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lundi 1 octobre 2018

CHANTS D'OMBRE - MASQUE NEGRE


MASQUE NEGRE

  1. « Elle dort et repose sur la candeur du sable. Koumba Tam dort. Une palme verte voile la fièvre des cheveux, cuivre le front courbe »

    L’introduction du poème commence comme un chant de berceuse, avec une simplicité innocente, infantile qui pour faire endormir, nous montre Koumba Tam en sommeil.

    Senghor médite devant un masque nègre qu’il va personnaliser en lui donnant un nom – pour mieux le faire vivre ? Pour nous faire partager son émoi, il prend un pinceau et propose de nous faire un croquis de ce masque, pièce d’art portait d’une pièce d’art comme un amateur qui copierait avec fidélité ule tableau du Grand Maître Picasso. Et ce croquis, comme une photo, fait remonter les traits d’une Aimée le long des âges, nous l’élève, nous le rend concret, palpable, pour, plongeon circulaire, nous faire sombrer dans une dimension plus profonde encore.

  2. « Une palme verte voile la fièvre des cheveux, cuivre le front courbe. Les paupières closes, coupe double et sources scellées. Ce fin croissant, cette lèvre plus noire et lourde à peine où le sourire de la femme complice ? »

    Les phrases sont brèves. On entend à peine comme les pas d’une mère qui glisse doucement avec un pagne pour couvrir la jeune fille endormie : « Une palme verte voile la fièvre des cheveux, cuivre le front courbe ».

    Le poète se recueille devant ce masque. Une femme dort sur la candeur de sable, avec une palme verte ombrageant les cheveux et rendant le front bombé un peu plus sombre, plus mystique ? Et la suggestion des paroles du Grand Kothie Barma : « Jigeen sopal wante bul woolu » mais en gardant une distance en nous tendant l'idée sous forme de question : « ... cette lèvre plus noire et lourde à peine où le sourire de la femme complice ? ». Où est donc, dans les treints de ce masque ceux qui trahissent la femme indigne de confiance, comme le dit Kothie ?

    Le poète a une admiration profonde pour ces paupières closes, cette coupe double, la sensualité des lèvres qui ont les lignes d’un croissant lunaire, les patènes des joues qui s’élancent vers la passe étale du menton comme un ruisseau langoureux dans les derniers mètres avant de se jeter dans la mer et former un accord définitif. Mais ce qu'il envie à ce visage, c’est sa fermeture à toute chose éphémère, ce caractère éternel du masque, qui ne va pas souffrir à cause de l’amour et ne connaîtra aucune vieillesse, aucune marque de temps. Il est resté comme Dieu l’a conçu depuis le début des âges :

  3. Visage fermé à l’éphémère, sans yeux sans matière, tête de bronze parfaite et sa patine de temps que ne souillent fards ni rougeur ni rides, ni traces de larmes ni de baisers. O visage tel que Dieu t’a créé avant la mémoire même des âges… »

    Ce rapport entre le poète me rappelle toujours, je ne sais pas trop pourquoi, le « Portrait de Dorian Gray » de l'écrivain anglais Oscar Wilde. Dans le livre, Dorian se laisse séduire par les théories sur la jeunesse et le plaisir d'un nouvel ami qui le révèle à lui-même en le flattant : « Un nouvel hédonisme […] Vous pourriez en être le symbole visible. Avec votre personnalité, il n'y a rien que vous ne puissiez faire. » C'est ainsi que va naître dès lors en Dorian une profonde jalousie à l'égard de son propre portrait peint par Basil Hallward. Il formule le souhait que le tableau vieillisse à sa place pour pouvoir garder lui-même sa beauté d'adolescent: « Si je demeurais toujours jeune et que le portrait vieillisse à ma place ! Je donnerais tout, tout pour qu'il en soit ainsi. Il n'est rien au monde que je ne donnerais. Je donnerais mon âme ! ». Puis arrive un moment charnière du roman, le moment où le retour en arrière n'est plus possible pour Dorian, bien qu'il ne le sache pas encore. Le portrait a commencé à changer : l'âme de Dorian n'est plus celle du jeune homme innocent qui pouvait éprouver de la compassion pour ses semblables. Pour éviter la découverte de son terrible secret, il enferme le tableau dans une ancienne salle d'étude et se plonge dans la lecture d'un mystérieux roman.

    Il fait aussi penser à Pygmalion et Galathée, mais surtout Pygmalion, avec cette différence que Senghor connaît la fin de ce couple, d’où la prière finale, un cri de douleur qui ne veut pas que cette statue s’incarne. Il veut rester dans cette distance. Il est conscient de la nécessité pour le mortel de ne pas franchir, de ne pas regarder au-delà du voile qui sépare le mortel du saint des saints. Une fois réveillée, cette déesse d’une autre dimension connaîtrait certainement « l’éphémère, aurait des yeux, serait matière, donc périssable, Une fois réveillée, elle connaîtrait la souillure des fards, les rides, les larmes, les baisers ».

  4. « Visage de l’aube du monde, ne t’ouvre pas comme un col tendre pour émouvoir ma chair. Je t’adore, ô Beauté, de mon œil monocorde ! »

    Contrairement à Dorian Gray et Pygmalion, Senghor prend la sage décision, malgré la volupté sensuelle certaine qu’aurait apportée une incantation prolongée : « Ne t’ouvre pas comme un col tendre pour émouvoir ma chair ! » Le prêtre vaudou montre sa force en faisant descendre les dieux au bout de ses incantations ; le portrait de Dorian Gray se charge de la mortalité de l’orignal ; Pygmalion voit sa Galathée se couvrir d’un souffle et notre poète aurait connu, dans ce col tendre, l’émotion ultime de la chair.

    Contrairement aux deux cas, notre poète penche pour l’esprit, l’impérissable et se prosterne, comme offrande sa pupille qui frémit avec les nuances brisées d’un riiti. Là où Dorian vend son âme pour atteindre le degré de l'immortalité, Sédar maintient la distance de l'adoration.

CHANTS D'OMBRE - FEMME NOIRE


INTRODUCTION

Pendant les conférences, la question a souvent été : « Pourquoi Senghor, marié à une femme blanche, chante-t-il la femme noire ? ».

Imaginez cette question dans la bouche d''univers-itaires ! Nous pensons sérieusement que toute personne posant cette question devrait, contrairement à ce qu’elle pense, se faire un « hara-kiri » intellectuel.

La mère de Senghor, Gnilane Bakhoum, n’était-elle pas Sérère et, partant, parmi les races les plus foncées du continent africain ? Senghor, même marié à dix mille blanches, devrait-il être aveugle ou hypocrite et dire catégoriquement que la femme africaine n’a aucune valeur, aucune beauté, aucun mérite esthétique ou de reconnaissance ? N’est-il pas lui-même Noir ? Bien avant Colette, n’y avait-il pas Ginette Eboué, mère de Francis Arfang et de Guy Waly Senghor ?

Mais nous ne prendrons pas cette voie vôtre, car ce poème n’est pas une chanson de bikinis, de soutien-gorges, ni de « Dial-diali ». Ce poème n’est pas fils de la plume d’un coureur de jupons : il est d’un amour platonique vrai, pur et innocent poussé si loin qu’on peut y entrevoir un trait de complexe œdipien, car Senghor expose simultanément maman et bien-aimée : il chante la femme, et cette chanson est destinée à la porteuse de vie de sa race, de l’humanité. Elle est mère avant d’être sœur, cousine et puis aimée. Senghor chante le symbole de la vie, cette vie qui toujours resurgira, éternelle, au bout de l’existence selon sa conception cyclique du monde : « Avant que le destin jaloux ne te réduise en cendres pour nourrir les racines de la vie ». Conception cyclique, disons-nous car pour Sédar, la vie une fois à son apogée, replonge toujours vers un recommencement perpétuel comme dans Congo : « … Et la mort sur la crête de l’exultation, à l’appel irrécusable du gouffre… Mais la pirogue renaîtra par les nénuphars de l’écume, surnagera la douceur des bambous au matin transparent du monde ».

