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dimanche 30 septembre 2018

CHANTS D'OMBRE - TOUT LE LONG DU JOUR


TOUT LE LONG DU JOUR

Pour ce poème, nous sommes tenté de faire une simple proposition : au lieu d’aller dans une explication, nous avons la sincère tentation de vous proposer une chose : prendre le livre de Senghor, puis la route Dakar-Saint-Louis. Au retour, venez nous voir, et nous reparlerons de « Tout le long du jour », lorsque vous aurez été bercé par le rythme de baguettes métallique qui battent sur un tam-tam de fer sourd fait de peau d’acier. Lorsque votre regard se sera enlisé dans du sable qui s’étend à l’infini, tandis que par hublots vous aurez aperçu des baobabs tendre leurs bras rongés par la sécheresse comme la lèpre ronge doigts et orteils et déforme tous les membres jusqu’au visage, alors sera venu le temps d’interpréter ce poème. Et ne prenez pas la première classe, pour refaire le même trajet sur « les bancs du train de ferrailles. »

Notre cœur va pour Senghor, ballotté par le train poussif et poussiéreux et qui, au milieu des pâturages de son royaume d’enfance, cherche à oublier l’Europe : le choc des cultures à l’inverse, le réapprentissage d’une autre réalité, comme le retour au bercail après un voyage de mille années-lumière dans le futur.

MEA CULPA ?

Si je vous fais parvenir ces pages, ce n'est ni par vanité, ni pour impressionner malgré la virvolte des expressions. Dans ce flou firmament de follie, je suis moi-même sidéré. Cette éruption pire que stellaire qui m'inonde de magma surréel parmi les éléments bienheureux de l'énigmatique univers m'intrigue. C'est une surprise qui certainement dépassera de loin la vôtre, surprise qui m'abandonne perplexe et perdu dans cette forêt d'idioties. Et je suis comme le cousin diola ci-contre - ou est-ce un toucouleur ? - qui semble ne comprendre rien à rien de ce qui se passe autour de lui !

En réalité, s'il y a une personne qui puisse comprendre ce qui m'arrive, c'est bien vous, de part votre intérêt ; vous êtes les seules à savoir et à devoir pouvoir expliquer. Pourtant d'habitude je suis excessivement autocritique et me comprends relativement bien. S'il y a anguille sous roche, et il y en a bien une, c'est bien vers vous que je dois me tourner pour y voir clair. Après tout, n'est-ce point vous la Muse initiatrice et moi la Victime de votre nécessité dont les cascades mettent à rude épreuve toutes facultés réunies ? J'espère toutefois que je saurai jusqu'au bout porter le haut flambeau olympien à la douceur de vos méandres de recherche-connaissances.

Believe it or not, les pages que vous aurez entre les mains sont des produits qui mûrissent au jour le jour, et l'averse continue, touffue comme le tapis d'eau déversée des écluses de la voûte céleste et du sein de la terre le jour où Noé s'enferma dans son arche, entre ses mains périssables un échantillon du monde appelé à disparaître. C'est que j'ai goûté à la douceur de fraise des pensées prunelle de Léopold et je me suis piqué gravement une dure diarrhée poétique !

Mais soyons bien clair : aucune de ces lignes ne vise autre chose qu'à vous faire entrevoir, vous faire comprendre et surtout vous faire mesurer la profondeur de la délicate blessure que lui ont infligée la lame du regard critiques injustes. Ainsi, lorsque je dis que je n'arrive plus à me concentrer ; lorsque je dis que je n'arrive plus à dormir ; que je gémis sous un fardeau de plaisirs créatifs et de douleurs mélangés, c'est aussi réel que l'âpre dureté têtue du silex. Et, encore une fois, que tu vous soyez surpris de découvrir un autre Senghor ne me surprendra point, qui sais jauger le goufre concave de ce délire qui a sans doute approfondi sa solitude au milieu son propre peuple.

Chose capitale et grave, je ne me suis pas assez relu ; je ne me suis pas assez corrigé : J'écris au fur et à mesure que les expressions me tombent dessus comme de la grêle. Je me relirai certes plus tard, me liant à vous sur le blog et je reverrai le choix des mots pour m'accorder au diapason des tabalas rythmiques de la poésie de son Etre.

Pour le moment je préfère te donner le mazout sans rafinage, comme l'attestation de mon état d'âme et la sèche franchise de l'absence de tripes devant tes flèches mortelles qui me font perdre tout bon sens.

Maintenant je vous prie d'accepter cette libation grumeaux de sang et cette sève pure comme étalon pur sang qui coulent d'emblée pour vous, Etudiants, cherheurs et amateurs. Sorcièrs vaudoo de la baie de Bahia la Brésilienne, grands prétres à Memphis de Ménès, l'oracle Pythonisse d'Apollon à Delphes la Grecque, ancêtre échappée des contreforts du Fouta Djalon ou bergère Massaï des pentes escarpées du Kilimandjaro, je ne sais : Je vous laisse tous à mon coeur, je vous laisse tout mon coeur qui saura certes se faire procureur et victime. Je m'abandonne entre vos mains, genoux et face contre l'Orient Etincelant, sur les lèvres la prière que vous comprendrez, qu'un jour au lac étale de son faciès je pourrai sans interruption boire, cueillir la rose de son sourire, humer longuement la palme de ses cils léger à ses flancs le long des tanns de Joal-Fadiouth et de Djilôr : je l'inviterai, vendredi venant, sur les berges du Marigot de Doudam, aux abords de Diouroup et de Ndiongolor, sans oublier Senghor, la Cité mystériuese des Samèles.

