairement aux conquérants qui arrivèrent, dans leur esprit l’innocence d’Adam et Eve comme les premiers habitants d’un jardin abandonnés des dieux, et devant tout décimer, tuer sur leur chemin. Le poète les invite donc à remonter le temps :

  11. « Faut-il vous dérouler l’ancien drame et l’épopée ? Allez à Mbissel et Fa’oye ; récitez le chapelet de sanctuaires qui ont jalonné la Grande Voie. Refaites la Route Royale et méditez ce chemin de croix et de gloire. Vos Grands Prêtres vous répondront : Voix du Sang ! »

    Fa’oye et Mbissel, les premières places définitives où vont s’installer les exilés de la cour du Mali, particulièrement Mansa Waly Mané, qui sera plus connu sous le nom de Maïssa Waly Dione de Mbissel, et qui, se métissant avec les sérères, vont donner naissance à la royauté parmi ce peuple. Ce périple n’a certainement pas été facile : Il a fallu, au préalable, fuir devant les poursuivants, traverser mers et affluents pendant des décennies puis utiliser de diplomatie pour gagner le cœur des peuples trouvés sur place. C’est un chemin de croix, d’obstacles, de peine qui atterrira à la gloire, comme le Messie sur le chemin de Golgotha.  

    Les Grands Prêtres – sages détenant la vérité sont pris à témoins. Mais, contrairement aux scribes et aux sacrificateurs qui savaient les accusations contre le Christ infondés, ces Grands Prêtres diront-ils la vérité ? Plusieurs l’ont fait, nommément le Père Gravrand, entre autres, qui a su être sérère parmi les sérères.

  12. « Plus beaux que des rôniers sont les Morts d’Elissa : minces étaient les désirs de leur ventre. Leur bouclier d’honneur ne les quittait jamais ni leur lance loyale. Ils n’amassaient pas des chiffons, pas même de guinées à parer leurs poupées. Leurs troupeaux recouvraient leurs terres, telles leurs demeures à l’ombre divine des ficus. Et craquaient leurs greniers de grains serrés d’enfants.»

    Ici la comparaison avec le dessein des conquérants est latente : c’est le drame de la rencontre de deux cultures antagonistes à cause des raisons qui en furent le mobile : Un camp voit l’autre en pur sauvage, primitif et donc se donnant le droit le droit de découvrir une terre qui a ses traditions et sa culture séculaire, le deuxième voyant dans le premier une race en déclin, courant après des futilités. Lui n’amasse pas de chiffons pour habiller des poupées, l’autre aux desseins plus terre à terre et pas gâté par un matérialisme latent : juste des troupeaux, des terres à cultiver, même pas pour un commerce organisé, mais pour remplir des greniers et faire vivre leur famille. Il y a une extrapolation enter la multitude des grains et des enfants, car il n’y avait aucun besoin de réglementer les naissances sur la base d’une théorie économiste à laquelle plusieurs éminences européennes dans le domaine ne croient point et le qualifiant même d’économiste pessimiste.

  13. « Voix du Sang ! Pensées à remâcher ! Les Conquérants salueront votre démarche, vos enfants seront la couronne blanche de votre tête. J’ai entendu la Parole du Prince. Héraut de la Bonne Nouvelle, voici sa récade d’ivoire. »

    Voix du Sang, de la noblesse, contrairement à Voie du Sang, le chemin tortueux des conquérants, une pensée sur laquelle il faut bien méditer. Et une prophétie bienfaisante à la fin : Ces conquérants vous honoreront, vous respecteront un jour, et vos enfants seront vos supports dans votre vieillesse.

    L’émissaire a patiemment écouté le message et recevra, comme un disciple, le bâton de commandement, la récade, c’est-à-dire la mission d’annoncer la Bonne Nouvelle.

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UN RAPIDE EXEMPLE POUR LE DICtiONNAIRE

Njamala Njogoy