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mercredi 3 octobre 2018

HOSTIES NOIRES - ASSASSINATS


  • ASSASSINATS

    1. « Ils sont là étendus par les routes captives, le long des routes du désastre, les sveltes peupliers, les statues des dieux sombres drapés dans leurs longs manteaux d’or, les prisonniers sénégalais ténébreusement allongés sur la terre de France. »

      Des tirailleurs sénégalais ténébreusement allongés sur la terre de France. Quelle sorte de prisonniers sont-ils ? A la guerre on ne fusille pas le prisonnier. C’est un assassinant, qui aurait été digne, de nos jours, de la cour internationale de justice. Mais le nègre n’était pas un humain. Les voilà drapés dans leurs manteaux d’or, allongés sur cette terre étrangère.

    2. « En vain ont-ils coupé ton rire, en vain la fleur plus noire de ta chair. Tu es la fleur de la beauté première parmi l’absence nue des fleurs, fleur noire et son sourire grave, diamant du temps immémorial. »

      Si Hitler s’est étonné que ce soient des hommes, le poète les relègue à l’origine même de la vie, cette race qui a tant souffert, tout subi comme celle de l’holocauste, et qui s’est toujours relevée pour défier de nouveaux obstacles. En vain le rire coupé, en vain la fleur plus noire de sa chair, mais elle se relève, le sourire grave, immuable comme un diamant éternel.

    3. « Vous êtes le limon et le plasma du printemps virile du monde. Du couple primitif vous êtes la charnure, le ventre fécond de la laitance. Vous êtes la pullulance sacrée des clairs jardins paradisiaques et la forêt incoercible, victorieuse du feu et de la foudre. »

      Le poète, par delà ses corps étendus entrevoit un monde nouveau, un nouvel ordre mondial. Jamais, devant la mort, Senghor ne s’est vu abattre et se laisser bercer par le sentiment de la fin. C’est un point ultime qui aboutit a un recommencement perpétuel : « Vous êtes le plasma du printemps virile du monde ». C’est d’emblée une race qui passe par les transitions inévitables du monde pour se hisser à un degré supérieur.

    4. « Le chant vaste de votre sang vaincra machines et canons, votre parole palpitante les sophismes et mensonges. Aucune haine votre âme sans haine, aucune ruse votre âme sans ruse. 0 Martyrs noirs race immortelle, laissez-moi dire les paroles qui pardonnent. »

      Ici, nous avons justement ce trait qui fait aimer Senghor et le pousse à mettre l’émotion au-delà de la raison hellène : « Le chant vaste de votre sang vaincra machines et canons, votre parole palpitante les sophismes et les mensonges ». Rebutés, forcés de combattre, insultés puis assassinés, leur âme est sans haine et leur âme sans ruse. Ils ont tout donné dans la droiture naïve de leur âme.

  • HOSTIES NOIRES - AU GOUVERNEUR EBOUE


    AU GOUVERNEUR EBOUE
      A Henri et Robert Eboué

    1. « L’Aigle blanc a glapi sur la mer sur les Isles, comme le blanc cri du soleil avant midi. Le lion a répondu, le prince de la brousse qui soulève la torpeur lâche de midi. Ebou-é ! Et tu es la pierre sur quoi se bâtit le temple, et l’espoir et ton nom signifie la pierre et tu n’es plus Félix ; je dis Pierre Eboué. »

      L’Aigle Blanc, c’est bien le général de Gaule, dont l’appel fait l’objet du poème précédent. Le lion qui répond, c’est bien le gouverneur Eboué, auquel, à la manière du Christ face à pierre, Senghor va rebaptiser : « Tu es heureux, Simon, fils de Jonas ; car ce ne sont pas la chair et le sang qui t’ont révélé cela, mais c’est mon Père qui est dans les cieux. Et moi je dis que tu es Pierre, et que sur cette pierre je bâtirai mon église, et que les portes du séjour des morts ne prévaudront point contre elle. »

    2. « Les jeunes dieux de proie se sont dressés, ils lancent leurs yeux sillonnés d’éclairs, ils ont lancé devant eux l’ouragan et les faucons planant sur les hordes de fer et toute la terre trembla au loin sous la charge massive de l’orgueil. »

      Le gouverneur, répondant à l’appel du général de Gaule, va rassembler ses soldats, les jeunes dieux de proie qui se sont dressés, lançant leurs yeux sillonnés d’éclair. C’est certainement les chars et autres véhicules militaires, au-dessus desquels planent les bombardiers, ces faucons par-dessus les hordes de fer. C’est une puissance de feu qui ébranle toute la terre.

    3. « Ebou-é ! Tu es le Lion au cri bref, le Lion qui est debout et qui dit non ! Le lion noir aux yeux de voyance, le Lion noir à la crinière d’honneur tel un Askia du Songhoï, Gouverneur au panache de sourire. Tu es la fierté simple de l’Afrique mienne, la fierté d’une terre vidée de ses fils, vendus à l’encan moins cher que harengs, et il ne lui reste que son honneur. Et trois siècles de sueur n’ont pu soumettre ton échine. Ebou-é ! Tu es pierre qui amasse mousse, parce que tu es stable et que tu es debout. »

      La réponse du gouverneur n’est pas vue comme venant d’un homme. Eboué, noir et plus tard beau-père de Senghor, est un symbole de l’Afrique nouvelle, cette Afrique dont les enfants ont été vendus à l’encan, moins chers que hareng. Cette Afrique qui a longtemps courbé l’échine, doit se redresser, comme cette France actuellement se redresse pour dire non.

    4. « Mille peuples et mille langues ont pris langue avec ta foi rouge. Voilà que le feu qui te consume embrase le désert et la brousse, voilà que l’Afrique se dresse, la Noire et la Brune sa sœur, l’Afrique s’est faite acier blanc, l’Afrique s’est faite hostie noire pour que vive l’espoir de l’homme. »

      L’Afrique entière, toute la diaspora répond à l’appel et se met aux côtés du gouverneur, l’Afrique noire comme l’Afrique magrébine, l’Afrique se redresse pour se faire hostie noire afin que vive l’espoir de l’homme.

