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mercredi 3 octobre 2018

HOSTIES NOIRES - PRIERE DES TIRAILLEURS SENEGALAIS


PRIERE DES TIRAILLEURS SENEGALAIS

  1. STROPHE I

    1. « Seigneur ! si je Te parle, Toi .qui es l’Obscure Présence, ce n’est pas que la République m’ait nommé bon roi de mon peuple ou député des Quatre Communes. J’ai poussé en plein pays d’Afrique, au carrefour des castes des races et des routes et je suis présentement soldat de deuxième classe parmi les humbles des soldats. »

      Qui est mieux placé pour intercéder, représenter les siens que le député ? Et pourtant voilà que Senghor, au seuil de sa prière, éloigne celui-ci. C’est qu’il est naturellement plus muni et, partant, plus apte que cette nomination qui tout à coup semble superficielle face à la prédestination naturelle : « …J’ai poussé en plein pays d’Afrique, au carrefour des castes et des races et des routes » : Il peut donc représenter toutes les races de la société africaine et toutes les classes sociales qui les composent. Etant au carrefour des routes, il est au courant de toutes les choses qui se passent. Il est informé de la situation générale de l’Afrique

      « …Et je suis présentement soldat de deuxième classe parmi les plus humbles des soldats. » : Voilà la justification complète. C’est un soldat qui intercède pour les soldats, un soldat parmi les plus humbles des soldats, justement le caractère requis pour se recueillir devant son Seigneur, trait d’humilité double, celui du soldat, mais aussi cette humilité du croyant.

    2. « Toi qui es l’oreille des souffles minimes, qui entends les chuchotements nocturnes au-dedans des cases, que l’on a lancé la Sourde, la machine à recruter dans la moisson des hautes têtes, Tu le sais – et la plaine docile se fait jusqu’au non abrupt des volontaires libres qui offraient leurs corps de dieux, gloire des stades, pour l’honneur catholique de l’homme. »

      Le poète repasse les caractères divins comme dans un credo : son omniprésence qui lui donne oreille sur les souffles infimes et jusqu’aux chuchotements nocturnes au-dedans des cases, lorsque l’humain se sent en sécurité pour livrer ses secrets. Mais c’est aussi pour lui faire parvenir un souci, le lancement de la source, cette machine à recruter de hautes têtes, les jeunes colonnes de l’Afrique. Et la plaine, le continent africain se fait docile jusqu’au moins enclin à, se faire volontaire. Tous offrent leurs corps pleins de jeunesse, leurs corps dans l’âge de faire la conquête des arènes et cela, uniquement pour l’honneur universel, l’honneur catholique de l’homme.


  2. STROPHE II

    1. « Sur cette terre d’Europe débarqués, désarmés en armes laissés pour solde à la mort, — Ecoute leur voix, Seigneur ! »

      Le drame de la guerre mondiale au niveau africain n’a pas encore été décrit dans toute son ampleur. Au début de la guerre, les pays européens ont engagé leurs soldats, des personnes rompues à l’art de tuer, « marionnettisées » pour ne plus faire qu’un avec leur arme, bref toute la science militaire des camps d’entraînement.

      Au fur et à mesure que cette guerre s’élargit, des recrutements se font à travers l’Afrique, d’abord d’une façon douce puis mobilisation forcée. Notre génération n’a pas connu cette guerre, mais les récits à travers les villages subsistent encore, décrivant toutes les méthodes déployées pour empêcher le départ d’un homme qui était le seul espoir de la famille, ces méthodes allant de la simple cachette à des sortilèges qui défient la logique. A un certain moment donné, ce fut le « cuk » ou « pilage de mil» : chaque famille était forcée de piler une certaine quantité de mil à être envoyé en Europe pour le manger des soldats qui s’y trouvaient. Certaines familles convaincues de la mort de famine des enfants si cet acte était accompli, s’y opposèrent, subissant des expéditions punitives. La brièveté des recrutements ne donnait aucune possibilité de formation aux nouveaux « soldats » qui, à peine, savaient manier les armes, d’où l’expression du poète : « Sur cette terre d’Europe débarqués, désarmés en armes, laissés pour solde à la mort. »

