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lundi 1 octobre 2018

CHANTS D'OMBRE - NEIGE SUR PARIS


NEIGE SUR PARIS

  1. « Seigneur, vous avez visité Paris par ce jour de votre naissance Parce qu’il devenait mesquin et mauvais vous l’avez purifié par le froid incorruptible par la mort blanche »

    Si d’aucuns pensent que Césaire est plus virulent que Senghor, ils ont certes raison, mais plus dans le style de l’expression que la vision des choses. Il faut se méfier du style de Senghor, qui prend toujours un complice avec qui parler, faisant de l’Autre, l’Accusé quelqu’un qui, s’il réagit, serait une bourrique, un traître « qui lirait par-dessus une épaule une lettre qui ne lui est pas destinée ».

    Mais ce n’est pas d’une manière lâche : les doigts sont subtilement pointés, et l’accusé peut facilement se reconnaître mais sans un droit quelconque de pouvoir intervenir – surtout en se basant sur la notion de « légitime défense ». Impuissant, l’Autre voit et entend le chapelet d’accusations se dévider, ne pouvant broncher qu’intérieurement. Pensez un peu à « Prière de paix », dédié à Georges et Claude Pompidou !

    C’est d’ailleurs justement ce caractère qui est très intéressant : l’accusateur parle comme un fidèle se confesserait devant son Seigneur, ce qui enlève le péché, sa conscience devient presque inconscience quant à l’entourage, comme l’accusé, agrippé sur sa vision du monde a exécuté les actions qui sont reprochées sans broncher, puisque les voyant toutes naturelles, aussi naturelles et normales qu’un lever de soleil par-delà un rideau de nuage à l’aube déclive.

    Un matin de Noël, le voilà parlant à son Seigneur qui a daigné visiter Paris, comme l’avènement du Messie au dernier jour du Monde. Puisque Paris devenait mesquin et mauvais, le Seigneur intervient avec une purification : le froid incorruptible, la mort blanche, ainsi que le feu sur Sodome et Gomorrhe.

    La couleur blanche a toujours une connotation négative pour Senghor : la neige, qui brûle tout, qui stérilise, force les arbres à se déshabiller définitivement aux derniers jours de l’automne est symbole de mort. Mais cette mort blanche, ce n’est pas uniquement la neige, c’est aussi les Blancs qui viennent de couvrir le monde entier de charniers.

  2. « Ce matin, jusqu’aux cheminées d’usine qui chantent à l’unisson arborant des draps blancs – Paix aux hommes de bonne volonté, Seigneur vous avez proposé la neige de votre Paix au monde divisé à l’Europe divisée, à l’Espagne déchirée. Et le Rebelle juif et catholique a tiré ses milles quatre cents canons contre les montagnes de votre Paix »

    Les cheminées des usines arborent une fumée semblable de fins draps blancs flottant lentement dans la tendresse du matin et souhaitent la paix aux hommes de bonne volonté. Il faut garder à l’esprit que c’est juste au lendemain de la deuxième guerre mondiale, la révolution d’Espagne. Au lendemain de cette guerre, le monde a traversé des horreurs qui peuvent certainement être classées parmi les plus grandes de son histoire. Et justement ces races qui se bercent, d’une façon ou d’une autre à l’idylle d’un privilège – les Juifs, race élue de Dieu, les Catholiques avec son Pape chef de l’Eglise et les Blancs qui fulminent au sommeil de l’Esprit et qui produisent des techniques plus qu’aptes à donner la mort : des multitudes de canons contre la Paix du Seigneur, contre la paix du monde.

  3. « Seigneur, j’ai accepté votre froid blanc qui brûle plus que le sel. Voici que mon cœur fond comme neige sous le soleil. »

    Résignation du poète : Son cœur est brisé, triste. Il fond comme la neige sous le soleil. Il ne peut rien contre ce froid qui brûle, et ce n’est pas la seule chose qu’il aura acceptée avec résignation. Il n’y a d’ailleurs pas d’autre possibilité quand la chose qui fait mal est dans le passé. Mais devant le Seigneur de toute chose, puisque le monde entier célèbre sa naissance, lui qui s’était incarné pour apporter la « Paix aux hommes de bonne volonté », mieux vaut lui déballer ce que l’on a dans le cœur. C’est qu’en confession il ne s’agit pas de s’agenouiller seulement et de recevoir l’absolution : il faut relater les mauvaises choses et, la parole étant acte, les refaire en quelque sorte pour aboutir au pardon ou, si les psychologues, psychiatres, sociologues et psychanalystes le préfèrent, refaire le chemin, le psycho-drama, revivre l’évènement pour pouvoir en guérir.

    Il faut bien se confesser, c’est-à-dire parler de la haine, des reproches qui habitent le cœur vis-à-vis de ces privilégiés. Et Senghor, en passant l’éponge sur les torts causés comme Edith Piaf qui ne regrette rien, jouera avec beaucoup de moqueries sur le mot « oublier » : « J’oublie

  4. « Les mains blanches qui tirèrent les coups de fusils qui croulèrent les empires Les mains qui flagellèrent les esclaves, qui vous flagellèrent Les mains blanches poudreuses qui vous giflèrent les mains peintes poudrées qui m’ont giflé Les mains sûres qui m’ont livré à la solitude à la haine »

    La succession des propositions relatives et du passé simple accentuent le drame mais comme à travers une bonne vieille farce : Cette blancheur de la neige, nous voyons d’emblée pourquoi Senghor la voit comme la mort. Elle existe au pays des blancs, elle est blanche, impitoyable et sème la mort de tout : tous les arbres sont dénudés, sauf les conifères qui sont rigides comme le système européen, lugubres, sinistres, dénués de cette tendresse des feuillues si sensibles. Cela le ramène au saccage que ces mains causèrent en implantant leurs empires sur le continent africains, parmi des royautés, des empires qui existaient : elles les firent crouler en un clin d’œil, comme par une baguette magique.
    Ces mains ont flagellé les esclaves dans les négriers, sur le continent, comme à l’arrivée, et ce sont ces mêmes mains qui flagellèrent le Christ : « Alors Pilate leur relâcha Barabbas ; et après avoir fait battre de verges Jésus, il le livra pour être crucifié ».

    Ce premier point retrace le drame social, humain, les races décimées, affaiblies, la force d’un continent soutirée des terres pour aller construire d’autres continents.

  5. « Les mains blanches qui abattirent la forêt de rôniers qui dominait l’Afrique, au centre de l’Afrique »

    Tel un saltiki, Senghor va, encore une fois, se faire visionnaire : nous sommes tous conscients du souci actuel qui prévaut en matière d’environnement et de biodiversité. Voilà que le poète pointe le doigt, déjà dans les années quarante, contre la destruction de l’environnement :

    Alors que l’africain habitait parmi ses troupeaux, s’occupait de ses greniers, et de la survie raisonnable de ses enfants dans une harmonie parfaite avec son environnement, voilà qu’un système gourmand, sans calcul, sans scrupule, qui s’adonne à des chasses quadrillées : « Plus beaux que des rôniers sont les Morts d’Elissa ; minces étaient les désirs de leur ventre… Ils n’amassaient pas des chiffons, pas même de guinées à parer leurs poupées... ».

    Cette race contraste terriblement avec celle dont on dit : « Vos filles, m’a-t-on dit, se peignent le visage comme des courtisanes. Elles se casquent pour l’union libre et éclaircir la race ! Etes-vous plus heureux ? Quelque trompette à wa-wa-wâ et vous pleurez aux soirs là-bas de grands feux et de sang ». Il fallait bien orner des salons avec des têtes de lions et des peaux de panthères, exploitant systématiquement les ressources d’un continent qui lui a été légué de plein droit par un Seigneur qu’ils ont assassiné.

  6. « Droits et durs les Saras beaux comme les premiers hommes qui sortirent de vos mains brunes. Elles abattirent la forêt noire pour en faire des traverses de chemin de fer. Elles abattirent les forêts d’Afrique pour sauver la Civilisation, parce qu’on manquait de matière première humaine. »

    Les Saras habitaient dans la république actuelle du Tchad. Fiers, vrais guerriers dignes, ils furent massacrés comme les indiens d’Amérique. Senghor les compare à la majesté des rôniers, arbres élancés et durs qui ont une utilité multidimensionnelle à toutes les phases de leur existence. Pour soi-disant sauver leur civilisation dont la gourmandise mettait à l’étroit et forçait à trouver d’autres surfaces, ils ont abattu les Saras, entre autres, et les forêts d’Afrique pour faire des traverses de chemin de fer et ainsi pénétrer dans le cœur des terroirs éloignés. Comment cela est-il possible ? Bien sûr qu’il y a eu des résistances. Mais l’Afrique manquait de matière première humaine. Elle n’avait réellement pas la hauteur pour faire face à ce déluge de colonisation. Campés dans les choses terre à terre, ses hommes n’avaient pas développés ce sentiment aigu de la bataille de survie né du darwinisme. Ils n’étaient pas encore poussés par la gourmandise et ne s’appuyaient pas sur une technique destructrice pour aller conquérir d’autres terroirs et ainsi assouvir leur vanité.