    HOSTIES NOIRES - CAMP 1940


    CAMP 1940
      Au Guélowâr

    1. « Guélowâr ! Nous t’avons écouté, nous t’avons entendu avec les oreilles de notre cœur. Lumineuse, ta voix a éclaté dans la nuit de notre prison comme celle du Seigneur de la brousse, et quel frisson a parcouru l’onde de notre échine courbe ! »

      Voilà le général de Gaule affublé d’un titre des rois du Sine, le royaume d’enfance du poète. Des îles britanniques où il s’est réfugié, il fera appel à tous les soldats de la France libres de se lever et de faire front. C’est à cet appel radiophonique que va répondre Senghor, comme plusieurs autres.

      Et cette voix lui rappelle celle du Seigneur de la brousse dans les contes des veillées de son enfance, cette voix qui a éclaté dans la nuit de leur prison. Et comme Senghor enfant frissonnait durant les récits, Senghor enfant dans la France occupé va frémir de tout son corps.

    2. « Nous sommes des petits oiseaux tombés du nid, des corps privés d’espoir et qui se fanent, des fauves aux griffes rognées, des soldats désarmés, des hommes nus. Les plus purs d’entre nous sont morts : ils n’ont pu avaler le pain de honte. »

      La France est occupée. Ses enfants n’ont plus où donner la tête. Ils sont comme de petits oiseaux tombés de leur nid, sans défense comme des fauves aux griffes rognées, des soldats sans armes, des hommes nus. Plusieurs se sont suicidés, certainement en se lançant contre tout espoir vers un ennemi déjà sur le dessus. Combien de capitaines, de commandants n’avaient pas sabordé leurs bateaux pour ne pas les laisser aux mains de l’ennemi ? Ils ont refusé le pain de la honte, ils ont refusé la reddition.

    3. « Et nous voilà pris dans les rets, livrés à la barbarie des civilisés, exterminés comme des phacochères. Gloire aux tanks et gloire aux avions ! »

      Les habitants de la France sont des poissons d’emblée dans les rets, à la merci de la barbarie des civilisés, de cette race qui, paradoxalement, se veut la race suprême et qui traîne le monde dans une barbarie jamais vécue auparavant sur la face de la terre. Cette race aryenne supérieure, cette race humainement supérieure déploie ses tanks et ses avions, faisant de la terre « un immense village de boue et de branchages, un village crucifié par deux fosses de pestilences » où « haines et faims ferment dans la torpeur d’un été mortel » .

    4. « Nous avons cherché un appui, qui croulait comme sable des dunes, des chefs, et ils étaient absents, des compagnons, ils ne nous reconnaissaient plus et nous ne reconnaissions plus la France. »

      Dans ce désarroi, le peuple a cherché un guide, un appui, et cet appui était plus faible que sable croulant. Il a cherché des chefs, mais il n’y avait aucun. Ils ont cherché des compagnons, mais les frères d’armes ne les reconnaissaient plus, n’osaient plus les reconnaître, comme Pierre au moment de l’arrestation de Jésus, et la France avait, encore une fois, ce masque de petite apposé sur son visage, la rendant méconnaissable : « Ah ! Seigneur, éloigne de ma mémoire la France qui n’est pas la France, ce masque de petitesse et de haine sur le visage de la France, ce masque de petitesse et de haine pour qui je n’ai que haine… » Et encore : « …Est-ce donc vrai que la France n’est plus la France ? Est-ce donc vrai que l’ennemi lui a dérobé son visage ? »

    5. « Dans la nuit nous avons crié notre détresse. Pas une voix n’a répondu. Les princes de l’Eglise se sont tus, les hommes d’Etat ont clamé la magnanimité des hyènes. Il s’agit bien du nègre ! il s’agit bien de l’homme ! non ! quand il s’agit de l’Europe. »

      Dans cette Europe sous la griffe du nazisme, toutes les structures s’ébranlent jusque dans leur fondement. L’église est paralysée, comme l’est la machine d’état, qui a clamé, pactisé avec la magnanimité des hyènes.

      Senghor ne mentionne jamais « Hitler », mais parle de l’Hyène : en plus du « h » qui est à l’initial des deux mots, le caractère plus que négatif de l’hyène dans les contes africains rejoint certainement assez bien ceux d’Hitler.

    6. « Guélowâr ! Ta voix nous dit l’honneur l’espoir et le combat, et ses ailes s’agitent dans notre poitrine. Ta voix nous dit la République, que nous dresserons la Cité dans le jour bleu, dans l’égalité des peuples fraternels. Et nous, nous répondons : Présents, ô Guélowâr ! »

      Les plus nobles sont morts pour avoir refusé d’avaler le pain de la honte. Les survivants sont appelés à se relever au nom de l’honneur pour combattre et faire germer l’espoir pour dresser la cité, une nouvelle république faite de tous les peuples confédérés, une république rebâtie dans l’égalité des peuples fraternels. Est-ce justement le moment qui fait dire au poète : « Au champ de la défaite si j’ai replanté ma fidélité, c’est que Dieu de sa main de plomb avait frappé la France. »

    HOSTIES NOIRES - PRIERE DES TIRAILLEURS SENEGALAIS


    PRIERE DES TIRAILLEURS SENEGALAIS

    1. STROPHE I

      1. « Seigneur ! si je Te parle, Toi .qui es l’Obscure Présence, ce n’est pas que la République m’ait nommé bon roi de mon peuple ou député des Quatre Communes. J’ai poussé en plein pays d’Afrique, au carrefour des castes des races et des routes et je suis présentement soldat de deuxième classe parmi les humbles des soldats. »

        Qui est mieux placé pour intercéder, représenter les siens que le député ? Et pourtant voilà que Senghor, au seuil de sa prière, éloigne celui-ci. C’est qu’il est naturellement plus muni et, partant, plus apte que cette nomination qui tout à coup semble superficielle face à la prédestination naturelle : « …J’ai poussé en plein pays d’Afrique, au carrefour des castes et des races et des routes » : Il peut donc représenter toutes les races de la société africaine et toutes les classes sociales qui les composent. Etant au carrefour des routes, il est au courant de toutes les choses qui se passent. Il est informé de la situation générale de l’Afrique

        « …Et je suis présentement soldat de deuxième classe parmi les plus humbles des soldats. » : Voilà la justification complète. C’est un soldat qui intercède pour les soldats, un soldat parmi les plus humbles des soldats, justement le caractère requis pour se recueillir devant son Seigneur, trait d’humilité double, celui du soldat, mais aussi cette humilité du croyant.