CHANTS D'OMBRE - LETTRE A UN POETE


LETTRE A UN POETE

Nous avons déjà présenté, à deux endroits, la rime cachée de ce poème dédié à Aimé Césaire. Plongeant dans l'âme du poème maintenant, disons que Senghor nous projette sur les hautes sphères de l’amitié. Etre fidèle à une pensée, à un ami, à un compagnon de combat militaire ou politique, se compte certes parmi les plus grands principes universels et donc prisés de toutes les sociétés et cultures. Et comme le veut le « System 5 » de Leibniz en logique modale, « une chose qui apparaît dans un monde possible au moins est possible et une chose qui apparaît dans tous les mondes possibles est indispensable ». Senghor a dirigé et maintenu le contact avec son peuple et ses compagnons de jadis. Parmi eux, Aimé Césaire ami, chantre, père et défenseur de la négritude.

  1. « Au frère aimé et à l’ami, mon salut abrupt et fraternel ! Les goélands noirs, les piroguiers au long cours m’ont fait goûter de tes nouvelles mêlées aux épices, aux bruits odorants des Rivières du Sud et des Îles. »

    La beauté fleurit, les mots se succèdent comme autant de nénuphars contre la quille des pirogues au long cours, l’aile dépliée des goélands noirs... La relation entre les deux amis est assidue, franche comme le salut abrupt dégainé par le poète ; elle est double, répétée : frère aimé, ami, salut fraternel. Tant de charge en un parcours si bref !

    Comme jadis ces messagers de l’Afrique profonde, goélands et piroguiers au long cours véhiculent les nouvelles entre les deux amis. Senghor laisse entrevoir le paysage de rêve propre aux îles : des rivières, de la verdure, des fruits, des épices…

  2. « Ils m’ont dit ton crédit, l’éminence de ton front et la fleur de tes lèvres subtiles ; qu’ils te font, tes disciples, ruche de silence, une roue de paon ; que jusqu’au lever de la lune, tu tiens leur zèle altéré et haletant »

    La position privilégiée de Césaire au milieu de son peuple qui, dans le silence, écoute ses paroles de sagesse. Césaire jouit d’un grand respect, d’une révérence au milieu des siens, de la confiance. Bref il a du crédit. Senghor le présente comme un chef de jadis, assis dans un cercle : Ruche de silence, roue de paon. Ici le style de la poésie sérère est encore une fois repris. Dans ce langage imagé il y a :

    • La quantité : ruche de silence, la révérence, le respect, le crédit dont il vient de parler. On peut entrevoir le nombre de personne assises autour de Césaire et qui sont rivées comme à ses lèvres.

    • Le cercle : roue de paon. Mais la roue de paon, comme dans certaines îles où il y a une certaine ascendance indienne, il y a l’idée de la guirlande, marque de respect que l’on met autour du coup d’un hôte de marque. Ce cercle, autour de Césaire forme une guirlande d’honneur à son cou. Il y a toute l’élégance, le ballet des couleurs, mais surtout une harmonie que borde le respect.

    Voilà où nous mènent « ruche de silence » et « roue de paon » que Senghor dépose autour de Césaire. Et au poète de se demander la source de cette ferveur des disciples.


  3. Est-ce ton parfum de fruits fabuleux ou ton sillage de lumière en plein midi ? Que de femmes à la peau de sapotille dans le harem de ton esprit !

    Ici Senghor présente deux caractéristiques de la personnalité de Césaire :

    • Son élégance morale et physique : La rhétorique est belle et forte. Par la question on révèle une réalité qui ne laisse nulle place au doute. L’ami est comparé à un fruit fabuleux au parfum féerique. C’est le charisme, son influence, sa personnalité, son élégance, le parfum et le sillage de lumière en plein midi.

    • La dimension intellectuelle, artistique : que de femmes à la peau de sapotille dans le harem de ton esprit ! Ce sont les pensées de Césaire, la richesse de ses poèmes. Il présente l’esprit de son ami comme un grand Cheikh de l’Orient et dans sa cour, un grand harem où les femmes les plus belles de l’empire sont amassées. Et à l’esprit du lecteur, encore une fois, d’arpenter des sentiers dont largeur et longueur dépendront entièrement de ses capacités. Lorsque l’on connaît les pas de pachydermes, les roues d’un train en marche que forment les vers de Césaire, la peau de sapotille qui relate une douceur incomparable peut surprendre. Mais le fruit de l’âme est toujours doux quel qu’en soit la semence. Ce sont des vers venant d’une grande sensibilité bafouée, d’où leur dureté.