Que faites-vous donc de cette dimension maternelle du poème : « … J’ai grandi à ton ombre, la douceur de tes mains me bandait les yeux … » ? Ici, nous retrouvons aussi bien Gnilane que sa nourrice Ngâ, Ngâ la poétesse, sur les genoux de qui il « repose sa tête bourdonnant au galop guerrier des dyoung-dyoungs , au grand galop de son sang de pur sang… » ?

Youssou Ndour, Ndiaga Mbaye, Mbaye Ndiaye, Simon Sène,Thione Seck, sont-ils mieux placés que Senghor pour chanter la femme noire ? Sur quels critères ? Qu’avons-nous donc de plus nègre par rapport à Senghor ? Effaçons-nous Gnilane Bakhoum et Ngâ la poétesse de son existence, de sa reconnaissance ? Effacez-vous de ses yeux, de sa mémoire, toute beauté si la muse est nègre parce qu’il épousa Colette Hubert, enfant de la Famille Cahour ?

Nous ne voyons qu’une seule situation presque logiquement acceptable pour recevoir une critique, parce que la jalousie n’est pas toujours raisonnable : celle où l’élégante Colette ferait des reproches à Senghor et bouderait en lisant ce poème… Et si c’était une chanson de bikinis, peut-être devriez-vous, dans votre racisme cinglant, jubiler plutôt qu’un nègre ayant marié une blanche sache encore jubiler à la pensée de la femme noire, échec de votre propre fils prodigue revenant à la maison ! Mais que la critique soit possible laisse croire que la pensée serait revenue avec un maigre fagot de bois morts.

La poésie Sérère va de l'homme pour revenir vers lui comme un boumerang, nous l'avons déjà dit en d'autres circonstances dans les textes de ce blog. Critiquer Senghor à cause de ce poème prouve une ignorance qui fait pâlir : Reposant sur ce caractère de notre culture, surtout la Wolove, la plupart de nos chanteurws ne font qu'égrener des noms de personnes, à travers le woyaan ou le Samba mbayaan. Eloges innombrables d'hommes artistes mariés pour des femmes, éloges de femmes artistes mariées pour des hommes... Voilà le ridicule dans lequel nous ne cessons de baigner. Notre propre culture musicale est fortement élégiaque. Puisque j'en perds la raison, donnons un autre exemple : mariée, Mère Yandé Codou chante bien d'autes hommes; marié, Youssou Ndour chante d'autres femmes, Omar Pene pareil, pareil Ismaïla Lo. Et voilà Senghor quin écrit un poème foncièrement symbolique et, sans comprendre, peut-être même sans l'avoir lu, nous agitons les stridents du Diable et les flammes de l'enfer à son encontre comme lorsque Dieu se ceignit les reins pour faire face à Sodome et Gomorrhe...

Comme tout artiste, Senghor a droit à toutes les muses, d’autant plus que le poète n’est pas un journaliste : c’est un berger qui suit le troupeau de ses pensées, de ses rêves et qui, reprenant sa flûte au flanc des bêtes à la démarche lasse, nonchalante et harmonieuse, module des notes qui ricochent de colline à colline. Ces notes, dans leur passage, surplombent vallées et ravins, marigots et fleuves. Durant ce voyage au parcours sinueux, le vagabond qu’est son esprit glane tout ce que bon lui semble. Et plus la solitude sera poignante, plus le mur de la prison sera haut et étroit, disons-nous, plus grand sera le saut de l’âme pour s’en évader. C’est le royaume du Poète, univers de l’albatros à l’aile cassée :

       Le Poète est semblable au prince des nuées
       Qui hante la tempête et se rit de l'archer;
       Exilé sur le sol au milieu des huées,
       Ses ailes de géant l'empêchent de marcher.

Wolof, Sérère, Manjack, Diola ou Toucouleur et marié à une femme d’une autre ethnie veut donc dire qu’aucune fille de notre ethnie n’est digne de louange. Le sérère marié à une diola renie toute beauté féminine dans son ethnie, et la verrait-il, tout droit d’y faire allusion lui est défendu ! A bien vous comprendre, cela va jusqu’à dire que celle sous l’ombre de qui nous avons grandi, notre mère, n’a nul mérite ! La beauté, qui est dans les yeux de celui qui observe, aurait-elle donc conquis d’autres frontières basées sur le racisme ou l’éthnicisme ? Poussant votre raisonnement à l’extrême, la beauté s’effacerait de la face de la terre pour toute personne qui se marie !

Dommage si le chantre de la négritude devenait subitement aveugle à la beauté nègre, au mérite de la femme noire, même celui de sa propre mère ! Encore pis, si celui qui est nègre lui-même et qui a toujours vécu sur et par l’ordre et la méthode reniait toute logique, tout esprit à l’homme nègre et toute émotion aux Blancs. Que faites-vous donc de l’infirmière Emma Payelleville ?

Dès le début du poème, Senghor dit « …j’ai grandi à ton ombre ». Cette ligne vous a-t-elle échappé ? Dans ce cas lisez et relisez Senghor, suivez ligne après ligne chaque poème et essayez, surtout essayez de le comprendre avant de tenter de le critiquer, de le condamner. Si de petites phrases comme celle-ci vous ont échappé, mieux vaut laisser les notes de la flûte de Pan flotter vers d’autres degrés. Vous lui devez beaucoup de demandes d'excuse, à genoux ! Dommage que nos critiques montrent plus le degré de notre abrutissement plutôt qu'une certaine lueur d'esprit ! Comme le Professuer Kesteloot l'a dit, il nous faut réellement le Brevet de négritude. Quand est-on un Nègre bon teint . Peut-être qu'alors aurons nous atteint notre salut !


FEMME NOIRE

Femme Noire ! Voilà donc le poème qui, pour certains, est devenu un gîte pour tant de critiques. Nous avons apporté notre lumière dans l’introduction et n’allons pas nous étendre plus sur ce sujet. Il est surprenant, vu la dimension de la symbolique, comment on peut s’attaquer à Senghor.

  1. « Femme nue, femme noire, vêtue de la couleur qui est vie, de ta forme qui est beauté ! J’ai grandi à ton ombre ; la douceur de tes mains bandait mes yeux. »

    Dimension maternelle de la femme noire. Qui n’entrevoit Mame Gnilane Bakhoum à travers ces lignes, ou bien Ngâ la poétesse qui lui faisait entendre le sabot des chevaux et la voix évasée des tam-tams royaux du Sine ?

    Ici, pour la première fois, Senghor se livre à son racisme à rebours. En réalité, à travers ses poèmes, la couleur de la vie c’est le noir. Et blanche est la mort, l’ennui. En écrivant à son voisin de village, au Champion de Tyâné, dans « Hosties Noires », voilà ce qu’il dit : « Je t’écris parce que mes livres sont blancs comme l’ennui, comme la misère et comme la mort »

    Dans « Neige Sur Paris », qui est dans « Chants d’ombre » il dit : « … parce qu’il devenait mesquin et mauvais, vous l’avez purifié par le froid incorruptible, par la mort blanche ».

    Ici la mort blanche c’est bien sûr la neige. Senghor a choisi d’associer la mort à la couleur. Il va parler de neige dans le même poème, le ton se fait doux, positif : « le froid incorruptible », « votre froid qui brûle plus que sel », « la neige de votre paix ». Par contre la couleur des mains qui croulèrent les empires est blanche.

  2. « Et voilà qu’au cœur de l’Eté et de Midi, je te découvre, Terre promise, du haut d’un haut col calciné. Et ta beauté me foudroie en plein cœur comme l’éclair d’un aigle. »

    L’image est empruntée de l’Ancien Testament. Moïse, à la tête du peuple d’Israël sorti de l’esclavage d’Egypte grimpa le mont Nébo, au sommet du Pisga sur l’ordre de l’Eternel. De là il put apercevoir la Terre Promise :

    « …Galaad jusqu’à Dan, tout Nephtali, le pays d’Ephraïm et de Manassé, tout le pays de Juda jusqu’à la mer occidentale, le midi, les environs du Jourdain, la vallée de Jéricho, la ville des palmiers, jusqu’à Tour. L’Eternel lui dit : C’est là le pays que j’avais juré de donner à Abraham, à Isaac et à Jacob en disant : Je le donnerai à ta postérité… »

    La femme est donc aperçue comme cette terre promise dont les traits se brodent à celui du continent. C’est le multidimensionnel des images de Senghor, qui flottent pour atteindre une dimension de l’universel et celle de la femme embrasse celle d’un continent. Cela n’est possible que dans la mesure où la femme est symbole, symbole de vie, symbole des origines. Et elle est drapée dans sa couleur qui est vie, sa forme qui est beauté.