  7. « Seigneur je ne sortirai pas ma réserve de haine, je le sais, pour les diplomates qui montrent leurs canines longues et qui demain troqueront la chair noire. »

    Bien sûr il y avait un assoupissement, une certaine humanité originaire de la renaissance – Gide avait fait sa saison au Congo, d’autres anthropologues commençaient à défendre les Nègres, mais le poète n’est pas dupe. Il garde sa réserve de haine malgré les diplomates qui sourient, parlent bien mais qui, demain, comme un ami venant avec un couteau dans le dos, continueront à vendre des esclaves, de la chair noire.

  8. « Mon cœur, Seigneur s’est fondu comme neige sur les toits de Paris au soleil de votre douceur. Il est doux à mes ennemis, à mes frères aux mains blanches sans neige à cause des mains de rosée, le soir, le long de mes joues brûlantes »

    Le poète a le cœur lourd de chagrin. Ce chagrin consume son cœur comme la neige sur les toits mais ce soleil du Seigneur lui souffle une autre dimension : la nécessité de pardonner, à la manière de Dieu, qui distribue sa douce chaleur pour tout le monde.

CHANTS D'OMBRE - POUR EMMA PAYELLEVILLE L’INFIRMIERE


POUR EMMA PAYELLEVILLE L’INFIRMIERE

Emma Payelleville est certainement une infirmière affectée au régiment des tirailleurs sénégalais durant la deuxième guerre mondiale, ou bien à une section spéciale s’occupant des FFI. A travers le poème nous ressentons son dévouement, pas un dévouement mécanique, celui d’une personne qui calcule juste ses heures pour ne pas soustraire un centime de son salaire, mais un vrai professionnel du corps médical qui prête toute son attention – son affection aux soldats noirs.

  1. « Emma Payelleville, ton nom brisera les images poudreuses des gouverneurs. Toi la si faible et frêle jeune fille tu rompis les remparts décrétés entre toi et nous, les faubourgs indigènes. »

    Pour mieux accentuer la valeur de l’infirmière, le poète juxtapose la fragilité de sa personne et la force massive des statues dressées à la mémoire des gouverneurs : son nom – survivra ces statues massives et graves. Par delà le système qui honore les hommes sur d’autres critères, ce système qui ne voyait pas toutes les frontières humaines possibles, elle a su se hisser pour faire disparaître « les remparts décrétés » entre elle et ces soldats de la France d’Outre-mer, certainement un groupe de règles régissant les attitudes à prendre vis-à-vis d’eux.

  2. « Ignorante de la technique des bureaux, sans livre sans dictionnaire sans interprète aigu, tes yeux surent percer l’épaisseur des remparts tes yeux le mystère lourd des corps noirs »

    Cette attitude d’Emma est toute naturelle. Si elle suit une bureaucratie, c’est uniquement celle de son cœur. Elle va au-delà de ses propres moyens, allant jusqu’à casser une autre barrière, celle de la langue et cela sans dictionnaire, sans interprète. Usant de ses yeux comme de ceux d’un saltiki qui rend toute chose transparente, elle sut voir au-delà des remparts épais et se poser sur la misère des noirs.

  3. « Tes yeux pour leurs seuls yeux transparents de pure eau tes mains, sous la douceur charnelle des corps noirs fraternelle douceur pour toi seule tes mains découvrir, tes mains extirper les nœuds de leurs misères que des génies hostiles séculairement n’avaient pu faire si durs. »

    Une complicité, comme au temps de l’apartheid pour tout blanc sympathisant avec un noir, s’est établie entre elle et ses patients. Le poème est rempli de mystères, de limites, de frontières qu’Emma saura franchir : la transparence de pure eau des yeux est une expression toute sérère : c’est l’innocence, un regard non rempli de malveillance naturelle ou surnaturelle. Après le contact profond, le poète passe à la phase des actions : « tes mains… surent extirper les nœuds de leurs misères que des génies hostiles séculairement n’avaient pu faire si durs ».

    Ici Senghor fait référence à la réputation des Kouss ou lutins : Plusieurs personnes rapportent que les Kouss aiment s’adonner à tresser la queue des chevaux pendant que le soleil est au zénith. Ces nœuds sont impossibles à défaire et il faut souvent couper les tresses pour en débarrasser le pauvre animal.

    Ces lutins sont aussi sujet de ce qui est connu en Occident comme des abductions : enlever un humain, et cela pendant une certaine période et le relâcher, celui-ci réapparaissant sans toutefois pouvoir décrire où il était. Il n’est pas rare qu’il commence à détenir des pouvoirs hors du commun.

    Emma a conservé l’innocence d’un bébé, drapée dans sa peau couleur de lait, couleur de la peau d’un nouveau né. Et le poème lui assure l’éternité dans la mémoire des guerriers noirs : Même lorsque les statues poudreuses des gouverneurs disparaîtront de la terre, lorsqu’elle même départira de ce monde, les cœurs noirs se joindront pour renfermer à leur fond profond le souvenir d’Emma Payelleville.

CHANT D'OMBRE - LE MESSAGE


LE MESSAGE

  1. « Ils m’ont dépêché un courrier rapide et il a traversé la violence des fleuves ; dans les rizières basses, il enfonçait jusqu’au nombril. C’est dire que leur message était urgent. »

    Message d’urgence, qui prend l’allure d’un message funéraire si important qu’il est affublé de son propre mot dans la langue natale du poète : « o eeg », qui est annonce d’un décès. Sous l’urgence de la mission, le messager choisit les raccourcis. Il est si pressé qu’il se mouille jusqu’au nombril, même dans les rizières basses.

  2. « J’ai laissé le repas fumant et le soin de nombreux litiges. Un pagne, je n’ai rien emporté pour les matins de rosée. Pour viatique, des paroles blanches à m’ouvrir la route. »

    Réponse rapide du récepteur. Il laisse son repas fumant et toute chose projetée. Le pagne, dans la société traditionnelle sérère, a une place privilégiée. Son utilisation nous revient comme un long souvenir en voyant les personnes du Ghana ou du Nigeria et du Bénin. Les adultes, comme les enfants s’en couvraient le soir dans les veillées ou bien sur la route des troupeaux comme le matin.

    Encore une fois Senghor redescend dans son patrimoine culturel pour glaner ses images. En rendant visite à quelqu’un, le Sérère a toujours des viatiques. A cause de l’urgence de la mission et de sa précipitation, le poète ne se munit de rien, à part des paroles de paix, blanches, à lui ouvrir toute route. Ici il y a un sous-entendu. En partant en voyage, le souhait sérère est : « Qu’une petite poule blanche te précède ! »

    C’est le meilleur talisman, la meilleure prière ou gris-gris le long du chemin. « Petite poule blanche », parole de paix, de réconciliation. Cette protection est double, car elle est destinée à ceux qui ont envoyé l’émissaire, mais aussi à le protéger contre les dangers naturels et surnaturels de la route. Ici Senghor participe, encore une fois, à la croyance de son royaume d’enfance.

  3. « J’ai traversé, moi aussi, des fleuves et des forêts d’embûches vierges d’où pendaient des lianes plus perfides que serpents, j’ai traversé des peuples qui vous décochaient un salut empoisonné. »

    Il va prendre un raccourci, à son tour pour aller répondre à l’appel. Il traverse des fleuves, il traverse des forêts pleines d’embûches vierges. Ce ne sont pas les embûches qui sont vierges, mais les forêts. Parce qu’elles sont vierges, elles sont parsemées de lianes plus perfides que serpents. Ici, dans la comparaison il fait monter la dose de la présence des reptiles. Il traverse des peuples qui vous décochaient un salut empoisonné : croyance sérère. Celui-ci a peur du mauvais œil, des mauvaises langues à tel point que jusqu’à présent, ceux qui sont nés dans les villages et qui travaillent en ville préfèrent arriver tard le soir, et pas en longeant les pistes, mais à travers champs pour éviter des rencontres et d’être vus. Pour aller en voyage, cela se fait de préférence très tôt le matin pour les mêmes raisons. Si le voyage se fait à pieds, d’habitude les villages sont évités, justement à cause du mauvais œil, de la mauvaise langue : même le salut peut être empoisonné.

  4. « Mais je ne perdais pas le signe de reconnaissance et veillaient les Esprits sur la vie de mes narines. »

    Le poète garde le sang froid. Il a le signe de reconnaissance, code transmis par le messager, ou bien une prière, une « litanie » à répéter pour écarter le danger à tout moment. Dans ce dernier cas, celui qui veut faire du mal, celui qui a un mauvais œil ou une mauvaise langue peut sentir la protection, l’aura qui entoure le voyageur, en déterminer la force et ne pas tenter quoi que ce soit pour ne pas subir l’attaque des « Esprits », les Pangols, qui veillent sur la vie de ses narines.