      2. « Toi qui es l’oreille des souffles minimes, qui entends les chuchotements nocturnes au-dedans des cases, que l’on a lancé la Sourde, la machine à recruter dans la moisson des hautes têtes, Tu le sais – et la plaine docile se fait jusqu’au non abrupt des volontaires libres qui offraient leurs corps de dieux, gloire des stades, pour l’honneur catholique de l’homme. »

        Le poète repasse les caractères divins comme dans un credo : son omniprésence qui lui donne oreille sur les souffles infimes et jusqu’aux chuchotements nocturnes au-dedans des cases, lorsque l’humain se sent en sécurité pour livrer ses secrets. Mais c’est aussi pour lui faire parvenir un souci, le lancement de la source, cette machine à recruter de hautes têtes, les jeunes colonnes de l’Afrique. Et la plaine, le continent africain se fait docile jusqu’au moins enclin à, se faire volontaire. Tous offrent leurs corps pleins de jeunesse, leurs corps dans l’âge de faire la conquête des arènes et cela, uniquement pour l’honneur universel, l’honneur catholique de l’homme.


    2. STROPHE II

      1. « Sur cette terre d’Europe débarqués, désarmés en armes laissés pour solde à la mort, — Ecoute leur voix, Seigneur ! »

        Le drame de la guerre mondiale au niveau africain n’a pas encore été décrit dans toute son ampleur. Au début de la guerre, les pays européens ont engagé leurs soldats, des personnes rompues à l’art de tuer, « marionnettisées » pour ne plus faire qu’un avec leur arme, bref toute la science militaire des camps d’entraînement.

        Au fur et à mesure que cette guerre s’élargit, des recrutements se font à travers l’Afrique, d’abord d’une façon douce puis mobilisation forcée. Notre génération n’a pas connu cette guerre, mais les récits à travers les villages subsistent encore, décrivant toutes les méthodes déployées pour empêcher le départ d’un homme qui était le seul espoir de la famille, ces méthodes allant de la simple cachette à des sortilèges qui défient la logique. A un certain moment donné, ce fut le « cuk » ou « pilage de mil» : chaque famille était forcée de piler une certaine quantité de mil à être envoyé en Europe pour le manger des soldats qui s’y trouvaient. Certaines familles convaincues de la mort de famine des enfants si cet acte était accompli, s’y opposèrent, subissant des expéditions punitives. La brièveté des recrutements ne donnait aucune possibilité de formation aux nouveaux « soldats » qui, à peine, savaient manier les armes, d’où l’expression du poète : « Sur cette terre d’Europe débarqués, désarmés en armes, laissés pour solde à la mort. »

      2. « Verrons-nous seulement mûrir les enfants nos cadets dont nous sommes les pères initiateurs ? Nous ne participerons plus à la joie sponsorale des moissons ! Nous n’entendrons plus les enfants, oublieux du silence alentour et de pleurer les vivants, les cris d’enfants parmi les sifflements joyeux des frondes et les ailes et la poussière d’or ! »

        Ici Senghor va traduire sa propre mélancolie en celle des soldats, l’aspiration à ce monde de sa jeunesse qui lui manquera toute sa vie. Il ne faut pas se méprendre. Il y a une rhétorique qui fait que les questions ne sont vraiment pas des questions, mais des affirmations qui se succèdent. Ce qui manque à Senghor, cet enfant trop tôt sevré de son royaume d’enfance, ses propres inquiétudes qui font un vide immense dans son cœur, c’est justement ce qu’il va aussi mettre dans le cœur assoiffé et soucieux de ses camarades à travers cette prière :

        « Verrons-nous seulement mûrir les enfants nos cadets dont nous sommes les pères initiateurs ? » : Ici ce sont les nuits initiatiques, les veillées autour des circoncis et les chansons, tard le soir, bercés par la voix des tam-tams qui s’habillent d’un manteau multidimensionnel. Il appartient aux aînés de vaquer à l’initiation des jeunes, de leur ouvrir le nid des secrets qui les hisseront à la dimension de l’homme, de l’adulte.

        « Nous ne participerons plus à la joie sponsorale des moissons … Nous répéterons pour une fête fanée déjà la danse autrefois des moissons, danse légère des corps denses…Nous ne serons plus de la joie sponsorale des moissons, de la danse à la fin des jeux agonistiques »

        Ce sont les « mals » dont nous avons parlés plus haut, cf. 1.4.1. C’est un moment merveilleux, lorsque, après avoir travaillé en équipe toute la journée, après s’être mesurés les uns aux autres dans la bravoure du travail et le maniement de l’hilaire sous le rythme des tam-tams, ces jeunes reprennent le chemin du village d’où s’échappe la fumée à travers les toits de chaume et que l’odeur de l’herbe fraîche emplit la campagne, moment justement choisi, rappelons-nous, pour revoir son ami Césaire : « Tu reviendras au festin des prémices. Quand fume sur les toits la douceur du soir au soleil déclive et que promènent les athlètes leur jeunesse, parés comme des fiancés, il sied que tu arrives. »

        En redescendant dans sa conscience pour reconnaître la dette envers sa mère quittée trop tôt, le poète va prendre justement cette joie sponsorale qui devait être la couronne de Gnilane : « Quand je devais être ta fête, la fête gymnique de tes moissons, ta saison belle avec sept fois neuf ans sans nuages [mais] les greniers pleins à craquer de fin mil, ton champion Kor-Sanou… » Les références à cette joie sponsorale est dense dans cette strophe ! Elles reviennent, disparaissent pour réapparaître sous une forme ou une autre. C’est un des plus forts moments que Senghor aura vécu dans sa jeunesse, un de ces moments intrinsèquement lié au royaume d’enfance qu’il n’a pas eu le temps de vivre dans sa plénitude et qu’il gardera dans toute sa beauté et son innocence d’Eden à jamais perdu.

