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jeudi 4 octobre 2018

SOULEVE LE RIDEAU DU FUTUR


SOULEVE LE RIDEAU DU FUTUR

Au méridien d'Astana
La lionne Alma-Ata qui a tant allaité

Peuples Sata et Wusun, Campant tanière du Tian Shan
Et la longue file lasse des guerriers qui passent,
Soie de silence endolori sur la route de la nuit
Et longs les temps perdus dans les brouillards de Chronos.

Pouquoi ma tête remonte-t-elle encore si loin,
Vache sans cornes ni oreilles
Par les prairies de la mémoire ?
Peut-être parce que d'aucun toit de chaume
Ne s'échappe la fumée espoir d'un déclice de mets
Au soir de la descente champêtre.

C'est mon désespoir celui de mon peuple
Aux coudes relationnels, coudes aux dédains de performance.

Les valeurs s'enlisent
Dans les sables mouvants de la masla laiteuse
Fruit méconnu de l'arbre d'un jardin étranger
Comme tombèrent sur nous non la foi,
Mais des procédures aux sentiers du Très Haut.

Le coeur palpite, s'enflamme la tête
Ensanglantée sous cette splendide couronne d'épines.
Je vois les flammes sur les lambeaux de l'avenir
Je vois le magma figeant goutte de sang fragrant
Dans la flagrance des veines des Fils de l'Homme
La terre broyée, ratatinée, calcinée par mille langues de feu.

Voilà que des bolides célestes posent
Leurs cadeaux de mort puissante
Comme fleurs arrachées des champs de silos nucléaires
Et l'Eternel Dieu signe sa puissance d'un doigt levé.

Seigneur, reprends ma tête en ton sein
Please calme ce coeur mien qui veut sortir
De la poitrine et en a broyé
Toute feraille maintenant ses briques ensemble.

Console mon âme, Seigneur
Redonne-moi le mouchoir d'Aïda la nocturne
Aux yeux d'amande et reteinds-le de fleurs jaunes et bleues
Pour assoupir le ruisseau brûlant de mes joues.

Et je me laisserai bercer,
Feuille frêle sur la dérive d'un ruisseau
Regardant chanter sous le zéphyr
Pétales de fleurs indigo
Et battre légèreté d'ailes de libellules soyeuses.

PARADOXE


Paradoxe

Je suis rempli de présences.
Comme de l'air clairières plaines
Et vallons verts
De l'univers sombrement transparent !
Rempli jusqu'au plein qui me vide !
Partout murs qui ne me donnent répis
Qui ne donnent espace, ni tangibles !
Il faut que je regagne le paradis de vue perdu
Ou alors plongerai-je vers les flammes
Douces
Et
Sûres, meilleures
Que ce purgatoire où Temps,
Distance et Espace
Et Espace-temps mpassibles jouent au jardin
De mon devenir qui trace tableaux
Où se figent des lignes d'équations quantico-métaphysiques.

Ah te voilà ! Tu es venue donc t'asseoir.
Quel ange a donc sondé
Ce coeur satellite en débris
Aux griffes ceinture de Kuiper ?
Et toujours cette distance !
Comme si Dieu jaloux de sa droiture Nous fixait une ligne de pudeur infranchissable !



HOSTIES NOIRES - PRIERE DE PAIX


PRIERE DE PAIX

  1. STROPHE I

    1. « Seigneur Jésus, à la fin de ce livre que je T’offre comme un ciboire de souffrances au commencement de la Grande
      Année, au soleil de Ta paix sur les toits de Paris – Mais je sais bien que le sang de mes frères rougira de nouveau l’Orient jaune, sur les bords de l’Océan Pacifique que violent tempêtes et haines. Je sais bien ce sang est la libation printanière dont les Grands-Publicains depuis septante années engraissent les terres d’Empire. »

      « Hosties noires » est réellement une épopée de deuxième guerre mondiale, avec ses carnages, ses discriminations, ses héros faits de petites gens, ses injustices, ses assassinats lâches dont « Prière de paix » va être la conclusion. C’est pourquoi le poète écrit : « Seigneur Jésus, à la fin de ce livre… ». Et dans cette première strophe, il nous donne le vraie raison d’être de la collection « Hosties noires » : un ciboire de souffrance.

      Il sait que ce poème conclut la collection, mais cela ne veut pas dire que traîtrises, assassinats et lâchetés soient relégués à l’histoire. Il est conscient que cela va continuer. C’est son poème qui est conclu, pas la traîtrise humaine, comme ne l’a pas fait non plus la résurrection du Seigneur, encore moins sa couronne d’épine et son flanc percé : « Mais je sais bien que le sang de mes frères rougira de nouveau l’Orient jaune, sur les bords de l’Océan Pacifique que violent tempêtes et haines »

      « Seigneur, au pied de cette croix – et ce n’est plus Toi l’arbre de douleur, mais au-dessus de l’Ancien et du Nouveau Monde l’Afrique crucifiée et son bras droit s’étend sur mon pays, et son côté gauche ombre l’Amérique et son cœur est Haïti cher, Haïti qui osa proclamer l’Homme en face du Tyran, au pieds de mon Afrique crucifiée depuis quatre cents ans et pourtant respirant, laisse-moi Te dire, Seigneur, sa prière de paix et de pardon. »

      L’Afrique a beaucoup souffert, comme le Seigneur né dans une étable, exilé pour échapper aux hordes d’Hérode, hué, vendu à l’encan comme les esclaves nègres, crucifié comme plusieurs d’entre eux dans l’Extrême Sud. C’est donc sa souffrance qui continue avec ses expiations du Nord au Sud et de l’Est à l’ouest, jusqu’en Haïti qui osa proclamer l’Homme en face de l’Hyène. Mais le but de la prière, c’est plus pour pardonner que pour rappeler le chapelet des horreurs vécues.