  4. « Me charme par-delà les années, sous la cendre de tes paupières, la braise ardente, ta musique vers quoi nous tendions nos mains et nos cœurs d’hier. »

    Tout le monde chante, mais seuls quelques-uns seront les chanteurs et parmi ceux-ci, encore plus petit le nombre de ceux qui franchissent les frontières. C’est qu’en plus d’une sensibilité unique, il faut une maîtrise de l’instrument : la langue. Et la maîtrise de la langue, consensus de références, ne peut se faire sans une connaissance profonde du patrimoine culturel. La beauté des vers ci-dessus repose – est-il nécessaire de le dire - sur le choix des mots. Ils s’allongent, ayant tous trait à un passé commun, aux moments vécus ensemble. « Par delà les années », « La cendre », signe de vieillissement, du temps écoulé, les paupières grisonnantes de l’ami à qui est décerné le salut abrupt. Mais la force, justement du fait que plus éloignés l’un de l’autre seront les composants de la comparaison, plus grande et plus profonde sera celle-ci.

    « La braise ardente » c’est la musique, la poésie de Césaire, que nous hélions hier : « les mains tendues ». C’est à peine si je n’entrevois pas un défilé militaire russe avec le bras des soldats tendus vers les généraux et dirigeants du Parti sur la place du Kremlin ! L’ardeur, la ferveur, le solennel, tout est là. Marque d’admiration indéniable !

  5. « Aurais-tu oublié ta noblesse, qui est de chanter les Ancêtres les Princes et les Dieux, qui ne sont ni gouttes de rosée ? »

    Si le Senghor mystique n’a pas été exposé, c’est certainement à cause d’une ignorance de la portée du mot « Ancêtre » dans la bouche d’un Sérère. C’est ignorer sa cosmogonie, sa théogonie, en un mot sa vision du monde. Ancêtre est synonyme de Pangools, des Serpents Sacrés, comme on aime à le dire. Ce sont des ancêtres exemplaires. Ils se sont distingués de leur vivant par des qualités et des capacités hors du commun et à cause de cela, sont élevés au degré d’intermédiaires, de protecteurs par conséquent bénéficiant d’un culte au sein de la famille, qui peut être de lignée paternelle ou maternelle. Il ne faut pas dire que ce sont des dieux. Oh que non !

    Et les premiers missionnaires ont fait cette faute grave, faute qui, d’ailleurs se perpétue de nos jours et des intellectuels africains, influencés par cette fausse interprétation n’hésitent pas à employer le mot de dieu à leur place, mot qui, pourtant les choquerait dans leur propre langue. Il faut dire en sérère, à un sérère que les Pangools sont ses dieux : « Pangools ke ndefu Roog of. »

    C’est une remarque qui passerait difficilement. Et pourtant nous, à cause d’une différence de sensibilité aux mots d’une autre langue, que nous acceptons facilement le terme de dieu, de sorcier. Si nous ne rectifions pas la fausse interprétation de nos valeurs, de nos croyances, qui d’autre le fera à notre place ? Si l’on inversait les rôles, les Français de France accepteraient-ils sans rechigner, si nous disons que les anges de leur religion sont des Pangools, ou qu’ils sont des dieux ? Mais revenons à nos vers.

    Senghor rappelle à Césaire sa négritude. Toutefois, ce rappel penche plus vers la recommandation que l’appel à l’ordre. Souviens-toi de ton rôle qui est de chanter les Ancêtres, les Princes et les Dieux. La poésie africaine a comme thème central l’être humain. Elle n’est pas détachée comme sa cousine européenne, qui laisse les hommes et retrace le flot léger des nuages, la couleur de rubis des fleurs par les jardins. Chez le Sérère Senghor, il y a le chant de cérémonie, la rapsodie des griots. La fleur n’a pratiquement aucune place dans cette poésie, encore moins les gouttes de rosée. C’est une poésie de l’homme, qui part de l’homme et atterrit sur les savanes immenses de l’humanité puisque « la vraie foi n’est possible sur les terroirs où les hommes se font dieux, et les dieux deviennent homme », comme le dit André Gide dans « Voyage au Congo », livre paru en 1927, suite à son séjour d’un an dans ce pays, périple qui débuta le 14 juillet 1925, en compagnie de Marc Allégret, alors apprenti cinéaste.

  6. « Tu devrais offrir aux Esprits les fruits blancs de ton jardin - Tu ne mangeais que la fleur, récoltée dans l’année même, du mil fin et ne pas dérober un seul pétale pour en parfumer ta bouche. »

    « Au bout de quelque temps, Caïn fit à l’Eternel une offrande des fruits de la terre. » C’est le début de l’histoire d’Abel et Caïn, dans « Genèse 4.3 » . Faire des sacrifices des prémices de ses champs est une des pratiques les plus courantes de la culture sérère. Le chef de carré se rend au champ dès que les premiers épis de mil mûrissent puis en cueillent. La première farine de la saison est préparée. Accompagné des enfants, le père va verser une libation au lieu sacré. Les enfants mangent après qu’une partie ait été versée sur une tombe, un pilon ou au pied d’un arbre, parfois sur les trois. A partir de ce moment les membres de la famille peuvent commencer à savourer les premiers fruits de la saison sous forme de « muum », épis de mil qu’on grille au petit feu. Avant cette cérémonie, personne, même un enfant, n’avait droit de « …dérober un seul pétale pour en parfumer sa bouche ». C’est cela que rappelle Senghor à son ami Césaire.