      3. « Nous n’entendrons plus les enfants, oublieux du silence alentour et de pleurer les vivants, les cris d’enfants parmi les sifflements joyeux des frondes et les ailes et la poussière d’or ! »

        Lorsque les champs de mil sont murs, les oiseaux migrateurs, surtout les tisserains, commencent leur ravage. Les enfants se munissent alors de fronde qu’ils font éclater en poussant des cris pour leur faire peur et minimiser ainsi les dégâts. Durant cette période le mil est recouvert d’une fine poussière, le pollen, que viendra laver une dernière pluie avant la récolte, poussière d’or qui s’est posée sur la mémoire du poète et qui lui reviendra, surgie des âges, comme celle d’un or pur dans l’air embaumé d’odeur d’herbe mouillée.

      4. « Nous répéterons pour une fête fanée déjà la danse autrefois des moissons, danse légère des corps denses, de notre moisson danse assaillante des bataillons un soir d’automne, hâ ! sans poudre peut-être ni cri de guerre. Nous ne serons plus de la joie sponsorale des moissons, de la danse à la fin des jeux agonistiques à l’aube devinée quand la voix plus faible des vierges se fait tendre et tendre le sourire des étoiles ! Nous n’avancerons plus dans le frémissement fervent de nos corps égaux, épaules égales vers les bouches sonores et les los et les fruits lourds de l’intime tumulte ! Oh ! Toi qui sais si nous respirerons à la moisson, si de nouveau nous danserons la danse de vie renaissante. »

        Maintenant c’est un autre monde, une autre fête, une autre danse de mort, la danse assaillante des bataillons un soir d’automne peut-être sans poudre ni cri de guerre ; Les guerriers se prépareront peut-être pour une guerre déjà terminée, une danse fanée déjà.

        Finie ! la joie sponsorale des moissons, comme finie la danse à la fin des jeux agonistiques à l’aube devinée, quand la voix plus faible des vierges se fait tendre et tendre le sourire des étoiles, cette avancée des corps égaux, épaules égales vers les bouches sonores et les los et les fruits lourds de l’intime tumulte, comme jadis à Joal : « Je me rappelle la danse des filles nubiles, les chœurs de lutte – oh ! la danse finale des jeunes hommes, buste penché élancé, et le pur cri d’amour des femmes – Kor Siga ! »


    3. STROPHE III

      1. « Entre la fraîcheur extrême du Printemps et la torpeur promise de l’Eté, laisse-nous savourer la douceur éphémère de vivre entre la fleur qui s’effeuille qui décline et les blés en bruissements ardents, respirer le regret de vivre aigre-doucement. Avant, oui avant l’odeur future des blés et les vendanges dans l’ivresse, que nous ne foulerons pas, que nous goûtions la douceur de la terre de France, terre heureuse ! où l’âpreté libre du travail devient lumineuse douceur. Nous ne savons pas si nous respirerons à la moisson pour qu’elle cause nous aurons combattu. Si l’on allait se servir de nous !... »

        Devant l’inévitable, le soldat demande au Seigneur la permission de laisser aller dans la vie, comme devant un cessez-le-feu précaire que réduira un coup de canon à l’aube naissante. C’est que, contrairement aux apparences, sous les affres de cette guerre qui cache toute chose humaine, il y a un caractère spécifique et profondément tendre de cette terre d’Europe qui se livre comme une vaste forêt amazonienne à qui veut bien prendre le canopée et suivre les affluents à travers les feuillages cousus les uns aux autres.

        Il n’y a certainement pas cette couleur or qui s’échappe des champs de mil à l’éclatement des frondes, il n’y a pas le bruit des joies sponsorales des moissons, mais à la place le poète trouve l’odeur future des blés et les vendanges dans l’ivresse, la douceur de la terre de France. Puisqu’ils ne savent pas s’ils respireront encore à la moisson ni pour quelle cause ils se sont battus, qu’au moins on leur donne le temps et la permission de savourer la douceur éphémère de vivre aigre-doucement


    4. STROPHE IV

      1. « Seigneur écoute l’offrande de notre foi militante, reçois l’offrande de nos corps, l’élection de tous ces corps ténébreusement parfaits, les victimes paratonnerre. Nous t’offrons nos corps avec ceux des paysans de France, nos camarades jusque dans la mort après la première poignée de mains et les premières paroles échangées, corps noueux, ridés tortueusement de travail, mais solidement poussés et fins comme le pur froment. »

        Le sacrifice apporté aux pieds du Seigneur : une foi militante, leurs propres corps, associés à ceux des paysans de France. Comme les tirailleurs débarqués d’Afrique, eux aussi mobilisés. Ils sont certainement parmi les plus aptes à comprendre leur situation similaire, eux qui ont les corps noueux, meurtris par le travail mais fins comme le froment parce que derrière la production naturelle des fruits et de la nourriture de la terre, contrairement aux mains agrippées à la production des usines et faisant sortir des canons. C’est pourquoi, reprenant cette même idée, Senghor dira aux femmes et filles de France : « Acceptez-les bien que le rythme soit barbare, les accords dissonants, comme le lait et le pain bu paysan, purs dans ses mains si gauches, si calleuses ! »

        Pour qu’ils poussent dru dessus nous les enfants nos cadets, dont nous sommes les pères maturiers, qu’à leurs pieds bous formions l’humus d’une épaisse jonchée de feuilles pourries ou les cendres des vieux troncs et des vieilles tiges récoltées, maltraitées. Pour qu’ils poussent et denses dans les plaines illimitées, comme la souna et le sagno non comme le gros bassi des chevaux. Que l’enfant blanc et l’enfant noir – c’est l’ordre alphabétique -, que les enfants de la France Confédérée aillent main dans la main tels que les prévoit le Poète, tel le couple Demba-Dupont sur les monuments aux Morts que l’ivraie de la haine n’embarrasse pas leurs pas dépétrifiés, qu’ils progressent et grandissent souriants, mais terribles à leurs ennemis comme l’éclair et la foudre ensemble. »

        Si jamais ils tombaient sur le champ de bataille, qu’ils soient au moins de l’humus, que cette mort ne soit pas vaine. Qu’elle permette que les enfants de la France Confédérée, enfants de la métropole et des colonies devenant autonomes, puissent pousser dans la noblesse, la main dans la main, terribles à leurs ennemis comme l’union de la foudre et de l’éclair


    5. STROPHE V

      1. « Car tu es le Dieu des armées, le Dieu des forts – si dissemblables et sis semblables sur cet extrême bastion ces peuples rassemblés pour le même combat. »

        Les propriétés divines, qui parfois choquent l’entendement, correspondance à la disparité des peuples formant les bataillons de tirailleurs, si dissemblables et si semblables sur cet extrême bastion, ces peuples rassemblés pour le même combat.