  3. « Femme nue, femme obscure, Fruit à la chair ferme, sombres extases du vin noir, bouche qui fait lyrique ma bouche, Savane aux horizons purs, savane qui frémit aux caresses ferventes du Vent d’Est, Tam-tam sculpté, tamtam tendu qui grondes sous les doigts du vainqueur, Ta voix grave de contralto est le chant spirituel de l’Aimée. »

    La cyclique des images est très belle et bien senghorienne : partant de l’être, celui-ci se transforme en objet, en paysage, qui, à son tour, reprendra la forme de l’être. Les images sont claires et ne nécessitent, à notre avis, aucun commentaire. Il faut toutefois faire attention, comme toujours, à la juxtaposition, à la contre position des comparaisons : le rythme s’élève pour le vainqueur, mais le tam-tam tendu gronde sous les doigts du batteur, du griot.

  4. « Femme nue, femme obscure, huile que ne ride nul souffle, huile calme aux flancs de l’athlète, aux flancs des princes du Mali….A l’ombre de ta chevelure, s’éclaire mon angoisse aux soleils prochains de tes yeux. … Je chante ta beauté qui passe, forme que je fixe dans l’Eternel avant que le Destin jaloux ne te réduise en cendres pour nourrir les racines de la vie.»

    Notion de vie cyclique, et nullement linéaire. Le poète dépose la beauté actuelle dans le coffre secret de l’Eternité avant la transformation qui doit fatalement suivre : la mort d’où ressortir une nouvelle vie.

CHANTS D'OMBRE - JOAL


JOAL

Joal, un des poèmes les plus plus connu de Léopold Sédar Senghor. Avec Femme noire et Nuit de Sine il ouvre et ferme le bal. Mais a-t-on idée que c'est la base d'assimiler sans être assimilé, de l'enracinement et ouverture ? Ici il y a la description de son Joal. Peintre muni du pinceau de ses souvenirs d'enfance, il remonte les larges étendues des tanns, les cours et les rues : les signares sont belles sous l'ombre des vérandas; les fastes du Couchant certainement côtoyés lors que le jeune paissait le troupeau en compagnons d'autres, surtout ses camarades parés des fleurs de la brousse, les festins funèbres pendant lesquels on égorgeait tant de boeufs, funérailles accompagnées par la rhapsodie des griots; funérailles durnt lesquels les hommes boivent la gueule pleine comme pour défier la mort; ivresse qui conduira à des batailles sporadiques. A un cerrtain moment donné, - il faut compter avec le catholicisme implanté - des choeurs vont se levaient en égrenant un Tantum ergo. C'est ce point qui est le noyau du poème comme nous le verrons tout à leur à travers la traduction de ce cantique : enracinement et ouverture !

  1. « Joal ! Joal je me rappelle. Je me rappelle les signares à l’ombre verte des vérandas, les signares aux yeux surréels comme un clair de lune sur la grève. »

    En lisant Joal, nous sommes surpris de noter - remarque superficielle ? - que le premier souvenir se porte sur les signares. Nous ne devrions certainement pas nous agripper à des choses infimes et il se peut bien que Senghor les ait prises en compte dès le début pour s’en débarrasser le plus rapidement possible. Mais de l’autre côté cela peut avoir beaucoup d'importance et par conséquent ne produire aucune surprise si l'on prend en compte le cœur de l’enfant, déjà poète et donc ouvert à la beauté de l’univers. Dans un tel il est facilement compréhensible qu'il reste marqué par ces beautés qui étaient choisies pour bercer le séjour des Colons Blancs, bercé, disons-nous par ces femmes source du métissage qu'il prônera plus tard. Quelle que soit la réalité, les voilà, beautés paressant paresseuseement à l’ombre des vérandas aux ombres vertes, vertes parce que Senghor juxtapose la couleur des feuillages qui les surplombent.

  2. « Je me rappelle les fastes du Couchant où Coumba Ndoffène voulait faire tailler son manteau royal. Je me rappelle les festins funèbres fumant du sang des troupeaux ; Du bruit des querelles, des rhapsodies des griots »

    Disons en passant que le roi du Sine, Coumba Ndoffène Fa Maak Diouf, Fa Maak veut dire Sénior, fut assassiné à Joal par les Français en août 1871. alors qu'il était venu exercer son autorité sur la gestion de cette cité.

    Les festins funèbres : c’est un événement très important en pays sérère, surtout lors du décès d’une personne très âgée. Ce sont des festins qui pouvaient durer une semaine dans l’ancien temps. Des dizaines, voire des vingtaines de bœufs peuvent être tués, dépendant du nombre de fils et petits et bien sûr de la postérité de la famille. Il faut se souvenir que chez les Sérères, les devoirs et responsabilités dans de tels évènements sont partagés entre deux familles : la lignée paternelle et la lignée maternelle.

    Lors de ces fêtes, il n’est pas rare qu’il y ait des batailles qui peuvent provenir de plusieurs sources : ivresse, désaccord entre les membres de la même famille (paternelle ou maternelle), entre les deux branches ou bien à cause d’un « étranger », quelqu’un n’ayant pas de responsabilité, et par conséquence pas concerné par les évènements et qui veut gâcher leur bon déroulement. Cela peut provenir aussi d’un échauffement à cause de la rhapsodie des griots. Lorsque les cantatrices atteignent certaines fibres, la personne peut tomber en transe. Il faudra alors la faire sortir du cercle, ce qui n’est pas toujours facile. Il peut résister, ou bien une personne plus proche d’elle en termes de parenté peut dire qu’on l’a bousculée sans respect. Innombrables sont les raisons qui mènent aux querelles dont parle le poète.

  3. « Je me rappelle les voix païennes rythmant le Tantum Ergo et les processions et les palmes et les arcs de triomphe. »

    Au Sénégal, Joal-Fadiouth se compte parmi les premiers endroits convertis au christianisme. Et il n’est pas surprenant de voir un Senghor qui parle d’assimilation sans être assimilé, du métissage des cultures. En réalité, à cause de sa conception du monde, le Sérère a une capacité réceptrice sans limite. Cette vision du monde fait, par exemple, qu’il ne peut pas être surpris quand on lui dit que « le Christ est né du Saint Esprit, d’une vierge ». Cette capacité réceptrice, cette capacité d’assimilation et l’étendue de sa conception font qu’il perdra rarement ses croyances fondamentales. Les autres viennent s’y ajouter sans les noyer.

    Voilà donc des voix païennes, qui certainement vont faire le tour traditionnel de la tombe lors des évènements funéraires, qui s’adonnent au « Tantum Ergo », une chanson chrétienne qui exhorte les choses anciennes à faire place aux nouvelles. On ne dit pas remplacent, la différence est importante. Assimiler sans être assimilé ? C'est le métissage, qui ne veut pas dire la noyade de l’une au détriment de l’autre ! Nous vous donnons ici l’hymne eucharistique Tantum Ergo et sa version française :

    Tantum ergo sacramentum
    Veneremur cernui :
    Et antiquum documentum
    Novo cedat ritui :
    Praestet fides supplementum
    Sensuum defectui.
    Genitori, genitoque
    Laus et jubilatio, Salus, honor,
    virtus quoque
    Sir et benedicto ;
    Procedenti abutroque
    Compar sit laudatio
    Amen
    Un si grand sacrement
    Adorons-le prosternés
    Que les vieilles cérémonies
    Fassent place au nouveau rite
    Que la foi de nos cœurs supplée
    Aux faiblesses de nos sens.
    Au Père et à son Fils unique,
    Louange et vibrant triomphe !
    Gloire, honneur et toute puissance !
    Bénissons-les à jamais !
    A l’Esprit procédant des deux
    Egale adoration.
    Amen

  4. « Je me rappelle la danse des filles nubiles, les chants de lutte – oh ! la danse finale des jeunes hommes, buste penché élancé, et le pur cri d’amour des femmes – Kor Siga ! »

    Kor Siga ! Kor Sanou ! Cri d’éloge pour l’athlète, le héros. « Kor » veut dire « mari », et est suivi du nom de la sœur. En réalité c’est un choix judicieux et rarement la sœur dans la conception européenne est prise : il s’agit toujours d’une cousine, la fille du frère de son père ou bien, dans le cas des familles polygames, le nom de la demi-sœur. S’il y a plusieurs sœurs, c’est le nom de l’aînée qui est pris en compte. Cela ne veut pas dire qu’il y ait de l’inceste. C’est qu’il y a une structure sérère qui va au-delà d’une certaine conception et c’est dommage que nous, intellectuels africains, ne maîtrisions pas toujours ce patrimoine. C’est à cause de cela que nous embrassons toutes les tendances qui nous viennent d’outre-mer.

