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mercredi 3 octobre 2018

HOSTIES NOIRES - PRIERE DES TIRAILLEURS SENEGALAIS


PRIERE DES TIRAILLEURS SENEGALAIS

  1. STROPHE I

    1. « Seigneur ! si je Te parle, Toi .qui es l’Obscure Présence, ce n’est pas que la République m’ait nommé bon roi de mon peuple ou député des Quatre Communes. J’ai poussé en plein pays d’Afrique, au carrefour des castes des races et des routes et je suis présentement soldat de deuxième classe parmi les humbles des soldats. »

      Qui est mieux placé pour intercéder, représenter les siens que le député ? Et pourtant voilà que Senghor, au seuil de sa prière, éloigne celui-ci. C’est qu’il est naturellement plus muni et, partant, plus apte que cette nomination qui tout à coup semble superficielle face à la prédestination naturelle : « …J’ai poussé en plein pays d’Afrique, au carrefour des castes et des races et des routes » : Il peut donc représenter toutes les races de la société africaine et toutes les classes sociales qui les composent. Etant au carrefour des routes, il est au courant de toutes les choses qui se passent. Il est informé de la situation générale de l’Afrique

      « …Et je suis présentement soldat de deuxième classe parmi les plus humbles des soldats. » : Voilà la justification complète. C’est un soldat qui intercède pour les soldats, un soldat parmi les plus humbles des soldats, justement le caractère requis pour se recueillir devant son Seigneur, trait d’humilité double, celui du soldat, mais aussi cette humilité du croyant.

    2. « Toi qui es l’oreille des souffles minimes, qui entends les chuchotements nocturnes au-dedans des cases, que l’on a lancé la Sourde, la machine à recruter dans la moisson des hautes têtes, Tu le sais – et la plaine docile se fait jusqu’au non abrupt des volontaires libres qui offraient leurs corps de dieux, gloire des stades, pour l’honneur catholique de l’homme. »

      Le poète repasse les caractères divins comme dans un credo : son omniprésence qui lui donne oreille sur les souffles infimes et jusqu’aux chuchotements nocturnes au-dedans des cases, lorsque l’humain se sent en sécurité pour livrer ses secrets. Mais c’est aussi pour lui faire parvenir un souci, le lancement de la source, cette machine à recruter de hautes têtes, les jeunes colonnes de l’Afrique. Et la plaine, le continent africain se fait docile jusqu’au moins enclin à, se faire volontaire. Tous offrent leurs corps pleins de jeunesse, leurs corps dans l’âge de faire la conquête des arènes et cela, uniquement pour l’honneur universel, l’honneur catholique de l’homme.


  2. STROPHE II

    1. « Sur cette terre d’Europe débarqués, désarmés en armes laissés pour solde à la mort, — Ecoute leur voix, Seigneur ! »

      Le drame de la guerre mondiale au niveau africain n’a pas encore été décrit dans toute son ampleur. Au début de la guerre, les pays européens ont engagé leurs soldats, des personnes rompues à l’art de tuer, « marionnettisées » pour ne plus faire qu’un avec leur arme, bref toute la science militaire des camps d’entraînement.

      Au fur et à mesure que cette guerre s’élargit, des recrutements se font à travers l’Afrique, d’abord d’une façon douce puis mobilisation forcée. Notre génération n’a pas connu cette guerre, mais les récits à travers les villages subsistent encore, décrivant toutes les méthodes déployées pour empêcher le départ d’un homme qui était le seul espoir de la famille, ces méthodes allant de la simple cachette à des sortilèges qui défient la logique. A un certain moment donné, ce fut le « cuk » ou « pilage de mil» : chaque famille était forcée de piler une certaine quantité de mil à être envoyé en Europe pour le manger des soldats qui s’y trouvaient. Certaines familles convaincues de la mort de famine des enfants si cet acte était accompli, s’y opposèrent, subissant des expéditions punitives. La brièveté des recrutements ne donnait aucune possibilité de formation aux nouveaux « soldats » qui, à peine, savaient manier les armes, d’où l’expression du poète : « Sur cette terre d’Europe débarqués, désarmés en armes, laissés pour solde à la mort. »

    2. « Verrons-nous seulement mûrir les enfants nos cadets dont nous sommes les pères initiateurs ? Nous ne participerons plus à la joie sponsorale des moissons ! Nous n’entendrons plus les enfants, oublieux du silence alentour et de pleurer les vivants, les cris d’enfants parmi les sifflements joyeux des frondes et les ailes et la poussière d’or ! »

      Ici Senghor va traduire sa propre mélancolie en celle des soldats, l’aspiration à ce monde de sa jeunesse qui lui manquera toute sa vie. Il ne faut pas se méprendre. Il y a une rhétorique qui fait que les questions ne sont vraiment pas des questions, mais des affirmations qui se succèdent. Ce qui manque à Senghor, cet enfant trop tôt sevré de son royaume d’enfance, ses propres inquiétudes qui font un vide immense dans son cœur, c’est justement ce qu’il va aussi mettre dans le cœur assoiffé et soucieux de ses camarades à travers cette prière :

      « Verrons-nous seulement mûrir les enfants nos cadets dont nous sommes les pères initiateurs ? » : Ici ce sont les nuits initiatiques, les veillées autour des circoncis et les chansons, tard le soir, bercés par la voix des tam-tams qui s’habillent d’un manteau multidimensionnel. Il appartient aux aînés de vaquer à l’initiation des jeunes, de leur ouvrir le nid des secrets qui les hisseront à la dimension de l’homme, de l’adulte.

      « Nous ne participerons plus à la joie sponsorale des moissons … Nous répéterons pour une fête fanée déjà la danse autrefois des moissons, danse légère des corps denses…Nous ne serons plus de la joie sponsorale des moissons, de la danse à la fin des jeux agonistiques »

      Ce sont les « mals » dont nous avons parlés plus haut, cf. 1.4.1. C’est un moment merveilleux, lorsque, après avoir travaillé en équipe toute la journée, après s’être mesurés les uns aux autres dans la bravoure du travail et le maniement de l’hilaire sous le rythme des tam-tams, ces jeunes reprennent le chemin du village d’où s’échappe la fumée à travers les toits de chaume et que l’odeur de l’herbe fraîche emplit la campagne, moment justement choisi, rappelons-nous, pour revoir son ami Césaire : « Tu reviendras au festin des prémices. Quand fume sur les toits la douceur du soir au soleil déclive et que promènent les athlètes leur jeunesse, parés comme des fiancés, il sied que tu arrives. »

      En redescendant dans sa conscience pour reconnaître la dette envers sa mère quittée trop tôt, le poète va prendre justement cette joie sponsorale qui devait être la couronne de Gnilane : « Quand je devais être ta fête, la fête gymnique de tes moissons, ta saison belle avec sept fois neuf ans sans nuages [mais] les greniers pleins à craquer de fin mil, ton champion Kor-Sanou… » Les références à cette joie sponsorale est dense dans cette strophe ! Elles reviennent, disparaissent pour réapparaître sous une forme ou une autre. C’est un des plus forts moments que Senghor aura vécu dans sa jeunesse, un de ces moments intrinsèquement lié au royaume d’enfance qu’il n’a pas eu le temps de vivre dans sa plénitude et qu’il gardera dans toute sa beauté et son innocence d’Eden à jamais perdu.

    3. « Nous n’entendrons plus les enfants, oublieux du silence alentour et de pleurer les vivants, les cris d’enfants parmi les sifflements joyeux des frondes et les ailes et la poussière d’or ! »

      Lorsque les champs de mil sont murs, les oiseaux migrateurs, surtout les tisserains, commencent leur ravage. Les enfants se munissent alors de fronde qu’ils font éclater en poussant des cris pour leur faire peur et minimiser ainsi les dégâts. Durant cette période le mil est recouvert d’une fine poussière, le pollen, que viendra laver une dernière pluie avant la récolte, poussière d’or qui s’est posée sur la mémoire du poète et qui lui reviendra, surgie des âges, comme celle d’un or pur dans l’air embaumé d’odeur d’herbe mouillée.

    4. « Nous répéterons pour une fête fanée déjà la danse autrefois des moissons, danse légère des corps denses, de notre moisson danse assaillante des bataillons un soir d’automne, hâ ! sans poudre peut-être ni cri de guerre. Nous ne serons plus de la joie sponsorale des moissons, de la danse à la fin des jeux agonistiques à l’aube devinée quand la voix plus faible des vierges se fait tendre et tendre le sourire des étoiles ! Nous n’avancerons plus dans le frémissement fervent de nos corps égaux, épaules égales vers les bouches sonores et les los et les fruits lourds de l’intime tumulte ! Oh ! Toi qui sais si nous respirerons à la moisson, si de nouveau nous danserons la danse de vie renaissante. »

      Maintenant c’est un autre monde, une autre fête, une autre danse de mort, la danse assaillante des bataillons un soir d’automne peut-être sans poudre ni cri de guerre ; Les guerriers se prépareront peut-être pour une guerre déjà terminée, une danse fanée déjà.

      Finie ! la joie sponsorale des moissons, comme finie la danse à la fin des jeux agonistiques à l’aube devinée, quand la voix plus faible des vierges se fait tendre et tendre le sourire des étoiles, cette avancée des corps égaux, épaules égales vers les bouches sonores et les los et les fruits lourds de l’intime tumulte, comme jadis à Joal : « Je me rappelle la danse des filles nubiles, les chœurs de lutte – oh ! la danse finale des jeunes hommes, buste penché élancé, et le pur cri d’amour des femmes – Kor Siga ! »


  3. STROPHE III

    1. « Entre la fraîcheur extrême du Printemps et la torpeur promise de l’Eté, laisse-nous savourer la douceur éphémère de vivre entre la fleur qui s’effeuille qui décline et les blés en bruissements ardents, respirer le regret de vivre aigre-doucement. Avant, oui avant l’odeur future des blés et les vendanges dans l’ivresse, que nous ne foulerons pas, que nous goûtions la douceur de la terre de France, terre heureuse ! où l’âpreté libre du travail devient lumineuse douceur. Nous ne savons pas si nous respirerons à la moisson pour qu’elle cause nous aurons combattu. Si l’on allait se servir de nous !... »

      Devant l’inévitable, le soldat demande au Seigneur la permission de laisser aller dans la vie, comme devant un cessez-le-feu précaire que réduira un coup de canon à l’aube naissante. C’est que, contrairement aux apparences, sous les affres de cette guerre qui cache toute chose humaine, il y a un caractère spécifique et profondément tendre de cette terre d’Europe qui se livre comme une vaste forêt amazonienne à qui veut bien prendre le canopée et suivre les affluents à travers les feuillages cousus les uns aux autres.