      2. « Nous ne refusons pas l’intense tension des minutes dernières, l’âpre douceur de la mort prochaine, Tu le sais, c’est l’ivresse fumeuse du vin que nous repoussons, nous soûlant seulement de notre cœur qui fermente au fort de l’Eté et des cris de guerres fraternellement ; mais l’heure féminine avant l’attaque, à la veille avant la seconde de l’attaque. Seigneur, oh ! laisse-nous prolonger l’heure médiane au soupir du Printemps qui se meurt sur la terre que chantèrent en l’étape perdue de mémoire nos ancêtres océaniens, la béatitude bleue méditerranéenne. Ecoute leurs voix, Seigneur ! »

        S’il y a quelque inquiétude parmi les tirailleurs, ce n’est pas du au manque de courage, mais à la préparation superficielle avant le combat. Ce que nous refusons, dit le poète-soldat, ce n’est pas l’intense tension des dernières minutes, l’âpre douceur de la mort prochaine, mais l’ivresse fumeuse du vin, l’heure féminine avant l’attaque, à la veille avant la seconde de l’attaque. Le soldat ne veut pas rehausser son courage, son moral, par quelques gorgées de pinard. Il veut se contenter de son cœur, de son courage qui fermente comme un vin sous le soleil de l’été. Il veut s’enivrer des cris de guerre que poussent ensemble les frères d’armes.

        Avant l’attaque, avant d’aller à la rencontre de la mort les soldats demandent un sursis, un petit laps de temps pour enfoncer profondément leurs pieds dans le goût de la vie alors que se meurt le Printemps, temps de l’apogée de la joie de vivre.

    DESESPOIR D'UN VOLONTAIRE LIBRE


    DESESPOIR D’UN VOLONTAIRE LIBRE
      « Je n’y comprends rien, dit l’Adjudant : Un Sénégalais – et volontaire ! »

    1. « Il est là depuis quinze jours, qui tourne en rond, ruminant la nouvelle Grande Bêtise et le nouvel affront – son front qui sue ! – de son sacrifice payé en monnaie fausse. Il ne demandait même pas les cinquante centimes – pas même un centime. Seulement son identité d’homme, à titre posthume. On lui a donné les vêtements de servitude, qu’il imaginait la robe candide du martyr. O naïf ! nativement naïf ! et la chéchia et les godillots pour ses pieds libres domestiqués.»

      Là où d’autres se cachaient dans les forêts africaines, alors que des familles dépliaient tout leur savoir traditionnel et mystique pour échapper au recrutement de la mobilisation, voilà qu’un nègre se fait volontaire. C’est une époque que notre génération n’a pas vécue, mais les récits sont nombreux et la réalité est que l’on faisait pour ne pas être mobilisé, quitte à faire intervenir la sorcellerie. La raison du volontaire et son état d’âme ont déjà fait surface dans un poème antécédent : « Et ils savaient que je ne demandais nulle solde ; seulement les dix sous pour bercer la fumée mon rêve, et le lait à laver mon amertume bleue. Aux champs de la défaite si j’ai replanté ma fidélité, c’est que Dieu de sa main de plomb avait frappé la France ». Celui-ci se livre, d’où l’incompréhension, la surprise de l’adjudant. Un sénégalais, et volontaire. Là où tout Français aurait été un héro, la situation du volontaire noir est assez inconfortable. Et il ne comprendra la catastrophe que trop tard. Quinze jours, qu’il tourne en rond, repensant, réévaluant sa décision. Contrairement à ce qu’il attendait, son volontariat a été payé en fausse monnaie, lui qui ne demandait pas un salaire. L’accueil n’a pas été à la mesure de ses attentes, déjà de par la surprise de l’Adjudant que suivra certainement une hésitation.

      Les godillots et les chéchias prouvent toutefois qu’il sera recruté. Mais la situation, une deuxième fois, se fait encore plus décevante. Et le poète griffe plutôt que dépeint ses habitats de servitudes que le volontaire prenait jadis comme une robe candide de martyr et la chéchia et les godillots qui sont plutôt des menottes.

      Le volontaire s’est engagé dans un mirage et, venu à proximité de la place où dansaient les feu follets, se retrouve en face de la dure réalité. En réalité la situation du Volontaire est mieux décrite pas Senghor dans le poète sérère qu’il traduira : « Oui, tout de ce qui est de Mâyaï me plaît. La prison que je recherchais, je l’ai » .  

    2. « Il se penche il regarde la cour béante et quatre rangées de fenêtres sous lui. Il se penche, et la plaine apocalyptique est labourée de tranchées, où pourrissent les morts comme des semences infécondes. Il se penche sur de hauts tumulus de solitude.»

      Voilà que notre volontaire se réveille à la réalité. Il baigne dans une angoisse totale, submergée par l’entourage que décore autant de choses lugubres. Du cinquième étage, il va contempler la cour vide. Plus loin, se livre à son regard la plaine, une plaine comme au jour de l’apocalypse, une plaine désolée pleine de tranchées où pourrissent des corps de soldats comme une semence infécondes qui finit par pourrir dans la terre.

      Les hauts tumulus de solitudes ont deux dimensions : la solitude se dresse comme des collines non amicales dressées devant cette âme pèlerine qui voudrait sortir de sa situation, mais aussi les monticules de sables marquant les tombes qu’entrevoit le volontaire.

    3. « Et au-delà, la plaine soudanaise que dessèchent le Vent d’Est et les maîtres nordiques du Temps et les belles routes noires luisantes que bordent les sables, rien que les sables les impôts les corvées les chicottes et la seule rosée des crachats pour leurs soifs inextinguibles au souvenir des verts pâturages atlantidiens, car les barrages des ingénieurs n’ont pas apaisé la soif des âmes dans les villages polytechniques. »

      Au-delà des tumulus de solitude, au-delà de ces tombes, il y a la plaine soudanaise soumise à l’érosion naturelle et à l’érosion, à l’assèchement des richesses par l’exploitation des Européens, les maîtres nordiques du Temps. Maîtres nordiques du temps a une double signification : grâce à la technique, les européens maîtrisent le temps, mais ils ne sont aussi maîtres que pour le moment, ce qui fait entrevoir une époque où tout cela cesserait.