  2. STROPHE II

    1. « Seigneur Dieu, pardonne à l’Europe blanche ! Et il est vrai, Seigneur, que pendant quatre siècles de lumière et a jeté la bave et les abois de ses molosses sur mes terres, et les chrétiens, adjurant Ta lumière et la mansuétude de Ton cœur ont éclairé leurs
      bivouacs avec mes parchemins, torturé mes talibés, déporté mes docteurs et mes maîtres-de-science. Leur poudre a croulé dans l’éclair la fierté des tatas et des collines et leurs boulets ont traversé les reins d’empires vastes comme le jour clair, de la Corne de l’Occident jusqu’à l’Horizon oriental et comme des terrains de chasse, ils ont incendié les bois intangibles, tirant Ancêtres et génies par leur barbe paisible. Et ils ont fait de leur mystère la distraction dominicale de bourgeois somnambules. »

      On se demande parfois comment l’Europe, à chaque réveil matinal peut faire face au miroir et se regarder en face. Après avoir fait descendre ses canons dans les jungles paisibles de l’Afrique et coupé les rôniers droits dressés pour faire des traverses de rail, elle s’est implantée pour passer à la troisième phase : ces hommes au premier contact sans dignité humaine, vendus à l’encan, leur apparaissent petit à petit comme des êtres humains, des âmes qu’il faut gagner pour le Seigneur, mais sans tenir compte de ce qu’ils avaient. Oh ! Ce n’est nullement pas une surprise, surtout lorsque de gros gaillards peuvent se faire pomper leurs voiles et se rendre sur d’autres continents pour s’en proclamer les découvreurs alors que des êtres y avaient vu le jour et vécu, et parsemés de temples ! Dans leur suprématie ignorante, les chrétiens pavoisant la mansuétude du cœur de leur Dieu éclairèrent leurs bivouacs avec les parchemins des sages africains. Ceux qui se révoltèrent furent torturés et les maîtres de sciences déportés.

      Toute l’Afrique est transformée en terrain de chasse : chasse à la bête, chasse à l’homme pour l’esclavage, chasse à l’homme au nom de la foi, chasse à l’homme au nom de l’idée. Il n’existe aucun coin existentiel qui ne soit touché et les choses utilisées dans les cultes sont d’emblée exhibées comme gadget de musée, de curiosité pour la distraction dominicale des bourgeois somnambules.

    2. « Seigneur, pardonne à ceux qui ont fait des Askia des maquisards, de mes princes des adjudants, de mes domestiques des boys et de mes paysans des salariés, de mon peuple un peuple de prolétaires. »

      Les bases de la société africaine sont ébranlées : les Askia sont devenus des maquisards pour défendre leur cause, les princes sont enrôlés dans les troupes, les domestiques des boys et les paysans des salariés et le peuple dans son ensemble un peuple de prolétaires.

      Cet ébranlement se fait avec une allure encore plus vertigineuse de nos jours. Le problème est que l’Afrique n’est pilote nulle part dans la gestion de sa société. D’autres normes nous tombent d’un monde perdu qui cherche sa propre figure, un monde en décadence, nous réajustons les nôtres sur la base de l’analyse de l’autre qui n’a rien compris de chez nous, comme nous avons réadapté les « Diôbe » en « Diop » sans rechigner. C’est un des traits qui marquent le plus un caractère qui frise un certain manque de dignité. Si juste sur la parole de l’autre nous sommes prêts à changer l’assonance de nos noms de famille, si nous ne faisons absolument rien pour rétablir ces fautes, c’est qu’il y a quelque chose de terriblement foiré : jusqu’à nos décideurs, nous restons toujours sur la notion et nullement sur le sens. C’est que diriger un pays et l’aider à aller de l’avant, c’est aussi être conscient de toutes les petites choses qui renforcent l’identité et supportent ce sentiment qui fait aller de l’avant.

    3. « Car il faut bien que Tu pardonnes à ceux qui ont donné la chasse à mes enfants comme à des éléphants sauvages. Et ils les ont dressés à coups de chicotte, et ils ont fait d’eux les mains noires de ceux dont les mains étaient blanches. Car il faut bien que Tu oublies ceux qui ont déporté dix millions de mes fils dans les maladreries de leurs navires, qui en ont supprimé deux cents millions. Et ils m’ont fait une vieillesse solitaire parmi la forêt de mes nuits et la savane de mes jours. »

      Après avoir dressé les africains, nommément les tirailleurs sénégalais à coup de chicotes et pris les esclaves dans les champs de canne à sucre et de coton, ils en ont fait les mains noires de ceux qui avaient les blanches. Ici il y a double jeu :

      Les mains noires de ceux qui avaient les mains blanches : les mains sales, les mains ouvrières des blancs

      Les mains noires de ceux qui avaient les mains blanches : les tirailleurs sénégalais sont partis tuer des gens en Indochine, des gens dominés, colonisés comme eux, et qui s’étaient soulevés, comme ils débarqueront à Alger, sur le sol même de leur continent, pour tuer d’autres frères et sœurs dans les mêmes conditions, et cela, bien après avoir utilisé les premiers tirailleurs contre leur propre peuple.

    4. « Seigneur, la glace de mes yeux s’embue, et voilà que le serpent de la haine lève la tête dans mon cœur, ce serpent que j’avais cru mort… »

      Au comble du désespoir, voilà le poète qui s’effondre dans les larmes et la haine refait surface dans son cœur. Pourtant il avait pensé que cette période de haine était révolue, qu’un nouvel ordre avait pris forme comme une éponge passée sur le désastre de l’histoire.

  3. STROPHE III

    1. « Tue-le Seigneur, car il me faut poursuivre mon chemin et je veux prier singulièrement pour la France. Seigneur, parmi les nations blanches, place la France à la droite du Père. »

      Senghor ne va pas se recroqueviller sur l’accusation perpétuelle, cette haine qui détruit et amenuise tout effort comme nous l’avons déjà dit en disant qu’il a su passer l’éponge sur un certain aspect de l’histoire. Il faut qu’il enjambe ce serpent de haine, qu’il laisse son cadavre derrière, époque révolue pour faire fasse à l’avenir. A quoi servirait-il à l’homme de s’arrêter dans tous ses progrès pour pointer le doigt sur un passé qu’il ne peut effacer un passé devenu d’emblée destin ?

      Ayant un nombril commun avec la France, sachant que la dure et fatale réalité qu’une intersection s’est établie et ne peut plus s’effacer, le poète demande la bénédiction de la France, qui est aussi celle de son peuple : Parmi les nations blanches, Seigneur, place la France à la droite du Père.

