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lundi 1 octobre 2018

CHANTS D'OMBRE - NUIT DE SINE


NUIT DE SINE

Ne pas chanter la femme noire ? Comme il le murmure à Abdoulaye Ly dans « Camp 1940 », Senghor « n’est-il pas libre de la liberté du destin ? » Il prend la liberté de partager cette nuit du Sine avec une femme complice. Non, n’allez pas chercher des couleuvres et des mambas sous le lit : comme le directeur de la pièce au théâtre, il choisit son décor. Il n’est pas journaliste, son esprit, à la manière des dieux, comme celui de tous les artistes, est de créer le monde dans lequel il évolue ou dans lequel il veut évoluer : « … Or donc, pour Homère et les Grecs de son époque, le poète est visité, habité par un dieu, qui lui donne la force de l’inspiration. Pour quoi on le qualifiait de theios, « divin », on l’appelait aoïdos « chanteur », et pas encore poïetes, « fabricant ». Possédé par une divinité, la Muse, le poète-récepteur modulait le chant que lui chantait celle-ci, mais non sans y apporter sa marque, c’est-à-dire sa propre forme : sa technê … Il a le droit d’ériger des paysages dignes extraits d’un kaléidoscope fictif où les arbres sont bleus ou rouges. Il n’a pas besoin d’avoir une maîtresse en chair et en os pour cette complicité qui donne une autre dimension au poème.

  1. « Femme, pose sur mon front tes mains balsamiques, tes mains douces plus que fourrure. Là-haut les palmes balancées qui bruissent dans la haute brise nocturne à peine. Pas même la chanson d’une nourrice. »

    La valeur de ces vers est une initiation à une nuit dans le Sine. Pour « sentir » sa plénitude, il faut la passer dans un village du Sine entouré de hauts rôniers, par exemple à Yayème ou à Doudam, notre village natal, et écouter le bruissement des palmes dans la brise libérée de la nuit percale.

    Senghor, encore une fois, se livre, comme cela revient toujours, à sa comparaison juxtaposée : « Les palmes balancées qui bruissent dans la haute brise nocturne. » Ce n’est pas la brise qui est haute, mais les palmes qui sont suspendues dans cette brise, car il veut nous aider à en mesurer la dimension sans la toucher du doigt.

    La nuit est intime, et le poème lui rend ce caractère particulier en mettant en scène une femme aux mains balsamiques, des mains plus douces que fourrure. Que serait le poème sans cette complicité, sans cette complice à qui l’on peut parler, faisant franchir au lecteur une limite au-delà de laquelle, complice à son tour ou victime, il participe à un entretien qui semble ne pas lui être décerné ? D’emblée, comme sans le vouloir, il assiste à la scène, écoute et entend des propos, comme quelqu’un qui écoute derrière les portes. Et parfois il tend l’oreille, redouble d’effort pour ne pas perdre une seule sentence murmurée entre ce couple. Il se laisse bercer, voyeur dans le paroxysme de l’acte de l’esprit.  

  2. « Qu’il nous berce, le silence rythmé. Ecoutons son chant, écoutons battre notre sang sombre, écoutons battre le pouls profond de l’Afrique dans la brume des villages perdus »

    Le silence de la nuit. Pas même la chanson d’une nourrice. Le poète, comme l’hypnotiseur invite à l’abandon, à l’adossement au silence rythmé. Car, dans ce silence, il y a le battement du cœur dans le jeu de l’intime, il y a le pouls, le rythme profond de l’Afrique, le rythme de l’Afrique profonde. Juxtaposition de l’image, comme dans la suite du vers : « La brume des villages perdus ». En réalité ce sont les villages qui sont couverts par la brume. Savoir lire Senghor, c’est savoir ne pas succomber sous la structure bicéphale de ces comparaisons. Elles reviennent si souvent que si nous les suivons, nous allons nous noyer dans une spirale de répétitions galactiques.