    Prenons par exemple la tendance féministe : comment expliqueront certaines de ces adeptes l’appellation « faap-o-tew », qui, littéralement, veut dire « père-qui-est-femme » ou simplement « père-femme » ? Si nous avons expliqué qu’il n’y a pas idée d’inceste, c’est uniquement parce que nous savons certaines explications qui ont été faites à tort sur le Kor-Sanou de Senghor, pensant que quelque part en Afrique se cachait une maîtresse, comme dans le cas d’Isabelle et de Soukeyna dans « Que m’accompagnent koras et balafon »

  5. « Je me rappelle, je me rappelle… Ma tête rythmant quelle marche lasse le long des jours d’Europe où parfois apparaît un jazz orphelin qui sanglote, sanglote, sanglote »

    Tant de souvenirs d’enfance, tant de souvenirs du royaume d’enfance, où viennent se greffer ceux du cursus en Europe. Une longue marche avec le mirage des charniers, des orphelins, des massacres. Le poète a traversé l’Europe de bout en bout. Le long de cette route, il a rencontré l’Esprit, la Raison, justement cette raison hellène. Il a connu le goût de la liberté et de la fraternité sur les pages régissant la République. Il a subi la guerre, la prison, la famine, le froid et la solitude, autant de partitions que se relaie un orchestre étrangement triste.


    COMPRENDRE L'OMBRE VERTE DES VERANDAS

    Dans les poèmes de Senghor il y parfois un point qu'il faut aller chercher en s'appuyant forcément sur la culture sérère et, par conséquent, la culture négro-africaine. Il en a donné un exemple et nous nous étendrons plus amplement sur ce point le moment venu. Ce que nous voulons expliquer ici, c'est un petit exercice d'ensembles et d'intersections concernant son Ombre verte des vérandas à travers un diagramme.

CHANTS D'OMBRE - NUIT DE SINE


NUIT DE SINE

Ne pas chanter la femme noire ? Comme il le murmure à Abdoulaye Ly dans « Camp 1940 », Senghor « n’est-il pas libre de la liberté du destin ? » Il prend la liberté de partager cette nuit du Sine avec une femme complice. Non, n’allez pas chercher des couleuvres et des mambas sous le lit : comme le directeur de la pièce au théâtre, il choisit son décor. Il n’est pas journaliste, son esprit, à la manière des dieux, comme celui de tous les artistes, est de créer le monde dans lequel il évolue ou dans lequel il veut évoluer : « … Or donc, pour Homère et les Grecs de son époque, le poète est visité, habité par un dieu, qui lui donne la force de l’inspiration. Pour quoi on le qualifiait de theios, « divin », on l’appelait aoïdos « chanteur », et pas encore poïetes, « fabricant ». Possédé par une divinité, la Muse, le poète-récepteur modulait le chant que lui chantait celle-ci, mais non sans y apporter sa marque, c’est-à-dire sa propre forme : sa technê … Il a le droit d’ériger des paysages dignes extraits d’un kaléidoscope fictif où les arbres sont bleus ou rouges. Il n’a pas besoin d’avoir une maîtresse en chair et en os pour cette complicité qui donne une autre dimension au poème.

  1. « Femme, pose sur mon front tes mains balsamiques, tes mains douces plus que fourrure. Là-haut les palmes balancées qui bruissent dans la haute brise nocturne à peine. Pas même la chanson d’une nourrice. »

    La valeur de ces vers est une initiation à une nuit dans le Sine. Pour « sentir » sa plénitude, il faut la passer dans un village du Sine entouré de hauts rôniers, par exemple à Yayème ou à Doudam, notre village natal, et écouter le bruissement des palmes dans la brise libérée de la nuit percale.

    Senghor, encore une fois, se livre, comme cela revient toujours, à sa comparaison juxtaposée : « Les palmes balancées qui bruissent dans la haute brise nocturne. » Ce n’est pas la brise qui est haute, mais les palmes qui sont suspendues dans cette brise, car il veut nous aider à en mesurer la dimension sans la toucher du doigt.

    La nuit est intime, et le poème lui rend ce caractère particulier en mettant en scène une femme aux mains balsamiques, des mains plus douces que fourrure. Que serait le poème sans cette complicité, sans cette complice à qui l’on peut parler, faisant franchir au lecteur une limite au-delà de laquelle, complice à son tour ou victime, il participe à un entretien qui semble ne pas lui être décerné ? D’emblée, comme sans le vouloir, il assiste à la scène, écoute et entend des propos, comme quelqu’un qui écoute derrière les portes. Et parfois il tend l’oreille, redouble d’effort pour ne pas perdre une seule sentence murmurée entre ce couple. Il se laisse bercer, voyeur dans le paroxysme de l’acte de l’esprit.  

  2. « Qu’il nous berce, le silence rythmé. Ecoutons son chant, écoutons battre notre sang sombre, écoutons battre le pouls profond de l’Afrique dans la brume des villages perdus »

    Le silence de la nuit. Pas même la chanson d’une nourrice. Le poète, comme l’hypnotiseur invite à l’abandon, à l’adossement au silence rythmé. Car, dans ce silence, il y a le battement du cœur dans le jeu de l’intime, il y a le pouls, le rythme profond de l’Afrique, le rythme de l’Afrique profonde. Juxtaposition de l’image, comme dans la suite du vers : « La brume des villages perdus ». En réalité ce sont les villages qui sont couverts par la brume. Savoir lire Senghor, c’est savoir ne pas succomber sous la structure bicéphale de ces comparaisons. Elles reviennent si souvent que si nous les suivons, nous allons nous noyer dans une spirale de répétitions galactiques.

  3. « Voici que décline la lune lasse vers son lit de mer étale, voici que s’assoupissent les éclats de rire, que les conteurs eux-mêmes dodelinent de la tête comme l’enfant sur le dos de sa mère, voici que les pieds des danseurs s’alourdissent, que s’alourdit la langue des chœurs alternés. »

    Allitération double, formée de consonnes liquides et de suintantes : Les « l » et les « s » se succèdent pour perpétuer le bruissement des palmes et le pas régulier de la lune lasse, lilas par les tanns célestes. A celles-ci s’ajoute la syncope des « alvéolaires », succession de « t » et « d » qui rythment, entrecoupés à leur tour par le retour des liquides, la tête de l’enfant suivant la cadence lorsque la maman se lance dans le cercle au rythme des tam-tams. Et le vers fume et flambe pour s’éclairer définitivement à la fin « des chœurs alternés ».

    Il y a ici une apparence de la problématique du silence. Le poète dit : « pas même la chanson d’une nourrice ». Puis : « Ecoutons le silence rythmé », et plus tard, il y a « les conteurs, les pieds des danseurs et les chœurs alternés » ! Ce serait se méprendre sur le « silence rythmé » et « le pouls profond de l’Afrique dans la brume des villages perdus ». C’est que, comme le zéro absolu, le silence absolu est difficile à trouver en Afrique, pour ne pas dire impossible. En réalité le silence est rythmé par le bruissement des palmes dans la haute brume. Le pouls de l’Afrique, c’est l’écho des veillées de contrées voisines et celui de tam-tams provenant des villages lointains, villages réels ou de la troisième dimension, ceux des esprits qui reprennent les espaces désertés des hommes dans le tard de la nuit. Cette interprétation est supportée par la présence de la lune qui, dans la vieillesse de l’heure, se retire, elle aussi, « vers son lit de mer étale ».