      Il n’y a certainement pas cette couleur or qui s’échappe des champs de mil à l’éclatement des frondes, il n’y a pas le bruit des joies sponsorales des moissons, mais à la place le poète trouve l’odeur future des blés et les vendanges dans l’ivresse, la douceur de la terre de France. Puisqu’ils ne savent pas s’ils respireront encore à la moisson ni pour quelle cause ils se sont battus, qu’au moins on leur donne le temps et la permission de savourer la douceur éphémère de vivre aigre-doucement


  4. STROPHE IV

    1. « Seigneur écoute l’offrande de notre foi militante, reçois l’offrande de nos corps, l’élection de tous ces corps ténébreusement parfaits, les victimes paratonnerre. Nous t’offrons nos corps avec ceux des paysans de France, nos camarades jusque dans la mort après la première poignée de mains et les premières paroles échangées, corps noueux, ridés tortueusement de travail, mais solidement poussés et fins comme le pur froment. »

      Le sacrifice apporté aux pieds du Seigneur : une foi militante, leurs propres corps, associés à ceux des paysans de France. Comme les tirailleurs débarqués d’Afrique, eux aussi mobilisés. Ils sont certainement parmi les plus aptes à comprendre leur situation similaire, eux qui ont les corps noueux, meurtris par le travail mais fins comme le froment parce que derrière la production naturelle des fruits et de la nourriture de la terre, contrairement aux mains agrippées à la production des usines et faisant sortir des canons. C’est pourquoi, reprenant cette même idée, Senghor dira aux femmes et filles de France : « Acceptez-les bien que le rythme soit barbare, les accords dissonants, comme le lait et le pain bu paysan, purs dans ses mains si gauches, si calleuses ! »

      Pour qu’ils poussent dru dessus nous les enfants nos cadets, dont nous sommes les pères maturiers, qu’à leurs pieds bous formions l’humus d’une épaisse jonchée de feuilles pourries ou les cendres des vieux troncs et des vieilles tiges récoltées, maltraitées. Pour qu’ils poussent et denses dans les plaines illimitées, comme la souna et le sagno non comme le gros bassi des chevaux. Que l’enfant blanc et l’enfant noir – c’est l’ordre alphabétique -, que les enfants de la France Confédérée aillent main dans la main tels que les prévoit le Poète, tel le couple Demba-Dupont sur les monuments aux Morts que l’ivraie de la haine n’embarrasse pas leurs pas dépétrifiés, qu’ils progressent et grandissent souriants, mais terribles à leurs ennemis comme l’éclair et la foudre ensemble. »

      Si jamais ils tombaient sur le champ de bataille, qu’ils soient au moins de l’humus, que cette mort ne soit pas vaine. Qu’elle permette que les enfants de la France Confédérée, enfants de la métropole et des colonies devenant autonomes, puissent pousser dans la noblesse, la main dans la main, terribles à leurs ennemis comme l’union de la foudre et de l’éclair


  5. STROPHE V

    1. « Car tu es le Dieu des armées, le Dieu des forts – si dissemblables et sis semblables sur cet extrême bastion ces peuples rassemblés pour le même combat. »

      Les propriétés divines, qui parfois choquent l’entendement, correspondance à la disparité des peuples formant les bataillons de tirailleurs, si dissemblables et si semblables sur cet extrême bastion, ces peuples rassemblés pour le même combat.

    2. « Nous ne refusons pas l’intense tension des minutes dernières, l’âpre douceur de la mort prochaine, Tu le sais, c’est l’ivresse fumeuse du vin que nous repoussons, nous soûlant seulement de notre cœur qui fermente au fort de l’Eté et des cris de guerres fraternellement ; mais l’heure féminine avant l’attaque, à la veille avant la seconde de l’attaque. Seigneur, oh ! laisse-nous prolonger l’heure médiane au soupir du Printemps qui se meurt sur la terre que chantèrent en l’étape perdue de mémoire nos ancêtres océaniens, la béatitude bleue méditerranéenne. Ecoute leurs voix, Seigneur ! »

      S’il y a quelque inquiétude parmi les tirailleurs, ce n’est pas du au manque de courage, mais à la préparation superficielle avant le combat. Ce que nous refusons, dit le poète-soldat, ce n’est pas l’intense tension des dernières minutes, l’âpre douceur de la mort prochaine, mais l’ivresse fumeuse du vin, l’heure féminine avant l’attaque, à la veille avant la seconde de l’attaque. Le soldat ne veut pas rehausser son courage, son moral, par quelques gorgées de pinard. Il veut se contenter de son cœur, de son courage qui fermente comme un vin sous le soleil de l’été. Il veut s’enivrer des cris de guerre que poussent ensemble les frères d’armes.

      Avant l’attaque, avant d’aller à la rencontre de la mort les soldats demandent un sursis, un petit laps de temps pour enfoncer profondément leurs pieds dans le goût de la vie alors que se meurt le Printemps, temps de l’apogée de la joie de vivre.

DESESPOIR D'UN VOLONTAIRE LIBRE


DESESPOIR D’UN VOLONTAIRE LIBRE
    « Je n’y comprends rien, dit l’Adjudant : Un Sénégalais – et volontaire ! »

  1. « Il est là depuis quinze jours, qui tourne en rond, ruminant la nouvelle Grande Bêtise et le nouvel affront – son front qui sue ! – de son sacrifice payé en monnaie fausse. Il ne demandait même pas les cinquante centimes – pas même un centime. Seulement son identité d’homme, à titre posthume. On lui a donné les vêtements de servitude, qu’il imaginait la robe candide du martyr. O naïf ! nativement naïf ! et la chéchia et les godillots pour ses pieds libres domestiqués.»

    Là où d’autres se cachaient dans les forêts africaines, alors que des familles dépliaient tout leur savoir traditionnel et mystique pour échapper au recrutement de la mobilisation, voilà qu’un nègre se fait volontaire. C’est une époque que notre génération n’a pas vécue, mais les récits sont nombreux et la réalité est que l’on faisait pour ne pas être mobilisé, quitte à faire intervenir la sorcellerie. La raison du volontaire et son état d’âme ont déjà fait surface dans un poème antécédent : « Et ils savaient que je ne demandais nulle solde ; seulement les dix sous pour bercer la fumée mon rêve, et le lait à laver mon amertume bleue. Aux champs de la défaite si j’ai replanté ma fidélité, c’est que Dieu de sa main de plomb avait frappé la France ». Celui-ci se livre, d’où l’incompréhension, la surprise de l’adjudant. Un sénégalais, et volontaire. Là où tout Français aurait été un héro, la situation du volontaire noir est assez inconfortable. Et il ne comprendra la catastrophe que trop tard. Quinze jours, qu’il tourne en rond, repensant, réévaluant sa décision. Contrairement à ce qu’il attendait, son volontariat a été payé en fausse monnaie, lui qui ne demandait pas un salaire. L’accueil n’a pas été à la mesure de ses attentes, déjà de par la surprise de l’Adjudant que suivra certainement une hésitation.

    Les godillots et les chéchias prouvent toutefois qu’il sera recruté. Mais la situation, une deuxième fois, se fait encore plus décevante. Et le poète griffe plutôt que dépeint ses habitats de servitudes que le volontaire prenait jadis comme une robe candide de martyr et la chéchia et les godillots qui sont plutôt des menottes.

    Le volontaire s’est engagé dans un mirage et, venu à proximité de la place où dansaient les feu follets, se retrouve en face de la dure réalité. En réalité la situation du Volontaire est mieux décrite pas Senghor dans le poète sérère qu’il traduira : « Oui, tout de ce qui est de Mâyaï me plaît. La prison que je recherchais, je l’ai » .  

  2. « Il se penche il regarde la cour béante et quatre rangées de fenêtres sous lui. Il se penche, et la plaine apocalyptique est labourée de tranchées, où pourrissent les morts comme des semences infécondes. Il se penche sur de hauts tumulus de solitude.»

    Voilà que notre volontaire se réveille à la réalité. Il baigne dans une angoisse totale, submergée par l’entourage que décore autant de choses lugubres. Du cinquième étage, il va contempler la cour vide. Plus loin, se livre à son regard la plaine, une plaine comme au jour de l’apocalypse, une plaine désolée pleine de tranchées où pourrissent des corps de soldats comme une semence infécondes qui finit par pourrir dans la terre.

    Les hauts tumulus de solitudes ont deux dimensions : la solitude se dresse comme des collines non amicales dressées devant cette âme pèlerine qui voudrait sortir de sa situation, mais aussi les monticules de sables marquant les tombes qu’entrevoit le volontaire.

  3. « Et au-delà, la plaine soudanaise que dessèchent le Vent d’Est et les maîtres nordiques du Temps et les belles routes noires luisantes que bordent les sables, rien que les sables les impôts les corvées les chicottes et la seule rosée des crachats pour leurs soifs inextinguibles au souvenir des verts pâturages atlantidiens, car les barrages des ingénieurs n’ont pas apaisé la soif des âmes dans les villages polytechniques. »

    Au-delà des tumulus de solitude, au-delà de ces tombes, il y a la plaine soudanaise soumise à l’érosion naturelle et à l’érosion, à l’assèchement des richesses par l’exploitation des Européens, les maîtres nordiques du Temps. Maîtres nordiques du temps a une double signification : grâce à la technique, les européens maîtrisent le temps, mais ils ne sont aussi maîtres que pour le moment, ce qui fait entrevoir une époque où tout cela cesserait.

    Le poète emprunte le regard de notre volontaire, suit les routes goudronnées pour longer les sables et nous faire découvrir un peuple sous la domination, un peuple assujetti aux impôts qu’il ne connaissait, dont il n’avait jamais eu besoin pour vivre et organiser sa société, un peuple assujetti aux corvées, les travaux forcés et courbant l’échine sous les chicottes et les crachats, l’avilissement total. Ce peuple, en fin de compte, n’est pas très loin de cette foule aperçue par Chaka : « Et je vis un matin, sortant de la brume de l’aube, la forêt des têtes laineuses, les bras fanés, le ventre cave et les lèvres immenses appelant un dieu impossible » , et le les corvées sont loin d’être le travail que jadis connaissait le peuple : « Je voyais les peuples du Sud comme une fourmilière de silence. Le travail est saint, mais le travail n’est plus le geste. Le tam-tam ni la voix ne rythment plus les gestes des saisons, peuples du Sud dans les chantiers, les ports les mines les manufactures et le soir ségrégés dans les kraals de la misère » .

