Adds

mercredi 3 octobre 2018

DESESPOIR D'UN VOLONTAIRE LIBRE


DESESPOIR D’UN VOLONTAIRE LIBRE
    « Je n’y comprends rien, dit l’Adjudant : Un Sénégalais – et volontaire ! »

  1. « Il est là depuis quinze jours, qui tourne en rond, ruminant la nouvelle Grande Bêtise et le nouvel affront – son front qui sue ! – de son sacrifice payé en monnaie fausse. Il ne demandait même pas les cinquante centimes – pas même un centime. Seulement son identité d’homme, à titre posthume. On lui a donné les vêtements de servitude, qu’il imaginait la robe candide du martyr. O naïf ! nativement naïf ! et la chéchia et les godillots pour ses pieds libres domestiqués.»

    Là où d’autres se cachaient dans les forêts africaines, alors que des familles dépliaient tout leur savoir traditionnel et mystique pour échapper au recrutement de la mobilisation, voilà qu’un nègre se fait volontaire. C’est une époque que notre génération n’a pas vécue, mais les récits sont nombreux et la réalité est que l’on faisait pour ne pas être mobilisé, quitte à faire intervenir la sorcellerie. La raison du volontaire et son état d’âme ont déjà fait surface dans un poème antécédent : « Et ils savaient que je ne demandais nulle solde ; seulement les dix sous pour bercer la fumée mon rêve, et le lait à laver mon amertume bleue. Aux champs de la défaite si j’ai replanté ma fidélité, c’est que Dieu de sa main de plomb avait frappé la France ». Celui-ci se livre, d’où l’incompréhension, la surprise de l’adjudant. Un sénégalais, et volontaire. Là où tout Français aurait été un héro, la situation du volontaire noir est assez inconfortable. Et il ne comprendra la catastrophe que trop tard. Quinze jours, qu’il tourne en rond, repensant, réévaluant sa décision. Contrairement à ce qu’il attendait, son volontariat a été payé en fausse monnaie, lui qui ne demandait pas un salaire. L’accueil n’a pas été à la mesure de ses attentes, déjà de par la surprise de l’Adjudant que suivra certainement une hésitation.

    Les godillots et les chéchias prouvent toutefois qu’il sera recruté. Mais la situation, une deuxième fois, se fait encore plus décevante. Et le poète griffe plutôt que dépeint ses habitats de servitudes que le volontaire prenait jadis comme une robe candide de martyr et la chéchia et les godillots qui sont plutôt des menottes.

    Le volontaire s’est engagé dans un mirage et, venu à proximité de la place où dansaient les feu follets, se retrouve en face de la dure réalité. En réalité la situation du Volontaire est mieux décrite pas Senghor dans le poète sérère qu’il traduira : « Oui, tout de ce qui est de Mâyaï me plaît. La prison que je recherchais, je l’ai » .  

  2. « Il se penche il regarde la cour béante et quatre rangées de fenêtres sous lui. Il se penche, et la plaine apocalyptique est labourée de tranchées, où pourrissent les morts comme des semences infécondes. Il se penche sur de hauts tumulus de solitude.»

    Voilà que notre volontaire se réveille à la réalité. Il baigne dans une angoisse totale, submergée par l’entourage que décore autant de choses lugubres. Du cinquième étage, il va contempler la cour vide. Plus loin, se livre à son regard la plaine, une plaine comme au jour de l’apocalypse, une plaine désolée pleine de tranchées où pourrissent des corps de soldats comme une semence infécondes qui finit par pourrir dans la terre.

    Les hauts tumulus de solitudes ont deux dimensions : la solitude se dresse comme des collines non amicales dressées devant cette âme pèlerine qui voudrait sortir de sa situation, mais aussi les monticules de sables marquant les tombes qu’entrevoit le volontaire.

  3. « Et au-delà, la plaine soudanaise que dessèchent le Vent d’Est et les maîtres nordiques du Temps et les belles routes noires luisantes que bordent les sables, rien que les sables les impôts les corvées les chicottes et la seule rosée des crachats pour leurs soifs inextinguibles au souvenir des verts pâturages atlantidiens, car les barrages des ingénieurs n’ont pas apaisé la soif des âmes dans les villages polytechniques. »

    Au-delà des tumulus de solitude, au-delà de ces tombes, il y a la plaine soudanaise soumise à l’érosion naturelle et à l’érosion, à l’assèchement des richesses par l’exploitation des Européens, les maîtres nordiques du Temps. Maîtres nordiques du temps a une double signification : grâce à la technique, les européens maîtrisent le temps, mais ils ne sont aussi maîtres que pour le moment, ce qui fait entrevoir une époque où tout cela cesserait.