  4. « C’est l’heure des étoiles et de la Nuit qui songe s’accoude à cette colline de nuages, drapée dans son long pagne de lait. Les toits des cases luisent tendrement. Que disent-ils, si confidentiels, aux étoiles ? Dedans, le foyer s’éteint dans l’intimité d’odeurs âcres et douces. »

    D’autres habitants, célestes, continuent la veillée au-dessus du village. Ce sont les étoiles et la nuit qui, comme un vieillard, songe, le coude sur une colline ou un coussin de nuages. Elle est drapée dans un pagne blanc, son pagne en coton, son pagne de lait, qui n’est autre que la clarté éclatée de la lune. Les toits, seuls avec ces nouveaux compagnons à la retraite des hommes, se dressent, baignés par cette clarté. Ils tiennent des palabres dans le secret de l’heure, comme les anciens sous les kaïcédrats.

    Ici le souffle de la muse est parfait. Senghor prend les objets célestes pour en faire un tableau vivant de la vie villageoise au cœur du Sine. La nuit est comme l’aïeule qui, tard dans la soirée, reste seule sur sa natte. Les petits-fils qui se serraient contre elle comme des poussins sont partis se coucher. Elle a le temps de se retirer dans son monde de songes. Elle a toujours une couverture, un pagne en coton. Couchée, parfois la tête dressée, retenue par la main, le coude sur un oreiller, elle peut écouter ce que se disent les autres, intervenir, s’associer à la discussion.

    Les toits sont plus impressionnants dans la nuit. La paille, au fil des années, des pluies et de la poussière est noir foncé. Ils prennent l’allure majestueuse de patriarche, détenteur de la sagesse, du secret et donc aptes à tenir des palabres. Comme les villageois d’un certain âge ! C’est justement ce qu’ils font. Et les interlocuteurs sont les habitants d’un autre village, d’un autre monde : Les étoiles.

    Mais le couple est dans l’intimité de la chambre. Le feu de bois allumé dès la tombée de la nuit maintenant s’éteint. C’est que le bois est entièrement consumé ou bien n’a pas été régulièrement ravivé.

  5. « Femme, allume la lampe au beurre clair, que causent autour de nous les Ancêtres comme les parents, les enfants au lit »

    Le poète introduit une autre lumière propice au retour des Ancêtres, des Pangools. Il veut qu’ils viennent leur parler, leur donner des conseils, leur transmettre la sagesse, comme les parents au chevet de l’enfant avant que le sommeil ne s’interpose.

  6. « Ecoutons la voix des Anciens d’Elissa. Comme nous exilés, ils n’ont pas voulu mourir, que se perdît par les sables leur torrent séminal. »

    Senghor remonte à Elissa du Gabou. C’est une place d’où il tire ses origines. Nous savons, selon les recherches, qu’il y a deux souches quant à l’origine des Sérères : le groupe mandé, venu du Mali en traversant la Guinée Bissau, la Casamance puis la Gambie pour s’installer le long de la Petite Côte avant de remonter vers l’intérieur du pays, avec Mbissel de Mansa Waly Mané comme point de départ et d’instituer la royauté des Guelwars dans le Sine. Quelques recherches basées sur la linguistique historique rattachent cette période d’implantation mandingue aux noms de localité le long de la Petite Côte. Il y a une haute fréquence de la syllabe « Fa » au début des noms, le « Fa » venant probablement du mandingue et voulant dire « Père » : Fadiouth, Faoye, Fayil, Fayako, Faboura, Fassakhor, etc. Une autre souche viendrait du Nord du fleuve Sénégal.

    Mais la relation Senghor - Elissa est particulière. Cette place revient plus de deux fois dans ses poèmes, et toujours pour décrire une situation qui, interprétée selon la tradition et la croyance sérère, peut donner des frissons. Nous allons voir pourquoi : « Ecoutons la voix des Anciens d’Elissa. Comme nous exilés, ils n’ont pas voulu mourir, que se perdît par les sables leur torrent séminal ».

    Si Senghor avait écrit ces lignes actuellement, nous aurions dit qu’il regarde trop la télévision, et qu’il devrait suivre moins « Highlander » . Senghor a une souche à Elissa. Là-bas, une chose terrible s’est passée, une guerre, et plusieurs des siens y sont restés : des gens qui ne voulaient pas mourir. Des gens qui ne voulaient pas disparaître sans laisser de trace. Ce Senghor donc, et cette femme dans la chambre… Cette femme est-elle réellement une complice du poète ou une compagne qui s’est relevée comme lui du milieu des corps décimés d’Elissa ? Dans « Que m’accompagnent koras et balafon », sixième strophe, voici ce qu’il dit : « J’étais moi-même le grand-père de mon grand-père. J’étais son âme et son ascendance, le chef de la maison d’Elissa du Gabou droit dressé. En face, le Fouta-Djalon et l’Almamy du Fouta. »

    Nous avons aussi dit que le poète n’est pas un journaliste. Il a la liberté et la force du dieu créateur. Toute considération faite, nous pouvons nous demander : Et si c’était réalité, ancré comme il est dans sa culture, plus imprégné d’elle que ceux qui veulent lui interdire de chanter la femme noire ? N’a-t-il pas dit, dans « Comme les lamantins vont boire à la source » : « …J’ai donc vécu en ce royaume, vu de mes yeux, de mes oreilles entendu les êtres fabuleux par-delà les choses : les Kouss dans les tamariniers, les Crocodiles, gardiens des fontaines, les Lamantins, qui chantaient dans la rivière, les Morts du village et les Ancêtres (les Pangools), qui me parlaient, m’initiant aux vérités alternées de la nuit et du midi. Il m’a donc suffi de nommer ces choses, les éléments de mon univers enfantin, pour prophétiser la Cité de demain, qui renaîtra des cendres de l’ancienne, ce qui est la raison d’être du Poète. »

    Comme le Saltiki ! Relevé d’entre les cadavres de Gabou, le voilà exilé. Et il ne veut pas mourir, que ne se perdît par les sables le torrent séminal. Exactement comme à Elissa, Senghor évoque le moment propice de la procréation, de la régénérescence. P

    our le Sérère, il y a « a ciiƭ ». Pour ne pas aller dans une trop longue explication, nous dirons que c’est un esprit en quête d’issue pour regagner le monde, se réincarner. C’est de ce moment-là qu’il parle : « La case enfumée que visite un reflet d’âmes propices »

    C’est le moment de l’union pour ouvrir l’issue pour ces âmes, exactement comme sur le champ de bataille d’Elissa du Gabou : « Dormez, les héros, en ce soir accoucheur de vie, en cette nuit grave de grandeur. » Pour pouvoir transcender, se propulser et regagner des issues, les héros sur le champ de bataille doivent dormir profondément, mourir. C’est uniquement alors que la transition est possible. Le soir d’Elissa, comme cette nuit du Sine, dans la case aux odeurs âcres et douces, le moment est propice. Le poète veut s’unir à la complice pour permettre aux âmes propices de se réincarner, comme les morts d’Elissa devaient plonger plus profondément et transcender avec toute leur grandeur de héros. Il se décrit comme l’un d’eux, mais un qui aura la chance de se relever, d’être sauvé : « Mais sauvée la Chantante, ma sève païenne qui monte et qui piaffe et qui danse, mes deux filles aux chevilles délicates, les princesses cerclées de lourds bracelets de peine comme des paysannes. Des paysans les escortent pour être leurs seigneurs et leurs sujets et parmi elles, la mère de Siga Badial transcrit en sérère : Siga Ɓaƈal, fondatrice de royaume qui sera le sel des Sérères, qui seront le sel des peuples salés. »

    De ce charnier il y aura des rescapés : pas en chair et en os, mais sous forme de sève, de torrent séminal. Trois personnes de marque exactement : une représentation de Senghor et deux princesses dont l’une est la mère de Siga Badial, qui est connue comme étant la première femme fondatrice de royaume, ce qui lui permettra de dire « J’étais moi-même le grand père de mon grand-père ». Puis une foule de paysans dont certains seront plus tard des seigneurs, ce qui s’est réellement passé dans le Sine, si les Guelwars, originaires d’Elissa du Gabou se sont soudés à un peuple autochtone pour l’assimiler de l’intérieur et perpétuer leur royauté, comme le veut le Père Henry Gravrand dans « Cosaan ».