      Le poète emprunte le regard de notre volontaire, suit les routes goudronnées pour longer les sables et nous faire découvrir un peuple sous la domination, un peuple assujetti aux impôts qu’il ne connaissait, dont il n’avait jamais eu besoin pour vivre et organiser sa société, un peuple assujetti aux corvées, les travaux forcés et courbant l’échine sous les chicottes et les crachats, l’avilissement total. Ce peuple, en fin de compte, n’est pas très loin de cette foule aperçue par Chaka : « Et je vis un matin, sortant de la brume de l’aube, la forêt des têtes laineuses, les bras fanés, le ventre cave et les lèvres immenses appelant un dieu impossible » , et le les corvées sont loin d’être le travail que jadis connaissait le peuple : « Je voyais les peuples du Sud comme une fourmilière de silence. Le travail est saint, mais le travail n’est plus le geste. Le tam-tam ni la voix ne rythment plus les gestes des saisons, peuples du Sud dans les chantiers, les ports les mines les manufactures et le soir ségrégés dans les kraals de la misère » .

      Ici il n’y a certes pas de kraals, mais les routes noires luisantes, signes de prospérité, contrastent terriblement avec les sables qu’elles bordent, mais surtout se distinguent avec la misère qui va suivre, peinte à grands coups par impôts, corvées, chicottes, la seule rosée des crachats et soifs inextinguibles. Pour mieux expliquer le parcours de la pensée du poète, nous pensons vous devoir un diagramme :



    4. « Il se débarrasse de son col – la cravate cache la sueur de la chemise -, d’une veste discrète. Il se penche sur une seconde plaine saturée de chéchias et de sang, sur une seconde plaine altérée d’amour comme d’une pluie amicale et c’est, jusqu’à la fusion parallèle, la si fatale succession des plaines et des plaintes silencieusement. Sur la pointe des pieds il se penche, se soulève pour percer son désespoir l’horizon. Il ne voit pas que les morts et les terres hautes des morts masquent les champs là-bas qui verdoient dans l’ombre d’or et d’étoiles constellés, comme arrosés du sang à leurs pieds et des cadavres gras bien nourris. »

      Notre volontaire s’étouffe littéralement, coincé de toute part. Il demandait une prison et il l’a. Mais une fois engagé, tout est trop tard. Il n’y a plus les pâturages atlantidiens de l’apogée de son terroir. Il a des godillots qui sont d’emblée devenus carcan, des vêtements de servitude jadis mal interprétés, et devant lui cette plaine où des gens comme lui en chéchias se regroupent avec l’étendue du sang des morts et des blessés. Partout des plaines de misère des monticules de tombes, des plaintes silencieuses comme son désarroi qui le ronge de l’intérieur pire qu’un feu de brousse roulant.

      Même sur la pointe des pieds, il ne parviendra pas à apercevoir cet autre monde de champs fertiles et verdoyants, comme arrosés, nourris par tout le sang des êtres versé.  

    5. « Peut-il voir le paradis perdu derrière l’horizon des temps fabuleux ? Il se penche. L’attire l’espace vide et ce vaste pays vidé d’espoir, on dirait d’arbres après la canonnade. Rien que cette odeur, que cet éblouissement vide qui lui monte à la tête.»

      Comment pourrait-il retrouver l’Afrique fabuleuse par-delà tous ces monticules de misère ? Le futur ne sera qu’une simple couture continuée du même fil de l’heure actuelle et le passé perdu par-delà les horizons d’un temps réellement révolu. Devant cette impasse, lui vient en tête l’unique solution : le suicide. Cela lui monte à la tête comme u vin extrait du vide du pays, de l’odeur du sang.

    6. « Vertigineuse douceur de la mort, oh ! vide de tout espoir, de toute souffrance vide. Un lent balancement qui se berce du corps – quelle grâce du danseur dans l’air élastique ! – et la chute fatale, vertigineuse douceur ! O faible trop faible enfant, si fidèlement traître à ton génie ! »

      Le saut vertigineux de ce suicide est décrit avec une grâce propre au danseur : un balancement de tout le corps, et la chute fatale, vertigineuse et douce. Une deuxième stupidité de ce maître artiste traître qui va jusqu’à trahir son propre génie, sa propre personne.

    HOSTIES NOIRES - CAMP 1940 - A ABDOULAYE LY


    CAMP 1940
      A Abdoulaye Ly

    1. « Saccagé le jardin des fiançailles en un soir soudain de tornade, fauchés les lilas blancs, fané le parfum des muguets, parties les fiancées pour les Isles de brise et pour les Rivières du Sud. »

      L’attaque de l’Allemagne, la rapide défaite de la France où rien ne tient debout, et la débandade le long des routes n’est pas une image inconnue à travers les documentaires réalisés sur la deuxième guerre mondiale. Pour mieux peindre la dimension de la catastrophe, Senghor nous peint la France comme un jardin bien préparé pour recevoir des noces de fiançailles et sur lequel s’abat soudain un orage, fauchant les lilas, fanant le parfum des muguets et forçant les fiancées à aller se réfugier, pensant plus à sauver leur vie qu’à se marier, l’un étant un préalable pour l’autre.

    2. « Un cri de désastre a traversé de part en part le pays frais des vins et des chansons comme un glaive de foudre dans son cœur, du Levant au Ponant. »

      Le pays frais des vins, le pays des vins frais et des chansons, cette France est traversée de part en part par un glaive de foudre : des chars, des avions et cela de l’est à l’ouest.

    3. « C’est un vaste village de boue et de branchages, un village crucifié par deux fosses de pestilence. Haines et faims y fermentent dans la torpeur d’un été mortel. C’est un grand village qu’encercle l’immobile hargne des barbelés, un grand village sous la tyrannie de quatre mitrailleuses ombrageuses. »

      La France n’est plus qu’un vaste village de boue et de branchages déchiquetés par les canonnades, un village crucifié par deux fosses de pestilence. Les soldats sont aux abois, démunis, hagards, affamés. C’est un grand village encerclé par l’immobile hargne des barbelés. La France n’est d’emblée qu’une prison, un pays réduit à la dimension d’un village sous la tyrannie de quatre mitraillettes qui surveillent tout mouvement

    4. « Et les nobles guerriers mendient des bouts de cigarette. Ils disputent les os aux chiens, ils se disputent chiens et chants de songe. »

      Abandonnés à eux-mêmes, l’autorité démantelée, le rationnement inexistant, les soldats mendient des bouts de cigarette, se disputant des os pour manger.