    « Les fruits blancs du jardin » ne sont autres que les pages blanches sur lesquelles Césaire écrit ses œuvres, ses manuscrits. Les premières - l’essentiel - doivent être dédiées aux chants des « Ancêtres, des Princes et des Dieux », qui sont la mesure de la noblesse du chantre Césaire, du poète négro-africain


  7. « Au fond du puits de ma mémoire, je touche ton visage où je puise l’eau qui rafraîchit mon long regret. »

    Ici, c’est à peine si nous ne pouvons voir Senghor sur les bords des puits nocturnes de Fimela ou bien la fontaine de Kam-Dyamé, où à midi il buvait une eau mystique au creux de ses mains .

    Voilà Senghor, ainsi qu’une femme sérère, un seau à la main, puisant de l’eau. Comme nos puits ont un sérieux problème d’eau, nous pouvons entendre racler le récipient contre le fond du puits. Là il touche la lie, les traits presque défaits du visage de son ami tellement le temps a passé. Car ce puits, c’est le puits de sa mémoire. Et dans cette mémoire il a fidèlement gardé le faciès de son ami malgré le temps écoulé, comme la femme fidèle, malgré la dureté du devoir, va racler le fond du puits pour ramener quelques gouttes dans sa famille. Cette lie, ces traits qu’il va prendre dans son récipient, c’est l’eau qui rafraîchit sa mémoire. Ce sont les souvenirs ravivés qui rapprochent les jours communs d’hier. En même temps, ils augmentent le regret de la présence du Frère aimé.

  8. « Tu t’allonges royal, accoudé au coussin d’une colline claire, ta couche presse la terre qui doucement peine. Les tam-tams, dans les plaines noyées, rythment ton chant, et ton vers est la respiration de la nuit et de la mer lointaine. »

    Voilà l’effort payé ! Parmi la lie prise du fond de la mémoire, Senghor retrouve son ami. Il le voit étendu comme un prince, et à côté de lui la compagne. C’est une marque d’élégance, de ne pas s’adresser à la seule qu’on connaît, mais d’y ajouter les membres de la famille. « Coussin d’une colline claire » est une expression chargée de sensualité. Encore une fois, la force de l’image négro-africaine. La couche qui presse la terre qui doucement peine entre dans le même cadre…

    « Tam-tams dans les plaines noyées » fait partie de ces expressions que nous disons « purement poétiques. », expressions dressées ainsi qu’un coup de pinceau supplémentaire pour donner force au paysage, dans l’unique souci de ne laisser une partie mal soignée. « Les plaines noyées » par contre nous fait voir la présence de l’eau, bien sûr, présence d’autant plus poignante que Césaire est parmi les îles, entouré d’eau et de verdure : « Tes nouvelles mêlées aux épices, aux bruits odorants des Rivières du Sud et des Îles ».

  9. « Tu chantais les Ancêtres et les princes légitimes, tu cueillais une étoile au firmament pour la rime rythmique à contretemps »

    Voilà que Senghor nous vient à l’aide dans notre définition des expressions purement poétiques. Ce sont des vers cueillis au firmament « pour la rime rythmique à contretemps», pour le remplissage. C’est la même idée exprimée, en d’autres termes.

  10. « Et les pauvres à tes pieds nus jetaient les nattes de leur gain d’une année, et les femmes à tes pieds nus leur cœur d’ambre et la danse de leur âme arrachée. »

    Ici il faut descendre au plein cœur du Sine. Il faut aller à Joal-Fadiouth, à Fimela et Yayème, aller à Diofior retrouver les femmes dont le rythme des calebasses ressemble au tintement saccadé de conques entrechoquées ! Lorsque le rythme sera mûr au jardin de la mélodie, alors vous verrez, jusqu’aux plus pauvres, des gens jetaient aux pieds des batteuses, ou aux pieds de Yandé-Codou leur gain d’une année. Ici il faut se méfier de cette manie de Senghor de renverser les comparaisons, et c’est méchamment beau : En réalité, ce ne sont pas les nattes de gains qui sont jetées : ce sont les gains qui sont jetés sur les nattes, les « sars » sur lesquelles sont assises les chanteuses. Voilà la séquence des évènements :

    • Une personne pour qui se tisse la mélodie se lance dans le cercle.
    • Tous les parents, et spécialement les cousines, enfants de la sœur du père, « faap-o-tew » vont faire le « yuuk ». Ils dansent autour de la personne, les femmes lui essuyant le visage avec leur foulard, qu’elles peuvent jeter ensuite aux pieds de leur cousin, signe qui veut dire : « Marche dessus, tu es notre roi ou notre reine, tu es le maître ou la maîtresse ! ». C’est justement durant ces moments que viennent les interjections « Kor Sanou ! »

    C’est que dans le cousinage si avancé de la famille sérère, ces enfants de la sœur du père sont des « esclaves ». Pour chaque événement familial, ils ont le droit de réclamer un geste de leur cousin. Pendant l’initiation des garçons, les anciens habits de ceux-ci, qui faisaient partie de leur ancienne vie, leur parviennent intégralement.