    Ici il n’y a certes pas de kraals, mais les routes noires luisantes, signes de prospérité, contrastent terriblement avec les sables qu’elles bordent, mais surtout se distinguent avec la misère qui va suivre, peinte à grands coups par impôts, corvées, chicottes, la seule rosée des crachats et soifs inextinguibles. Pour mieux expliquer le parcours de la pensée du poète, nous pensons vous devoir un diagramme :



  4. « Il se débarrasse de son col – la cravate cache la sueur de la chemise -, d’une veste discrète. Il se penche sur une seconde plaine saturée de chéchias et de sang, sur une seconde plaine altérée d’amour comme d’une pluie amicale et c’est, jusqu’à la fusion parallèle, la si fatale succession des plaines et des plaintes silencieusement. Sur la pointe des pieds il se penche, se soulève pour percer son désespoir l’horizon. Il ne voit pas que les morts et les terres hautes des morts masquent les champs là-bas qui verdoient dans l’ombre d’or et d’étoiles constellés, comme arrosés du sang à leurs pieds et des cadavres gras bien nourris. »

    Notre volontaire s’étouffe littéralement, coincé de toute part. Il demandait une prison et il l’a. Mais une fois engagé, tout est trop tard. Il n’y a plus les pâturages atlantidiens de l’apogée de son terroir. Il a des godillots qui sont d’emblée devenus carcan, des vêtements de servitude jadis mal interprétés, et devant lui cette plaine où des gens comme lui en chéchias se regroupent avec l’étendue du sang des morts et des blessés. Partout des plaines de misère des monticules de tombes, des plaintes silencieuses comme son désarroi qui le ronge de l’intérieur pire qu’un feu de brousse roulant.

    Même sur la pointe des pieds, il ne parviendra pas à apercevoir cet autre monde de champs fertiles et verdoyants, comme arrosés, nourris par tout le sang des êtres versé.  

  5. « Peut-il voir le paradis perdu derrière l’horizon des temps fabuleux ? Il se penche. L’attire l’espace vide et ce vaste pays vidé d’espoir, on dirait d’arbres après la canonnade. Rien que cette odeur, que cet éblouissement vide qui lui monte à la tête.»

    Comment pourrait-il retrouver l’Afrique fabuleuse par-delà tous ces monticules de misère ? Le futur ne sera qu’une simple couture continuée du même fil de l’heure actuelle et le passé perdu par-delà les horizons d’un temps réellement révolu. Devant cette impasse, lui vient en tête l’unique solution : le suicide. Cela lui monte à la tête comme u vin extrait du vide du pays, de l’odeur du sang.

  6. « Vertigineuse douceur de la mort, oh ! vide de tout espoir, de toute souffrance vide. Un lent balancement qui se berce du corps – quelle grâce du danseur dans l’air élastique ! – et la chute fatale, vertigineuse douceur ! O faible trop faible enfant, si fidèlement traître à ton génie ! »

    Le saut vertigineux de ce suicide est décrit avec une grâce propre au danseur : un balancement de tout le corps, et la chute fatale, vertigineuse et douce. Une deuxième stupidité de ce maître artiste traître qui va jusqu’à trahir son propre génie, sa propre personne.

HOSTIES NOIRES - CAMP 1940 - A ABDOULAYE LY


CAMP 1940
    A Abdoulaye Ly

  1. « Saccagé le jardin des fiançailles en un soir soudain de tornade, fauchés les lilas blancs, fané le parfum des muguets, parties les fiancées pour les Isles de brise et pour les Rivières du Sud. »

    L’attaque de l’Allemagne, la rapide défaite de la France où rien ne tient debout, et la débandade le long des routes n’est pas une image inconnue à travers les documentaires réalisés sur la deuxième guerre mondiale. Pour mieux peindre la dimension de la catastrophe, Senghor nous peint la France comme un jardin bien préparé pour recevoir des noces de fiançailles et sur lequel s’abat soudain un orage, fauchant les lilas, fanant le parfum des muguets et forçant les fiancées à aller se réfugier, pensant plus à sauver leur vie qu’à se marier, l’un étant un préalable pour l’autre.

  2. « Un cri de désastre a traversé de part en part le pays frais des vins et des chansons comme un glaive de foudre dans son cœur, du Levant au Ponant. »

    Le pays frais des vins, le pays des vins frais et des chansons, cette France est traversée de part en part par un glaive de foudre : des chars, des avions et cela de l’est à l’ouest.

  3. « C’est un vaste village de boue et de branchages, un village crucifié par deux fosses de pestilence. Haines et faims y fermentent dans la torpeur d’un été mortel. C’est un grand village qu’encercle l’immobile hargne des barbelés, un grand village sous la tyrannie de quatre mitrailleuses ombrageuses. »

    La France n’est plus qu’un vaste village de boue et de branchages déchiquetés par les canonnades, un village crucifié par deux fosses de pestilence. Les soldats sont aux abois, démunis, hagards, affamés. C’est un grand village encerclé par l’immobile hargne des barbelés. La France n’est d’emblée qu’une prison, un pays réduit à la dimension d’un village sous la tyrannie de quatre mitraillettes qui surveillent tout mouvement

  4. « Et les nobles guerriers mendient des bouts de cigarette. Ils disputent les os aux chiens, ils se disputent chiens et chants de songe. »

    Abandonnés à eux-mêmes, l’autorité démantelée, le rationnement inexistant, les soldats mendient des bouts de cigarette, se disputant des os pour manger.

  5. « Mais seuls ils ont gardé la candeur de leur rire, et seuls la liberté de leur âme de feu. Et le soir tombe, sanglot de sang qui libère la nuit. Ils veillent les grands enfants roses, leurs grands enfants blonds leurs grands enfants blancs qui se tournent et se retournent dans leur sommeil, hanté des puces du souci et des poux de captivité. Les contes des veillées noires les bercent, et les voix graves qui épousent les sentiers du silence et les berceuses doucement, berceuses sans tam-tam et sans battements de mains noires. – Ce sera pour demain, à l’heure de la sieste, le mirage des épopées et la chevauchée du soleil sur les savanes blanches aux sables sans limites. »

    C’est certainement cette capacité de réadaptation propre à toute espèce, particulièrement aux Africains à travers les catastrophes de masse qui maintient le sourire des tirailleurs, les seuls à avoir gardé la candeur de leur sourire et la liberté de leur âme de feu.

    En plus de la hargne des combats, les voilà qui veillent comme des pères sur leurs enfants endormis, ils veillent sur les grands enfants roses, leurs grands enfants blonds, leurs grands enfants blancs qui n’arrivent pas trouver le sommeil juste. Les soldats blancs sont hantés des puces du souci, des poux de captivité, comme Coumba l’orpheline.

    Les nègres aiment les veillées et ils vont égayer leurs compagnons d’armes durant les soirs de repos, lorsqu’on n’est pas au combat. Mais ce sont des veillées sans berceuses, sans tam-tams, sans applaudissements de mains noires.

  6. « Et le vent est guitare dans les arbres, les barbelés sont plus mélodieux que les cordes des harpes et les toits se penchent, écoutent, les étoiles sourient de leurs yeux sans sommeil – là-haut leur visage est bleu-noir. »

    Le soir le vent se fait doux, murmurant une mélodie inouïe dans les arbres comme les barbelés qui sifflent harmonieusement comme des harpes. Les toits se font spectateurs ainsi que les étoiles qui sourient de leurs yeux sans sommeil avec leur visage d’un bleu sombre.

  7. « L’air se fait tendre au village de boue et de branchages et la terre se fait humaine comme les sentinelles, les chemins les invitent à la liberté. Ils ne partiront pas. Ils ne déserteront pas les corvées ni leur devoir de joie. Qui fera les travaux de honte, si ce n’est ceux qui sont nés nobles ? Qui donc dansera le dimanche aux sons du tam-tam des gamelles ? Et ne sont-ils pas libres de la liberté du destin ? »

    Le monde s’assoupit à l’entour, entraînant les sentinelles dans une vigilance relâchée. Pour quelqu’un qui veut déserter, c’est certainement le moment propice, d’autant plus que dans les troupes règne un désordre quasi-total. Elles sont abandonnées à elles-mêmes, sans cette rigide chefferie militaire, ce qui nous est suggéré : « Et les nobles guerriers mendient des bouts de cigarette. Ils disputent les os aux chiens, ils se disputent chiens et chants de songe ».

    Mais si le poète fait ressortir cette possibilité, c’est pour mieux accentuer la fidélité de ces soldats, le sentiment profond de l’honneur. Ils ne partiront pas, ils ne déserteront pas, nobles qu’ils sont, et sûrs que seul ce qui est noble et saint peut s’avilir. Lui-même n’a-t-il pas connu ce moment où la voix de l’honneur s’élève au-dessus de tout : « Aux champs de la défaite si j’ai replanté ma fidélité, c’est que Dieu de sa main de plomb avait frappé la France » ?

    En plus du fait de veiller sur leurs grands enfants blonds, leurs grands enfants blancs, ces soldats nègres apportent une chose fondamentale pour le poète : la joie de vivre, l’humanité, nous voulons dire l’humain : « Qui donc dansera le dimanche aux sons du tam-tam des gamelles ? ». Dans cette Europe dévastée, dans cette Europe qui n’est d’emblée qu’un « vaste village de boue et de branchages, un village crucifié par deux fosses de pestilence, un grand village qu’encercle l’immobile hargne des barbelés, un grand village sous la tyrannie de quatre mitrailleuses ombrageuses » où « haines et faims fermentent dans la torpeur d’un été mortel » le son des gamelles des soldats noirs retraçant la joie de vivre dans leur village lointain est comme un baume.

    Ce même sentiment va s’emparer du poète à l’entrée des soldats noirs américains dans les rues de Paris. Senghor va refuser le côté destructif de leur mission pour ne laisser sur place que cette joie de vivre qui renaît dans le cœur des français rédimés : « Non, vous êtes les messagers de sa merci, le souffle du Printemps après l’Hiver. A ceux qui avaient oublié le rire – ils ne se servaient plus que d’un sourire oblique, qui ne connaissaient plus que la saveur des salée des larmes et l’irritante odeur du sang, vous apportez le Printemps de la Paix et l’espoir au bout de l’attente. Et leur nuit se remplit d’une odeur de lait, les champs bleus du ciel se couvrent de fleurs, le silence chante suavement » .