    5. « Mais seuls ils ont gardé la candeur de leur rire, et seuls la liberté de leur âme de feu. Et le soir tombe, sanglot de sang qui libère la nuit. Ils veillent les grands enfants roses, leurs grands enfants blonds leurs grands enfants blancs qui se tournent et se retournent dans leur sommeil, hanté des puces du souci et des poux de captivité. Les contes des veillées noires les bercent, et les voix graves qui épousent les sentiers du silence et les berceuses doucement, berceuses sans tam-tam et sans battements de mains noires. – Ce sera pour demain, à l’heure de la sieste, le mirage des épopées et la chevauchée du soleil sur les savanes blanches aux sables sans limites. »

      C’est certainement cette capacité de réadaptation propre à toute espèce, particulièrement aux Africains à travers les catastrophes de masse qui maintient le sourire des tirailleurs, les seuls à avoir gardé la candeur de leur sourire et la liberté de leur âme de feu.

      En plus de la hargne des combats, les voilà qui veillent comme des pères sur leurs enfants endormis, ils veillent sur les grands enfants roses, leurs grands enfants blonds, leurs grands enfants blancs qui n’arrivent pas trouver le sommeil juste. Les soldats blancs sont hantés des puces du souci, des poux de captivité, comme Coumba l’orpheline.

      Les nègres aiment les veillées et ils vont égayer leurs compagnons d’armes durant les soirs de repos, lorsqu’on n’est pas au combat. Mais ce sont des veillées sans berceuses, sans tam-tams, sans applaudissements de mains noires.

    6. « Et le vent est guitare dans les arbres, les barbelés sont plus mélodieux que les cordes des harpes et les toits se penchent, écoutent, les étoiles sourient de leurs yeux sans sommeil – là-haut leur visage est bleu-noir. »

      Le soir le vent se fait doux, murmurant une mélodie inouïe dans les arbres comme les barbelés qui sifflent harmonieusement comme des harpes. Les toits se font spectateurs ainsi que les étoiles qui sourient de leurs yeux sans sommeil avec leur visage d’un bleu sombre.

    7. « L’air se fait tendre au village de boue et de branchages et la terre se fait humaine comme les sentinelles, les chemins les invitent à la liberté. Ils ne partiront pas. Ils ne déserteront pas les corvées ni leur devoir de joie. Qui fera les travaux de honte, si ce n’est ceux qui sont nés nobles ? Qui donc dansera le dimanche aux sons du tam-tam des gamelles ? Et ne sont-ils pas libres de la liberté du destin ? »

      Le monde s’assoupit à l’entour, entraînant les sentinelles dans une vigilance relâchée. Pour quelqu’un qui veut déserter, c’est certainement le moment propice, d’autant plus que dans les troupes règne un désordre quasi-total. Elles sont abandonnées à elles-mêmes, sans cette rigide chefferie militaire, ce qui nous est suggéré : « Et les nobles guerriers mendient des bouts de cigarette. Ils disputent les os aux chiens, ils se disputent chiens et chants de songe ».

      Mais si le poète fait ressortir cette possibilité, c’est pour mieux accentuer la fidélité de ces soldats, le sentiment profond de l’honneur. Ils ne partiront pas, ils ne déserteront pas, nobles qu’ils sont, et sûrs que seul ce qui est noble et saint peut s’avilir. Lui-même n’a-t-il pas connu ce moment où la voix de l’honneur s’élève au-dessus de tout : « Aux champs de la défaite si j’ai replanté ma fidélité, c’est que Dieu de sa main de plomb avait frappé la France » ?

      En plus du fait de veiller sur leurs grands enfants blonds, leurs grands enfants blancs, ces soldats nègres apportent une chose fondamentale pour le poète : la joie de vivre, l’humanité, nous voulons dire l’humain : « Qui donc dansera le dimanche aux sons du tam-tam des gamelles ? ». Dans cette Europe dévastée, dans cette Europe qui n’est d’emblée qu’un « vaste village de boue et de branchages, un village crucifié par deux fosses de pestilence, un grand village qu’encercle l’immobile hargne des barbelés, un grand village sous la tyrannie de quatre mitrailleuses ombrageuses » où « haines et faims fermentent dans la torpeur d’un été mortel » le son des gamelles des soldats noirs retraçant la joie de vivre dans leur village lointain est comme un baume.

      Ce même sentiment va s’emparer du poète à l’entrée des soldats noirs américains dans les rues de Paris. Senghor va refuser le côté destructif de leur mission pour ne laisser sur place que cette joie de vivre qui renaît dans le cœur des français rédimés : « Non, vous êtes les messagers de sa merci, le souffle du Printemps après l’Hiver. A ceux qui avaient oublié le rire – ils ne se servaient plus que d’un sourire oblique, qui ne connaissaient plus que la saveur des salée des larmes et l’irritante odeur du sang, vous apportez le Printemps de la Paix et l’espoir au bout de l’attente. Et leur nuit se remplit d’une odeur de lait, les champs bleus du ciel se couvrent de fleurs, le silence chante suavement » .

    8. « Saccagé le jardin des fiançailles en un soir soudain de tornade, fauchés les lilas blancs, fané le parfum des muguets, parties les fiancées pour les Isles de brise et pour les Rivières du Sud. »

      Pour comprendre l’état d’âme de la France sous l’occupation, il ne suffit certes que de faire ressortir ce qui fut regagné lorsque les alliés reprirent le dessus et que le poète va nous donner dans des expressions simples et profondément humaines : «Par les rues de joie ruisselante, les garçons jouent avec leurs rêves, les hommes dansent devant leurs machines et se surprennent à chanter. Les paupières des écolières sont pétales de roses, les fruits mûrissent à la poitrine des vierges, et les hanches des femmes –oh ! douceur – généreusement s’alourdissent » .