    Voilà une petite explication qui permet d’avoir une vision du bien fondé de ces images de Senghor. Les femmes décernent à Césaire leur cœur d’ambre, comme ceux qui font le « yuuk » donnent de l’argent à celui qui reçoit les éloges. Ce don est pour renforcer sa capacité de don envers les cantatrices. Il y a aussi la danse exécutée par chacun d’entre eux durant l’acte de « yuuk », avant de regagner sa place dans la foule des spectateurs.

    Il n’est pas rare qu’un geste soit regretté. Dans la pulsion des sentiments, lorsqu’une cantatrice comme Yandé Codou atteint les fibres du cœur, la main peut ressortir de la poche ou une promesse de la bouche sans calcul. Sur la base de cette réalité, le mot « arrachée » qu’utilise Senghor n’est pas exagéré.

  11. « Mon ami, mon ami – ô ! Tu reviendras ! Je t’attendrai – le message confié au patron du cotre – sous le kaïcédrat. Tu reviendras au festin des prémices. Quand fume sur les toits la douceur du soir au soleil déclive et que promènent les athlètes leur jeunesse, parés comme des fiancés, il sied que tu arrives. »

L’invitation est jetée, et la promesse de toute la richesse du folklore sénégalais. L’arbre choisi est assez spécial. C’est à ces pieds que se déroulaient les fêtes destinées aux Ancêtres. C’est à son pied que se déroulaient les palabres à une lieue d’honneur. Senghor attend donc son visiteur de marque, sous la plus haute marche du royaume d’enfance.

Il l’attend pendant la saison des prémices, la saison des récoltes. En Sérère, qui relègue toute fête, comme les funérailles, le mariage, la circoncision à cette époque, Senghor compte recevoir son ami pendant la saison de l’abondance, des moyens de le recevoir : souvenez-vous de notre exemple de Djirnda Lamine

Il l’attend au soir. Encore cette image belle : voilà que la douceur du soir fume sur les toits au déclin du soleil. Attention : dans la douceur du soir, lorsque le soleil décline, les toits fument ou, plus exactement, la fumée s’échappe des toits, parce que les femmes commencent à préparer le repas.

La saison des récoltes, c’est la période des fêtes gymniques, des séances de lutte. Les lutteurs vont alors de village en village. A la tombée de la nuit ils commencent à se préparer pour les combats qui auront lieu sur la place du village. Ils sont parés comme des fiancés, soigneusement déguisés, avec les pagnes de coton filé par leur maman chérie.

CHANTS D'OMBRE - L'OURAGAN


L’OURAGAN

L'Ouragan, un poème interne, intransitif : une tempête partie du poète se déchaîne, souffle ses bourrasques et retourne au poète avec ses chaudes poussières érosives sur la savane du cœur. C’est un ouragan qui siffle dans l’univers senghorien, une tempête de passions soulevant mille feux de pensées et poussant presque à la démence.

  1. « L’ouragan arrache tout autour de moi, et l’ouragan arrache en moi feuilles et paroles futiles. Des tourbillons de passion sifflent en silence mais paix sur la tornade sèche, sur la fuite de l’hivernage ! »

    Cet ouragan qui siffle et ses tourbillons de passion sont-ils justement venus du rêve, presque regretté à la fin du poème « Porte Dorée » et secoué comme un château en Espagne au sortir du délire ?

    Ce vent interne arrache à Senghor des paroles et des feuilles, c’est-à-dire des pensées, futiles. Il invoque alors la paix sur la tornade sèche, le calme sur l’hivernage qui s’étire et vieillit. A la manière des prophètes de l’Ancien Testament, Senghor est souvent dans un désert battu de vent sec, qui symbolise la pureté. C’est vrai qu’une certaine chaleur débarrasse les impuretés, tamise tout ce qui est vain.

    Il veut que le vent, de sa chaleur, consume toute pensée vaine. Ici il y a une image sublime : le vent soulève une poussière chaude qui tôt ou tard va retomber. Et Senghor voit un paysage, voit son cœur en panorama où s’étalera cette poussière chaude ainsi qu’un doigt d’érosion : Qu’il consume donc toute pensée vaine !

    Il dicte ordonne le calme de la servante, dicte le silence des enfants. A cette autre personne, certainement compagne, fruit, sillage et monde pétri par les pensées vaines comme les autres, il veut éteindre la voix et le parfum : Il faut détruire tout ce qui est vain, tout ce qui barre la route par des produits de mirage, saisir la pureté du chant, l’essence du poème : ainsi il se rabat sur une notion sérère, le « commerce entre l’artiste et l’esprit » qui seule peut porter les notes futures au degré ultime. Sacrifice de sang, pour que le chant s’élève, aussi pur que l’or de Galam.

    Dans les premiers poèmes nous voyons cette relation de Senghor avec les Pangools, les Esprits, relation qui laisse rêveur. Ceci revient très souvent et cette notion du sacrifice est reprise dans « Chaka » : « … Le pouvoir ne s’obtient sans sacrifice, le pouvoir absolu exige le sang de l’être le plus cher ». Chez les Sérères le processus peut se faire de deux manières :

    • Un commerce indirect : l’Esprit étale ses trésors sous une certaine forme. Le passant, par hasard, le ramasse et se trouve enrôlé dans un commerce involontaire. L’esprit viendra coûte que coûte reprendre ce qui lui appartient, sans tenir compte de la volonté du preneur.
    • Un commerce direct : L’intéressé a besoin de quelque chose. Il explique, reçoit la réponse et la condition. L’accord peut être conclu ou non. Il appartient au demandeur de se fixer.