    2. « Oh ! Je sais bien qu’elle aussi est l’Europe, qu’elle m’a ravi mes enfants comme un brigand du Nord des bœufs,
      pour engraisser ses terres à cannes et coton, car la sueur nègre est fumier. Qu’elle aussi a porté la mort et le canon dans villages bleus, qu’elle a dressé les miens les uns contre les autres comme des chiens se disputant un os, qu’elle a traité les résistants de bandits, et craché sur les têtes-aux-vastes-desseins. »

      Ce n’est pas tant un mérite, mais uniquement un appui sur la miséricorde de Dieu. Le poète reconnaît les fautes graves de la

      France qui a : « ravi les enfants du continent africain » comme les brigands du nord des bœufs pour les employer dans les champs de cannes à sucre et de coton. Ici il y a un trait de l’histoire sénégalaise. Les voleurs de bétail en pays sérères étaient spécialement des peulhs descendant du nord du Sénégal, n’en déplaise à nos cousins al Pular, c’est une pure réalité : la traite négrière a :

      Porté la mort et le canon dans villages bleus : les assassinats durant la conquête des terres.

      Dressé les miens les uns contre les autres comme des chiens se disputant un os, qu’elle a traité les résistants de bandits, et craché sur les têtes-aux-vastes-desseins : pendant cette conquête, la politique de « diviser pour mieux régner » était partout appliquée. Un bon exemple est certes le problème du Ruanda entre Hutus et Tutsis. Cette politique s’est poursuivie et se poursuit jusqu’à nos jours. La plupart des coups d’Etat africains ne sont pas « africains » mais plutôt commandités ou au moins bénis par ceux qui « disent la République et livrent les pays aux Grands-Concessionnaires, faisant ainsi du continent un grand cimetière sous le soleil blanc », c’est-à-dire sous l’occupation, la période blanche.

    3. « Oui, Seigneur, pardonne à la France qui dit bien la voie droite et chemine par les sentiers obliques, qui
      m’invite à sa table et me dit d’apporter mon pain, qui me donne de la main droite et de la main gauche enlève la moitié. Oui Seigneur, pardonne à la France qui hait les occupants et m’impose l’occupation si gravement, qui ouvre des voies triomphales aux héros et traite ses Sénégalais en mercenaires, faisant d’eux les dogues noirs de l’Empire, qui est la République et livre les pays aux Grands-Concessionnaires, et de ma Mésopotamie, de mon Congo, ils ont fait un grand cimetière sous le soleil blanc. »

      L’intelligent Senghor a vite compris la politique qui prévalait et qui allait se maintenir vis-à-vis des colonies confédérées, indépendantes ou maintenues : une politique hypocrite où rien n’est ce qu’il semble être. Il n’y aurait pas de meilleure façon de résumer sa position qu’en parodiant l’apôtre Paul qui dit : « Ne faites pas ce que je fais, mais ce que je vous dis ». La France prône la voie droite et chemine par les sentiers obliques. Elle invite à sa table et réclame la part de l’invité. C’est justement cette aide au développement aux facettes multiples, cette assistance qui justement embourbe l’Afrique dans une boue sans fond.

      Actuellement, alors que le monde a d’emblée une politique complètement basée sur le financement et les bailleurs de fonds. Les gouvernements africains ne voient absolument rien d’autres que le financement. Et ses populations, jusqu’au chauffeur de taxi de brousse n’ont cesse de rêver aller conduire un taxi à New York, la ménagère à aller travailler dans un hôtel à Paris.

      Les gouvernements ne font pas mieux que ces jeunes qui s’enroulent au train d’atterrissage d’un avion. En réalité l’approche est exactement pareille. En travaillant dans une grande entreprise privée, j’étais sidéré, lors de la visite d’un représentant européen, de vouloir la bassesse des assistants du séminaire : après la présentation, le séminariste se dirigea vers son sac pour faire sortir quelques échantillons à distribuer et tous les assistants se ruèrent vers lui comme des enfants d’une maternelle autour de glaces après le repas. C’est à peine s’ils ne se déchirèrent pas la peau en s’arrachant les échantillons.

      Les gouvernements devraient plus miser sur les ressources humaines, qui supporteront les financements. Lorsque les projets sont mis en place, ils s’effeuillent tous car les hommes alentour n’ont ni la mentalité ni les capacités de maintien. C’est dans cette ressource humaine que misèrent le Japon, Hong Kong, Taiwan et maintenant la Chine. Pour les autres, ce fut fulgurant car les pays occidentaux avaient assez de confiance pour faire le transfert de technologie. Dans le cas de la Chine, comme avec les pays qui faisaient partie de l’Union Soviétique cela prendra plus de temps car cette confiance, les soucis d’un possible revirement à tout instant, rendent les occidentaux méfiants. Un pays comme le Sénégal, ce pays de Léopold Sédar Senghor a pourtant beaucoup de potentialité malgré la régression latente dans la tendance actuelle.

            
      • Elle donne de la main droite et de la main gauche retire la moitié
            
      • Elle hait les occupants et m’impose l’occupation si gravement
            
      • Elle ouvre des voies triomphales aux héros et traite ses Sénégalais en mercenaires, faisant d’eux les dogues noirs de l’Empire
            
      • Elle est la République et livre les pays aux Grands-Concessionnaires
        Tout cela fait de ma « Mésopotamie, de mon Congo, ils ont fait un grand cimetière sous le soleil blanc ».

  4. STROPHE IV

    1. « Seigneur, éloigne de ma mémoire la France qui n’est pas la France, ce masque de petitesse et de haine sur le visage de la France, ce masque de petitesse et de haine pour qui je n’ai que haine – mais je peux bien haïr la Mal – car j’ai une grande faiblesse pour la France. »
      Toujours ce masque que Senghor veut voir sur le visage de la France, le grand loup méchant dans la peau de l’agneau. Et il dit sa haine envers cette petitesse qui de temps à autre surgit pour laisser sur place un visage hideux. « Bénis ce peuple garrotté qui par deux fois sut libérer ses mains et osa proclamer l’avènement des pauvres à la royauté, qui fit des esclaves du jour des hommes libres égaux fraternels. Bénis ce peuple qui m’a apporté Ta Bonne Nouvelle, Seigneur, et ouvert mes paupières lourdes à la lumière de la foi. Il a ouvert mon cœur à la connaissance du monde, me montrant l’arc-en-ciel des visages de mes frères. Je vous salue mes frères : toi Mohamed Ben Abdallah, toi Razafymahatratra, et puis toi là-bas Pham-Manh-Tuong, vous des mers pacifiques et vous des forêts enchantées je vous salue tous d’un cœur catholique. » Voilà la sagesse qui, même dans le pire des cas, sait retourner à César qui appartient à César. Dans le tumulte accablant, Senghor sait reconnaître certains mérites, certaines connaissances qu’il n’aurait certainement pas connues sans cette phase où le destin de son peuple fut intersecté avec celui de la France : sa foi catholique et la rencontre et le partage d’un destin avec toute la diaspora et d’autres races qu’il n’imaginait même pas.