    Expression toute sérère : « ñoot o ñis es ». La vie, c’est littéralement le « nez », les narines. C’est le souffle. Peut-être le même « νουσ » qui était présent au commencement de la création, lorsque la terre était informe et vide : « … Il y avait des ténèbres à la surface de l’abîme, et l’esprit de Dieu se mouvait au-dessus des eaux. »

    La traduction du texte original aurait pu bien être « souffle », mais nous n’allons pas nous aventurer dans les thèmes théologiques. Il nous suffit d’expliquer qu’ici il s’agit de la vie, en termes sérères. Et les Esprits font partie du même patrimoine. Il s’agit des Ancêtres, des Pangools, des gardiens de la famille paternelle ou maternelle. Ce sont eux que l’on avait voulu remplacer justement par les Muses Latines de Ngasobil, dans la deuxième strophe de « Que m’accompagnent kôras et balafong » : « Fontaines plus tard, à l’ombre étroite des Muses Latines que l’on proclamait mes anges protecteurs ».

  5. « J’ai reconnu les cendres des anciens bivouacs et les hôtes héréditaires. Nous avons échangé de longs discours sous les kaïcédrats ; nous avons échangé les présents rituels. »

    En analysant ce poème, j’étais obligé de dégager premièrement les divers acteurs, et je suis arrivé au nombre de quatre parties concernées :

    • Il y a le message qui est envoyé vers le poète
    • Le poète entre en action et vient retrouver ceux qui lui avaient dépêché l’émissaire.  
    • Ce sont les hôtes héréditaires qui lui ont dépêché le messager. La vraie cible n’est cependant pas le poète. Son rôle est de servir d’interprète. Il est donc venu prendre un message à retransmettre.
    • Destination finale, Elissa, qu’il décrit comme un nid de faucons défiant la superbe des Conquérants.

    En départageant les acteurs, la compréhension de l’enjeu devient beaucoup plus facile, et lieu où siège le Prince, le Gardien du sang. Nous prenons connaissance du contenu de la mission : les épizooties (maladies animales infectieuses et contagieuses), le commerce ruiné, les chasses quadrillées, la décence bourgeoise, – qui certainement laisse à désirer – et les mépris sans graisse – sans force – dont se gonflent les ventres – le cœur – des captifs.

    Mécontentement général, rien que plaintes et complaintes. Les indigènes, son propre peuple, d’emblée dérange la vie des hôtes héréditaires, leur commerce. L’on sait que de Joal les colons se sont souvent plaints contre le comportement des Thiédos qui formaient l’aristocratie du royaume du Sine. Au début de l’établissement des Français, nous savons que nombreux ont été les chocs avec Boucar de Tchilasse, alias le Roi du Sine Coumba Ndoffène Diouf Senior. Dans son étude, Babacar Sidikh Diouf relate un de ces faits : « Cette année le roi du Sine n’a pas beaucoup tracassé les commerçants établis sur son royaume… . » .

    La réponse du Prince ne se fait pas attendre, et elle est du genre : « Enlevez d’abord la paille qui est dans votre œil ! »

  6. « Le prince a répondu. Voilà l’empreinte exacte de son discours : enfants à tête courte, que vous ont chanté les kôras ? Vous déclinez la rose, m’a-t-on dit, et vos ancêtres les Gaulois. Vous êtes docteurs en Sorbonne, bedonnants de diplômes. Vous amassez des feuilles de papier – si seulement des louis d’or à compter sous la lampe, comme feu ton père aux doigts tenaces ! »

    Le prince prend à partie le messager, que l’on identifie sans problème au poète Léopold Sédar Senghor : docteur en Sorbonne bedonnant de diplômes, qui amasse des papiers – les diplômes.

    Il y a aussi l’assimilation, qui vire au reniement de ses valeurs, de ses origines : décliner une rose, faire des Gaulois vos ancêtres. Nous l’avons déjà souligné, la fleur n’a aucune valeur dans la vie traditionnelle sérère. Rappelez-vous ce que Senghor souffle à Césaire, dans « Lettre à un poète » : « aurais-tu oublié ta noblesse, qui est de chanter les Ancêtres les Princes et les Dieux, qui ne sont fleurs ni gouttes de rosée ?»

    Et la hargne du Prince : si au lieu du papier vous amassiez des louis d’or, comme ton propre père ! Et vous osez parler de nos chasses quadrillées ! Et en guise de mœurs, vous, qui parlez de la décence bourgeoise, je vais vous dire une chose que vous oubliez : Vos filles se casquent pour l’union libre et éclaircir la race ! Etes-vous plus heureux que nous ? Dès que résonne une trompette vous pleurez puis déclenchez incendies et vous entre-tuez !

    La trompette a wa-wa-wâ fait entrevoir l’ambiance au soir dans le quartier des hôtes héréditaires et laisse entendre en même temps un pleur clair. Et le prince poursuit, et c’est à peine si l’on n’entend pas sa voix dire : Laissez-moi vous dire ceci :

  7. « Faut-il vous dérouler l’ancien drame et l’épopée ? Allez à Mbissel à Fa’oye ; récitez le chapelet de sanctuaires qui ont jalonné la Grande Voie. Refaites la Route Royale et méditez ce chemin de croix et de gloire. »

    Ici le Prince retrace l’épopée glorieuse de son royaume, son histoire, les valeurs enfouies. De Mbissel à Fa’oye il y a la longue file des sanctuaires comme les perles qui forment un chapelet. Ici « réciter » c’est naturellement compter, reconsidérer, méditer sur ces tumuli de gloire, d’efforts et de persévérance. Ce sont les œuvres de mon peuple. Et maintenant à ceux qui t’envoient, qui osent me parler d’un commerce ruiné et d’épizootie je veux dire sur ceci :

  8. « Vos Grands Prêtres vous répondront : Voix du Sang ! Plus beaux que les rôniers sont les Morts d’Elissa ; minces étaient les désirs de leur ventre. Leur bouclier d’honneur ne les quittait jamais ni leur lance royale. »

    Mais il y aussi un autre tapis à dérouler, le long tapis de sang, voie tracée au seuil du royaume, à la porte du continent, par les hôtes héréditaires, les Conquérants. Elissa resurgit avec ses morts, ses charniers. A l’esprit danse un ballet de massacre, de corps étendus partout.

    Ils étaient beaux, les habitants d’Elissa ! Forts et élancés comme des rôniers. Ils n’étaient pas gourmands, ils n’avaient jamais demandé trop à leur créateur. Mais derrière cette modestie et parmi leurs valeurs primordiales se plaçait l’honneur. Ils étaient nobles. Ils portaient la marque de leur sang noble, armée de lances gardiennes de leur royauté.

  9. « Ils n’amassaient pas de chiffons, pas même de guinées à parer leurs poupées. Leurs troupeaux recouvraient leurs terres, telles leurs demeures à l’ombre divine des ficus, et craquaient leurs greniers de grains serrés d’enfants. »

    Ici le poète fait ressortir la différence des valeurs qui régissent les deux communautés. Celle des conquérants ne pense qu’à ses guinées, à s’enrichir, richesse qui, aux yeux des indigènes sont superflues et les tendances enfantines : elle va jusqu’à habiller des poupées.
    Cette remarque est bien placée et de nos jours, il n’est pas rare qu’un Africain soit presque choqué de voir en Europe des chiens habillés comme des enfants. C’est vrai que l’humanité a évolué. Elle a trop évolué même, comme le dirait Senghor : elle a perdu son humanité ; insatisfaite de ses relations sociales, repoussée et repoussant la nouvelle jungle qu’est la ville, tracassée par les travaux à la chaîne et pur instrument de production, l’humanité a beaucoup reculé. Et les animaux, qu’il ne faut certainement pas violenter, remplacent parfois des êtres chers, prennent la place de ceux que l’on n’espère plus. C’est vrai que nous avons évolué ! Mais dans quelle direction. Le Prince se pose la question dont, nous le savons bien, la réponse est négative :

  10. « Etes-vous plus heureux ? Quelque trompette à wa-wa-wâ et vous pleurez aux soirs là-bas de grands feux et de sang.»

    Sa réponse est : « regardez-vous ! » Et de retracer avec un mépris latent les valeurs, mœurs des conquérants qu’il considère comme des enfantillages. Aux yeux des locaux, comme à présent face aux touristes, ces gros gaillards parfois à têt(e grisonnante qui marchent ensemble comme un troupeau de moutons et qui s’acclament devant les choses les plus primitives fait encore rire.

    Si ces nouveaux venus pensent qu’ils sont des pionniers, ils se trompent lourdement. Les indigènes eux-mêmes ont connu un périple similaire, même si c’était pour des raisons différentes. Eux avaient pris la tangente pour échapper à leur sort, vivre sur d’autres terres parmi des personnes au cœur ouvert, aux yeux amicaux, aux mains chaudes, contrairement aux conquérants qui arrivèrent, dans leur esprit l’innocence d’Adam et Eve comme les premiers habitants d’un jardin abandonnés des dieux, et devant tout décimer, tuer sur leur chemin. Le poète les invite donc à remonter le temps :

  11. « Faut-il vous dérouler l’ancien drame et l’épopée ? Allez à Mbissel et Fa’oye ; récitez le chapelet de sanctuaires qui ont jalonné la Grande Voie. Refaites la Route Royale et méditez ce chemin de croix et de gloire. Vos Grands Prêtres vous répondront : Voix du Sang ! »

    Fa’oye et Mbissel, les premières places définitives où vont s’installer les exilés de la cour du Mali, particulièrement Mansa Waly Mané, qui sera plus connu sous le nom de Maïssa Waly Dione de Mbissel, et qui, se métissant avec les sérères, vont donner naissance à la royauté parmi ce peuple. Ce périple n’a certainement pas été facile : Il a fallu, au préalable, fuir devant les poursuivants, traverser mers et affluents pendant des décennies puis utiliser de diplomatie pour gagner le cœur des peuples trouvés sur place. C’est un chemin de croix, d’obstacles, de peine qui atterrira à la gloire, comme le Messie sur le chemin de Golgotha.  