    HOSTIES NOIRES - LUXEMBOURG


    LUXEMBOURG

    1. « Ce matin du Luxembourg, cet automne du Luxembourg, comme je passais comme je repassais ma jeunesse sans flâneurs sans eaux, sans bateaux sur les eaux, sans enfants sans fleurs. »

      Luxembourg, jardin dressé comme la maquette d’un Eden perdu, un Luxembourg en automne, un Luxembourg dans l’automne de sa vie, solitaire. C’est d’emblée un jardin où courent les lourds pas de l’absence. L’absence des amants et amoureux, l’absence des jets d’eau comme des miroirs arc-en-ciel, absence de bateaux dont les turbines tout bas accompagnent à contre temps le battement ralenti des voiles dépliées dans l’air langoureux, enfin absence de flâneurs d’enfants et de fleurs. Dans cette absence se lit l’unique « lourdeur barbare des monstres des prétemps du monde » .

    2. « Ah ! les fleurs de Septembre et les cris hâlés des enfants qui défiaient l’hiver prochain. Seuls deux vieux gosses qui s’essayent à jouer au tennis. Ce matin du Luxembourg où je ne retrouve plus ma jeunesse, les années fraîches comme pelouses. »

      Devant ce vide, le poète pense aux fleurs de septembre, les cris des enfants qui s’adonnaient, libres, à l’innocence irresponsable de la vie. Pour mieux marquer ce jardin dans le déclin de sa splendeur, le poète nous serre le décor de deux vieillards, eux aussi au seuil de l’existence. Comme le Luxembourg dans son décor faussé, les vieillards jouent au tennis avec des mouvements faussés d’enfants : Devant la situation de la France sous l’occupation, c’est ce sentiment d’impuissance qui envahit le poète, comme il dira plus tard, dans cette même collection : « Nous sommes des petits oiseaux tombés du nid, des corps privés d’espoir et qui se fanent, des fauves aux griffes rognées, des soldats désarmés, des hommes nus. Et nous voilà tout gourds et gauches comme des aveugles sans mains » .

      Le poète passe, remâchant dans son esprit les bribes de sa jeunesse dans l’espoir de surprendre une petite étincelle qui éclairerait quelque miette de cette splendeur partie, du temps où il pouvait encore se bercer à une certaine idylle. Mais il n’y a nulle trace de sa jeunesse, aucune trace des années qui étaient fraîches des pelouses battues de rosée sous le soupir de l’aube tardive.

    3. « Vaincus mes rêves désespérément mes camarades, se peut-il ? Les voici qui tombent comme les feuilles avec les feuilles, vieillis blessés à mort piétinés, tout sanglants de sang que l’on ramasse pour quelle fosse commune ? »

      Un soupir : est-il possible que ses rêves soient vaincus, comme ses camarades le sont par les allemands ? Dure réalité. Voilà que les rêves s’effeuillent, que tombent sous les boulets les camarades. Le poète a une double blessure :

      Cette blessure laissée par les rêves perdus qui découlent de la déception de l’Europe, la perte de cette innocence qu’il entrevoyait et qu’il va toujours rechercher du fond de sa jeunesse, plus pour se préserver en tant qu’humain que par pure candeur d’âme : « Paradis mon enfance africaine, qui gardait l’innocence de l’Europe » ou encore : « Et me guidait par épines et signes Verdun oui Verdun, le chien qui gardait l’innocence de l’Europe » .

      C’est qu’après tout, il ne faut pas oublier le symbole de la France en tant que la métropole, il est vrai, mais c’est aussi comme un sanctuaire, le saint des saints du colonisateur tout puissant, le père qui protège. Et la France tomba à genoux ainsi qu’un père abattu d’un coup de poing, gisant sans force devant son enfant dont toute l’existence bascule à cause du bris de son idole : « Nous avons cherché un appui, qui croulait comme le sable des dunes, des chefs, et ils étaient absents, des compagnons, ils ne nous reconnaissaient plus et nous ne reconnaissions plus la France. Dans la nuit nous avons crié notre détresse. Pas une voix n’a répondu. Les princes e l’Eglise se sont tus, les hommes d’Etat ont clamé la magnanimité des hyènes » .

      Les rêves se sont effeuillés, car les camarades, le levain des nations, les jeunes qui sont envoyés au front et dont la plus grande partie a été décimée, européens comme tirailleurs sénégalais, ces derniers étant l’espoir d’une Afrique nouvelle : « A leurs pieds dorment mes morts, tous mes rêves faits poussière, tous mes rêves, le sang gratuit répandu le long des rues, mêlé au sang des boucheries » .

    4. « Je ne reconnais pas ce Luxembourg, ces soldats qui montent la garde. On installe des canons pour protéger la retraite ruminante des Sénateurs, on creuse des tranchées sous le banc où j’ai appris la douceur éclose des lèvres. Cet écriteau ah ! oui, dangereuse jeunesse !... »

      Ce n’est certes pas le même Luxembourg. D’emblée, voilà qu’au lieu d’amoureux et d’enfants jouant sans souci, des soldats montent la garde. On installe des canons pour protéger le dernier maillon de l’autorité, on creuse des tranchées sous le banc où le poète a appris la douceur d’un baiser.

      Le regard du poète se pose sur des mots gravés quelque part, certainement l’écriture d’un jeune couple voulant ainsi laisser dans l’éternité le délice d’un moment évanescent.

    5. « Je vois tomber les feuilles dans les faux abris, dans les fosses dans les tranchées où ruisselle le sang d’une génération, l’Europe qui enterre le levain des nations et l’espoir des races nouvelles. »

      Ici, il y a une ironie presque imperceptible : les faibles feuilles tombent dans les abris, que normalement rien ne devrait atteindre, même pas un éclat de boulet, d’où les faux abris, ces fosses et ces tranchées où ruisselle le sang d’une génération entière.

      L’Europe qui enterre le levain des nations, enterre cette jeunesse qui est la force qui soulève les nations. L’Europe enterre l’espoir des races nouvelles, celui de l’Afrique qui avait tant besoin de sa jeunesse pour lentement tenter de se redresser pour la millième fois.

    UN RAPIDE EXEMPLE POUR LE DICtiONNAIRE

    Njamala Njogoy