  8. « Saccagé le jardin des fiançailles en un soir soudain de tornade, fauchés les lilas blancs, fané le parfum des muguets, parties les fiancées pour les Isles de brise et pour les Rivières du Sud. »

    Pour comprendre l’état d’âme de la France sous l’occupation, il ne suffit certes que de faire ressortir ce qui fut regagné lorsque les alliés reprirent le dessus et que le poète va nous donner dans des expressions simples et profondément humaines : «Par les rues de joie ruisselante, les garçons jouent avec leurs rêves, les hommes dansent devant leurs machines et se surprennent à chanter. Les paupières des écolières sont pétales de roses, les fruits mûrissent à la poitrine des vierges, et les hanches des femmes –oh ! douceur – généreusement s’alourdissent » .

HOSTIES NOIRES - LUXEMBOURG


LUXEMBOURG

  1. « Ce matin du Luxembourg, cet automne du Luxembourg, comme je passais comme je repassais ma jeunesse sans flâneurs sans eaux, sans bateaux sur les eaux, sans enfants sans fleurs. »

    Luxembourg, jardin dressé comme la maquette d’un Eden perdu, un Luxembourg en automne, un Luxembourg dans l’automne de sa vie, solitaire. C’est d’emblée un jardin où courent les lourds pas de l’absence. L’absence des amants et amoureux, l’absence des jets d’eau comme des miroirs arc-en-ciel, absence de bateaux dont les turbines tout bas accompagnent à contre temps le battement ralenti des voiles dépliées dans l’air langoureux, enfin absence de flâneurs d’enfants et de fleurs. Dans cette absence se lit l’unique « lourdeur barbare des monstres des prétemps du monde » .

  2. « Ah ! les fleurs de Septembre et les cris hâlés des enfants qui défiaient l’hiver prochain. Seuls deux vieux gosses qui s’essayent à jouer au tennis. Ce matin du Luxembourg où je ne retrouve plus ma jeunesse, les années fraîches comme pelouses. »

    Devant ce vide, le poète pense aux fleurs de septembre, les cris des enfants qui s’adonnaient, libres, à l’innocence irresponsable de la vie. Pour mieux marquer ce jardin dans le déclin de sa splendeur, le poète nous serre le décor de deux vieillards, eux aussi au seuil de l’existence. Comme le Luxembourg dans son décor faussé, les vieillards jouent au tennis avec des mouvements faussés d’enfants : Devant la situation de la France sous l’occupation, c’est ce sentiment d’impuissance qui envahit le poète, comme il dira plus tard, dans cette même collection : « Nous sommes des petits oiseaux tombés du nid, des corps privés d’espoir et qui se fanent, des fauves aux griffes rognées, des soldats désarmés, des hommes nus. Et nous voilà tout gourds et gauches comme des aveugles sans mains » .

    Le poète passe, remâchant dans son esprit les bribes de sa jeunesse dans l’espoir de surprendre une petite étincelle qui éclairerait quelque miette de cette splendeur partie, du temps où il pouvait encore se bercer à une certaine idylle. Mais il n’y a nulle trace de sa jeunesse, aucune trace des années qui étaient fraîches des pelouses battues de rosée sous le soupir de l’aube tardive.

  3. « Vaincus mes rêves désespérément mes camarades, se peut-il ? Les voici qui tombent comme les feuilles avec les feuilles, vieillis blessés à mort piétinés, tout sanglants de sang que l’on ramasse pour quelle fosse commune ? »

    Un soupir : est-il possible que ses rêves soient vaincus, comme ses camarades le sont par les allemands ? Dure réalité. Voilà que les rêves s’effeuillent, que tombent sous les boulets les camarades. Le poète a une double blessure :

    Cette blessure laissée par les rêves perdus qui découlent de la déception de l’Europe, la perte de cette innocence qu’il entrevoyait et qu’il va toujours rechercher du fond de sa jeunesse, plus pour se préserver en tant qu’humain que par pure candeur d’âme : « Paradis mon enfance africaine, qui gardait l’innocence de l’Europe » ou encore : « Et me guidait par épines et signes Verdun oui Verdun, le chien qui gardait l’innocence de l’Europe » .

    C’est qu’après tout, il ne faut pas oublier le symbole de la France en tant que la métropole, il est vrai, mais c’est aussi comme un sanctuaire, le saint des saints du colonisateur tout puissant, le père qui protège. Et la France tomba à genoux ainsi qu’un père abattu d’un coup de poing, gisant sans force devant son enfant dont toute l’existence bascule à cause du bris de son idole : « Nous avons cherché un appui, qui croulait comme le sable des dunes, des chefs, et ils étaient absents, des compagnons, ils ne nous reconnaissaient plus et nous ne reconnaissions plus la France. Dans la nuit nous avons crié notre détresse. Pas une voix n’a répondu. Les princes e l’Eglise se sont tus, les hommes d’Etat ont clamé la magnanimité des hyènes » .

    Les rêves se sont effeuillés, car les camarades, le levain des nations, les jeunes qui sont envoyés au front et dont la plus grande partie a été décimée, européens comme tirailleurs sénégalais, ces derniers étant l’espoir d’une Afrique nouvelle : « A leurs pieds dorment mes morts, tous mes rêves faits poussière, tous mes rêves, le sang gratuit répandu le long des rues, mêlé au sang des boucheries » .

  4. « Je ne reconnais pas ce Luxembourg, ces soldats qui montent la garde. On installe des canons pour protéger la retraite ruminante des Sénateurs, on creuse des tranchées sous le banc où j’ai appris la douceur éclose des lèvres. Cet écriteau ah ! oui, dangereuse jeunesse !... »

    Ce n’est certes pas le même Luxembourg. D’emblée, voilà qu’au lieu d’amoureux et d’enfants jouant sans souci, des soldats montent la garde. On installe des canons pour protéger le dernier maillon de l’autorité, on creuse des tranchées sous le banc où le poète a appris la douceur d’un baiser.

    Le regard du poète se pose sur des mots gravés quelque part, certainement l’écriture d’un jeune couple voulant ainsi laisser dans l’éternité le délice d’un moment évanescent.

  5. « Je vois tomber les feuilles dans les faux abris, dans les fosses dans les tranchées où ruisselle le sang d’une génération, l’Europe qui enterre le levain des nations et l’espoir des races nouvelles. »

    Ici, il y a une ironie presque imperceptible : les faibles feuilles tombent dans les abris, que normalement rien ne devrait atteindre, même pas un éclat de boulet, d’où les faux abris, ces fosses et ces tranchées où ruisselle le sang d’une génération entière.

    L’Europe qui enterre le levain des nations, enterre cette jeunesse qui est la force qui soulève les nations. L’Europe enterre l’espoir des races nouvelles, celui de l’Afrique qui avait tant besoin de sa jeunesse pour lentement tenter de se redresser pour la millième fois.

HOSTIES NOIRES - AUX TIRAILLEURS ENEGALAIS MORTS POUR LA FRANCE


AUX TIRAILLEURS SENEGALAIS MORTS POUR LA FRANCE

  1. « Voici le soleil qui fait tendre la poitrine des vierges, qui fait sourire sur les bancs verts des vieillards, qui réveillerait les morts sous une terre maternelle. »

    Le poète aime bien dresser la beauté, l’innocence de la nature comme une table pour ensuite y poser la grande couverture insolente de l’Europe : l’éclat du soleil, les poitrines tendres et tendues et des vierges, les vieillards qui sourient encore à la vie. Et si c’était en Afrique, ce même soleil réveillerait les morts : « C’est le même soleil mouillé de mirages, le même ciel qu’énervent les présences cachées, le même ciel redouté de ceux qui ont des comptes avec les morts. Voici que s’avancent mes mortes à moi… » , ce soleil qui fait germer « l’heure où l’on voit les Esprits, quand la lumière est transparente et il fallait s’écarter des sentiers, pour éviter leur main fraternelle et mortelle » .

  2. « J’entends le bruit des canons – Est-ce d’Irun ? On fleurit les tombes, on réchauffe le Soldat Inconnu. »

    Sur cette beauté naturelle européenne et sur cette profondeur existentielle africaine, vient encore ce caractère profondément belliqueux et destructeur de l’Europe : des bruits de canons montent, probablement d’Irun et on fleurit, om embellit des tombes et l’on réchauffe, on étale des louanges au Soldat Inconnu.

  3. « Vous mes frères obscures, personnes ne nous nomme. On promet cinq cent mille de vos enfants à la gloire des futurs morts, on les remercie d’avance futurs morts obscurs. Die Schwarze Schande ! »

    Mais entre les soldats connus et dont les noms sont gravés sur les stèles et ceux qui sont tellement déchiquetés qu’on ne peut les reconnaître, il y a le tiers soldat, le Tirailleur sénégalais que personne ne nomme. Pourtant cinq cent mille sont encore mobilisés pour venir se joindre au rang des morts futurs, nouveaux mobilisés que l’on remercie d’avance comme étant déjà morts, cette honte noire ou Schwarze Schande. Cette mort certaine, le poète nous décrit assez bien : « Sur cette terre d’Europe débarqués, désarmés en armes, laissés pour solde à la mort » .

    C’est ainsi que les Allemands appelaient la présence des Nègres au front. Est-ce comme insultes adressées directement aux noirs, cette race inférieure, ou insultes à la lâcheté française qui les utilisait comme ligne de front pour affaiblir les lignes allemandes avant de jeter les siens dans la bataille ? Débat après tout inutile, puisqu’à la fin du compte on aboutit à la même conclusion.  

  4. « Ecoutez-moi, Tirailleurs sénégalais, dans la solitude de la terre noire et de la mort, dans votre solitude sans yeux sans oreilles, plus que dans ma peau sombre au fond de la Province sans même la chaleur de vos camarades couchés tout contre vous, comme jadis dans la tranchée jadis les palabres du village, écoutez-moi, Tirailleurs à la peau noire, bien que sans oreilles et sans yeux dans votre triple enceinte de nuit. »

    Le poète intercède et communie avec ses frères de toujours et camarades de jadis, les tirailleurs sénégalais morts sur la terre de France et qui sont, couchés dans le sein noir de la terre, dans une solitude sans issue, plus solitaires que la peau noire, c’est-à-dire le poète dans la Province.

    Normalement solitude égale un, mais ici des centaines, voire des milliers de tirailleurs sont là, couchés côte à côte mais sans aucune capacité de partager leur chaleur, leur secours mutuel, comme ils le faisaient jadis dans les tranchées ou bien sous les arbres à palabres de leurs villages.