    Les Grands Prêtres – sages détenant la vérité sont pris à témoins. Mais, contrairement aux scribes et aux sacrificateurs qui savaient les accusations contre le Christ infondés, ces Grands Prêtres diront-ils la vérité ? Plusieurs l’ont fait, nommément le Père Gravrand, entre autres, qui a su être sérère parmi les sérères.

  12. « Plus beaux que des rôniers sont les Morts d’Elissa : minces étaient les désirs de leur ventre. Leur bouclier d’honneur ne les quittait jamais ni leur lance loyale. Ils n’amassaient pas des chiffons, pas même de guinées à parer leurs poupées. Leurs troupeaux recouvraient leurs terres, telles leurs demeures à l’ombre divine des ficus. Et craquaient leurs greniers de grains serrés d’enfants.»

    Ici la comparaison avec le dessein des conquérants est latente : c’est le drame de la rencontre de deux cultures antagonistes à cause des raisons qui en furent le mobile : Un camp voit l’autre en pur sauvage, primitif et donc se donnant le droit le droit de découvrir une terre qui a ses traditions et sa culture séculaire, le deuxième voyant dans le premier une race en déclin, courant après des futilités. Lui n’amasse pas de chiffons pour habiller des poupées, l’autre aux desseins plus terre à terre et pas gâté par un matérialisme latent : juste des troupeaux, des terres à cultiver, même pas pour un commerce organisé, mais pour remplir des greniers et faire vivre leur famille. Il y a une extrapolation enter la multitude des grains et des enfants, car il n’y avait aucun besoin de réglementer les naissances sur la base d’une théorie économiste à laquelle plusieurs éminences européennes dans le domaine ne croient point et le qualifiant même d’économiste pessimiste.

  13. « Voix du Sang ! Pensées à remâcher ! Les Conquérants salueront votre démarche, vos enfants seront la couronne blanche de votre tête. J’ai entendu la Parole du Prince. Héraut de la Bonne Nouvelle, voici sa récade d’ivoire. »

    Voix du Sang, de la noblesse, contrairement à Voie du Sang, le chemin tortueux des conquérants, une pensée sur laquelle il faut bien méditer. Et une prophétie bienfaisante à la fin : Ces conquérants vous honoreront, vous respecteront un jour, et vos enfants seront vos supports dans votre vieillesse.

    L’émissaire a patiemment écouté le message et recevra, comme un disciple, le bâton de commandement, la récade, c’est-à-dire la mission d’annoncer la Bonne Nouvelle.

CHANTS D'OMBRE - MASQUE NEGRE


MASQUE NEGRE

  1. « Elle dort et repose sur la candeur du sable. Koumba Tam dort. Une palme verte voile la fièvre des cheveux, cuivre le front courbe »

    L’introduction du poème commence comme un chant de berceuse, avec une simplicité innocente, infantile qui pour faire endormir, nous montre Koumba Tam en sommeil.

    Senghor médite devant un masque nègre qu’il va personnaliser en lui donnant un nom – pour mieux le faire vivre ? Pour nous faire partager son émoi, il prend un pinceau et propose de nous faire un croquis de ce masque, pièce d’art portait d’une pièce d’art comme un amateur qui copierait avec fidélité ule tableau du Grand Maître Picasso. Et ce croquis, comme une photo, fait remonter les traits d’une Aimée le long des âges, nous l’élève, nous le rend concret, palpable, pour, plongeon circulaire, nous faire sombrer dans une dimension plus profonde encore.

  2. « Une palme verte voile la fièvre des cheveux, cuivre le front courbe. Les paupières closes, coupe double et sources scellées. Ce fin croissant, cette lèvre plus noire et lourde à peine où le sourire de la femme complice ? »

    Les phrases sont brèves. On entend à peine comme les pas d’une mère qui glisse doucement avec un pagne pour couvrir la jeune fille endormie : « Une palme verte voile la fièvre des cheveux, cuivre le front courbe ».

    Le poète se recueille devant ce masque. Une femme dort sur la candeur de sable, avec une palme verte ombrageant les cheveux et rendant le front bombé un peu plus sombre, plus mystique ? Et la suggestion des paroles du Grand Kothie Barma : « Jigeen sopal wante bul woolu » mais en gardant une distance en nous tendant l'idée sous forme de question : « ... cette lèvre plus noire et lourde à peine où le sourire de la femme complice ? ». Où est donc, dans les treints de ce masque ceux qui trahissent la femme indigne de confiance, comme le dit Kothie ?

    Le poète a une admiration profonde pour ces paupières closes, cette coupe double, la sensualité des lèvres qui ont les lignes d’un croissant lunaire, les patènes des joues qui s’élancent vers la passe étale du menton comme un ruisseau langoureux dans les derniers mètres avant de se jeter dans la mer et former un accord définitif. Mais ce qu'il envie à ce visage, c’est sa fermeture à toute chose éphémère, ce caractère éternel du masque, qui ne va pas souffrir à cause de l’amour et ne connaîtra aucune vieillesse, aucune marque de temps. Il est resté comme Dieu l’a conçu depuis le début des âges :

  3. Visage fermé à l’éphémère, sans yeux sans matière, tête de bronze parfaite et sa patine de temps que ne souillent fards ni rougeur ni rides, ni traces de larmes ni de baisers. O visage tel que Dieu t’a créé avant la mémoire même des âges… »

    Ce rapport entre le poète me rappelle toujours, je ne sais pas trop pourquoi, le « Portrait de Dorian Gray » de l'écrivain anglais Oscar Wilde. Dans le livre, Dorian se laisse séduire par les théories sur la jeunesse et le plaisir d'un nouvel ami qui le révèle à lui-même en le flattant : « Un nouvel hédonisme […] Vous pourriez en être le symbole visible. Avec votre personnalité, il n'y a rien que vous ne puissiez faire. » C'est ainsi que va naître dès lors en Dorian une profonde jalousie à l'égard de son propre portrait peint par Basil Hallward. Il formule le souhait que le tableau vieillisse à sa place pour pouvoir garder lui-même sa beauté d'adolescent: « Si je demeurais toujours jeune et que le portrait vieillisse à ma place ! Je donnerais tout, tout pour qu'il en soit ainsi. Il n'est rien au monde que je ne donnerais. Je donnerais mon âme ! ». Puis arrive un moment charnière du roman, le moment où le retour en arrière n'est plus possible pour Dorian, bien qu'il ne le sache pas encore. Le portrait a commencé à changer : l'âme de Dorian n'est plus celle du jeune homme innocent qui pouvait éprouver de la compassion pour ses semblables. Pour éviter la découverte de son terrible secret, il enferme le tableau dans une ancienne salle d'étude et se plonge dans la lecture d'un mystérieux roman.

    Il fait aussi penser à Pygmalion et Galathée, mais surtout Pygmalion, avec cette différence que Senghor connaît la fin de ce couple, d’où la prière finale, un cri de douleur qui ne veut pas que cette statue s’incarne. Il veut rester dans cette distance. Il est conscient de la nécessité pour le mortel de ne pas franchir, de ne pas regarder au-delà du voile qui sépare le mortel du saint des saints. Une fois réveillée, cette déesse d’une autre dimension connaîtrait certainement « l’éphémère, aurait des yeux, serait matière, donc périssable, Une fois réveillée, elle connaîtrait la souillure des fards, les rides, les larmes, les baisers ».

  4. « Visage de l’aube du monde, ne t’ouvre pas comme un col tendre pour émouvoir ma chair. Je t’adore, ô Beauté, de mon œil monocorde ! »

    Contrairement à Dorian Gray et Pygmalion, Senghor prend la sage décision, malgré la volupté sensuelle certaine qu’aurait apportée une incantation prolongée : « Ne t’ouvre pas comme un col tendre pour émouvoir ma chair ! » Le prêtre vaudou montre sa force en faisant descendre les dieux au bout de ses incantations ; le portrait de Dorian Gray se charge de la mortalité de l’orignal ; Pygmalion voit sa Galathée se couvrir d’un souffle et notre poète aurait connu, dans ce col tendre, l’émotion ultime de la chair.

    Contrairement aux deux cas, notre poète penche pour l’esprit, l’impérissable et se prosterne, comme offrande sa pupille qui frémit avec les nuances brisées d’un riiti. Là où Dorian vend son âme pour atteindre le degré de l'immortalité, Sédar maintient la distance de l'adoration.

CHANTS D'OMBRE - FEMME NOIRE


INTRODUCTION

Pendant les conférences, la question a souvent été : « Pourquoi Senghor, marié à une femme blanche, chante-t-il la femme noire ? ».