    Là nous avons abordé la structure morphologique du poème. Reste quand même une autre dimension, celle-là qui semble avoir fait passer le poète par un des pires moments de son existence, un instant qui est comparable à un ouragan, à un cyclone qui se déchaîne contre le conglomérat des pensées.

    Pourquoi ? La situation dans laquelle se trouve le poète, cet ouragan, lui arrache des paroles et des feuilles futiles, feuilles qui ne sont d’autres que des pensées, avons-nous déjà expliqué. C’est dire qu’il est devant une décision importante à prendre, décision qui est au sommet d’une certaine passion.

    A cause de la gravité de la décision, le poète veut avoir l’esprit clair, pur. Ainsi, à la manière des prophètes, il va descendre dans le désert, implorant le vent pur de brûler toute fleur, toute pensée vaine :

  2. « Toi, Vent ardent Vent pur, Vent-de-la-belle-saison, brûle toute fleur, toute pensée vaine quand retombe le sable sur les dunes du cœur. »

    Ses pensées ainsi que le sable tourmenté, ballotté dans la spirale du vent vont tôt ou tard retomber en son cœur, modelant la décision à prendre. Le poète, conscient que la retombée de cette poussière peut étouffer quelque chose, la contaminer, prie pour la purification, comme l’or que l’on passe au feu. C’est seulement alors qu’il aura le produit pur, la décision convenable.

    Mais il n’y a pas que son cœur qui le trouble : il y a la servante, avec ses gestes de statue qui empêche la concentration, le tirant vers une autre rive, comme les enfants par leurs jeux et leur rire d’ivoire. Est-ce les rires et les jeux en tant que tels qui dérangent le poète, ou bien les sujets eux-mêmes, c’est-à-dire les enfants qui, de par leur existence, faisant appel aux fibres de son cœur, à son amour, à sa passion l’appellent vers autre chose comme pour le détourner de son choix ? Lorsqu’un père quitte son enfant qui pleure, ce ne sont pas forcément les pleurs qui dérangent, mais la souffrance de l’enfant, les larmes n’en étant que l’expression visible. C’est une subtilité que nous pensons nécessaire, et le passage qui suit nous conforte dans notre vision.

  3. « Toi, qu’elle consume ta voix avec ton corps, qu’elle sèche le parfum de ta chair, la flamme qui illumine ma nuit, comme une colonne et comme une palme. »

    Ici, c’est donc la voix de la femme, sa mélodie envoûtante qui déconcerte le poète, comme son parfum et sa chair douce qui illumine sa nuit comme une colonne et comme une palme, à la manière de ce flambeau dans la brousse, signe que, selon la légende, reçut Djidiack Selbé pour fonder Djilor ? En lisant ce passage pour la première fois, l’on se demande comment Senghor peut écrire ainsi en parlant de cette femme, complice lointaine. En réalité, c’est que cette personne de par sa prestance a une influence considérable sur lui, l’empêchant ainsi de bien démêler les pensées qui s’enchevêtrent en son esprit et demandant une décision.

    Le vent purificateur ne doit donc pas la laisser de côté, mais s’abattre sur elle sans pitié et réduire ses attirances au néant. Il doit, pur comme un nouveau né, sans aucun parasite venant de l’extérieur, faire face à la raison d’être de l ouragan. Cette description de la femme, n’est-elle pas un peu similaire à celle de Chaka parlant de Nolivé :

           « Cette grande faiblesse est morte sous tes mains d’huile qui suit la peine.
           C’est la chaleur des palmes dans la poitrine maintenant,
           les aromates qui nourrissent les muscles l’encens dans la chambre nuptiale,
           qui fait les cœurs voyants.
           O ma Nuit ! ô ma Blonde ! ma lumineuse sur les collines mon humide au lit de rubis,
           ma Noire au secret de diamant, chair noire de lumière,
           corps transparent comme au matin du jour premier » ?

    C’est cette volupté que le poète veut repousser, de même que l’innocence des jeux et du cri des enfants, afin de se retrouver seul, comme dans cette « nuit transparente, à l’heure où mon cœur veille sans parasite ».

  4. « Embrase mes lèvres de sang, Esprit, souffle sur les cordes de ma kôras, que s’élève mon chant, aussi pur que l’or de Galam »

    A la manière du Christ sur la croix, nous avons envie de dire que tout est accompli : « Jésus, voyant sa mère, et auprès d`elle le disciple qu`il aimait, dit à sa mère : Femme, voilà ton fils. Puis il dit au disciple : Voilà ta mère. Et, dès ce moment, le disciple la prit chez lui. Après cela, Jésus, qui savait que tout était déjà consommé, dit, afin que l`Écriture fût accomplie: J`ai soif. Il y avait là un vase plein de vinaigre. Les soldats en remplirent une éponge, et, l`ayant fixée à une branche d`hysope, ils l`approchèrent de sa bouche. Quand Jésus eut pris le vinaigre, il dit : Tout est accompli. Et, baissant la tête, il rendit l`esprit. »

    Ici nous avons d’un côté le Messie qui, après avoir traversé toutes les tortures est maintenant sur la croix, sacrifice de sang humain offert par Dieu à l’humanité et, de l’autre côté, Senghor faisant un sacrifice de sang pour un but personnel, très restreint : afin que son chant s’élève, aussi pur que l’or de Galam.