    2. « Ah ! je sais bien que plus d’un de Tes messagers a traqué mes prêtres comme gibier et fait un grand carnage d’images pieuses. Et pourtant on aurait pu s’arranger, car elles furent, ces images, de la terre à Ton ciel l’échelle de Jacob, la lampe au beurre clair qui permet d’attendre l’aube, les étoiles qui préfigurent le soleil. Je sais que nombre de Tes missionnaires ont béni les armes de la violence et pactisé avec l’or des banquiers. Mais il faut qu’il y ait des traîtres et des imbéciles ».

      Cette foi aussi a été éprouvée, car les missionnaires n’ont pas tous été justes. Ils ont traqué les prêtres africains comme du gibier et ont brûlé les objets de culte, les taxant de païens. Pour le poète, cela ne fut qu’un malentendu, une ignorance de leur part. Les images étaient des précurseurs, comme l’échelle de Jacob ou bien ainsi qu’une lampe qui permet d’atteindre le jour. Mais parlant de l’échelle de Jacob, nous vous avons cité le passage biblique narrant ce qui s’est passé.

      Ici nous voulons entrer dans un peu plus de détails. Si les prêtres avaient eu un peu plus d’imagination comme le poète, ils auraient trouvé que dans les gestes des sérères, dans leur façon d’adorer, beaucoup de choses remontent à la nuit des temps, que le sens est le même, même si les formes semblent différentes. La circoncision, par exemple, est dite être signe de l’Alliance entre Dieu et Abram, devenu Abraham. Comment est-elle parvenue aux sérères ? Mais dressons un schéma comparatif pour voir la bienséance de la remarque de Sédar :



  5. STROPHE V

    1. «O bénis ce peuple, Seigneur, qui cherche son propre visage sous le masque et a peine à le reconnaître, qui Te cherche parmi le froid, parmi la faim qui lui ronge os et entrailles. »

      Senghor ne veut jamais accepter la France médiocre. Il garde cette autre qui est pureté, fraternité : « …Un paradis que garde des fièvres une enfant aux yeux clairs comme deux épées, paradis mon enfance africaine, qui gardait l’innocence de l’Europe ».

      La France n’est pas mauvaise, elle est juste perdue, le regard faussé par ce masque, par les charniers, la misère qui, durant cette longue guerre terrible, a recouvert tous les continents de sang.

    2. « Et la fiancée pleure la viduité, et le jeune homme voit sa jeunesse cambriolée, et la femme lamente oh ! l’œil absent de son mari, et la mère cherche le rêve de son enfant dans les gravats »

      Toutes les classes de la société, chaque maison, chaque personne a perdu un être cher. La fiancée n’a plus son fiancé, le jeune homme a perdu sa jeunesse, vieilli en une seconde par des évènements incroyables, la femme a perdu son mari et la mère son enfants.

      « O bénis ce peuple qui rompt ses liens, bénis ce peuple aux abois qui fait front à la meute boulimique des puissants et des tortionnaires. Et avec lui tous les peuples d’Afrique et tous les peuples d’Asie tous les peuples d’Afrique et tous les peuples d’Amérique qui suent sang et souffrances. Et au milieu de ces milliers de vagues, vois les têtes houleuses de mon peuple. Et donne à leurs mains chaudes qu’elles enlacent la terre d’une ceinture de mains fraternelles dessous l’arc-en-ciel de Ta paix. »

      La France sort de la domination allemande, et le général de Gaulle doit faire face au risque d’une autre sorte de domination : l’installation, comme en Allemagne et au Japon d’une base militaire des alliés. C’est un point dont on ne parle pas souvent, mais qui est néanmoins réalité.

      Pour terminer, le poète à l’esprit très alerte entrevoit un nouvel ordre mondial, un monde où tous les peuples vont lentement essayer de se relever vers une aube meilleure.

HOSTIES NOIRES - CHANT DE PRINTEMPS


CHANT DE PRINTEMPS

Pour une jeune fille noire au talon rose

De toute cette collection, Chant de printemps est de loin le poème le plus complexe, les autres étant si évidents qu'on à peine à en dire quelque chose de plus.

Le printemps marque la fin de la longue période troublée parce que froide, morte de l’hiver. A travers la terre éprouvée, meurtrie, l’herbe commence à sortir de cette boue infecte qui fait penser à la mort, les arbres se rhabillent d’une verdure tendre. C’est justement ce printemps qui revient souvent dans les poèmes que Senghor va prendre comme l’image du monde à la fin de la deuxième guerre mondiale. Mais dans ce monde qui se relève et se réorganise, c’est aussi le destin de l’Afrique, cette jeune fille noire au talon rose qui va se jouer beaucoup plus serré que jamais auparavant. Les domptés ont vu leur dompteur se faire dompter à son tour. Mais cela va au-delà encore : les domptés de jadis ont participé à la libération de leur propre dompteur.

Si le maître a bien fait courber l’échine à son esclave pendant des siècles, les rôles vont obligatoirement changer. Il sera difficile, d’emblée, pour l’Afrique d’accepter d’être l’esclave de l’esclave malgré la terrible fierté de Toundi qui veut que le « chien du roi soit le roi des chiens ». En d'autres circonstances, Jean-Paul Sartre abordera dans « Orphée Noir », un virement de situation obligatoire : « Qu’est-ce donc que vous espériez, quand vous ôtiez les baillons qui fermaient ces bouches noires ? Qu’elles allaient entonner vos louanges ? ». Le retranscrivant en toute liberté, ne pourrions-nous pas dire : « Qu’est-ce donc que vous espériez, quand vous fîtes participer ces noirs au combat pour votre propre libération ? Qu’elles allaient retourner dans leur pays et continuer à porter votre joug » ?