Imaginez cette question dans la bouche d''univers-itaires ! Nous pensons sérieusement que toute personne posant cette question devrait, contrairement à ce qu’elle pense, se faire un « hara-kiri » intellectuel.

La mère de Senghor, Gnilane Bakhoum, n’était-elle pas Sérère et, partant, parmi les races les plus foncées du continent africain ? Senghor, même marié à dix mille blanches, devrait-il être aveugle ou hypocrite et dire catégoriquement que la femme africaine n’a aucune valeur, aucune beauté, aucun mérite esthétique ou de reconnaissance ? N’est-il pas lui-même Noir ? Bien avant Colette, n’y avait-il pas Ginette Eboué, mère de Francis Arfang et de Guy Waly Senghor ?

Mais nous ne prendrons pas cette voie vôtre, car ce poème n’est pas une chanson de bikinis, de soutien-gorges, ni de « Dial-diali ». Ce poème n’est pas fils de la plume d’un coureur de jupons : il est d’un amour platonique vrai, pur et innocent poussé si loin qu’on peut y entrevoir un trait de complexe œdipien, car Senghor expose simultanément maman et bien-aimée : il chante la femme, et cette chanson est destinée à la porteuse de vie de sa race, de l’humanité. Elle est mère avant d’être sœur, cousine et puis aimée. Senghor chante le symbole de la vie, cette vie qui toujours resurgira, éternelle, au bout de l’existence selon sa conception cyclique du monde : « Avant que le destin jaloux ne te réduise en cendres pour nourrir les racines de la vie ». Conception cyclique, disons-nous car pour Sédar, la vie une fois à son apogée, replonge toujours vers un recommencement perpétuel comme dans Congo : « … Et la mort sur la crête de l’exultation, à l’appel irrécusable du gouffre… Mais la pirogue renaîtra par les nénuphars de l’écume, surnagera la douceur des bambous au matin transparent du monde ».

Que faites-vous donc de cette dimension maternelle du poème : « … J’ai grandi à ton ombre, la douceur de tes mains me bandait les yeux … » ? Ici, nous retrouvons aussi bien Gnilane que sa nourrice Ngâ, Ngâ la poétesse, sur les genoux de qui il « repose sa tête bourdonnant au galop guerrier des dyoung-dyoungs , au grand galop de son sang de pur sang… » ?

Youssou Ndour, Ndiaga Mbaye, Mbaye Ndiaye, Simon Sène,Thione Seck, sont-ils mieux placés que Senghor pour chanter la femme noire ? Sur quels critères ? Qu’avons-nous donc de plus nègre par rapport à Senghor ? Effaçons-nous Gnilane Bakhoum et Ngâ la poétesse de son existence, de sa reconnaissance ? Effacez-vous de ses yeux, de sa mémoire, toute beauté si la muse est nègre parce qu’il épousa Colette Hubert, enfant de la Famille Cahour ?

Nous ne voyons qu’une seule situation presque logiquement acceptable pour recevoir une critique, parce que la jalousie n’est pas toujours raisonnable : celle où l’élégante Colette ferait des reproches à Senghor et bouderait en lisant ce poème… Et si c’était une chanson de bikinis, peut-être devriez-vous, dans votre racisme cinglant, jubiler plutôt qu’un nègre ayant marié une blanche sache encore jubiler à la pensée de la femme noire, échec de votre propre fils prodigue revenant à la maison ! Mais que la critique soit possible laisse croire que la pensée serait revenue avec un maigre fagot de bois morts.

La poésie Sérère va de l'homme pour revenir vers lui comme un boumerang, nous l'avons déjà dit en d'autres circonstances dans les textes de ce blog. Critiquer Senghor à cause de ce poème prouve une ignorance qui fait pâlir : Reposant sur ce caractère de notre culture, surtout la Wolove, la plupart de nos chanteurws ne font qu'égrener des noms de personnes, à travers le woyaan ou le Samba mbayaan. Eloges innombrables d'hommes artistes mariés pour des femmes, éloges de femmes artistes mariées pour des hommes... Voilà le ridicule dans lequel nous ne cessons de baigner. Notre propre culture musicale est fortement élégiaque. Puisque j'en perds la raison, donnons un autre exemple : mariée, Mère Yandé Codou chante bien d'autes hommes; marié, Youssou Ndour chante d'autres femmes, Omar Pene pareil, pareil Ismaïla Lo. Et voilà Senghor quin écrit un poème foncièrement symbolique et, sans comprendre, peut-être même sans l'avoir lu, nous agitons les stridents du Diable et les flammes de l'enfer à son encontre comme lorsque Dieu se ceignit les reins pour faire face à Sodome et Gomorrhe...

Comme tout artiste, Senghor a droit à toutes les muses, d’autant plus que le poète n’est pas un journaliste : c’est un berger qui suit le troupeau de ses pensées, de ses rêves et qui, reprenant sa flûte au flanc des bêtes à la démarche lasse, nonchalante et harmonieuse, module des notes qui ricochent de colline à colline. Ces notes, dans leur passage, surplombent vallées et ravins, marigots et fleuves. Durant ce voyage au parcours sinueux, le vagabond qu’est son esprit glane tout ce que bon lui semble. Et plus la solitude sera poignante, plus le mur de la prison sera haut et étroit, disons-nous, plus grand sera le saut de l’âme pour s’en évader. C’est le royaume du Poète, univers de l’albatros à l’aile cassée :

       Le Poète est semblable au prince des nuées
       Qui hante la tempête et se rit de l'archer;
       Exilé sur le sol au milieu des huées,
       Ses ailes de géant l'empêchent de marcher.

Wolof, Sérère, Manjack, Diola ou Toucouleur et marié à une femme d’une autre ethnie veut donc dire qu’aucune fille de notre ethnie n’est digne de louange. Le sérère marié à une diola renie toute beauté féminine dans son ethnie, et la verrait-il, tout droit d’y faire allusion lui est défendu ! A bien vous comprendre, cela va jusqu’à dire que celle sous l’ombre de qui nous avons grandi, notre mère, n’a nul mérite ! La beauté, qui est dans les yeux de celui qui observe, aurait-elle donc conquis d’autres frontières basées sur le racisme ou l’éthnicisme ? Poussant votre raisonnement à l’extrême, la beauté s’effacerait de la face de la terre pour toute personne qui se marie !

Dommage si le chantre de la négritude devenait subitement aveugle à la beauté nègre, au mérite de la femme noire, même celui de sa propre mère ! Encore pis, si celui qui est nègre lui-même et qui a toujours vécu sur et par l’ordre et la méthode reniait toute logique, tout esprit à l’homme nègre et toute émotion aux Blancs. Que faites-vous donc de l’infirmière Emma Payelleville ?

Dès le début du poème, Senghor dit « …j’ai grandi à ton ombre ». Cette ligne vous a-t-elle échappé ? Dans ce cas lisez et relisez Senghor, suivez ligne après ligne chaque poème et essayez, surtout essayez de le comprendre avant de tenter de le critiquer, de le condamner. Si de petites phrases comme celle-ci vous ont échappé, mieux vaut laisser les notes de la flûte de Pan flotter vers d’autres degrés. Vous lui devez beaucoup de demandes d'excuse, à genoux ! Dommage que nos critiques montrent plus le degré de notre abrutissement plutôt qu'une certaine lueur d'esprit ! Comme le Professuer Kesteloot l'a dit, il nous faut réellement le Brevet de négritude. Quand est-on un Nègre bon teint . Peut-être qu'alors aurons nous atteint notre salut !


FEMME NOIRE

Femme Noire ! Voilà donc le poème qui, pour certains, est devenu un gîte pour tant de critiques. Nous avons apporté notre lumière dans l’introduction et n’allons pas nous étendre plus sur ce sujet. Il est surprenant, vu la dimension de la symbolique, comment on peut s’attaquer à Senghor.

  1. « Femme nue, femme noire, vêtue de la couleur qui est vie, de ta forme qui est beauté ! J’ai grandi à ton ombre ; la douceur de tes mains bandait mes yeux. »

    Dimension maternelle de la femme noire. Qui n’entrevoit Mame Gnilane Bakhoum à travers ces lignes, ou bien Ngâ la poétesse qui lui faisait entendre le sabot des chevaux et la voix évasée des tam-tams royaux du Sine ?

    Ici, pour la première fois, Senghor se livre à son racisme à rebours. En réalité, à travers ses poèmes, la couleur de la vie c’est le noir. Et blanche est la mort, l’ennui. En écrivant à son voisin de village, au Champion de Tyâné, dans « Hosties Noires », voilà ce qu’il dit : « Je t’écris parce que mes livres sont blancs comme l’ennui, comme la misère et comme la mort »

    Dans « Neige Sur Paris », qui est dans « Chants d’ombre » il dit : « … parce qu’il devenait mesquin et mauvais, vous l’avez purifié par le froid incorruptible, par la mort blanche ».

    Ici la mort blanche c’est bien sûr la neige. Senghor a choisi d’associer la mort à la couleur. Il va parler de neige dans le même poème, le ton se fait doux, positif : « le froid incorruptible », « votre froid qui brûle plus que sel », « la neige de votre paix ». Par contre la couleur des mains qui croulèrent les empires est blanche.