    2. « Verrons-nous seulement mûrir les enfants nos cadets dont nous sommes les pères initiateurs ? Nous ne participerons plus à la joie sponsorale des moissons ! Nous n’entendrons plus les enfants, oublieux du silence alentour et de pleurer les vivants, les cris d’enfants parmi les sifflements joyeux des frondes et les ailes et la poussière d’or ! »

      Ici Senghor va traduire sa propre mélancolie en celle des soldats, l’aspiration à ce monde de sa jeunesse qui lui manquera toute sa vie. Il ne faut pas se méprendre. Il y a une rhétorique qui fait que les questions ne sont vraiment pas des questions, mais des affirmations qui se succèdent. Ce qui manque à Senghor, cet enfant trop tôt sevré de son royaume d’enfance, ses propres inquiétudes qui font un vide immense dans son cœur, c’est justement ce qu’il va aussi mettre dans le cœur assoiffé et soucieux de ses camarades à travers cette prière :

      « Verrons-nous seulement mûrir les enfants nos cadets dont nous sommes les pères initiateurs ? » : Ici ce sont les nuits initiatiques, les veillées autour des circoncis et les chansons, tard le soir, bercés par la voix des tam-tams qui s’habillent d’un manteau multidimensionnel. Il appartient aux aînés de vaquer à l’initiation des jeunes, de leur ouvrir le nid des secrets qui les hisseront à la dimension de l’homme, de l’adulte.

      « Nous ne participerons plus à la joie sponsorale des moissons … Nous répéterons pour une fête fanée déjà la danse autrefois des moissons, danse légère des corps denses…Nous ne serons plus de la joie sponsorale des moissons, de la danse à la fin des jeux agonistiques »

      Ce sont les « mals » dont nous avons parlés plus haut, cf. 1.4.1. C’est un moment merveilleux, lorsque, après avoir travaillé en équipe toute la journée, après s’être mesurés les uns aux autres dans la bravoure du travail et le maniement de l’hilaire sous le rythme des tam-tams, ces jeunes reprennent le chemin du village d’où s’échappe la fumée à travers les toits de chaume et que l’odeur de l’herbe fraîche emplit la campagne, moment justement choisi, rappelons-nous, pour revoir son ami Césaire : « Tu reviendras au festin des prémices. Quand fume sur les toits la douceur du soir au soleil déclive et que promènent les athlètes leur jeunesse, parés comme des fiancés, il sied que tu arrives. »

      En redescendant dans sa conscience pour reconnaître la dette envers sa mère quittée trop tôt, le poète va prendre justement cette joie sponsorale qui devait être la couronne de Gnilane : « Quand je devais être ta fête, la fête gymnique de tes moissons, ta saison belle avec sept fois neuf ans sans nuages [mais] les greniers pleins à craquer de fin mil, ton champion Kor-Sanou… » Les références à cette joie sponsorale est dense dans cette strophe ! Elles reviennent, disparaissent pour réapparaître sous une forme ou une autre. C’est un des plus forts moments que Senghor aura vécu dans sa jeunesse, un de ces moments intrinsèquement lié au royaume d’enfance qu’il n’a pas eu le temps de vivre dans sa plénitude et qu’il gardera dans toute sa beauté et son innocence d’Eden à jamais perdu.

    3. « Nous n’entendrons plus les enfants, oublieux du silence alentour et de pleurer les vivants, les cris d’enfants parmi les sifflements joyeux des frondes et les ailes et la poussière d’or ! »

      Lorsque les champs de mil sont murs, les oiseaux migrateurs, surtout les tisserains, commencent leur ravage. Les enfants se munissent alors de fronde qu’ils font éclater en poussant des cris pour leur faire peur et minimiser ainsi les dégâts. Durant cette période le mil est recouvert d’une fine poussière, le pollen, que viendra laver une dernière pluie avant la récolte, poussière d’or qui s’est posée sur la mémoire du poète et qui lui reviendra, surgie des âges, comme celle d’un or pur dans l’air embaumé d’odeur d’herbe mouillée.