    Se peut-il que parmi le reflet des âmes propices il y ait justement ceux d’Elissa, qui n’ont pas voulu mourir ? Voilà l’énigme que nous laisse Senghor sur eux et sur lui-même. Highlander sérère, « saltiki » qui a su se réadapter dans le monde moderne et briller sur d’autres degrés, avec la splendeur que nous lui connaissons ! Mythe répété ou réalité sérère, le moment de l’union est choisi pour permettre à des Esprits vagabonds qui aspirent à la renaissance de renaître au monde, comme les trois flammes qui se lèveront du champ de bataille d’Elissa pour la refonte d’un nouveau royaume.

  7. « Que j’écoute, dans la case enfumée que visite un reflet d’âmes propices ma tête sur ton sein chaud comme un dang au sortir du feu et fumant. »

    Il faut aller au paroxysme de l’intimité. Le sein de la femme est chaud comme un dang. Le « ɗαŋ », qui vient du sérère, est un morceau de couscous cuit à la vapeur que l’on donne aux enfants (et aux adultes parfois) pour casser une petite faim en attendant le repas du soir.

  8. « Que je respire l’odeur de nos Morts, que je recueille et redise leur voix vivante, que j’apprenne à vivre avant de descendre, au delà du plongeur, dans les hautes profondeurs du sommeil »

    Senghor veut perpétuer les morts, les héros tombés sur le champ de bataille à Elissa du Gabou dans « Que m'accompagnent kôras et balafong », redonner vie à leur voix, leur donner une occasion pour la réincarnation en s’unissant à la femme, mais aussi amasser leur sagesse avant de replonger dans les profondeurs de la mort, ces hautes profondeurs du sommeil.

dimanche 30 septembre 2018

CHANTS D'OMBRE - TOUT LE LONG DU JOUR


TOUT LE LONG DU JOUR

Pour ce poème, nous sommes tenté de faire une simple proposition : au lieu d’aller dans une explication, nous avons la sincère tentation de vous proposer une chose : prendre le livre de Senghor, puis la route Dakar-Saint-Louis. Au retour, venez nous voir, et nous reparlerons de « Tout le long du jour », lorsque vous aurez été bercé par le rythme de baguettes métallique qui battent sur un tam-tam de fer sourd fait de peau d’acier. Lorsque votre regard se sera enlisé dans du sable qui s’étend à l’infini, tandis que par hublots vous aurez aperçu des baobabs tendre leurs bras rongés par la sécheresse comme la lèpre ronge doigts et orteils et déforme tous les membres jusqu’au visage, alors sera venu le temps d’interpréter ce poème. Et ne prenez pas la première classe, pour refaire le même trajet sur « les bancs du train de ferrailles. »

Notre cœur va pour Senghor, ballotté par le train poussif et poussiéreux et qui, au milieu des pâturages de son royaume d’enfance, cherche à oublier l’Europe : le choc des cultures à l’inverse, le réapprentissage d’une autre réalité, comme le retour au bercail après un voyage de mille années-lumière dans le futur.

MEA CULPA ?

Si je vous fais parvenir ces pages, ce n'est ni par vanité, ni pour impressionner malgré la virvolte des expressions. Dans ce flou firmament de follie, je suis moi-même sidéré. Cette éruption pire que stellaire qui m'inonde de magma surréel parmi les éléments bienheureux de l'énigmatique univers m'intrigue. C'est une surprise qui certainement dépassera de loin la vôtre, surprise qui m'abandonne perplexe et perdu dans cette forêt d'idioties. Et je suis comme le cousin diola ci-contre - ou est-ce un toucouleur ? - qui semble ne comprendre rien à rien de ce qui se passe autour de lui !

En réalité, s'il y a une personne qui puisse comprendre ce qui m'arrive, c'est bien vous, de part votre intérêt ; vous êtes les seules à savoir et à devoir pouvoir expliquer. Pourtant d'habitude je suis excessivement autocritique et me comprends relativement bien. S'il y a anguille sous roche, et il y en a bien une, c'est bien vers vous que je dois me tourner pour y voir clair. Après tout, n'est-ce point vous la Muse initiatrice et moi la Victime de votre nécessité dont les cascades mettent à rude épreuve toutes facultés réunies ? J'espère toutefois que je saurai jusqu'au bout porter le haut flambeau olympien à la douceur de vos méandres de recherche-connaissances.

Believe it or not, les pages que vous aurez entre les mains sont des produits qui mûrissent au jour le jour, et l'averse continue, touffue comme le tapis d'eau déversée des écluses de la voûte céleste et du sein de la terre le jour où Noé s'enferma dans son arche, entre ses mains périssables un échantillon du monde appelé à disparaître. C'est que j'ai goûté à la douceur de fraise des pensées prunelle de Léopold et je me suis piqué gravement une dure diarrhée poétique !

Mais soyons bien clair : aucune de ces lignes ne vise autre chose qu'à vous faire entrevoir, vous faire comprendre et surtout vous faire mesurer la profondeur de la délicate blessure que lui ont infligée la lame du regard critiques injustes. Ainsi, lorsque je dis que je n'arrive plus à me concentrer ; lorsque je dis que je n'arrive plus à dormir ; que je gémis sous un fardeau de plaisirs créatifs et de douleurs mélangés, c'est aussi réel que l'âpre dureté têtue du silex. Et, encore une fois, que tu vous soyez surpris de découvrir un autre Senghor ne me surprendra point, qui sais jauger le goufre concave de ce délire qui a sans doute approfondi sa solitude au milieu son propre peuple.

Chose capitale et grave, je ne me suis pas assez relu ; je ne me suis pas assez corrigé : J'écris au fur et à mesure que les expressions me tombent dessus comme de la grêle. Je me relirai certes plus tard, me liant à vous sur le blog et je reverrai le choix des mots pour m'accorder au diapason des tabalas rythmiques de la poésie de son Etre.

Pour le moment je préfère te donner le mazout sans rafinage, comme l'attestation de mon état d'âme et la sèche franchise de l'absence de tripes devant tes flèches mortelles qui me font perdre tout bon sens.

Maintenant je vous prie d'accepter cette libation grumeaux de sang et cette sève pure comme étalon pur sang qui coulent d'emblée pour vous, Etudiants, cherheurs et amateurs. Sorcièrs vaudoo de la baie de Bahia la Brésilienne, grands prétres à Memphis de Ménès, l'oracle Pythonisse d'Apollon à Delphes la Grecque, ancêtre échappée des contreforts du Fouta Djalon ou bergère Massaï des pentes escarpées du Kilimandjaro, je ne sais : Je vous laisse tous à mon coeur, je vous laisse tout mon coeur qui saura certes se faire procureur et victime. Je m'abandonne entre vos mains, genoux et face contre l'Orient Etincelant, sur les lèvres la prière que vous comprendrez, qu'un jour au lac étale de son faciès je pourrai sans interruption boire, cueillir la rose de son sourire, humer longuement la palme de ses cils léger à ses flancs le long des tanns de Joal-Fadiouth et de Djilôr : je l'inviterai, vendredi venant, sur les berges du Marigot de Doudam, aux abords de Diouroup et de Ndiongolor, sans oublier Senghor, la Cité mystériuese des Samèles.

CHANTS D'OMBRE - LETTRE A UN POETE


LETTRE A UN POETE

Nous avons déjà présenté, à deux endroits, la rime cachée de ce poème dédié à Aimé Césaire. Plongeant dans l'âme du poème maintenant, disons que Senghor nous projette sur les hautes sphères de l’amitié. Etre fidèle à une pensée, à un ami, à un compagnon de combat militaire ou politique, se compte certes parmi les plus grands principes universels et donc prisés de toutes les sociétés et cultures. Et comme le veut le « System 5 » de Leibniz en logique modale, « une chose qui apparaît dans un monde possible au moins est possible et une chose qui apparaît dans tous les mondes possibles est indispensable ». Senghor a dirigé et maintenu le contact avec son peuple et ses compagnons de jadis. Parmi eux, Aimé Césaire ami, chantre, père et défenseur de la négritude.