    Bien que sans oreille et sans yeux, le poète émet quand même sa requête, sûr d’être entendu. Ce qui ressemble à un paradoxe est pourtant une vérité universaliste : dans toutes les religions, la vie ne continue-t-elle pas à sa fin ? S’adressant aux masques, Senghor ne dit-il pas : « Masques aux visages sans masques, dépouillés de toute fossette comme de toute ride, qui avez composé ce portrait, ce visage mien penché sur l’autel de papier blanc » ?

    Le poète est sûr d’être entendu malgré la triple nuit qui encercle les tirailleurs morts : la solitude de la terre noire, la solitude de la mort, et la solitude de l’oubli qui découle du fait que l’on « fleurit les tombes, on réchauffe le Soldat Inconnu. » Mais « Vous mes frères obscurs, personne ne nous nomme »

  5. « Nous n’avons pas loué de pleureuses, pas même les larmes de vos femmes anciennes – Elles ne se rappellent que vos grands coups de colère, préférant l’ardeur des vivants. »

    Les pleureuses, dans l’Ancien Testament, étaient des femmes payées par un homme riche pour pleurer un parent défunt. Nous trouvons un exemple dans le deuxième livre de Samuel, au chapitre 14, verset 2 : «[ Joab] envoya chercher à Tekoa une femme habile, et il lui dit : Montre-toi désolée, et revêts des habits de deuil ; ne t’oins pas d’huile, et sois comme une femme qui depuis longtemps pleure un mort ». Voilà pourquoi le poète ne pense pas payer une pleureuse. De larmes, en réalité, il n’y aura point de versées pour ses tirailleurs morts au champ de bataille, même pas celles de leurs femmes laissées au royaume d’enfance. Avec le temps, celles-ci ne se rappellent plus que du mauvais côté vécu avec leur mari, les grands coups de colère, préférant désormais la chaleur, l’ardeur des vivants.

  6. « Les plaintes des pleureuses trop claires, trop vite asséchées les joues de vos femmes, comme en saison sèche les torrents du Fouta. Les larmes les plus chaudes trop claires et trop vite bues au coin des lèvres oublieuses. »

    Mais devant le désastre, les larmes des pleureuses n’auraient pas été assez chaudes. Elles auraient été trop claires, superficielles et pas du tout tourmentées. Même s’il y a des femmes encore capables de verser des larmes pour eux, elles n’auraient pas assez longtemps porté le deuil ; elles les auraient séchées trop vite comme les torrents du Fouta se dessèchent durant la saison sèche. En réalité, pour le poète, aucune larme n’est assez chaude, aucun deuil assez profond pour porter la douleur à sa juste valeur.

  7. « Nous vous apportons, écoutez-nous, nous qui épelions vos noms dans les mois que vous mouriez, nous, dans ces jours de peur sans mémoire, vous apportons l’amitié de vos camarades d’âge. »

    Il reste toutefois un espoir, le témoignage sincère des seules personnes capables de mesurer à sa juste valeur l’ampleur du drame : les camarades qui épelaient les noms des agonisants dans les jours de combat, jours de peur sans mémoire. C’est à ces camarades d’apporter l’amitié digne d’un camarade d’âge, d’une personne avec qui l’on a grandi, avec qui on est lié par l’initiation, traversé les savanes de l’adolescence et qui sait les secrets les plus intimes de l’autre.

  8. « Ah ! Puissé-je un jour d’une voix couleur de braise, puissé-je chanter l’amitié des camarades fervente comme des entrailles et délicate, forte comme des tendons. »

    Mais là aussi le poète n’a pas la prétention de pouvoir étaler son sorong à la juste mesure. Si seulement c’était possible ! Chanter avec une voix de feu l’amitié des camarades, cette union du sang qui lie les combattants aux bords fragiles de la vie…

  9. « Ecoutez-nous, Morts étendus dans l’eau au profond des plaines du Nord et de l’Est, recevez ce sol rouge, sous le soleil d’été ce sol rougi du sang des blanches hosties. Recevez le salut de vos camarades noirs, Tirailleurs sénégalais Morts pour la République ! »

    Les morts sont dans tous les fronts, étendus dans l’eau au profond des plaines du Nord et de l’Est. C’est certainement ce qu’entrevoit de sa tour le Volontaire libre : « Il se penche, et la plaine apocalyptique est labourée de tranchées, où pourrissent les morts comme des semences infécondes… Il se penche sur une seconde plaine saturée de chéchias et de sang, sur une seconde plaine altérée d’amour comme d’une pluie amicale. Et c’est, jusqu’à la fusion parallèle, la si fatale succession des plaines et des plaintes silencieusement… Il ne voit pas que les morts et les terres hautes des morts masquent les champs là-bas qui verdoient dans l’ombre d’or et d’étoiles constellées, comme arrosés du sang à leurs pieds et des cadavres gras bien nourris… »

    Par-delà les apparences, le poète ne voit pas ces morts comme un vain sacrifice. Ils sont des hosties qui apportent la communion, le pardon. Plus tard il traduira les hosties par les épis, qui ont, dans son royaume d’enfance, le même devoir : « Est-ce sa faute si Dieu lui a demandé les prémices de ses moissons, les plus beaux épis et les plus beaux corps élus patiemment parmi mille peuples ? Est-ce sa faute si Dieu fait de ses fils les verges à châtier la superbe des nations ? Ecoute sa voix bleue dans l’air lavé de haine, vois le sacrificateur verser les libations au pieds du tumulus » . Les tirailleurs ont pris une part importante dans cette bataille. La cause ne devient pas moins noble parce que l’on meurt sans atteindre le but. Ainsi, Senghor voit ses héros comme des hosties consommées pour une réconciliation, comme il dira aussi aux soldats négro-américains : « Frères, je ne sais si c’est vous qui avez bombardé les cathédrales, orgueil de l’Europe, si vous êtes la foudre dont la main de Dieu a brûlé Sodome et Gomorrhe. Non, vous êtes les messagers de sa merci, le souffle du Printemps après l’Hiver » .

    Gloire aux héros, morts oubliés de la République, morts pour la République !

HOSTIES NOIRES - MEDITERRANEE


MEDITERRANEE

  1. « Et je redis ton nom : Diallo ! Ta main et ma main qui s’attarde ; et nos pensées se cherchèrent dans la nuit de nos deux langues sœurs. »

    Deux cousins de sang aux portes de la nuit, un Al Pular et un Sérère, Diallo et Senghor respectivement, sur un navire et pour quel voyage. Le tableau dressé en quelques coups de pinceaux furtifs est poignant : c’est une rencontre qui a lieu au moment de la séparation, une rencontre brève le temps d’une traversée de la Méditerranée, mais semble durer une éternité, un gouffre sans couleur où le temps s’anéantit, permettant au poète de nous livrer les forts moments de la vie sur ces cargos de guerre.

  2. « C’était en Méditerranée, nombril des races claires, bleue comme jamais océan n’ont vu mes yeux, qui souriait de ses millions de lèvres de lumière tandis que dix vaisseaux de ligne inflexible, telles des bouches minces, bombardaient Almeria et qu’éclataient éclaboussant de sang de cervelle les murs noirs, comme des grenades, des têtes ardentes d’enfants. »

    La Méditerranée, terre du milieu, baigne les rives de l’Afrique du Nord et de l’Europe, d’où la notion de nombril des races claires. Le poète est frappé par ce bleu de la mer, couverture d’eau splendide étincelante sous un clair de lune ou par le simple reflet des astres faisant penser à des dents blanches que découvrent des lèvres qui lentement s’écartent dans un sourire divin, ces vagues ondulées à la douceur limpide. Ces vagues roulées, le poète veut les voir comme des lèvres sensuelles, grosses, des lèvres nègres comme celle de sa mère : « …Et tremblaient ton menton sous tes lèvres gonflées et tordues » ou encore : « Ce fin croissant, cette lèvre plus noire et lourde à peine… »

    A cette beauté de la nature, va se superposer un autre paysage, justement ce trait venu d’Europe qui rebute notre poète, un autre monde, celui des blancs qui est ici dressé en « dix vaisseaux de ligne inflexibles, telles des bouches minces » qui bombardent Almeria, faisant éclater des cervelles et éclaboussant de sang les murs noirs. Voilà l’Europe sur l’innocence de l’Afrique, cette raison hellène que le poète, est loin d’embrasser. Au contraire ! Senghor éprouve tellement de dégoût personnel en face de monde ! Ici l’horreur tombe sur les murs noirs, et cette horreur vient des bouches minces, les tuyaux des canons qui projettent leur salive de feu sur Almeria. Pour bien comprendre ce parallélisme, voyons ce que Chaka dit à la Voix Blanche : « Des courriers m’avaient dit : Ils débarquent avec des règles, des équerres, des compas, des sextants, l’épiderme blanc, les yeux clairs, la parole nue et la bouche mince ». Ici la créature, les canons, est bien à l’image de son créateur.

    Et les têtes ardentes d’enfants que fauchent des grenades, est-ce une prémonition du monde qui allait s’établir dès mai 1968 ? A partir de cette date, il faut le dire, le monde a beaucoup changé. C’est peut-être le premier soulèvement notoire du temps moderne, évènement qui sera père de tous les autres et encore » aujourd’hui se poursuit d’une façon ou d’une autre, faisant culbuter des autorités, avec, parfois, des grenades et du sang d’enfants à la tête ardente sous les revendications.

  3. « Nous parlions d’Afrique. Un vent tiède nous apportait son parfum plus chaud de femme noire ou celui que le vent souffle d’un champ de mil quand se heurtent les épis lourds et que vole au-dessus une poussière or et brun. »

    Le Hal Pular et le Sérère parlent d’Afrique. Comme pour faire ressentir sa présence, un vent va apporter son parfum chaud comme celui d’une femme noire ou bien le parfum musqué qui s’échappe d’un champ de mil lorsque le mil est mûr et que le vent fait voler cette fine poussière or et brun que vient toujours laver une dernière pluie avant la récolte.

  4. « Nous parlions du Fouta. Noble était ton visage et d’ombre tes yeux et douces tes paroles d’homme. Noble devait être ta race et bien née la femme de Timbo qui te berçait le soir au rythme nocturne de la terre. »

    Le Hal Pular et le Sérère parlent du Fouta, le royaume d’enfance de Diallo. Sous la noblesse d’un visage qui s’efforce de garder sa dignité d’homme pour lutter contre la faiblesse bénie de l’âme qui se souvient, les yeux s’assombrissent, trahissant cette faiblesse qui fait douces ses paroles d’homme. Pense-t-il à cette femme de Timbo laissée derrière pour cette « ligne inflexible de dix vaisseaux » qui, comme des bouches minces » réduisent Almeria en cendres ? C’est elle, cette femme de Timbo, qui était sa berceuse le soir, au rythme nocturne de la terre.