    4. « Nous répéterons pour une fête fanée déjà la danse autrefois des moissons, danse légère des corps denses, de notre moisson danse assaillante des bataillons un soir d’automne, hâ ! sans poudre peut-être ni cri de guerre. Nous ne serons plus de la joie sponsorale des moissons, de la danse à la fin des jeux agonistiques à l’aube devinée quand la voix plus faible des vierges se fait tendre et tendre le sourire des étoiles ! Nous n’avancerons plus dans le frémissement fervent de nos corps égaux, épaules égales vers les bouches sonores et les los et les fruits lourds de l’intime tumulte ! Oh ! Toi qui sais si nous respirerons à la moisson, si de nouveau nous danserons la danse de vie renaissante. »

      Maintenant c’est un autre monde, une autre fête, une autre danse de mort, la danse assaillante des bataillons un soir d’automne peut-être sans poudre ni cri de guerre ; Les guerriers se prépareront peut-être pour une guerre déjà terminée, une danse fanée déjà.

      Finie ! la joie sponsorale des moissons, comme finie la danse à la fin des jeux agonistiques à l’aube devinée, quand la voix plus faible des vierges se fait tendre et tendre le sourire des étoiles, cette avancée des corps égaux, épaules égales vers les bouches sonores et les los et les fruits lourds de l’intime tumulte, comme jadis à Joal : « Je me rappelle la danse des filles nubiles, les chœurs de lutte – oh ! la danse finale des jeunes hommes, buste penché élancé, et le pur cri d’amour des femmes – Kor Siga ! »


  3. STROPHE III

    1. « Entre la fraîcheur extrême du Printemps et la torpeur promise de l’Eté, laisse-nous savourer la douceur éphémère de vivre entre la fleur qui s’effeuille qui décline et les blés en bruissements ardents, respirer le regret de vivre aigre-doucement. Avant, oui avant l’odeur future des blés et les vendanges dans l’ivresse, que nous ne foulerons pas, que nous goûtions la douceur de la terre de France, terre heureuse ! où l’âpreté libre du travail devient lumineuse douceur. Nous ne savons pas si nous respirerons à la moisson pour qu’elle cause nous aurons combattu. Si l’on allait se servir de nous !... »

      Devant l’inévitable, le soldat demande au Seigneur la permission de laisser aller dans la vie, comme devant un cessez-le-feu précaire que réduira un coup de canon à l’aube naissante. C’est que, contrairement aux apparences, sous les affres de cette guerre qui cache toute chose humaine, il y a un caractère spécifique et profondément tendre de cette terre d’Europe qui se livre comme une vaste forêt amazonienne à qui veut bien prendre le canopée et suivre les affluents à travers les feuillages cousus les uns aux autres.

      Il n’y a certainement pas cette couleur or qui s’échappe des champs de mil à l’éclatement des frondes, il n’y a pas le bruit des joies sponsorales des moissons, mais à la place le poète trouve l’odeur future des blés et les vendanges dans l’ivresse, la douceur de la terre de France. Puisqu’ils ne savent pas s’ils respireront encore à la moisson ni pour quelle cause ils se sont battus, qu’au moins on leur donne le temps et la permission de savourer la douceur éphémère de vivre aigre-doucement


  4. STROPHE IV

    1. « Seigneur écoute l’offrande de notre foi militante, reçois l’offrande de nos corps, l’élection de tous ces corps ténébreusement parfaits, les victimes paratonnerre. Nous t’offrons nos corps avec ceux des paysans de France, nos camarades jusque dans la mort après la première poignée de mains et les premières paroles échangées, corps noueux, ridés tortueusement de travail, mais solidement poussés et fins comme le pur froment. »