Voilà donc, le long de ce poème, le poète est devant cette jeune fille noire au talon rose - qui n'est autre que l'Afrique - qui a goûté à l'Européanité; qui a goûté au métissage culturel avec ses lois noires sur fond blanc. Comme sous l'arbre à palabres, les deux se parlent, se souteniennent, tiennent conseiller. En vérité, dans le tumulte des derniers combats, dans la bouche de ces canons qui crachent le feu et vomissent des incendies le long des rives atlantiques de l’Afrique, La Fille recherche sa propre figure, comme l’avait fait la France, en d'autres circonstances, il est vrai, mais cette recherche du soi n’en demeure pas moins commune : « Seigneur éloigne de ma mémoire la France qui n’est pas la France, ce masque de petitesse et de haine sur le visage de la France ».

Sous le tumulte, la panique de perdre sa figure à jamais, le poète rassure : Ce feu qui ravage les rivages de l'Afrique n’est autre qu’une parturition d’où naîtront deux jumelles : une Nouvelle Europe et une Nouvelle Afrique : « …Elle proclame l’attente amoureuse du renouveau dans la fièvre du printemps, la vie qui fait vagir deux enfants nouveau-nés au bord d’un tombeau cave ».


  1. STROPHE I

    1. « Des chants d’oiseaux montent lavés dans le ciel primitif, l’odeur verte de l’herbe monte, Avril ! J’entends le souffle de l’aurore émouvant les nuages blancs de mes rideaux. J’entends la chanson du soleil sur mes volets mélodieux, je sens comme une haleine et le souvenir de Naëtt sur ma nuque nue qui s’émeut et mon sang complice malgré moi chuchote dans mes veines. »

      Chant de printemps, un printemps du monde, le printemps d’un nouvel ordre mondial. Le printemps, c’est le dégel, le départ des neiges, la renaissance de la nature avec des feuilles jaunes frêles et fragiles, mais c’est aussi printemps parce que les derniers canons de la deuxième guerre mondial résonnent encore, il est vrai, mais c’est bien le commencement de la fin. Le soleil nouveau chante, une brise matinale joue contre les rideaux blancs.

    2. « C’est toi mon amie – ô ! Ecoute les souffles déjà chauds dans l’avril d’un autre continent. Oh ! Ecoute quand glissent glacées d’azur les ailes des hirondelles migratoires, écoute le bruissement blanc et noir des cigognes à l’extrême de leurs voiles déployées, écoute le message du printemps d’un autre âge d’un autre continent, écoute le message de l’Afrique lointaine et le chant de ton sang ! J’écoute la sève d’Avril qui dans tes veines chante. »

      Le souvenir de Naëtt revient au poète et son sang complice malgré lui chuchote dans ses veines, il est ému, content de pouvoir partager le souffle chaud d’Avril provenant d’un autre continent, de cette Afrique lointaine. C’est une autre saison qui commence, ramenant dans les airs les hirondelles migrateurs et les cigognes qui déploient leurs ailes comme de grands voiliers au long parcours. Tous ces signes sont les messages d’un autre âge, d’un autre continent. C’est le message de l’Afrique, comme celui du Saltiki qui prédit un nouvel ordre mondial


  2. STROPHE II

    1. « Tu m’as dit : Ecoute mon ami, lointain et sourd, le grondement précoce de la tornade comme un feu roulant de brousse, et mon sang crie d’angoisse dans l’abandon de ma tête trop lourde livrée aux courants électriques. Ah ! Là-bas l’orage soudain, c’est l’incendie des côtes blanches de la blanche paix de l’Afrique mienne. Et dans la nuit où tonnent de grandes déchirures de métal, entends plus près de nous, sur trois cents kilomètres, tous les miaulements félins des balles, entends les rugissements brefs des canons et les barrissements des pachydermes de cent tonnes. Est-ce l’Afrique encore cette côte mouvante, cet ordre de bataille, cette longue ligne rectiligne, cette ligne d’acier et de feu ? »

      La jeune fille au talon rose, l’Afrique personnifiée voit ses côtes s’embraser, grondement précoce de tornade comme un feu roulant de brousse. Le sang se fige dans les veines et la tête est livrée à des courants contradictoires.

      La blanche paix de l’Afrique noire, cette paix africaine que les blancs ont brisée pour se mettre, après, à la raccommoder, et avec quels moyens ! A coups de canons. Déchirures de métal. Les animaux africains sont d’emblée remplacés par la barbare mécanique des Blancs : les félins de la savane et de la jungle ne sont plus que des balles qui miaulent, les éléphants des tanks à chenilles et les lions des canons à longue portée.

      L’Afrique ne se reconnaît pas dans cette côte mouvante, cet ordre de bataille, longue ligne rectiligne d’acier et de feu. Cette côte, jadis, se mouvait, mais dans le simple balancement de vagues géantes battant des rives aux sables d’un or innocent.

    2. « Mais entends l’ouragan des aigles-forteresses, les escadres aériennes tirant à pleins sabords et foudroyant les capitales dans la seconde de l’éclair. Et les lourdes locomotives bondissent au-dessus des cathédrales et les cités superbes flambent, mais bien plus jaunes, mais bien plus sèches qu’herbe de brousse en saison sèche. Et voici que les hautes tours, orgueil des hommes, tombent comme les géants des forêts avec un bruit de plâtras et voici que les édifices de ciment et d’acier fondent comme la cire molle aux pieds de Dieu. »

      Le malheur n’est pas seulement sur terre. Les aigles forteresses, ces avions bombardiers, vont apparaître, escadres aériennes tirant à pleins sabords et détruisant les capitales en un clin d’œil. Les cités flambent plus fragiles sous cette puissance de feu que la cire au pied de l’Eternel.