  5. « Et nous parlions du pays noir. Dans les cordages le soir, si près l’un de l’autre que nos épaules s’épousaient, fraternelles l’une à l’autre. »

    Le Hal Pular et le Sérère parlent du pays noir. Il faut certes revenir à un sujet qui apporte moins d’aiguille dans le cœur. Les deux frères sont proches, comme deux compagnons qui cherchent à se protéger mutuellement contre les rafales d’un froid glacial, si proches que les épaules fraternelles se touchaient : Ici, tout en nous donnant la communion, la vraie fraternité qui les lie, le poète nous donne aussi un indice sur la taille de son interlocuteur.

  6. « L’Afrique vivait là, au-delà de l’œil profane du jour, sous son visage noir étoilé, dans les cales houleuses, saturées de la rumeur inquiète que menace la tornade.»

    Dans cette fraternité à plaisanterie, dans ce cousinage qui soude les hommes et rend impossibles les guerres tribales, Senghor voit l’image de l’Afrique : c’est là que vit l’Afrique, cachée à l’œil profane du jour, pour ne pas être découverte. Ce ciel noir étoilé, c’est bien celui de l’Afrique, enfouie, mystérieuse, comme perdu sur un îlot d’existence. Elle est présente, mais n’est pas de la partie de ces cales houleuses qui sont remplies de la peur en face de la tornade qui se prépare.

  7. « Et s’échappaient, battements de tam-tam, avec des éclats de rires ailés et des rires de cuivre dans deux cents langues, des bouffées de vie dense que le vent dispersait dans l’air latin jusqu’au pont des premières où la jeune femme, libérée des sous-préfectures et de leurs rues étroites, libérée des dernières mesures du tango et des bras de son danseur rêvait, au bord du mystère, de forêts aux senteurs viriles et d’espaces qui ignorent les fleurs… »

    Dans ces cales, il y a la foule des tirailleurs, riant et parlant dans deux cents langues, et ces rires, comme des battements de tam-tams, vont parvenir jusqu’au pont des premières où le poète retrouve une jeune femme qui, libérée des sous-préfectures et faisant le voyage pour rejoindre d’autres fonction, va, durant la traversée se livrer à une soirée de danse organisé en première classe. Fatiguée, essoufflée, elle va se libérer aux dernières mesures de tango pour remonter sur le pont prendre de l’air et rêver de forêts aux senteurs viriles et d’espaces qui ignorent les fleurs, c’est-à-dire à l’Afrique.

  8. « Une grosse étoile montait, la dernière, éclairant ton front lisse quand nous nous quittâmes. Et je redis ton nom : Diallo ! Et tu redis mon nom : Senghor ! »

    Voilà maintenant que monte Vénus, la dernière étoile. Elle éclaire le front lisse de Diallo au moment de la séparation. Cette dernière étoile, c’est aussi bien celle du ciel à la fin de l’aube, mais certes celle de leur rencontre sur terre, et peut-être la dernière pour la vie de Diallo.

    Le poète a connu beaucoup de séparations dans des moments pareils : « Est-ce donc la dernière nuit pour toujours oh ! le départ sans au revoir ? Je pleurerai dans les ténèbres, au creux maternel de la Terre, je dormirai dans le silence de mes larmes jusqu’à ce qu’effleure mon front l’aube laiteuse de ta bouche » . Ici, certes il s’agit d’une personne différente. Senghor parle de sa bien-aimée qu’il vient de raccompagner mais il est soudain écartelé entre le désir de rester là à la regarder partir et la crainte des esprits, ces peurs ancestrales plus traîtresses que panthères et que l’esprit ne peut écarter au-delà des horizons diurnes. Néanmoins le sentiment d’adieu définitif semble équivaloir celui que ressent le poète à l’image de la clarté de cette dernière étoile sur le visage de frère : « Tu as gardé longtemps, longtemps entre tes mains le visage noir du guerrier comme si l’éclairait déjà quelque crépuscule fatal » . Comme tout au revoir, les deux prononcent leur nom respectif, deux mots, deux ellipses qui pourraient remplir toute une bibliothèque.

HOSTIES NOIRES - ETHIOPIQUE


ETHIOPIE

    A l’appel de la race de Saba


  1. STROPHE I

    1. « Mère sois bénie ! J’entends ta voix quand je suis livré au silence sournois de cette nuit d’Europe, prisonnier de mes draps blancs et froids bien tirés, de toutes les angoisses qui m’embarrassent inextricablement quand fond sur moi, milan soudain, l’aigre panique des feuilles jaunes ou celle des guerriers noirs au tonnerre de la tornade des tanks et tombe leur chef avec un grand cri, dans une grande giration de tout le corps. »

      Heureux cet enfant qui a la compagnie de sa mère, l’esprit de mère, sa voix qui le guide, le maintient, surtout lorsqu’il est couché dans le silence ambigu, sournois de la nuit d’Europe, recroquevillé dans ses draps. Mais entre l’ambiguïté de la nuit d’Europe et celle de la nuit africaine, il y a une grande différence. La première vient de l’angoisse des feuilles jaunes, cette période automnale où le froid se fait ressentir, quand toute vie se retire de la terre, les feuilles des arbres brûlés par les premières nuits froides deviennent jaunes comme léchées par une langue de feu surréel.

      Mais il y a aussi le souvenir de la guerre qui refait surface : la panique des tirailleurs sénégalais lorsqu’éclate la tornade des tanks et que leur chef, celui qui devait leur maintenir moral et stratégie, tombe avec un grand cri, les yeux révulsés et le corps vibrant comme à travers la transe.

    2. « Mère, oh ! j’entends ta voix courroucée. Voilà tes yeux courroucés et rouges qui incendient nuit et brousse noire comme un jour jadis de mes fugues – Je ne pouvais rester sourd à l’innocence des conques, des fontaines et des mirages sur les tanns – et tremblait ton menton sous tes lèvres gonflées et tordues. »

      La mère est en colère, comme jadis lorsque le jeune Sédar, curieux, se laissait entraîner vers la beauté des conquêtes, le murmure secret des fontaines et les mirages des tanns, certainement à la rencontre de « ses compagnons parés des fleurs de brousse ». Et en ces temps, comme aujourd’hui, la voix de maman est en colère.


  2. STROPHE II

    1. « Mère, sois bénie ! Je me rappelle les jours de mes pères, les soirs de Djilor. Cette lumière d’outre-ciel des nuits sur la terre douce au soir »

      L’enfant se débat, recherche son identité, à s’orienter après tant d’évènement, tant de phases qui se sont brusquées le long de son chemin. Il se rabat, encore une fois, vers ses souvenirs, il va puiser au royaume d’enfance : je me rappelle les jours de mes pères, je me rappelle quand, tout jeune, j’étais encore à Djilor. Et les phrases nous font ressentir comme se référant à une époque éloignée à plus d’une année-lumière.

      C’est vrai que lorsque je traverse ce terroir, je me sens vieilli de plus de cinq cents ans : les rivières où je me baignais tout enfant n’existent plus. Les arbres qui se dressaient, séculaires, et qui étaient une bonne bride contre la fierté de l’homme ne sont plus. Oui, je comprends la profondeur de ce puits, l’infinité de cet abîme que le poète va faire remonter du fond de ses souvenirs. Et il revient avec cette lumière d’outre-ciel que versait la nuit sur terre.

    2. « Je suis sur les marches de la demeure profonde obscurément. Mes frères et mes sœurs serrent contre mon cœur leur chaleur nombreuse de poussins. »

      Il va refaire le voyage, se faufiler jusqu’au seuil de la haute demeure et comme dans une lévitation, à travers l’obscurité, voir ses frères et sœurs se serrer contre lui comme des poussins et , fournissant à leur tour une chaleur intime, fraternelle, profonde.

    3. « Je repose la tête sur les genoux de ma nourrice Ngâ, de Ngâ la poétesse, ma tête bourdonnant au galop guerrier des dyoung-dyoungs, au grand galop de mon sang de pur sang, tête mélodieuse des chansons lointaines de Koumba l’Orpheline. »

      Ah, ce n’est pas tout. Voilà sa nourrice, voilà Ngâ la poétesse, qui au soir raconte des fables ou chante pour les enfants. Senghor, la tête sur les genoux de sa nourrice, écoute le récit des épopées.

      Il se mêle aux guerriers, aux thiédos, ces braves du Sine, et les dyoung-dyoungs, ces tam-tams royaux réveillent son sang qui va s’élancer comme les élans des thiédos

      Mais dans sa mémoire, il y a aussi les chansons lointaines de Koumba l’Orpheline, l’histoire d’une fille qui perd sa mère et que la belle-mère, la deuxième femme du père qui était stérile, va faire voir de toutes les couleurs, l’envoyant dans des missions dont elle espérait surtout ne jamais revoir venir sa filleule.

      Le cœur sensible de Senghor n’était certes pas insensible à ce conte qui faisait couler des larmes sur les joues de la plupart de l’auditoire et drapait tout le monde de frayeur alors que Coumba affrontait, dans des séquences dignes d’un thriller américain des dangers d’où la faisait sortir la complicité de quelqu’un rencontré et envers qui elle avait eu beaucoup d’égard à cause de sa bonne éducation et son humilité profonde.

    4. « Au milieu de la cour, le ficus solitaire, et devisent à son ombre lunaire les épouses de l’Homme de leurs voix graves et profondes comme leurs yeux et les fontaines nocturnes de Fimela. »

      Au milieu de la cour, il voit le ficus, le ficus solitaire comme lui en cette nuit dans ses bras bien tirés, et les épouses de son père qui devisent, les voix graves et profondes comme les yeux et les fontaines de Fimela. Chez les sérères, une fois la nuit tombée, une bonne éducation veut qu’on baisse la voix. On entend plus un éclat de rire trop libre. La profondeur des yeux et des voix va lui rappeler une autre réalité, les fontaines nocturnes, les fontaines surnaturelles de Fimela, un village qui se trouve à quelques kilomètres de Djilor.

    5. « Et mon père étendu sur des nattes paisibles, mais grand mais fort mais beau, homme du royaume de Sine, tandis qu’alentour sur les kôras, voix héroïques, les griots font danser leurs doigts de fougue tandis qu’au loin monte, houleuse de senteurs fortes et chaudes, la rumeur classique de cent troupeaux. »

      Diogoye est là, étendu sur une natte, se reposant paisiblement en grand patriarche. Alentour sont les griots, leurs voix remontant les épopées comme leurs doigts de fougues la croupe sonore des kôras.