    Le poète emprunte le regard de notre volontaire, suit les routes goudronnées pour longer les sables et nous faire découvrir un peuple sous la domination, un peuple assujetti aux impôts qu’il ne connaissait, dont il n’avait jamais eu besoin pour vivre et organiser sa société, un peuple assujetti aux corvées, les travaux forcés et courbant l’échine sous les chicottes et les crachats, l’avilissement total. Ce peuple, en fin de compte, n’est pas très loin de cette foule aperçue par Chaka : « Et je vis un matin, sortant de la brume de l’aube, la forêt des têtes laineuses, les bras fanés, le ventre cave et les lèvres immenses appelant un dieu impossible » , et le les corvées sont loin d’être le travail que jadis connaissait le peuple : « Je voyais les peuples du Sud comme une fourmilière de silence. Le travail est saint, mais le travail n’est plus le geste. Le tam-tam ni la voix ne rythment plus les gestes des saisons, peuples du Sud dans les chantiers, les ports les mines les manufactures et le soir ségrégés dans les kraals de la misère » .

    Ici il n’y a certes pas de kraals, mais les routes noires luisantes, signes de prospérité, contrastent terriblement avec les sables qu’elles bordent, mais surtout se distinguent avec la misère qui va suivre, peinte à grands coups par impôts, corvées, chicottes, la seule rosée des crachats et soifs inextinguibles. Pour mieux expliquer le parcours de la pensée du poète, nous pensons vous devoir un diagramme :



  4. « Il se débarrasse de son col – la cravate cache la sueur de la chemise -, d’une veste discrète. Il se penche sur une seconde plaine saturée de chéchias et de sang, sur une seconde plaine altérée d’amour comme d’une pluie amicale et c’est, jusqu’à la fusion parallèle, la si fatale succession des plaines et des plaintes silencieusement. Sur la pointe des pieds il se penche, se soulève pour percer son désespoir l’horizon. Il ne voit pas que les morts et les terres hautes des morts masquent les champs là-bas qui verdoient dans l’ombre d’or et d’étoiles constellés, comme arrosés du sang à leurs pieds et des cadavres gras bien nourris. »

    Notre volontaire s’étouffe littéralement, coincé de toute part. Il demandait une prison et il l’a. Mais une fois engagé, tout est trop tard. Il n’y a plus les pâturages atlantidiens de l’apogée de son terroir. Il a des godillots qui sont d’emblée devenus carcan, des vêtements de servitude jadis mal interprétés, et devant lui cette plaine où des gens comme lui en chéchias se regroupent avec l’étendue du sang des morts et des blessés. Partout des plaines de misère des monticules de tombes, des plaintes silencieuses comme son désarroi qui le ronge de l’intérieur pire qu’un feu de brousse roulant.

    Même sur la pointe des pieds, il ne parviendra pas à apercevoir cet autre monde de champs fertiles et verdoyants, comme arrosés, nourris par tout le sang des êtres versé.  

  5. « Peut-il voir le paradis perdu derrière l’horizon des temps fabuleux ? Il se penche. L’attire l’espace vide et ce vaste pays vidé d’espoir, on dirait d’arbres après la canonnade. Rien que cette odeur, que cet éblouissement vide qui lui monte à la tête.»

    Comment pourrait-il retrouver l’Afrique fabuleuse par-delà tous ces monticules de misère ? Le futur ne sera qu’une simple couture continuée du même fil de l’heure actuelle et le passé perdu par-delà les horizons d’un temps réellement révolu. Devant cette impasse, lui vient en tête l’unique solution : le suicide. Cela lui monte à la tête comme u vin extrait du vide du pays, de l’odeur du sang.

  6. « Vertigineuse douceur de la mort, oh ! vide de tout espoir, de toute souffrance vide. Un lent balancement qui se berce du corps – quelle grâce du danseur dans l’air élastique ! – et la chute fatale, vertigineuse douceur ! O faible trop faible enfant, si fidèlement traître à ton génie ! »

    Le saut vertigineux de ce suicide est décrit avec une grâce propre au danseur : un balancement de tout le corps, et la chute fatale, vertigineuse et douce. Une deuxième stupidité de ce maître artiste traître qui va jusqu’à trahir son propre génie, sa propre personne.

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire

UN RAPIDE EXEMPLE POUR LE DICtiONNAIRE

Njamala Njogoy