  1. « Au frère aimé et à l’ami, mon salut abrupt et fraternel ! Les goélands noirs, les piroguiers au long cours m’ont fait goûter de tes nouvelles mêlées aux épices, aux bruits odorants des Rivières du Sud et des Îles. »

    La beauté fleurit, les mots se succèdent comme autant de nénuphars contre la quille des pirogues au long cours, l’aile dépliée des goélands noirs... La relation entre les deux amis est assidue, franche comme le salut abrupt dégainé par le poète ; elle est double, répétée : frère aimé, ami, salut fraternel. Tant de charge en un parcours si bref !

    Comme jadis ces messagers de l’Afrique profonde, goélands et piroguiers au long cours véhiculent les nouvelles entre les deux amis. Senghor laisse entrevoir le paysage de rêve propre aux îles : des rivières, de la verdure, des fruits, des épices…

  2. « Ils m’ont dit ton crédit, l’éminence de ton front et la fleur de tes lèvres subtiles ; qu’ils te font, tes disciples, ruche de silence, une roue de paon ; que jusqu’au lever de la lune, tu tiens leur zèle altéré et haletant »

    La position privilégiée de Césaire au milieu de son peuple qui, dans le silence, écoute ses paroles de sagesse. Césaire jouit d’un grand respect, d’une révérence au milieu des siens, de la confiance. Bref il a du crédit. Senghor le présente comme un chef de jadis, assis dans un cercle : Ruche de silence, roue de paon. Ici le style de la poésie sérère est encore une fois repris. Dans ce langage imagé il y a :

    • La quantité : ruche de silence, la révérence, le respect, le crédit dont il vient de parler. On peut entrevoir le nombre de personne assises autour de Césaire et qui sont rivées comme à ses lèvres.

    • Le cercle : roue de paon. Mais la roue de paon, comme dans certaines îles où il y a une certaine ascendance indienne, il y a l’idée de la guirlande, marque de respect que l’on met autour du coup d’un hôte de marque. Ce cercle, autour de Césaire forme une guirlande d’honneur à son cou. Il y a toute l’élégance, le ballet des couleurs, mais surtout une harmonie que borde le respect.

    Voilà où nous mènent « ruche de silence » et « roue de paon » que Senghor dépose autour de Césaire. Et au poète de se demander la source de cette ferveur des disciples.


  3. Est-ce ton parfum de fruits fabuleux ou ton sillage de lumière en plein midi ? Que de femmes à la peau de sapotille dans le harem de ton esprit !

    Ici Senghor présente deux caractéristiques de la personnalité de Césaire :

    • Son élégance morale et physique : La rhétorique est belle et forte. Par la question on révèle une réalité qui ne laisse nulle place au doute. L’ami est comparé à un fruit fabuleux au parfum féerique. C’est le charisme, son influence, sa personnalité, son élégance, le parfum et le sillage de lumière en plein midi.

    • La dimension intellectuelle, artistique : que de femmes à la peau de sapotille dans le harem de ton esprit ! Ce sont les pensées de Césaire, la richesse de ses poèmes. Il présente l’esprit de son ami comme un grand Cheikh de l’Orient et dans sa cour, un grand harem où les femmes les plus belles de l’empire sont amassées. Et à l’esprit du lecteur, encore une fois, d’arpenter des sentiers dont largeur et longueur dépendront entièrement de ses capacités. Lorsque l’on connaît les pas de pachydermes, les roues d’un train en marche que forment les vers de Césaire, la peau de sapotille qui relate une douceur incomparable peut surprendre. Mais le fruit de l’âme est toujours doux quel qu’en soit la semence. Ce sont des vers venant d’une grande sensibilité bafouée, d’où leur dureté.


  4. « Me charme par-delà les années, sous la cendre de tes paupières, la braise ardente, ta musique vers quoi nous tendions nos mains et nos cœurs d’hier. »

    Tout le monde chante, mais seuls quelques-uns seront les chanteurs et parmi ceux-ci, encore plus petit le nombre de ceux qui franchissent les frontières. C’est qu’en plus d’une sensibilité unique, il faut une maîtrise de l’instrument : la langue. Et la maîtrise de la langue, consensus de références, ne peut se faire sans une connaissance profonde du patrimoine culturel. La beauté des vers ci-dessus repose – est-il nécessaire de le dire - sur le choix des mots. Ils s’allongent, ayant tous trait à un passé commun, aux moments vécus ensemble. « Par delà les années », « La cendre », signe de vieillissement, du temps écoulé, les paupières grisonnantes de l’ami à qui est décerné le salut abrupt. Mais la force, justement du fait que plus éloignés l’un de l’autre seront les composants de la comparaison, plus grande et plus profonde sera celle-ci.

    « La braise ardente » c’est la musique, la poésie de Césaire, que nous hélions hier : « les mains tendues ». C’est à peine si je n’entrevois pas un défilé militaire russe avec le bras des soldats tendus vers les généraux et dirigeants du Parti sur la place du Kremlin ! L’ardeur, la ferveur, le solennel, tout est là. Marque d’admiration indéniable !

  5. « Aurais-tu oublié ta noblesse, qui est de chanter les Ancêtres les Princes et les Dieux, qui ne sont ni gouttes de rosée ? »

    Si le Senghor mystique n’a pas été exposé, c’est certainement à cause d’une ignorance de la portée du mot « Ancêtre » dans la bouche d’un Sérère. C’est ignorer sa cosmogonie, sa théogonie, en un mot sa vision du monde. Ancêtre est synonyme de Pangools, des Serpents Sacrés, comme on aime à le dire. Ce sont des ancêtres exemplaires. Ils se sont distingués de leur vivant par des qualités et des capacités hors du commun et à cause de cela, sont élevés au degré d’intermédiaires, de protecteurs par conséquent bénéficiant d’un culte au sein de la famille, qui peut être de lignée paternelle ou maternelle. Il ne faut pas dire que ce sont des dieux. Oh que non !

    Et les premiers missionnaires ont fait cette faute grave, faute qui, d’ailleurs se perpétue de nos jours et des intellectuels africains, influencés par cette fausse interprétation n’hésitent pas à employer le mot de dieu à leur place, mot qui, pourtant les choquerait dans leur propre langue. Il faut dire en sérère, à un sérère que les Pangools sont ses dieux : « Pangools ke ndefu Roog of. »

    C’est une remarque qui passerait difficilement. Et pourtant nous, à cause d’une différence de sensibilité aux mots d’une autre langue, que nous acceptons facilement le terme de dieu, de sorcier. Si nous ne rectifions pas la fausse interprétation de nos valeurs, de nos croyances, qui d’autre le fera à notre place ? Si l’on inversait les rôles, les Français de France accepteraient-ils sans rechigner, si nous disons que les anges de leur religion sont des Pangools, ou qu’ils sont des dieux ? Mais revenons à nos vers.

    Senghor rappelle à Césaire sa négritude. Toutefois, ce rappel penche plus vers la recommandation que l’appel à l’ordre. Souviens-toi de ton rôle qui est de chanter les Ancêtres, les Princes et les Dieux. La poésie africaine a comme thème central l’être humain. Elle n’est pas détachée comme sa cousine européenne, qui laisse les hommes et retrace le flot léger des nuages, la couleur de rubis des fleurs par les jardins. Chez le Sérère Senghor, il y a le chant de cérémonie, la rapsodie des griots. La fleur n’a pratiquement aucune place dans cette poésie, encore moins les gouttes de rosée. C’est une poésie de l’homme, qui part de l’homme et atterrit sur les savanes immenses de l’humanité puisque « la vraie foi n’est possible sur les terroirs où les hommes se font dieux, et les dieux deviennent homme », comme le dit André Gide dans « Voyage au Congo », livre paru en 1927, suite à son séjour d’un an dans ce pays, périple qui débuta le 14 juillet 1925, en compagnie de Marc Allégret, alors apprenti cinéaste.