Quel que soit le motif, les deux engagements ont été pénibles dans les deux cas. Jésus n’a-t-il pas dit : « …Mon Père, s`il est possible, que cette coupe s`éloigne de moi ! Toutefois, non pas ce que je veux, mais ce que tu veux ». Senghor tentera lui aussi de faire taire les voix de passion, les voluptés qui voulaient l’éloigner de son choix, un choix terrible, puisqu’il s’agit d’un sacrifice de sang aux pieds de l’Esprit, afin qu’il élève les notes de sa kôra, son talent artistique au degré ultime.  

Ici il y a un fil secret, un mince pont qui relie « L’ouragan » à « Chaka » et nous fait deviner que ce qui pousse Senghor à parler de Chaka et à s’identifier à lui en quelque sorte, ce n’est pas un écartèlement commun, mais le sang caché d’un être cher. Plusieurs choses nous poussent à cette terrible conclusion : Paradoxalement, lorsque le devin dira à Chaka : « Le pouvoir ne s’obtient sans sacrifice, le pouvoir absolu exige le sang de l’être le plus cher. », celui-ci offre le sien. En plus du fait que c’est ahurissant comme réponse, l’offre ne tient pas debout devant un Esprit et il faudrait que Chaka soit réellement l’home le plus détestable du monde pour s’offrir comme étant l’être le plus cher pour lui-même. Sauf s’il l’a pris par analogie, c’est-à-dire qu’il aime tellement Nolivé qu’elle est lui, considération, encore une fois que ne ferait pas son génie commerçant. La chose la plus plausible est le sang de Nolivé, puisque le héro dira : « Je ne l’aurais pas tuée si moins aimée » , rejoignant ainsi la règle presque universelle de ce commerce. Nolivé était la personne, l’être le plus cher pour Chaka. Donc son sang est plus approprié que celui du héro, dont la réaction illogique le pousse dans un égocentrisme impardonnable.

Nous pensons que « L’ouragan » laisse courir un fil secret pour se lier à « Chaka ». Tout le reste montre le combat de cette vie qui a été acquise grâce au sacrifice : les campagnes guerrières pour Chaka et les terribles décisions à prendre, pour Senghor l’engagement total dans la politique, portant hautement l’oriflamme du Sénégal, de l’Afrique, de la Négritude, s’imposant sur la scène internationale à travers les notes pures de la kora, des notes pures comme l’or de Galam.

L’engagement sera pénible pour les deux hommes. Tous les deux, consacrés à l’œuvre de la grande Idée, pensaient, en mesurant l’accompli, que ce sacrifice pourrait être pardonné, effacé sans jamais leur être redemandé. Ils ont été déçus : Chaka meurt en face d’une Voix Blanche qui n’a qu’accusation et critique et s’écriera : « …un homme d’action seul, un homme seul et déjà mort avant les autres, comme ceux que tu plains. Qui saura ma passion ? ». Senghor sera un homme d'action seul, qui s'est appliqué l'autocritique toute sa vie,. il s'est critiqué bien avant votre réveil. Au bou du compte, comme Chaka il dira : « … Qui nous a dit : la route est fatiguée, le marigot est fatigué, le ciel est fatigué. Nous avions tout donné à ce pays, à ce continent nôtre : les jours et les nuits et les veilles, la fatigue, la peine et le combat parmi les nations assemblées… » .

Les deux exemples cités ci-dessus, à savoir Chaka et Senghor, nous montrent une réalité terrible de la vie des grands responsables. Après avoir déployé des ailes immenses au-dessus de cette plaine qui n’est autre que l’existence, un vide immense semble s’étendre devant le regard tourné vers le passé pour mesurer ce qui a été accompli et le comparer à l’état actuel dans lequel ils se trouvent, au bout de la vie. Dormez en paix, Excellence, car tel était votre souhait : « …Et je me reposerai longtemps sous une paix bleu-noir, longtemps je dormirai dans la paix joalienne jusqu’à ce que l’Ange de l’Aube me rende à la lumière, à la réalité brutale et si cruelle, ô Civilisation ! », dormez jusqu'à ce que vous rejoigne votre bergère pour le ballet de feux follets des xon-faaf le long des tanns de Joal et de Djilôr :

       Seigneur de la lumière et des ténèbres
       Toi seigneur du Cosmos, fais que repose sous Joal-l'Ombrageuse
       Que je renaisse au Royaume d'enfance bruissant de rêves
       Que je sois le berger de ma bergère par les tanns de Dyilôr où fleurissent les Morts
       Que j'éclate en applaudissements quand entrent dans le cercle Téning-Ndyaré et Tyagoum-Ndiaré
       Que je danse comme l'Athlète au tamtam des Morts de l'année.