  2. « Et voilà qu’au cœur de l’Eté et de Midi, je te découvre, Terre promise, du haut d’un haut col calciné. Et ta beauté me foudroie en plein cœur comme l’éclair d’un aigle. »

    L’image est empruntée de l’Ancien Testament. Moïse, à la tête du peuple d’Israël sorti de l’esclavage d’Egypte grimpa le mont Nébo, au sommet du Pisga sur l’ordre de l’Eternel. De là il put apercevoir la Terre Promise :

    « …Galaad jusqu’à Dan, tout Nephtali, le pays d’Ephraïm et de Manassé, tout le pays de Juda jusqu’à la mer occidentale, le midi, les environs du Jourdain, la vallée de Jéricho, la ville des palmiers, jusqu’à Tour. L’Eternel lui dit : C’est là le pays que j’avais juré de donner à Abraham, à Isaac et à Jacob en disant : Je le donnerai à ta postérité… »

    La femme est donc aperçue comme cette terre promise dont les traits se brodent à celui du continent. C’est le multidimensionnel des images de Senghor, qui flottent pour atteindre une dimension de l’universel et celle de la femme embrasse celle d’un continent. Cela n’est possible que dans la mesure où la femme est symbole, symbole de vie, symbole des origines. Et elle est drapée dans sa couleur qui est vie, sa forme qui est beauté.

  3. « Femme nue, femme obscure, Fruit à la chair ferme, sombres extases du vin noir, bouche qui fait lyrique ma bouche, Savane aux horizons purs, savane qui frémit aux caresses ferventes du Vent d’Est, Tam-tam sculpté, tamtam tendu qui grondes sous les doigts du vainqueur, Ta voix grave de contralto est le chant spirituel de l’Aimée. »

    La cyclique des images est très belle et bien senghorienne : partant de l’être, celui-ci se transforme en objet, en paysage, qui, à son tour, reprendra la forme de l’être. Les images sont claires et ne nécessitent, à notre avis, aucun commentaire. Il faut toutefois faire attention, comme toujours, à la juxtaposition, à la contre position des comparaisons : le rythme s’élève pour le vainqueur, mais le tam-tam tendu gronde sous les doigts du batteur, du griot.

  4. « Femme nue, femme obscure, huile que ne ride nul souffle, huile calme aux flancs de l’athlète, aux flancs des princes du Mali….A l’ombre de ta chevelure, s’éclaire mon angoisse aux soleils prochains de tes yeux. … Je chante ta beauté qui passe, forme que je fixe dans l’Eternel avant que le Destin jaloux ne te réduise en cendres pour nourrir les racines de la vie.»

    Notion de vie cyclique, et nullement linéaire. Le poète dépose la beauté actuelle dans le coffre secret de l’Eternité avant la transformation qui doit fatalement suivre : la mort d’où ressortir une nouvelle vie.

CHANTS D'OMBRE - JOAL


JOAL

Joal, un des poèmes les plus plus connu de Léopold Sédar Senghor. Avec Femme noire et Nuit de Sine il ouvre et ferme le bal. Mais a-t-on idée que c'est la base d'assimiler sans être assimilé, de l'enracinement et ouverture ? Ici il y a la description de son Joal. Peintre muni du pinceau de ses souvenirs d'enfance, il remonte les larges étendues des tanns, les cours et les rues : les signares sont belles sous l'ombre des vérandas; les fastes du Couchant certainement côtoyés lors que le jeune paissait le troupeau en compagnons d'autres, surtout ses camarades parés des fleurs de la brousse, les festins funèbres pendant lesquels on égorgeait tant de boeufs, funérailles accompagnées par la rhapsodie des griots; funérailles durnt lesquels les hommes boivent la gueule pleine comme pour défier la mort; ivresse qui conduira à des batailles sporadiques. A un cerrtain moment donné, - il faut compter avec le catholicisme implanté - des choeurs vont se levaient en égrenant un Tantum ergo. C'est ce point qui est le noyau du poème comme nous le verrons tout à leur à travers la traduction de ce cantique : enracinement et ouverture !

  1. « Joal ! Joal je me rappelle. Je me rappelle les signares à l’ombre verte des vérandas, les signares aux yeux surréels comme un clair de lune sur la grève. »

    En lisant Joal, nous sommes surpris de noter - remarque superficielle ? - que le premier souvenir se porte sur les signares. Nous ne devrions certainement pas nous agripper à des choses infimes et il se peut bien que Senghor les ait prises en compte dès le début pour s’en débarrasser le plus rapidement possible. Mais de l’autre côté cela peut avoir beaucoup d'importance et par conséquent ne produire aucune surprise si l'on prend en compte le cœur de l’enfant, déjà poète et donc ouvert à la beauté de l’univers. Dans un tel il est facilement compréhensible qu'il reste marqué par ces beautés qui étaient choisies pour bercer le séjour des Colons Blancs, bercé, disons-nous par ces femmes source du métissage qu'il prônera plus tard. Quelle que soit la réalité, les voilà, beautés paressant paresseuseement à l’ombre des vérandas aux ombres vertes, vertes parce que Senghor juxtapose la couleur des feuillages qui les surplombent.

  2. « Je me rappelle les fastes du Couchant où Coumba Ndoffène voulait faire tailler son manteau royal. Je me rappelle les festins funèbres fumant du sang des troupeaux ; Du bruit des querelles, des rhapsodies des griots »

    Disons en passant que le roi du Sine, Coumba Ndoffène Fa Maak Diouf, Fa Maak veut dire Sénior, fut assassiné à Joal par les Français en août 1871. alors qu'il était venu exercer son autorité sur la gestion de cette cité.

    Les festins funèbres : c’est un événement très important en pays sérère, surtout lors du décès d’une personne très âgée. Ce sont des festins qui pouvaient durer une semaine dans l’ancien temps. Des dizaines, voire des vingtaines de bœufs peuvent être tués, dépendant du nombre de fils et petits et bien sûr de la postérité de la famille. Il faut se souvenir que chez les Sérères, les devoirs et responsabilités dans de tels évènements sont partagés entre deux familles : la lignée paternelle et la lignée maternelle.

    Lors de ces fêtes, il n’est pas rare qu’il y ait des batailles qui peuvent provenir de plusieurs sources : ivresse, désaccord entre les membres de la même famille (paternelle ou maternelle), entre les deux branches ou bien à cause d’un « étranger », quelqu’un n’ayant pas de responsabilité, et par conséquence pas concerné par les évènements et qui veut gâcher leur bon déroulement. Cela peut provenir aussi d’un échauffement à cause de la rhapsodie des griots. Lorsque les cantatrices atteignent certaines fibres, la personne peut tomber en transe. Il faudra alors la faire sortir du cercle, ce qui n’est pas toujours facile. Il peut résister, ou bien une personne plus proche d’elle en termes de parenté peut dire qu’on l’a bousculée sans respect. Innombrables sont les raisons qui mènent aux querelles dont parle le poète.

  3. « Je me rappelle les voix païennes rythmant le Tantum Ergo et les processions et les palmes et les arcs de triomphe. »

    Au Sénégal, Joal-Fadiouth se compte parmi les premiers endroits convertis au christianisme. Et il n’est pas surprenant de voir un Senghor qui parle d’assimilation sans être assimilé, du métissage des cultures. En réalité, à cause de sa conception du monde, le Sérère a une capacité réceptrice sans limite. Cette vision du monde fait, par exemple, qu’il ne peut pas être surpris quand on lui dit que « le Christ est né du Saint Esprit, d’une vierge ». Cette capacité réceptrice, cette capacité d’assimilation et l’étendue de sa conception font qu’il perdra rarement ses croyances fondamentales. Les autres viennent s’y ajouter sans les noyer.

    Voilà donc des voix païennes, qui certainement vont faire le tour traditionnel de la tombe lors des évènements funéraires, qui s’adonnent au « Tantum Ergo », une chanson chrétienne qui exhorte les choses anciennes à faire place aux nouvelles. On ne dit pas remplacent, la différence est importante. Assimiler sans être assimilé ? C'est le métissage, qui ne veut pas dire la noyade de l’une au détriment de l’autre ! Nous vous donnons ici l’hymne eucharistique Tantum Ergo et sa version française :

    Tantum ergo sacramentum
    Veneremur cernui :
    Et antiquum documentum
    Novo cedat ritui :
    Praestet fides supplementum
    Sensuum defectui.
    Genitori, genitoque
    Laus et jubilatio, Salus, honor,
    virtus quoque
    Sir et benedicto ;
    Procedenti abutroque
    Compar sit laudatio
    Amen
    Un si grand sacrement
    Adorons-le prosternés
    Que les vieilles cérémonies
    Fassent place au nouveau rite
    Que la foi de nos cœurs supplée
    Aux faiblesses de nos sens.
    Au Père et à son Fils unique,
    Louange et vibrant triomphe !
    Gloire, honneur et toute puissance !
    Bénissons-les à jamais !
    A l’Esprit procédant des deux
    Egale adoration.
    Amen

  4. « Je me rappelle la danse des filles nubiles, les chants de lutte – oh ! la danse finale des jeunes hommes, buste penché élancé, et le pur cri d’amour des femmes – Kor Siga ! »

    Kor Siga ! Kor Sanou ! Cri d’éloge pour l’athlète, le héros. « Kor » veut dire « mari », et est suivi du nom de la sœur. En réalité c’est un choix judicieux et rarement la sœur dans la conception européenne est prise : il s’agit toujours d’une cousine, la fille du frère de son père ou bien, dans le cas des familles polygames, le nom de la demi-sœur. S’il y a plusieurs sœurs, c’est le nom de l’aînée qui est pris en compte. Cela ne veut pas dire qu’il y ait de l’inceste. C’est qu’il y a une structure sérère qui va au-delà d’une certaine conception et c’est dommage que nous, intellectuels africains, ne maîtrisions pas toujours ce patrimoine. C’est à cause de cela que nous embrassons toutes les tendances qui nous viennent d’outre-mer.