    3. « Et le sang de mes frères blancs bouillonne par les rues, et le sang de mes frères noirs les Tirailleurs sénégalais, dont chaque goutte répandue est une pointe de feu à mon flanc. »

      Les colonnes de l’Afrique sont toujours sous le feu, car l’Europe n’a pas complètement fini d’enterrer « le levain des nations et l’espoir des races nouvelles » . L’Afrique continue de souffrir sur la croix, son flanc percé et saignant de mille gouttes : « Seigneur, au pied de cette croix – et ce n’est plus toi l’arbre de douleur, mais au-dessus de l’Ancien et du Nouveau Monde l’Afrique crucifiée… »

    4. « Printemps tragique ! Printemps de sang ! Est-ce là ton message, Afrique ?... Oh ! Mon ami – ô Comment entendrai-je ta voix ? Comment voir ton visage noir si doux à ma joue brune, à ma joie brune quand il faut me boucher les yeux et les oreilles ? »

      Cette période de renouveau, cette ère qui devait s’adoucir comme la boue lubrifie le sein de la terre pour permettre aux germes de sortir doucement pour se caresser sous les doux rayons du soleil est bien bizarre : au lieu de la vie qui rejaillit, voilà que le sang et la mort couvrent les côtes africaines. Dans ce tumulte, comment la jeune fille au talon rose peut-elle entendre son ami, comprendre ses conseils, avoir foi dans un futur brillant, celui-là même dont parlera le poète dans la strophe suivante ? Rien ne la prédispose à cette vision, ni dans la transmission du message ni dans le sens.



  3. STROPHE III

    1. « Je t’ai dit : Ecoute le silence sous les colères flamboyantes la voix de l’Afrique planant au-dessus de la rage des canons longs, la voix de ton cœur de ton sang, écoute sous le délire de ta tête de tes cris. »

      Le conseiller, comme un bon psychologue ne renie pas le tumulte. Il voit bien le désastre, mais, à travers la connaissance qui rend les lendemains diaphanes, il peut entendre, sous cette colère flamboyante, le silence, le calme, la paix qui n’est autre que celle de l’Afrique planant au-dessus de la rage des canons longs. Il y a sous ces cendres, l’Afrique innocente, au pire l’Afrique rédimée, la voix de son cœur, de son sang. Au lieu de se fixer sur tout ce ballet de dernier jour du monde, cherche avec plus de subtilité et tu verras que l’Afrique n’est pas morte, qu’elle n’est pas perdue

    2. « Est-ce sa faute si Dieu lui a demandé les prémices de ses moissons, les plus beaux épis et les plus beaux corps élus patiemment parmi les peuples ? Est-ce sa faute si Dieu fait de ses fils les verges à châtier la superbe des nations ? »

      Pour Senghor, les victimes africaines, celles qui furent déportées au cours des siècles d’esclavage comme les tirailleurs sénégalais engagés actuellement dans les combats sont des sacrifices, les prémices des moissons à offrir à Dieu selon la bonne tradition de l’Ancien Testament et dont le premier acte sera posé par Caïn, fils d’Adam et de Eve : « Au bout de quelque temps, Caïn fit à l’Eternel une offrande des fruits de la terre… » Cet acte est perpétué chez les sérères jusqu’à nos jours, ce qui fit dire à Senghor conseillant à son ami Césaire : « Aurais-tu oublié ta noblesse, qui est de chanter les Ancêtres les Princes et les Dieux, qui ne sont fleurs ni gouttes de rosée ? Tu devais offrir aux Esprits les fruits blancs de ton jardin – Tu ne mangeais que la fleur, récoltée dans l’année même, du mil fin et ne pas dérober un seul pétale pour en parfumer ta bouche » . Voilà donc l’Afrique obligée de donner la dîme et ses enfants appelés à châtier la superbe des nations.

    3. « Ecoute sa voix bleue dans l’air lavé de haine, vois le sacrificateur verser les libations au pied du tumulus. Elle proclame le grand émoi qui fait trembler les corps aux souffles chauds d’Avril ! Elle proclame l’attente amoureuse du renouveau dans la fièvre de ce printemps, la vie qui fait vagir deux enfants nouveau-nés au bord d’un tombeau cave. »

      Le sacrifice est consommé, la coupe bue. Dans l’air purifié, ne reste que sa voix bleue, innocente. Et le sacrificateur-devin proclame la renaissance, le renouveau dans la fièvre du printemps, une nouvelle vie qui ranimera deux enfants nouveau-nés au bord d’un tombeau cave, au bord du désastre des charniers et des fosses pestilentielles qui couvrent l’Europe. Les deux jumelles, ce sont bien une Nouvelle Afrique et une Nouvelle Europe.

      L’Afrique se relèvera indemne, gardant toujours sa voix sans haine, malgré les siècles d’injustice, d’oppression : « En vain ont-ils coupé ton rire, en vain la fleur la plus noire de ta chair. Tes la fleur de la beauté première parmi l’absence nue des fleurs, fleur noire et son sourire grave, diamant d’un temps immémorial. Vous êtes le limon et le plasma du printemps virile du monde, du couple primitif vous êtes la charnure, le ventre fécond de la laitance, vous êtes la pullulance sacrée des clairs jardins paradisiaques et la forêt incoercible, victorieuse du feu et de la foudre » .

    4. « Elle dit ton baiser plus fort que la haine et la mort. Je vois au fond de tes yeux troubles la lumière étale de l’Eté, je respire entre tes collines l’ivresse douce des moissons, Ah ! Cette rosée de lumière aux ailes frémissantes de tes narines ! Et ta bouche est comme un bourgeon qui se gonfle au soleil et comme une rose couleur de vin vieux qui va s’épanouir au chant de tes lèvres. »

      Oui, « le chant vaste du sang nègre vaincra machines et canons » . Et cette nouvelle vie qui s’annonce, ce nouvel ordre mondial, le poète le place dans un paysage idyllique : la lumière étale de l’été et entre les collines l’odeur des moissons, rosée de lumière aux ailes frémissantes. L’Afrique se lève comme une nubile royale, les seins gonflés par la caresse fluide du soleil, la bouche entrouverte delà des lèvres roses comme un vin vieux.