      Le sacrifice apporté aux pieds du Seigneur : une foi militante, leurs propres corps, associés à ceux des paysans de France. Comme les tirailleurs débarqués d’Afrique, eux aussi mobilisés. Ils sont certainement parmi les plus aptes à comprendre leur situation similaire, eux qui ont les corps noueux, meurtris par le travail mais fins comme le froment parce que derrière la production naturelle des fruits et de la nourriture de la terre, contrairement aux mains agrippées à la production des usines et faisant sortir des canons. C’est pourquoi, reprenant cette même idée, Senghor dira aux femmes et filles de France : « Acceptez-les bien que le rythme soit barbare, les accords dissonants, comme le lait et le pain bu paysan, purs dans ses mains si gauches, si calleuses ! »

      Pour qu’ils poussent dru dessus nous les enfants nos cadets, dont nous sommes les pères maturiers, qu’à leurs pieds bous formions l’humus d’une épaisse jonchée de feuilles pourries ou les cendres des vieux troncs et des vieilles tiges récoltées, maltraitées. Pour qu’ils poussent et denses dans les plaines illimitées, comme la souna et le sagno non comme le gros bassi des chevaux. Que l’enfant blanc et l’enfant noir – c’est l’ordre alphabétique -, que les enfants de la France Confédérée aillent main dans la main tels que les prévoit le Poète, tel le couple Demba-Dupont sur les monuments aux Morts que l’ivraie de la haine n’embarrasse pas leurs pas dépétrifiés, qu’ils progressent et grandissent souriants, mais terribles à leurs ennemis comme l’éclair et la foudre ensemble. »

      Si jamais ils tombaient sur le champ de bataille, qu’ils soient au moins de l’humus, que cette mort ne soit pas vaine. Qu’elle permette que les enfants de la France Confédérée, enfants de la métropole et des colonies devenant autonomes, puissent pousser dans la noblesse, la main dans la main, terribles à leurs ennemis comme l’union de la foudre et de l’éclair


  5. STROPHE V

    1. « Car tu es le Dieu des armées, le Dieu des forts – si dissemblables et sis semblables sur cet extrême bastion ces peuples rassemblés pour le même combat. »

      Les propriétés divines, qui parfois choquent l’entendement, correspondance à la disparité des peuples formant les bataillons de tirailleurs, si dissemblables et si semblables sur cet extrême bastion, ces peuples rassemblés pour le même combat.

    2. « Nous ne refusons pas l’intense tension des minutes dernières, l’âpre douceur de la mort prochaine, Tu le sais, c’est l’ivresse fumeuse du vin que nous repoussons, nous soûlant seulement de notre cœur qui fermente au fort de l’Eté et des cris de guerres fraternellement ; mais l’heure féminine avant l’attaque, à la veille avant la seconde de l’attaque. Seigneur, oh ! laisse-nous prolonger l’heure médiane au soupir du Printemps qui se meurt sur la terre que chantèrent en l’étape perdue de mémoire nos ancêtres océaniens, la béatitude bleue méditerranéenne. Ecoute leurs voix, Seigneur ! »

      S’il y a quelque inquiétude parmi les tirailleurs, ce n’est pas du au manque de courage, mais à la préparation superficielle avant le combat. Ce que nous refusons, dit le poète-soldat, ce n’est pas l’intense tension des dernières minutes, l’âpre douceur de la mort prochaine, mais l’ivresse fumeuse du vin, l’heure féminine avant l’attaque, à la veille avant la seconde de l’attaque. Le soldat ne veut pas rehausser son courage, son moral, par quelques gorgées de pinard. Il veut se contenter de son cœur, de son courage qui fermente comme un vin sous le soleil de l’été. Il veut s’enivrer des cris de guerre que poussent ensemble les frères d’armes.

      Avant l’attaque, avant d’aller à la rencontre de la mort les soldats demandent un sursis, un petit laps de temps pour enfoncer profondément leurs pieds dans le goût de la vie alors que se meurt le Printemps, temps de l’apogée de la joie de vivre.

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UN RAPIDE EXEMPLE POUR LE DICtiONNAIRE

Njamala Njogoy