    Prenons par exemple la tendance féministe : comment expliqueront certaines de ces adeptes l’appellation « faap-o-tew », qui, littéralement, veut dire « père-qui-est-femme » ou simplement « père-femme » ? Si nous avons expliqué qu’il n’y a pas idée d’inceste, c’est uniquement parce que nous savons certaines explications qui ont été faites à tort sur le Kor-Sanou de Senghor, pensant que quelque part en Afrique se cachait une maîtresse, comme dans le cas d’Isabelle et de Soukeyna dans « Que m’accompagnent koras et balafon »

  5. « Je me rappelle, je me rappelle… Ma tête rythmant quelle marche lasse le long des jours d’Europe où parfois apparaît un jazz orphelin qui sanglote, sanglote, sanglote »

    Tant de souvenirs d’enfance, tant de souvenirs du royaume d’enfance, où viennent se greffer ceux du cursus en Europe. Une longue marche avec le mirage des charniers, des orphelins, des massacres. Le poète a traversé l’Europe de bout en bout. Le long de cette route, il a rencontré l’Esprit, la Raison, justement cette raison hellène. Il a connu le goût de la liberté et de la fraternité sur les pages régissant la République. Il a subi la guerre, la prison, la famine, le froid et la solitude, autant de partitions que se relaie un orchestre étrangement triste.


    COMPRENDRE L'OMBRE VERTE DES VERANDAS

    Dans les poèmes de Senghor il y parfois un point qu'il faut aller chercher en s'appuyant forcément sur la culture sérère et, par conséquent, la culture négro-africaine. Il en a donné un exemple et nous nous étendrons plus amplement sur ce point le moment venu. Ce que nous voulons expliquer ici, c'est un petit exercice d'ensembles et d'intersections concernant son Ombre verte des vérandas à travers un diagramme.

CHANTS D'OMBRE - NUIT DE SINE


NUIT DE SINE

Ne pas chanter la femme noire ? Comme il le murmure à Abdoulaye Ly dans « Camp 1940 », Senghor « n’est-il pas libre de la liberté du destin ? » Il prend la liberté de partager cette nuit du Sine avec une femme complice. Non, n’allez pas chercher des couleuvres et des mambas sous le lit : comme le directeur de la pièce au théâtre, il choisit son décor. Il n’est pas journaliste, son esprit, à la manière des dieux, comme celui de tous les artistes, est de créer le monde dans lequel il évolue ou dans lequel il veut évoluer : « … Or donc, pour Homère et les Grecs de son époque, le poète est visité, habité par un dieu, qui lui donne la force de l’inspiration. Pour quoi on le qualifiait de theios, « divin », on l’appelait aoïdos « chanteur », et pas encore poïetes, « fabricant ». Possédé par une divinité, la Muse, le poète-récepteur modulait le chant que lui chantait celle-ci, mais non sans y apporter sa marque, c’est-à-dire sa propre forme : sa technê … Il a le droit d’ériger des paysages dignes extraits d’un kaléidoscope fictif où les arbres sont bleus ou rouges. Il n’a pas besoin d’avoir une maîtresse en chair et en os pour cette complicité qui donne une autre dimension au poème.

  1. « Femme, pose sur mon front tes mains balsamiques, tes mains douces plus que fourrure. Là-haut les palmes balancées qui bruissent dans la haute brise nocturne à peine. Pas même la chanson d’une nourrice. »

    La valeur de ces vers est une initiation à une nuit dans le Sine. Pour « sentir » sa plénitude, il faut la passer dans un village du Sine entouré de hauts rôniers, par exemple à Yayème ou à Doudam, notre village natal, et écouter le bruissement des palmes dans la brise libérée de la nuit percale.

    Senghor, encore une fois, se livre, comme cela revient toujours, à sa comparaison juxtaposée : « Les palmes balancées qui bruissent dans la haute brise nocturne. » Ce n’est pas la brise qui est haute, mais les palmes qui sont suspendues dans cette brise, car il veut nous aider à en mesurer la dimension sans la toucher du doigt.

    La nuit est intime, et le poème lui rend ce caractère particulier en mettant en scène une femme aux mains balsamiques, des mains plus douces que fourrure. Que serait le poème sans cette complicité, sans cette complice à qui l’on peut parler, faisant franchir au lecteur une limite au-delà de laquelle, complice à son tour ou victime, il participe à un entretien qui semble ne pas lui être décerné ? D’emblée, comme sans le vouloir, il assiste à la scène, écoute et entend des propos, comme quelqu’un qui écoute derrière les portes. Et parfois il tend l’oreille, redouble d’effort pour ne pas perdre une seule sentence murmurée entre ce couple. Il se laisse bercer, voyeur dans le paroxysme de l’acte de l’esprit.  

  2. « Qu’il nous berce, le silence rythmé. Ecoutons son chant, écoutons battre notre sang sombre, écoutons battre le pouls profond de l’Afrique dans la brume des villages perdus »

    Le silence de la nuit. Pas même la chanson d’une nourrice. Le poète, comme l’hypnotiseur invite à l’abandon, à l’adossement au silence rythmé. Car, dans ce silence, il y a le battement du cœur dans le jeu de l’intime, il y a le pouls, le rythme profond de l’Afrique, le rythme de l’Afrique profonde. Juxtaposition de l’image, comme dans la suite du vers : « La brume des villages perdus ». En réalité ce sont les villages qui sont couverts par la brume. Savoir lire Senghor, c’est savoir ne pas succomber sous la structure bicéphale de ces comparaisons. Elles reviennent si souvent que si nous les suivons, nous allons nous noyer dans une spirale de répétitions galactiques.

  3. « Voici que décline la lune lasse vers son lit de mer étale, voici que s’assoupissent les éclats de rire, que les conteurs eux-mêmes dodelinent de la tête comme l’enfant sur le dos de sa mère, voici que les pieds des danseurs s’alourdissent, que s’alourdit la langue des chœurs alternés. »

    Allitération double, formée de consonnes liquides et de suintantes : Les « l » et les « s » se succèdent pour perpétuer le bruissement des palmes et le pas régulier de la lune lasse, lilas par les tanns célestes. A celles-ci s’ajoute la syncope des « alvéolaires », succession de « t » et « d » qui rythment, entrecoupés à leur tour par le retour des liquides, la tête de l’enfant suivant la cadence lorsque la maman se lance dans le cercle au rythme des tam-tams. Et le vers fume et flambe pour s’éclairer définitivement à la fin « des chœurs alternés ».

    Il y a ici une apparence de la problématique du silence. Le poète dit : « pas même la chanson d’une nourrice ». Puis : « Ecoutons le silence rythmé », et plus tard, il y a « les conteurs, les pieds des danseurs et les chœurs alternés » ! Ce serait se méprendre sur le « silence rythmé » et « le pouls profond de l’Afrique dans la brume des villages perdus ». C’est que, comme le zéro absolu, le silence absolu est difficile à trouver en Afrique, pour ne pas dire impossible. En réalité le silence est rythmé par le bruissement des palmes dans la haute brume. Le pouls de l’Afrique, c’est l’écho des veillées de contrées voisines et celui de tam-tams provenant des villages lointains, villages réels ou de la troisième dimension, ceux des esprits qui reprennent les espaces désertés des hommes dans le tard de la nuit. Cette interprétation est supportée par la présence de la lune qui, dans la vieillesse de l’heure, se retire, elle aussi, « vers son lit de mer étale ».

  4. « C’est l’heure des étoiles et de la Nuit qui songe s’accoude à cette colline de nuages, drapée dans son long pagne de lait. Les toits des cases luisent tendrement. Que disent-ils, si confidentiels, aux étoiles ? Dedans, le foyer s’éteint dans l’intimité d’odeurs âcres et douces. »

    D’autres habitants, célestes, continuent la veillée au-dessus du village. Ce sont les étoiles et la nuit qui, comme un vieillard, songe, le coude sur une colline ou un coussin de nuages. Elle est drapée dans un pagne blanc, son pagne en coton, son pagne de lait, qui n’est autre que la clarté éclatée de la lune. Les toits, seuls avec ces nouveaux compagnons à la retraite des hommes, se dressent, baignés par cette clarté. Ils tiennent des palabres dans le secret de l’heure, comme les anciens sous les kaïcédrats.