  6. « Tu devrais offrir aux Esprits les fruits blancs de ton jardin - Tu ne mangeais que la fleur, récoltée dans l’année même, du mil fin et ne pas dérober un seul pétale pour en parfumer ta bouche. »

    « Au bout de quelque temps, Caïn fit à l’Eternel une offrande des fruits de la terre. » C’est le début de l’histoire d’Abel et Caïn, dans « Genèse 4.3 » . Faire des sacrifices des prémices de ses champs est une des pratiques les plus courantes de la culture sérère. Le chef de carré se rend au champ dès que les premiers épis de mil mûrissent puis en cueillent. La première farine de la saison est préparée. Accompagné des enfants, le père va verser une libation au lieu sacré. Les enfants mangent après qu’une partie ait été versée sur une tombe, un pilon ou au pied d’un arbre, parfois sur les trois. A partir de ce moment les membres de la famille peuvent commencer à savourer les premiers fruits de la saison sous forme de « muum », épis de mil qu’on grille au petit feu. Avant cette cérémonie, personne, même un enfant, n’avait droit de « …dérober un seul pétale pour en parfumer sa bouche ». C’est cela que rappelle Senghor à son ami Césaire.

    « Les fruits blancs du jardin » ne sont autres que les pages blanches sur lesquelles Césaire écrit ses œuvres, ses manuscrits. Les premières - l’essentiel - doivent être dédiées aux chants des « Ancêtres, des Princes et des Dieux », qui sont la mesure de la noblesse du chantre Césaire, du poète négro-africain


  7. « Au fond du puits de ma mémoire, je touche ton visage où je puise l’eau qui rafraîchit mon long regret. »

    Ici, c’est à peine si nous ne pouvons voir Senghor sur les bords des puits nocturnes de Fimela ou bien la fontaine de Kam-Dyamé, où à midi il buvait une eau mystique au creux de ses mains .

    Voilà Senghor, ainsi qu’une femme sérère, un seau à la main, puisant de l’eau. Comme nos puits ont un sérieux problème d’eau, nous pouvons entendre racler le récipient contre le fond du puits. Là il touche la lie, les traits presque défaits du visage de son ami tellement le temps a passé. Car ce puits, c’est le puits de sa mémoire. Et dans cette mémoire il a fidèlement gardé le faciès de son ami malgré le temps écoulé, comme la femme fidèle, malgré la dureté du devoir, va racler le fond du puits pour ramener quelques gouttes dans sa famille. Cette lie, ces traits qu’il va prendre dans son récipient, c’est l’eau qui rafraîchit sa mémoire. Ce sont les souvenirs ravivés qui rapprochent les jours communs d’hier. En même temps, ils augmentent le regret de la présence du Frère aimé.

  8. « Tu t’allonges royal, accoudé au coussin d’une colline claire, ta couche presse la terre qui doucement peine. Les tam-tams, dans les plaines noyées, rythment ton chant, et ton vers est la respiration de la nuit et de la mer lointaine. »

    Voilà l’effort payé ! Parmi la lie prise du fond de la mémoire, Senghor retrouve son ami. Il le voit étendu comme un prince, et à côté de lui la compagne. C’est une marque d’élégance, de ne pas s’adresser à la seule qu’on connaît, mais d’y ajouter les membres de la famille. « Coussin d’une colline claire » est une expression chargée de sensualité. Encore une fois, la force de l’image négro-africaine. La couche qui presse la terre qui doucement peine entre dans le même cadre…

    « Tam-tams dans les plaines noyées » fait partie de ces expressions que nous disons « purement poétiques. », expressions dressées ainsi qu’un coup de pinceau supplémentaire pour donner force au paysage, dans l’unique souci de ne laisser une partie mal soignée. « Les plaines noyées » par contre nous fait voir la présence de l’eau, bien sûr, présence d’autant plus poignante que Césaire est parmi les îles, entouré d’eau et de verdure : « Tes nouvelles mêlées aux épices, aux bruits odorants des Rivières du Sud et des Îles ».

  9. « Tu chantais les Ancêtres et les princes légitimes, tu cueillais une étoile au firmament pour la rime rythmique à contretemps »

    Voilà que Senghor nous vient à l’aide dans notre définition des expressions purement poétiques. Ce sont des vers cueillis au firmament « pour la rime rythmique à contretemps», pour le remplissage. C’est la même idée exprimée, en d’autres termes.

  10. « Et les pauvres à tes pieds nus jetaient les nattes de leur gain d’une année, et les femmes à tes pieds nus leur cœur d’ambre et la danse de leur âme arrachée. »

    Ici il faut descendre au plein cœur du Sine. Il faut aller à Joal-Fadiouth, à Fimela et Yayème, aller à Diofior retrouver les femmes dont le rythme des calebasses ressemble au tintement saccadé de conques entrechoquées ! Lorsque le rythme sera mûr au jardin de la mélodie, alors vous verrez, jusqu’aux plus pauvres, des gens jetaient aux pieds des batteuses, ou aux pieds de Yandé-Codou leur gain d’une année. Ici il faut se méfier de cette manie de Senghor de renverser les comparaisons, et c’est méchamment beau : En réalité, ce ne sont pas les nattes de gains qui sont jetées : ce sont les gains qui sont jetés sur les nattes, les « sars » sur lesquelles sont assises les chanteuses. Voilà la séquence des évènements :

    • Une personne pour qui se tisse la mélodie se lance dans le cercle.
    • Tous les parents, et spécialement les cousines, enfants de la sœur du père, « faap-o-tew » vont faire le « yuuk ». Ils dansent autour de la personne, les femmes lui essuyant le visage avec leur foulard, qu’elles peuvent jeter ensuite aux pieds de leur cousin, signe qui veut dire : « Marche dessus, tu es notre roi ou notre reine, tu es le maître ou la maîtresse ! ». C’est justement durant ces moments que viennent les interjections « Kor Sanou ! »

    C’est que dans le cousinage si avancé de la famille sérère, ces enfants de la sœur du père sont des « esclaves ». Pour chaque événement familial, ils ont le droit de réclamer un geste de leur cousin. Pendant l’initiation des garçons, les anciens habits de ceux-ci, qui faisaient partie de leur ancienne vie, leur parviennent intégralement.

    Voilà une petite explication qui permet d’avoir une vision du bien fondé de ces images de Senghor. Les femmes décernent à Césaire leur cœur d’ambre, comme ceux qui font le « yuuk » donnent de l’argent à celui qui reçoit les éloges. Ce don est pour renforcer sa capacité de don envers les cantatrices. Il y a aussi la danse exécutée par chacun d’entre eux durant l’acte de « yuuk », avant de regagner sa place dans la foule des spectateurs.

    Il n’est pas rare qu’un geste soit regretté. Dans la pulsion des sentiments, lorsqu’une cantatrice comme Yandé Codou atteint les fibres du cœur, la main peut ressortir de la poche ou une promesse de la bouche sans calcul. Sur la base de cette réalité, le mot « arrachée » qu’utilise Senghor n’est pas exagéré.

  11. « Mon ami, mon ami – ô ! Tu reviendras ! Je t’attendrai – le message confié au patron du cotre – sous le kaïcédrat. Tu reviendras au festin des prémices. Quand fume sur les toits la douceur du soir au soleil déclive et que promènent les athlètes leur jeunesse, parés comme des fiancés, il sied que tu arrives. »

L’invitation est jetée, et la promesse de toute la richesse du folklore sénégalais. L’arbre choisi est assez spécial. C’est à ces pieds que se déroulaient les fêtes destinées aux Ancêtres. C’est à son pied que se déroulaient les palabres à une lieue d’honneur. Senghor attend donc son visiteur de marque, sous la plus haute marche du royaume d’enfance.

Il l’attend pendant la saison des prémices, la saison des récoltes. En Sérère, qui relègue toute fête, comme les funérailles, le mariage, la circoncision à cette époque, Senghor compte recevoir son ami pendant la saison de l’abondance, des moyens de le recevoir : souvenez-vous de notre exemple de Djirnda Lamine

Il l’attend au soir. Encore cette image belle : voilà que la douceur du soir fume sur les toits au déclin du soleil. Attention : dans la douceur du soir, lorsque le soleil décline, les toits fument ou, plus exactement, la fumée s’échappe des toits, parce que les femmes commencent à préparer le repas.

La saison des récoltes, c’est la période des fêtes gymniques, des séances de lutte. Les lutteurs vont alors de village en village. A la tombée de la nuit ils commencent à se préparer pour les combats qui auront lieu sur la place du village. Ils sont parés comme des fiancés, soigneusement déguisés, avec les pagnes de coton filé par leur maman chérie.

UN RAPIDE EXEMPLE POUR LE DICtiONNAIRE

Njamala Njogoy