  3. « Voici que décline la lune lasse vers son lit de mer étale, voici que s’assoupissent les éclats de rire, que les conteurs eux-mêmes dodelinent de la tête comme l’enfant sur le dos de sa mère, voici que les pieds des danseurs s’alourdissent, que s’alourdit la langue des chœurs alternés. »

    Allitération double, formée de consonnes liquides et de suintantes : Les « l » et les « s » se succèdent pour perpétuer le bruissement des palmes et le pas régulier de la lune lasse, lilas par les tanns célestes. A celles-ci s’ajoute la syncope des « alvéolaires », succession de « t » et « d » qui rythment, entrecoupés à leur tour par le retour des liquides, la tête de l’enfant suivant la cadence lorsque la maman se lance dans le cercle au rythme des tam-tams. Et le vers fume et flambe pour s’éclairer définitivement à la fin « des chœurs alternés ».

    Il y a ici une apparence de la problématique du silence. Le poète dit : « pas même la chanson d’une nourrice ». Puis : « Ecoutons le silence rythmé », et plus tard, il y a « les conteurs, les pieds des danseurs et les chœurs alternés » ! Ce serait se méprendre sur le « silence rythmé » et « le pouls profond de l’Afrique dans la brume des villages perdus ». C’est que, comme le zéro absolu, le silence absolu est difficile à trouver en Afrique, pour ne pas dire impossible. En réalité le silence est rythmé par le bruissement des palmes dans la haute brume. Le pouls de l’Afrique, c’est l’écho des veillées de contrées voisines et celui de tam-tams provenant des villages lointains, villages réels ou de la troisième dimension, ceux des esprits qui reprennent les espaces désertés des hommes dans le tard de la nuit. Cette interprétation est supportée par la présence de la lune qui, dans la vieillesse de l’heure, se retire, elle aussi, « vers son lit de mer étale ».

  4. « C’est l’heure des étoiles et de la Nuit qui songe s’accoude à cette colline de nuages, drapée dans son long pagne de lait. Les toits des cases luisent tendrement. Que disent-ils, si confidentiels, aux étoiles ? Dedans, le foyer s’éteint dans l’intimité d’odeurs âcres et douces. »

    D’autres habitants, célestes, continuent la veillée au-dessus du village. Ce sont les étoiles et la nuit qui, comme un vieillard, songe, le coude sur une colline ou un coussin de nuages. Elle est drapée dans un pagne blanc, son pagne en coton, son pagne de lait, qui n’est autre que la clarté éclatée de la lune. Les toits, seuls avec ces nouveaux compagnons à la retraite des hommes, se dressent, baignés par cette clarté. Ils tiennent des palabres dans le secret de l’heure, comme les anciens sous les kaïcédrats.

    Ici le souffle de la muse est parfait. Senghor prend les objets célestes pour en faire un tableau vivant de la vie villageoise au cœur du Sine. La nuit est comme l’aïeule qui, tard dans la soirée, reste seule sur sa natte. Les petits-fils qui se serraient contre elle comme des poussins sont partis se coucher. Elle a le temps de se retirer dans son monde de songes. Elle a toujours une couverture, un pagne en coton. Couchée, parfois la tête dressée, retenue par la main, le coude sur un oreiller, elle peut écouter ce que se disent les autres, intervenir, s’associer à la discussion.

    Les toits sont plus impressionnants dans la nuit. La paille, au fil des années, des pluies et de la poussière est noir foncé. Ils prennent l’allure majestueuse de patriarche, détenteur de la sagesse, du secret et donc aptes à tenir des palabres. Comme les villageois d’un certain âge ! C’est justement ce qu’ils font. Et les interlocuteurs sont les habitants d’un autre village, d’un autre monde : Les étoiles.

    Mais le couple est dans l’intimité de la chambre. Le feu de bois allumé dès la tombée de la nuit maintenant s’éteint. C’est que le bois est entièrement consumé ou bien n’a pas été régulièrement ravivé.