      Connaissant le pays sérère, ils devaient être nombreux à se presser autour de la maison des Senghor à cause de la prospérité du père qu’il va nous faire entrevoir comme à travers un slow motion la houle des bêtes qui remplissent l’air de leur odeur forte.


  3. STROPHE III

    1. « Mère, sois bénie ! Je ne souffle pas le vent d’est sur les images pieuses comme sur le sable des pistes. Tu ne m’entends pas quand je t’entends, telle la mère anxieuse qui oublie de presser le bouton du téléphone. »

      N’oublions pas, pour Senghor, le vent d’est purifie, tue, détruit. Ce n’est pas donc lui qu’il va soulever contre les images pieuses, ces souvenirs des nuits de Djilor, ces souvenirs du temps de ses pères. Il n’a pas effacé ces images comme le vent efface les traces sur le sable des pistes. Au contraire !

      « Tu ne m’entends pas quand je t’entends ». Encore le dilemme ? Nous savons par Senghor lui-même, à travers une interview, qu’il comprenait toujours le sérère mais qu’il le parlait très mal. Une réalité sur laquelle nous passons est le fait que Senghor ait quitté son terroir beaucoup plus tôt qu’on ne le pense. Un français qui quitte Paris pour aller à Marseille n’a pas quitté son « royaume d’enfance ». ll va y retrouver à peu près les mêmes choses, la langue varie, mais sur le degré dialectal. Quand Senghor quitte Djilor et Joal pour aller à Ngasobil, c’est déjà un autre monde. Et à Dakar, c’est certainement plus un autre monde, une autre langue que sa langue maternelle.

      Un autre verset fait pencher plus vers cette éventualité, dans « Ndesse » :  

    2. « Si je pouvais te parler Mère ! Mais tu n’entendrais qu’un gazouillis précieux et tu n’entends pas, comme lorsque, bonnes femmes de sérères, vous déridiez le dieu aux troupeaux de nuages, pétaradant des coups de fusils par-dessus le cliquetis des mots paragnessés »

      Et ceci génère une situation similaire à celle qui se produit, lorsque dans la panique, la mère décroche le téléphone et oublie de pousser le bouton. Le fils parle, à l’autre bout du fil, mais n’est pas entendu par la mère.

    3. « Mais je n’efface pas les pas de mes pères ni des pères de leurs pères dans ma tête ouverte à vents et pillards du Nord. »

      Le poète suit fidèlement les pas de ses pères, leurs valeurs, leur culture. Sa tête est ouverte, elle s’est émancipée, a assimilé, mais ne s’est pas laissé assimiler. Il a résisté à tous pillards du Nord, il a résisté à toutes les vagues d’idées du Nord, qui auraient pu mettre en péril ses pas, comme le sable le long des pistes.

    4. « Mère, respire dans cette chambre peuplée de Latins et de Grecs, l’odeur des victimes vespérales de mon cœur. »

      Un doute peut-il encore persister dans l’esprit de la mère ? Alors qu’elle porte les yeux sur cette chambre peuplée de Latins et de Grecs, certainement les œuvres des grands écrivains latins et grecs et surtout, qu’elle voit les cadavres des victimes que vient d’assassiner son cœur

    5. « Qu’ils m’accordent, les génies protecteurs, que mon sang ne s’affaiblisse pas comme un assimilé comme un civilisé. J’offre un poulet sans tache, debout près de l’Aîné, bien que tard venu, afin qu’avant l’eau crémeuse et la bière de mil, gicle jusqu’à moi et sur mes lèvres charnelles le sang chaud salé du taureau dans la force de l’âge, dans la plénitude de sa graisse. »

      Fassent les génies protecteurs que mon sang reste toujours vrai, nègre, sérère. Il ne faut pas qu’il soit assimilé, qu’il soit broyé par la civilisation.

      Il offre le sacrifice du sang, ce sacrifice qui est celui le plus profond et donc le plus grand, comme dira le devin Issanoussi à Chaka : « Le pouvoir ne s’obtient sans sacrifice, le pouvoir absolu exige le sang de l’être le plus cher. »

      Mais ici, le poète ne cherche pas le pouvoir, mais plutôt à se faire pardonner.


  4. STROPHE IV
      2.4.1 « Mère, sois bénie ! Nos aubes que saignent les jours protocolaires, deux générations d’hommes et bien plus, n’ont-elles pas coloré tes yeux comme solennellement les hautes herbes dans le carnage des hautes flammes ? »

      Mère, sois bénie ! Nos aubes, ces temps lointains qui étaient l’aube de notre vie au jardin d’enfance sont saignés par les temps protocolaires. Cela fait si longtemps, si longtemps : tu as vu deux générations, peut-être plus passer sous tes yeux, tes yeux qui se sont fait vieux comme les herbes changent de couleur sous la langue, des hautes flammes.

    1. « Mère, tu pleures le transfuge à l’heure de faiblesse qui précède le sommeil, que l’on a verrouillé les portes et qu’aboient les chiens jeunes aux Esprits. »

      Comme jadis, lorsque le feu vermeil des mirages le long des tanns obsédés s’allumait, que les portes étaient verrouillées, les angoisses de la mère renaissaient avec les ténèbres s’étalant impassiblement sur la terre.

      Les chiens, les chiens qu’on dit avoir « la vue longue », ces chiens qui voient ce que les humains ne peuvent pas voir et sentent ce que les humains ne peuvent pas sentir, fixaient de leurs yeux et de leurs oreilles la présence des Esprits et commençaient à aboyer comme au seuil d’une fin de monde. Tout cela, c’était jadis. Depuis une neuvaine d’années!

    2. « Depuis une neuvaine d’années ; et moi ton fils, je médite, je forge ma bouche vaste retentissante pour l’écho et la trompette de la libération. Dans l’ombre, Mère, - mes yeux prématurément se sont faits vieux – dans le silence et le brouillard sans odeur ni couleur comme le dernier forgeron »

      Jadis ! Et depuis neuf ans, Sédar, le fils médite et forge sa bouche, s’adonne à des exercices pour faire entendre la note juste qui marquera l’heure de la libération. Dans l’ombre, discrètement, avec ses yeux qui se sont affaiblis, ses yeux myopes, il opte pour la patience du forgeron devant un chef d’œuvre.

    3. « Ni maître désormais ni esclaves ni Guelowârs ni griots de griots ! Rien que la lisse et virile camaraderie des combattants, et que soit égal le fils du captif, que me soient copains le Maure et le Targui congénitalement ennemis. »

      Une ère nouvelle a sonné : désormais il n’y a plus ni Guelwârs ni griots de griots ! Rien que la camaraderie virile des combattants ! La guerre mondiale, après tant de ruine, devait forcément faire pousser quelque chose à la place de ce qui était détruit. Une prise de conscience devait naître dans l’esprit des nègres, de l’Afrique aux Antilles en passant par les Amériques. Il doit y avoir eu deux vagues, deux repères, tous deux différents dans la forme des évènements y ayant poussé, mais unis par le but : la liberté, l’émancipation du Nègre.

      Pour les Africains qui étaient soumis par les Français, ont vu ceux-ci conquis, se battant pour libérer leurs villes, leur pays. Ces mêmes nègres ont combattu à leurs côtés pour cette libération, et dieu sait, dans le cours des évènements tout ce qui ne s’est passé, en plus de la prise de connaissance plus rapprochée, voir la fraternité qui unit les hommes, naturellement, dans les moments ultimes. Le poète est d’ailleurs conscient de ce point en disant :

    4. « Oui Seigneur, pardonne à la France qui hait l’occupation et m’impose l’occupation gravement. »

      Cette conscience prise, les Africains ne pouvaient plus courber éternellement la tête et laisser les choses continuer comme avant. Sans cette guerre mondiale…

      Aux Etats-Unis la prise de conscience sera aussi profonde. Lorsque l’on a soumis une minorité en la faisant croire qu’elle était inférieure jusqu’à lui réserver l’arrière des bus, des toilettes à part, lorsqu’un apartheid est systématiquement installé à tous les niveaux de la société, il fallait aussi laisser les nègres à part, ne pas les faire participer à la guerre.

      Mais il le fallait bien. Après tout, les Nègres étaient inférieurs pour les délices, pas pour mourir. En les faisant participer à la guerre à côté des Blancs, ils vont se réveiller plus profondément à leur valeur, à leurs droits.

      Senghor a compris que l’Afrique des castes allait aussi petit à petit se fissurer. Lorsqu’il s’agit d’une égalité mesurée à l’arme que détient le soldat, lorsque l’égalité est dans la capacité d’une tête à assimiler les choses à l’école et, partant se faire un chemin dans la société, cette séparation basée sur le sang ne pourra vivre longuement. Plus rien ne compte, il n’y a plus d’autre mesure, « …rien que la lisse et virile camaraderie des combattants, et que soit égal le fils du captif, que me soient copains le Maure et le Targui congénitalement ennemis ».

      Les dirigeants africains font beaucoup de tort en se recroquevillant dans un médiocre complexe et en n’incitant point leur peuple à faire des efforts pour participer à l’aide dans les catastrophes qui se produisent à travers le monde. Nous croisons les bras, en pauvres, disant que nous ne devons pas intervenir, que nous n’avons pas les moyens d’intervenir. C’est maintenir un défaitisme et faire perdurer une mentalité qui sera prompte à tendre la main, à rester la main tendue. Lorsque la France, l’Angleterre, les Etats-Unis interviennent quelque part, ce n’est pas parce qu’il n’y a plus aucun pauvre dans ces pays ; ce n’est pas parce qu’ils n’ont pas déficit budgétaire. Non, c’est qu’il y a une autre valeur, qui est égale à celle d’intervenir à l’intérieur même du pays concerné, c’est qu’il y a une image à préserver, et par delà tout, une humanité.

      Lors d’une catastrophe, si un écolier africain donnait cinq francs CFA pour venir symboliquement en aide à un européen, comme par exemple durant le temps difficile de la Bosnie Herzégovine ou pendant le tsunami, peut-être que la même étincelle de « libération mentale » qui avait jailli chez les tirailleurs sénégalais et les soldats négro-américains jaillirait de nouveau et les ferait voir la piste à suivre dans ces ténèbres où ses pères ont vainement cherché leur propre identité.