    5. « Ecoute le message, mon amie sombre au talon rose. J’entends ton cœur d’ambre qui germe dans le silence et le Printemps. »

      Le message, amie sombre au talon rose, c’est qu’au dessous de ce tumulte de fin du monde, en dessous de cette ligne rectiligne de feu et de sang, sous ce monde défunt des machines et des canons, ton cœur d’ambre bat toujours et est en train de germer dans le silence et le printemps.

mercredi 3 octobre 2018

HOSTIES NOIRES - AUX SOLDATS NEGRO-AMERICAINS


AUX SOLDATS NEGRO-AMERICAINS
A Mercier Cook

  1. « Je ne vous ai pas reconnus sous votre prison d’uniformes couleur de tristesse, je ne vous ai pas reconnus sous la calebasse du casque sans panache, je n’ai pas reconnu le hennissement chevrotant de vos chevaux de fer, qui boivent mais ne mangent pas. »

    Une autre ramification de ce nouvel ordre mondial qui se prépare : les soldats afro-américains qui ont participé à la guerre.

    Partis d’une Amérique ségrégationniste, relégués aux positions arrières tout le long de la chaîne sociale, ils vont affronter d’autres blancs, s’adonner à des actes héroïques, d’emblée hommes parmi les hommes. Mais cette humanité, Senghor va l’éplucher comme un oignon. Il va rejeter l’écorce supérieure, fermant les yeux pour repousser toute connaissance de cette couverture qui vient de l’Europe défunte des machines et des canons : les uniformes sont des prisons, couleur de tristesse, au lieu de la calebasse africaine qui contient le lait à nourrir une famille, les soldats ont un casque en fer, les chevaux sont de fer donc les chars et autres véhicules de guerre. Ils sont réellement habillés par « les somnambules qui ont renié leur identité d’homme, caméléons sourds de la métamorphose, et leur honte vous fixe dans votre cage de solitude » Senghor rejette intégralement cet accoutrement qui est tout sauf humain.

  2. « Et ce n’est plus la noblesse des éléphants, c’est la lourdeur barbare des monstres des printemps du monde. Sous votre visage fermé, je ne vous ai pas reconnus. J’ai touché seulement la chaleur de votre main brune, je me suis nommé : Afrika ! Et j’ai retrouvé le rire perdu, j’ai salué la voix ancienne et le grondement des cascades du Congo. »

    Le poète est en face de ces enfants de l’Afrique sur leurs montures qui n’ont rien de la noblesse première des éléphants. Ces montures sont d’une barbarie qui existait avant toute autre chose, plus animales et sauvages que les animaux, d’où l’expression « prétemps du monde ». Ce visage fermé, cet accoutrement barbare est méconnaissable. Ce ne sera qu’au toucher, réalité sous-jacente, que le poète verra la vraie nature, celle-là qu’il peut et veut accepter et par conséquence re-connaître. Le visage fermé s’ouvre pour dévoiler le rire perdu qui rappelle le grondement innocent des cascades du Congo.

  3. « Frères, je ne sais si c’est vous qui avez bombardé les cathédrales, orgueil de l’Europe, si vous êtes la foudre dont la main de Dieu a brûlé Sodome et Gomorrhe. Non, vous êtes les messagers de sa merci, le souffle du Printemps après l’Hiver. A ceux qui avaient oublié le rire – ils ne se servaient plus que d’un sourire oblique, ils ne connaissaient plus que la saveur salée des larmes et l’irritante odeur du sang, vous apportez le printemps de la Paix et l’espoir au bout de l’attente. Et leur nuit se remplit d’une douceur de lait, les champs bleus du ciel se couvrent de fleurs, le silence chante suavement. Vous leur apportez le soleil. L’air palpite de murmures liquides et de pépiements cristallins et de battements soyeux d’ailes. Les cités aériennes sont tièdes de nids.»

    Ces frères qui viennent de faire leur entrée sont-ils ceux qui formaient cette ligne rectiligne bombardant l’orgueil des capitales ? Sont-ils la foudre dont la main de Dieu a brûlé Sodome et Gomorrhe ? Ce ne serait pas un mauvais rôle, mais Senghor se le refuse. Si les Nègres ont participé à cette catastrophe mondiale, c’est uniquement parce qu’ils y ont été forcés. Le poète veut remonter aux valeurs premières de la négritude, à cet esprit simpliste rejoignant celui de l’animiste qui voyait la joie vivre dans les choses simples, Dieu dans les choses environnantes.

    C’est justement cette joie de vivre, ce « manque d’évolution bénit » qu’apportent ses frères noirs : « A ceux qui avaient oublié le rire – ils ne se servaient plus que d’un sourire oblique, ils ne connaissaient plus que la saveur salée des larmes et l’irritante odeur du sang, vous apportez le printemps de la Paix et l’espoir au bout de l’attente ».

    Perdus dans un système si évolué que l’homme n’a plus de place ; perdus dans un monde qui cherche sa propre figure et a peine à le reconnaître, combien d’européens et d’américains ne viennent se réfugier en Afrique pour retrouver ce monde simple, cette joie de vivre et surtout la capacité de vivre avec des choses simples, sans compte en banque, sans facture d’électricité que poursuivent encore quelques africains ?

    Mais l’Afrique, loin de maîtriser son rôle comme elle semble incapable de maîtriser ses richesses veut la part de l’Autre, être comme l’Autre, prier et voir le monde comme l’Autre, changeant de Dieu à son nom sur la seule base que l’autre, sur la faute de ses oreilles entendait les noms différemment. Au lieu de corriger le tort, de s’arrêter pour mieux se rattraper, voilà que l’Afrique perdue le long du sentier continue de tourner en rond. C’est ainsi que le Sénégalais vous dira phonétiquement que son nom est « Diop », mauvaise transcription française de son nom, alors qu’il n’y a pas de Diop au Sénégal : dans ce pays il n’y a que des « Diôbe », pour suivre une transcription française juste.

    Si elle ose le faire, si l’Afrique ose s’arrêter, comme les tirailleurs osèrent utiliser leur gamelles comme tam-tams après les batailles ou le dimanche pour danser : « Qui donc dansera le dimanche aux sons du tam-tam des gamelles » peut-être réussira-t-elle sa progression, gardant à l’œil le fait qu’elle est « libre de la liberté du destin » et que seul « celui qui est noble peut faire les travaux de hontes ».

    Les noirs américains ont brisé quelque chose pour apposer une simplicité et apporter L’air palpitant « de murmures liquides et de pépiements cristallins et de battements soyeux d’ailes », rendant « les cités aériennes sont tièdes de nids ».