  5. « Femme, allume la lampe au beurre clair, que causent autour de nous les Ancêtres comme les parents, les enfants au lit »

    Le poète introduit une autre lumière propice au retour des Ancêtres, des Pangools. Il veut qu’ils viennent leur parler, leur donner des conseils, leur transmettre la sagesse, comme les parents au chevet de l’enfant avant que le sommeil ne s’interpose.

  6. « Ecoutons la voix des Anciens d’Elissa. Comme nous exilés, ils n’ont pas voulu mourir, que se perdît par les sables leur torrent séminal. »

    Senghor remonte à Elissa du Gabou. C’est une place d’où il tire ses origines. Nous savons, selon les recherches, qu’il y a deux souches quant à l’origine des Sérères : le groupe mandé, venu du Mali en traversant la Guinée Bissau, la Casamance puis la Gambie pour s’installer le long de la Petite Côte avant de remonter vers l’intérieur du pays, avec Mbissel de Mansa Waly Mané comme point de départ et d’instituer la royauté des Guelwars dans le Sine. Quelques recherches basées sur la linguistique historique rattachent cette période d’implantation mandingue aux noms de localité le long de la Petite Côte. Il y a une haute fréquence de la syllabe « Fa » au début des noms, le « Fa » venant probablement du mandingue et voulant dire « Père » : Fadiouth, Faoye, Fayil, Fayako, Faboura, Fassakhor, etc. Une autre souche viendrait du Nord du fleuve Sénégal.

    Mais la relation Senghor - Elissa est particulière. Cette place revient plus de deux fois dans ses poèmes, et toujours pour décrire une situation qui, interprétée selon la tradition et la croyance sérère, peut donner des frissons. Nous allons voir pourquoi : « Ecoutons la voix des Anciens d’Elissa. Comme nous exilés, ils n’ont pas voulu mourir, que se perdît par les sables leur torrent séminal ».

    Si Senghor avait écrit ces lignes actuellement, nous aurions dit qu’il regarde trop la télévision, et qu’il devrait suivre moins « Highlander » . Senghor a une souche à Elissa. Là-bas, une chose terrible s’est passée, une guerre, et plusieurs des siens y sont restés : des gens qui ne voulaient pas mourir. Des gens qui ne voulaient pas disparaître sans laisser de trace. Ce Senghor donc, et cette femme dans la chambre… Cette femme est-elle réellement une complice du poète ou une compagne qui s’est relevée comme lui du milieu des corps décimés d’Elissa ? Dans « Que m’accompagnent koras et balafon », sixième strophe, voici ce qu’il dit : « J’étais moi-même le grand-père de mon grand-père. J’étais son âme et son ascendance, le chef de la maison d’Elissa du Gabou droit dressé. En face, le Fouta-Djalon et l’Almamy du Fouta. »

    Nous avons aussi dit que le poète n’est pas un journaliste. Il a la liberté et la force du dieu créateur. Toute considération faite, nous pouvons nous demander : Et si c’était réalité, ancré comme il est dans sa culture, plus imprégné d’elle que ceux qui veulent lui interdire de chanter la femme noire ? N’a-t-il pas dit, dans « Comme les lamantins vont boire à la source » : « …J’ai donc vécu en ce royaume, vu de mes yeux, de mes oreilles entendu les êtres fabuleux par-delà les choses : les Kouss dans les tamariniers, les Crocodiles, gardiens des fontaines, les Lamantins, qui chantaient dans la rivière, les Morts du village et les Ancêtres (les Pangools), qui me parlaient, m’initiant aux vérités alternées de la nuit et du midi. Il m’a donc suffi de nommer ces choses, les éléments de mon univers enfantin, pour prophétiser la Cité de demain, qui renaîtra des cendres de l’ancienne, ce qui est la raison d’être du Poète. »

    Comme le Saltiki ! Relevé d’entre les cadavres de Gabou, le voilà exilé. Et il ne veut pas mourir, que ne se perdît par les sables le torrent séminal. Exactement comme à Elissa, Senghor évoque le moment propice de la procréation, de la régénérescence. P

    our le Sérère, il y a « a ciiƭ ». Pour ne pas aller dans une trop longue explication, nous dirons que c’est un esprit en quête d’issue pour regagner le monde, se réincarner. C’est de ce moment-là qu’il parle : « La case enfumée que visite un reflet d’âmes propices »