      Mais revenons au poème. Devant la tâche, pour accéder à cette libération prochaine, il faudra bien enterrer les différents personnels, comme doivent le faire le Maure et le Targui congénitalement ennemis.

    5. « Car le cri montagnard du Ras Desta a traversé l’Afrique de part en part, comme une épée longue et sûre dans l’avilissement de ses reins. »

      C’est que le cri du Ras Desta, de l’Ethiopie symbolique de l’Afrique libre, a traversé le continent de part en part comme une longue épée qui assassine ses reins, sa force, sa dignité qui se faisait vile. Encore un Senghor « rastafarien » bien avant le départ de ce mouvement à partir de la Jamaïque ?

      Ne vous surprenez pas, il a apporté, bien avant nous tous, la réponse à sa vision : « J’ai donc vécu en ce royaume, vu de mes yeux, de mes oreilles entendu les êtres fabuleux par-delà les choses : les Kouss dans les tamariniers, les Crocodiles, gardiens des fontaines, les Lamantins, qui chantaient dans la rivière, les Morts du village et les Ancêtres, qui me parlaient, m’initiant aux vérités alternées de la nuit et du midi. Il m’a donc suffi de nommer les choses, les éléments de mon univers enfantin pour prophétiser la Cité de demain, qui renaîtra des cendres de l’ancienne, ce qui est la mission du Poète. »

      Ce goût de la liberté, cet exemple de l’Ethiopie repoussant les troupes italiennes, avait prouvé, non donné l’idée que l’ensemble des Africains pouvait repousser l’occupation. Elle fut comme une vague en marche, d’abord faible, germant du fond des abysses de la conscience des néo-intellectuels africains pour devenir un ras de marée imperturbable.

    6. « Il a dominé la rage trépignante des mitrailleuses, défié les avions des marchands, et voici qu’un long gémissement, plus désolé qu’un long pleur de mère aux funérailles d’un jeune homme sourd des mines là-bas, dans l’extrême Sud. »

      Oui, l’Afrique quoi qu’on dise et pense a terriblement résisté : Les mitraillettes et quadrimoteurs contre ses piliers recrutés pour les charniers d’Europe contre ses piliers dans les nids de résistance ; les marchands dévastateurs, nommons-les, les négriers, ne l’ont pas avilie. L’Afrique a résisté à la traite des nègres, elle a résisté durant les guerres de conquêtes.

      Mais il y a une autre bouche d’incendie : c’est la situation plus difficile encore de l’Afrique du Sud. Senghor a toujours compris le dilemme de ce pays, où les Africains ne se battaient pas pour une indépendance, mais pour être reconnus en tant qu’hommes, je veux dire « humains » .

      C’est vrai que l’Afrique a résisté à tout un chapelet de désastres, mais voilà qu’elle fait jaillir un autre cri, un long gémissement plus désolé qu’un cri de mère aux funérailles de son fils mort jeune, le cri sourd qui résonne dans les mines, là-bas au Sud. Fidèlement, comme toujours à travers ses poèmes où les vers se recoupent, se complètent, reviennent, écoutons ce qu’il dit plus clairement de ce cri, de ce désespoir dans les mines du Sud : « Mon calvaire. Je voyais dans un songe tous les pays aux quatre coins de l’horizon soumis à la règle, à l’équerre et au compas. Les forêts fauchées, les collines anéanties, vallons et fleuves dans les fers. Je voyais les pays aux quatre coins de l’horizon sous la grille tracée par les doubles routes de fer. Je voyais les peuples du Sud comme une fourmilière de silence au travail. Le travail est sain, mais le travail n’est plus le geste le tam-tam ni la voix ne rythment plus les gestes des saisons. Peuples du Sud dans les chantiers, les ports les mines les manufacturiers et le soir ségrégés dans les kraals de la misère. Et les peuples entassent des montagnes d’or noir et d’or rouge – et ils crèvent de faim. Je vis un matin, sortant de la brume de l’aube, la forêt des têtes laineuses les bras fanés le ventre cave, des yeux et des lèvres immenses appelant un dieu impassible. Pouvais-je rester sourd à tant de souffrances bafouées ? »


  5. STROPHE V

    1. « Mère sois bénie ! J’ai vu – dans le ciel de quelle aube gazouillée ? le jour de la libération. C’était un jour pavoisé de lumière claquante, comme de drapeaux et d’oriflammes aux hautes couleurs. »

      Le poète a vu, comme Chaka dans son rêve, s’élever l’aube de la libération. Mais quand sonnera-t-elle sonnera enfin cette aube ? Il est presque impossible de déterminer la date, l’époque, d’où l’interrogation. Mais les évènements qui vont la cerner sont clairement décrits : un jour pavoisé de lumière claquante, un jour avec de nombreux drapeaux, symbole de l’autodétermination, enfin ! Des oriflammes qui flottent dans la fierté des hauteurs vers lesquelles s’élèvent les peuples d’Afrique.

    2. « Nous étions là tous réunis, mes camarades les forts en thème et moi, tels aux premiers jours de guerre les nationaux débarqués de l’étranger et mes premiers camarades de jeu, et d’autres et d’autres encore que je ne reconnaissais même pas de visage, que je reconnaissais à la fièvre de leur regard. Pour le dernier assaut contre les Conseils d’administration qui gouvernent les gouverneurs des colonies. »

      La vague de liberté s’est mise en marche et elle est faite de toutes les eaux d’Afrique, de ses camarades forts en thèmes, la première élite de l’Afrique moderne. Ce jour rappelle le premier jour du débarquement, lorsque de toutes les nations descendirent sur le continent européen des combattants, autant de personnes que le poète s’y perd. Il y en a qu’il ne reconnaît point, d’autres qu’il parvient à reconnaître par la fièvre du regard. Tous réunis et déterminés pour un seul but, celui de donner un dernier assaut contre les conseils d’administration qui gouvernent les gouverneurs des colonies.

    3. « Comme aux dernières minutes avant l’attaque – les cartouchières sont bien garnies, le coup de pinard avalé ; les musulmans ont du lait et tous les gris-gris de leur foi. »

      Le courage est nécessaire, et les vaillants vont se rehausser le moral : pas de manque de munitions, le pinard est avalé et les musulmans s’accoudent à leurs gris-gris.

    4. « La mort nous attend peut-être sur la colline ; la vie y pousse sur la mort dans le soleil chantant et la victoire »

      Dans ces affronts, la mort attend toujours sur la colline, devant les soldats, cette colline où pousse la mort sur la vie : d’autres ont pris le même affront et arrosent maintenant de leur graisse les herbes qui ressuscitent de la neige disparue

    5. « Sur la colline à l’air pur où les banquiers bedonnants ont bâti leurs villas, blanches et roses, loin des faubourgs, loin des quartiers indigènes.»

      Mais la colline a une autre dimension : c’est le sommeil où se sont réfugiés les banquiers, érigeant leur maison pour s’isoler de la misère des banlieues, des carrefours nègres.


  6. STROPHE VI

    1. « Mère, sois bénie ! Reconnais ton fils parmi ses camarades comme autrefois ton champion, Kor-Sanou ! parmi les athlètes antagonistes à son nez fort et à la délicatesse de ses attaches. »

      Parmi les rassemblés, il y a le champion Kor-Sanou, le fils de Gnilane et de Diogoye, athlète au nez fort et les attaches délicates. Dimension double de cette délicatesse ? La lutte est plutôt idéologique, pas musculaires, d’où la permission de contempler la qualité de l’esprit du poète parmi cette foule à la cause commune.

    2. « En avant ! Et que ne soit pas le pæan poussé ô Pindare ! mais ce cri de guerre hirsute et le coupe-coupe dégainé, mais jaillie des cuivres de nos bouches, la Marseillaise de Valmy plus pressante que la charge d’éléphants des gros tanks que précèdent les ombres sanglantes, la Marseillaise catholique. »

      C’est une lutte moderne qui s’engage, plus celle des coupe-coupe, mais les mots, le verbe qui crée, la Marseillaise qui dit la fraternité, l’égalité dans un nouvel ordre mondial ; ce monde de la démocratie. Et c’est une charge terrible, plus terrible que la charge des éléphants de l’Inde, plus terrible que l’assaut des tanks que précèdent les sombres sanglantes des avions quadrimoteurs. C’est maintenant qu’éclate la Marseillaise universelle, la marseillaise qui est un hymne de chaque peuple à l’intérieur du peuple et du peuple envers le monde.

    3. « Car nous sommes là, tous réunis, divers de teint – il y en a qui sont couleur de café grillé, d’autres bananes d’or et d’autres terres des rivières. »

      Toutes les races du monde sont rassemblées comme au jour de l’Armageddon : les peuples d’Afrique dans leur diversité, les peuples d’Asie, toute la race peinant à travers le monde, y compris les marginalisés des pays d’Europe.

    4. « Divers de traits de costumes de coutumes de langue ; mais au fond des yeux la même mélopée de souffrances à l’ombre des longs cils fiévreux. »

      Jour de métissage multidimensionnel, l’un et le multiple, cette diversité que va unir le but visé : dans les yeux la même mélopée de souffrances à l’ombre des longs cils fiévreux, la fièvre de la détermination qui mènera à l’autodétermination.

    5. « Le Cafre le Kabyle le Somali le Maure, le Fân et le Fôn le Bambara le Bobo le Mandiago le nomade le mineur le prestataire, le paysan et l’artisan le boursier et le tirailleur et tous les travailleurs blancs dans la lutte fraternelle. Voici le mineur des Asturies le docker de Liverpool le Juif chassé d’Allemagne, et Dupont et Dupuis et tous les gars de Saint-Denis. »

      Mais cette fraternité n’est pas géographique : c’est un rassemblement géo idéologique, le regroupement de la race paysanne par le monde, la fraternité, l’union des peuples opprimés.


  7. STROPHE VI

    1. « Mère sois bénie ! Reconnais ton fils à l’authenticité de son regard, qui est celle de son cœur et de son lignage. Reconnais ses camarades reconnais les combattants, et salue dans le soir rouge de ta vieillesse, l’aube transparente d’un jour nouveau. »

      Mais pourquoi prend-il sa mère en complice ? C’est que dans son terroir, le fait de présenter quelqu’un à ses parents à une dimension sans mesure : c’est un seau de l’amitié et de la confiance. Si quelqu’un se dit votre ami et ne vous rencontre que dans les coins sombres, vous devez réellement remesurer ce lien, le réévaluer.

UN RAPIDE EXEMPLE POUR LE DICtiONNAIRE

Njamala Njogoy