    Ici le souffle de la muse est parfait. Senghor prend les objets célestes pour en faire un tableau vivant de la vie villageoise au cœur du Sine. La nuit est comme l’aïeule qui, tard dans la soirée, reste seule sur sa natte. Les petits-fils qui se serraient contre elle comme des poussins sont partis se coucher. Elle a le temps de se retirer dans son monde de songes. Elle a toujours une couverture, un pagne en coton. Couchée, parfois la tête dressée, retenue par la main, le coude sur un oreiller, elle peut écouter ce que se disent les autres, intervenir, s’associer à la discussion.

    Les toits sont plus impressionnants dans la nuit. La paille, au fil des années, des pluies et de la poussière est noir foncé. Ils prennent l’allure majestueuse de patriarche, détenteur de la sagesse, du secret et donc aptes à tenir des palabres. Comme les villageois d’un certain âge ! C’est justement ce qu’ils font. Et les interlocuteurs sont les habitants d’un autre village, d’un autre monde : Les étoiles.

    Mais le couple est dans l’intimité de la chambre. Le feu de bois allumé dès la tombée de la nuit maintenant s’éteint. C’est que le bois est entièrement consumé ou bien n’a pas été régulièrement ravivé.

  5. « Femme, allume la lampe au beurre clair, que causent autour de nous les Ancêtres comme les parents, les enfants au lit »

    Le poète introduit une autre lumière propice au retour des Ancêtres, des Pangools. Il veut qu’ils viennent leur parler, leur donner des conseils, leur transmettre la sagesse, comme les parents au chevet de l’enfant avant que le sommeil ne s’interpose.

  6. « Ecoutons la voix des Anciens d’Elissa. Comme nous exilés, ils n’ont pas voulu mourir, que se perdît par les sables leur torrent séminal. »

    Senghor remonte à Elissa du Gabou. C’est une place d’où il tire ses origines. Nous savons, selon les recherches, qu’il y a deux souches quant à l’origine des Sérères : le groupe mandé, venu du Mali en traversant la Guinée Bissau, la Casamance puis la Gambie pour s’installer le long de la Petite Côte avant de remonter vers l’intérieur du pays, avec Mbissel de Mansa Waly Mané comme point de départ et d’instituer la royauté des Guelwars dans le Sine. Quelques recherches basées sur la linguistique historique rattachent cette période d’implantation mandingue aux noms de localité le long de la Petite Côte. Il y a une haute fréquence de la syllabe « Fa » au début des noms, le « Fa » venant probablement du mandingue et voulant dire « Père » : Fadiouth, Faoye, Fayil, Fayako, Faboura, Fassakhor, etc. Une autre souche viendrait du Nord du fleuve Sénégal.

    Mais la relation Senghor - Elissa est particulière. Cette place revient plus de deux fois dans ses poèmes, et toujours pour décrire une situation qui, interprétée selon la tradition et la croyance sérère, peut donner des frissons. Nous allons voir pourquoi : « Ecoutons la voix des Anciens d’Elissa. Comme nous exilés, ils n’ont pas voulu mourir, que se perdît par les sables leur torrent séminal ».

    Si Senghor avait écrit ces lignes actuellement, nous aurions dit qu’il regarde trop la télévision, et qu’il devrait suivre moins « Highlander » . Senghor a une souche à Elissa. Là-bas, une chose terrible s’est passée, une guerre, et plusieurs des siens y sont restés : des gens qui ne voulaient pas mourir. Des gens qui ne voulaient pas disparaître sans laisser de trace. Ce Senghor donc, et cette femme dans la chambre… Cette femme est-elle réellement une complice du poète ou une compagne qui s’est relevée comme lui du milieu des corps décimés d’Elissa ? Dans « Que m’accompagnent koras et balafon », sixième strophe, voici ce qu’il dit : « J’étais moi-même le grand-père de mon grand-père. J’étais son âme et son ascendance, le chef de la maison d’Elissa du Gabou droit dressé. En face, le Fouta-Djalon et l’Almamy du Fouta. »

    Nous avons aussi dit que le poète n’est pas un journaliste. Il a la liberté et la force du dieu créateur. Toute considération faite, nous pouvons nous demander : Et si c’était réalité, ancré comme il est dans sa culture, plus imprégné d’elle que ceux qui veulent lui interdire de chanter la femme noire ? N’a-t-il pas dit, dans « Comme les lamantins vont boire à la source » : « …J’ai donc vécu en ce royaume, vu de mes yeux, de mes oreilles entendu les êtres fabuleux par-delà les choses : les Kouss dans les tamariniers, les Crocodiles, gardiens des fontaines, les Lamantins, qui chantaient dans la rivière, les Morts du village et les Ancêtres (les Pangools), qui me parlaient, m’initiant aux vérités alternées de la nuit et du midi. Il m’a donc suffi de nommer ces choses, les éléments de mon univers enfantin, pour prophétiser la Cité de demain, qui renaîtra des cendres de l’ancienne, ce qui est la raison d’être du Poète. »

    Comme le Saltiki ! Relevé d’entre les cadavres de Gabou, le voilà exilé. Et il ne veut pas mourir, que ne se perdît par les sables le torrent séminal. Exactement comme à Elissa, Senghor évoque le moment propice de la procréation, de la régénérescence. P

    our le Sérère, il y a « a ciiƭ ». Pour ne pas aller dans une trop longue explication, nous dirons que c’est un esprit en quête d’issue pour regagner le monde, se réincarner. C’est de ce moment-là qu’il parle : « La case enfumée que visite un reflet d’âmes propices »

    C’est le moment de l’union pour ouvrir l’issue pour ces âmes, exactement comme sur le champ de bataille d’Elissa du Gabou : « Dormez, les héros, en ce soir accoucheur de vie, en cette nuit grave de grandeur. » Pour pouvoir transcender, se propulser et regagner des issues, les héros sur le champ de bataille doivent dormir profondément, mourir. C’est uniquement alors que la transition est possible. Le soir d’Elissa, comme cette nuit du Sine, dans la case aux odeurs âcres et douces, le moment est propice. Le poète veut s’unir à la complice pour permettre aux âmes propices de se réincarner, comme les morts d’Elissa devaient plonger plus profondément et transcender avec toute leur grandeur de héros. Il se décrit comme l’un d’eux, mais un qui aura la chance de se relever, d’être sauvé : « Mais sauvée la Chantante, ma sève païenne qui monte et qui piaffe et qui danse, mes deux filles aux chevilles délicates, les princesses cerclées de lourds bracelets de peine comme des paysannes. Des paysans les escortent pour être leurs seigneurs et leurs sujets et parmi elles, la mère de Siga Badial transcrit en sérère : Siga Ɓaƈal, fondatrice de royaume qui sera le sel des Sérères, qui seront le sel des peuples salés. »

    De ce charnier il y aura des rescapés : pas en chair et en os, mais sous forme de sève, de torrent séminal. Trois personnes de marque exactement : une représentation de Senghor et deux princesses dont l’une est la mère de Siga Badial, qui est connue comme étant la première femme fondatrice de royaume, ce qui lui permettra de dire « J’étais moi-même le grand père de mon grand-père ». Puis une foule de paysans dont certains seront plus tard des seigneurs, ce qui s’est réellement passé dans le Sine, si les Guelwars, originaires d’Elissa du Gabou se sont soudés à un peuple autochtone pour l’assimiler de l’intérieur et perpétuer leur royauté, comme le veut le Père Henry Gravrand dans « Cosaan ».

    Se peut-il que parmi le reflet des âmes propices il y ait justement ceux d’Elissa, qui n’ont pas voulu mourir ? Voilà l’énigme que nous laisse Senghor sur eux et sur lui-même. Highlander sérère, « saltiki » qui a su se réadapter dans le monde moderne et briller sur d’autres degrés, avec la splendeur que nous lui connaissons ! Mythe répété ou réalité sérère, le moment de l’union est choisi pour permettre à des Esprits vagabonds qui aspirent à la renaissance de renaître au monde, comme les trois flammes qui se lèveront du champ de bataille d’Elissa pour la refonte d’un nouveau royaume.

  7. « Que j’écoute, dans la case enfumée que visite un reflet d’âmes propices ma tête sur ton sein chaud comme un dang au sortir du feu et fumant. »

    Il faut aller au paroxysme de l’intimité. Le sein de la femme est chaud comme un dang. Le « ɗαŋ », qui vient du sérère, est un morceau de couscous cuit à la vapeur que l’on donne aux enfants (et aux adultes parfois) pour casser une petite faim en attendant le repas du soir.

  8. « Que je respire l’odeur de nos Morts, que je recueille et redise leur voix vivante, que j’apprenne à vivre avant de descendre, au delà du plongeur, dans les hautes profondeurs du sommeil »

    Senghor veut perpétuer les morts, les héros tombés sur le champ de bataille à Elissa du Gabou dans « Que m'accompagnent kôras et balafong », redonner vie à leur voix, leur donner une occasion pour la réincarnation en s’unissant à la femme, mais aussi amasser leur sagesse avant de replonger dans les profondeurs de la mort, ces hautes profondeurs du sommeil.

UN RAPIDE EXEMPLE POUR LE DICtiONNAIRE

Njamala Njogoy