    C’est le moment de l’union pour ouvrir l’issue pour ces âmes, exactement comme sur le champ de bataille d’Elissa du Gabou : « Dormez, les héros, en ce soir accoucheur de vie, en cette nuit grave de grandeur. » Pour pouvoir transcender, se propulser et regagner des issues, les héros sur le champ de bataille doivent dormir profondément, mourir. C’est uniquement alors que la transition est possible. Le soir d’Elissa, comme cette nuit du Sine, dans la case aux odeurs âcres et douces, le moment est propice. Le poète veut s’unir à la complice pour permettre aux âmes propices de se réincarner, comme les morts d’Elissa devaient plonger plus profondément et transcender avec toute leur grandeur de héros. Il se décrit comme l’un d’eux, mais un qui aura la chance de se relever, d’être sauvé : « Mais sauvée la Chantante, ma sève païenne qui monte et qui piaffe et qui danse, mes deux filles aux chevilles délicates, les princesses cerclées de lourds bracelets de peine comme des paysannes. Des paysans les escortent pour être leurs seigneurs et leurs sujets et parmi elles, la mère de Siga Badial transcrit en sérère : Siga Ɓaƈal, fondatrice de royaume qui sera le sel des Sérères, qui seront le sel des peuples salés. »

    De ce charnier il y aura des rescapés : pas en chair et en os, mais sous forme de sève, de torrent séminal. Trois personnes de marque exactement : une représentation de Senghor et deux princesses dont l’une est la mère de Siga Badial, qui est connue comme étant la première femme fondatrice de royaume, ce qui lui permettra de dire « J’étais moi-même le grand père de mon grand-père ». Puis une foule de paysans dont certains seront plus tard des seigneurs, ce qui s’est réellement passé dans le Sine, si les Guelwars, originaires d’Elissa du Gabou se sont soudés à un peuple autochtone pour l’assimiler de l’intérieur et perpétuer leur royauté, comme le veut le Père Henry Gravrand dans « Cosaan ».

    Se peut-il que parmi le reflet des âmes propices il y ait justement ceux d’Elissa, qui n’ont pas voulu mourir ? Voilà l’énigme que nous laisse Senghor sur eux et sur lui-même. Highlander sérère, « saltiki » qui a su se réadapter dans le monde moderne et briller sur d’autres degrés, avec la splendeur que nous lui connaissons ! Mythe répété ou réalité sérère, le moment de l’union est choisi pour permettre à des Esprits vagabonds qui aspirent à la renaissance de renaître au monde, comme les trois flammes qui se lèveront du champ de bataille d’Elissa pour la refonte d’un nouveau royaume.

  7. « Que j’écoute, dans la case enfumée que visite un reflet d’âmes propices ma tête sur ton sein chaud comme un dang au sortir du feu et fumant. »

    Il faut aller au paroxysme de l’intimité. Le sein de la femme est chaud comme un dang. Le « ɗαŋ », qui vient du sérère, est un morceau de couscous cuit à la vapeur que l’on donne aux enfants (et aux adultes parfois) pour casser une petite faim en attendant le repas du soir.

  8. « Que je respire l’odeur de nos Morts, que je recueille et redise leur voix vivante, que j’apprenne à vivre avant de descendre, au delà du plongeur, dans les hautes profondeurs du sommeil »

    Senghor veut perpétuer les morts, les héros tombés sur le champ de bataille à Elissa du Gabou dans « Que m'accompagnent kôras et balafong », redonner vie à leur voix, leur donner une occasion pour la réincarnation en s’unissant à la femme, mais aussi amasser leur sagesse avant de replonger dans les profondeurs de la mort, ces hautes profondeurs du sommeil.

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UN RAPIDE EXEMPLE POUR LE DICtiONNAIRE

Njamala Njogoy