  4. « Par les rues de joie ruisselante, les garçons jouent avec leurs rêves, les hommes dansent devant leurs machines et se surprennent à chanter. Les paupières des écolières sont pétales de roses, les fruits mûrissent à la poitrine des vierges et les hanches des femmes – oh ! Douceur – généreusement s’alourdissent. Frères noirs, guerriers dont la bouche est fleur qui chante – Oh ! Délice de vivre après l’Hiver – je vous salue comme des messagers de paix.»

    Et voilà que l’Eden renaît le long des rues. Une vie nouvelle recommence sur terre parmi les garçons qui, au lieu des éclats de rire et la voix imitant celle des animaux le long des contes, entendaient tonner des canons de désastre. Les hommes dansent devant leurs machines et se surprennent à chanter, les écolières sont pétales de roses… Voilà tout un monde qui se réveille d’un long somme passé dans l’horreur des charniers, dans un monde défunt des canons et des machines pour embrasser la lumière de la joie de vivre.

HOSTIES NOIRES - POUR UN FFI BLESSE


POUR UN F.F.I NOIR BLESSE

  1. « Si noir le FFI dans le ciel bleu ! Si lourd son corps noir dans l’air libéré ! Si noir le FFI sur deux épaules
    blanches ! Si rouge son sang entre deux blancheurs ! Léger le FFI dans le ciel de cristal, léger son corps vidé de sang d’or et de pourpre ! Sur les deux épaules carrées, voyez ! si légère la flamme de son âme. Dors sur le duvet blanc de l’air, car les oiseaux ont réappris leurs chansons d’hier. Dors, car tu as donné le riche de ton cœur – Que la paix berce ton sommeil ! »

    Après chant de printemps, le nouvel ordre a fait quelques grands pas. L’attitude, l’honneur déplié pour le F.F.I noir contraste beaucoup avec les attitudes sous-jacentes décrites de l’éloge à « Emma Payelleville » et « Femmes de France ». Ce soldat noir est porté sur deux épaules blanches, deux épaules carrées sous un ciel cristal et c’est certainement ce spectacle qui le hissera au répertoire des poèmes, pas forcément l’acte héroïque : les soldats blancs ont commencé à développer une certaine humanité envers leurs compagnons de combat et à reconnaître leur mérite.


    * FFI : Forces Françaises de l'Intérieur

HOSTIES NOIRES - THIAROYE


THIAROYE

  1. « Prisonniers noirs je dis bien prisonniers français, est-ce donc vrai que la France n’est plus la France ? Est-ce donc vrai que l’ennemi lui a dérobé son visage ? Est-ce vrai que la haine des banquiers a acheté ses bras d’acier ? »

    Dans son amour profond, convaincu que le nombril commun qui unit désormais son Afrique et l’Europe, nommément le Sénégal et la France ne pourra jamais être opéré sans mettre en danger tous les deux frères siam, le poète désespérément cherche à pardonner, à comprendre en cherchant un masque venu se poser sur le visage réel de la France. Les prisonniers noirs sont des prisonniers français, sauf si la France n’est plus la France, sauf si un ennemi a pris le visage de la France pour se cacher derrière afin de mieux assouvir ses plans, comme le loup se mit dans la peau de l’agneau ou que des banquiers sans cœur aient acheté ses bras d’acier.

  2. « Et votre sang n’a-t-il pas ablué la nation oublieuse de sa mission d’hier ? Dites, votre sang ne s’est-il pas mêlé au sang lustral de ses martyrs ? Vos funérailles seront-elles celles de la Vierge-Espérance ? »

    La France a-t-elle oublié la mission des tirailleurs sénégalais ? Leur sang a aspergé son sol le purifier de la grippe nazi : « …Et le sang de mes frères noirs les Tirailleurs sénégalais dont chaque goutte répandue est une pointe de feu à mon flanc » ou encore : « Ils sont là étendus par les routes captives, le long des routes du désastre, les sveltes peupliers, les statues des dieux sombres drapés dans leurs longs manteaux d’or, les prisonniers sénégalais ténébreusement allongés sur la terre de France ».

  3. « Sang, sang ô Sang noir de mes frères, vous tachez l’innocence de mes draps. Vous êtes la sueur où baigne mon angoisse, vous êtes la souffrance qui enroue ma voix. Wôï ! Entendez ma voix aveugle, génies sourds-muets de la nuit. Pluie de sang rouge sauterelles ! Et mon cœur crie à l’azur et à la merci. »

    Les draps du poète jadis innocent, nid d’un sommeil étale et paisible, sont maintenant tâchés, compromis. Il baigne dans l’angoisse, la gorge enrouée par la souffrance. Morts, ayant transcendé, le poète appelle ses morts au secours face à l’immensité du désastre qui laisse du sang comme une couverture de sauterelles sur terre, et son cœur crie à l’azur, à la merci.

  4. « Non, vous n’êtes pas morts gratuits ô Morts ! Ce sang n’est pas de l’eau tépide. Il arrose épais notre espoir, qui fleurira au crépuscule. Il est notre soif notre faim d’honneur, ces grandes reines absolues. Non, vous n’êtes pas morts gratuits. Vous êtes les témoins de l’Afrique immortelle, vous êtes les témoins du monde nouveau qui sera demain. Dormez ô Morts ! Et que ma voix vous berce, ma voix de courroux que berce l’espoir. »

    Que l’on ne se trompe pas : cette mort n’est pas gratuite, ce sang n’est pas un sang affadi comme l’arbre dégénéré qui ne peut plus donner de rejeton. Il est ruisseau de vie qui arrose l’espoir de l’Afrique qui tôt ou tard quittera l’état d’espoir pour devenir réalité, fleurissant au crépuscule.

    Si ce sang est versé, c’est que les tirailleurs et partant les africains ont faim et soif de l’honneur qui depuis des siècles est foulé aux pieds. Ces tirailleurs se sont révoltés pour s’affirmer hommes parmi les hommes, hommes à l’égal des hommes et devenir les témoins nous dirons mieux les prémices d’un monde nouveau, ce monde de l’Afrique des indépendances qui a toujours aspiré à la dignité enfouie.

    Le devoir accompli, qu’ils dorment en paix, nos morts, et que les bercent nos voix, notre voix en colère, notre voix que supporte, anime et maintient l’espoir de ce monde qui sera demain.

UN RAPIDE EXEMPLE POUR LE DICtiONNAIRE

Njamala Njogoy