CHANTS D'OMBRE - PORTE DOREE


PORTE DOREE

Les poèmes courts de Senghor sont souvent les plus difficiles. Ils forment un nœud mystique sur lequel le poète semble poussé à parler mais ne veut pas donner de détails, ne veut pas aller plus loin. Ou bien lui est-il défendu ? Palais de la Porte Dorée... Ou faut y rajouter un coup de gueule contre la porte Dorée qui correspond à la zone de l’est du 12ème arrondissement située près du boulevard Soult et du boulevard Poniatowski, dans le prolongement de l’avenue Daumesnil qui la traverse pour se prolonger à la limite de la commune de Saint-Mandé ? Celle-ci se trouve à 300 m au nord de la porte de Reuilly et 800 m au sud de la porte de Montempoivre. Le secteur fut aménagé pour l’exposition coloniale de 1931 qui donnait à voir une image de la France impériale qui ne se limitait pas aux frontières de la métropole1. On y construisit le palais de la Porte Dorée qui abrita le musée des colonies — aujourd’hui musée de l’histoire de l’immigration — doté jusqu’en 2003 d’une collection ethnographique unique, ainsi qu’un aquarium tropical toujours ouvert au public et destiné à faire connaître la faune aquatique des colonies.

  1. « J’ai choisi ma demeure près des remparts rebâtis de ma mémoire, à la hauteur des remparts me souvenant de Joal l’Ombreuse, du visage de la terre de mon sang. »

    Le choix d’une demeure est un processus très soigneux et bien secret, chez les sérères. Lorsqu’une personne pense fonder sa maison, il y une étude « mystique » à mener. Si le fondateur n’a pas toute la connaissance, il donne la mission à un ancien du village en qui il a confiance, et c’est cette personne qui, sur la base de critères connus uniquement de lui, va se livrer à l’étude. Celle-ci prendra le temps nécessaire : Des jours, des mois, des semaines, peut-être même un an :

    • Est-ce le moment favorable ?
    • Est-ce le bon endroit ?
    • L’endroit se trouve-t-il sur la route d’un génie ?
    • L’arbre qui va devenir l’arbre à palabres est-il déjà « habité », est-ce « le terrain de jeu » des enfants d’un génie ?
    • Où doit se situer la grande porte ?
    • Sur quelle direction doit-elle donner ?
    • Et le jour du déménagement ?
    • Y a-t-il des racines à enfouir ?
    • Faut-il que le futur chef de carré s’y baigne en pleine nuit – tout seul ou bien avec tous les membres de la famille ?

    Autant de questions, qui ne sont toutefois pas systématiquement identiques. L’idée rejoint ce que Roger de Lafforest écrit dans son livre « Ces maisons qui tuent » , livre qu’il est conseillé de consulter pour « Tout savoir sur les sanctuaires, sur les maisons hantées, sur les précautions à prendre avant d'acheter un terrain, une maison, un appartement... »

    Ici, nous ne disons pas que Senghor soit passé par toutes ces phases, mais la mise en scène rejoint cette notion du choix de la demeure. Ici, les points de repère ne sont pas ceux que nous avons mentionnés ci-dessus, bien que pouvant y être inclus : Il part du souvenir. Le poète cherche un fil qui le maintiendra aux souvenirs de Joal l’Ombreuse, un cordon ombilical à travers lequel il va se nourrir et qui le nouera au visage de la terre de son sang, au royaume d’enfance. L’endroit se dresse « … entre la Ville et la plaine, là où s’ouvre la ville à la fraîcheur première des bois et des rivières. »

  2. Mes seuls regrets, ce sont les toits qui saignent au bord des eaux, bercés par l’intimité des bosquets

    Le regard diaphane du poète voit les gouttes d’eau de pluie ou de rosée comme des gouttes de sang qui tombent pour se mêler aux eaux. C’est dire que les flots s’ébattent contre les murs de la demeure. La place est idyllique. Elle porte une certaine charge de mélancolie, de tristesse, et le poète à la sensibilité affûtée sait que son cœur sera toujours marqué par le saignement éternel des toits et valsera sur l’écume comme une embarcation fragile, d’où les regrets et cette profonde prise de conscience :

  3. Moi dont le plus modeste taxi roule et chavire le cœur sur les hautes vagues de l’Atlantique, qu’une seule cigarette fait tituber comme le marin à l’escale sur le chemin du port, qui dit toujours aussi mal que le lointain écolier de brousse « Bonjour Mademoiselle… Comment allez-vous ? »

    Cette partie, raison de ses regrets, mérite une attention particulière. C’est le point qui manque justement à la plupart d’entre nous. Le problème qui se pose ici est un problème africain, mais que l’Europe a très bien connu, la secousse étant plus dramatique selon les pays : le problème de la modernisation.

    Lorsque celle-ci s’étend sur une longue période, il y a une harmonie entre richesse et civisme. C’est-à-dire que le degré de la réussite matérielle va de paire avec le degré de « finesse », d’harmonie avec son entourage, de la personne. Heureux, ce poète, cette tête qui a su reconnaître et résister à ce danger. L’ignorance de cette réalité fait justement les bouffons modernes que l’on retrouve dans nos villes, personnes aux belles cravates et Mercedes dernier cri qui crachent à travers les vitres. Ajoutez-y une fille élancée belle, très bien habillée mais dont les pieds qu’elle traîne résonnent comme un vieux balai contre la chaussée, si elle n’a pas une démarche boiteuse; ces familles qui habitent dans un étage et la femme y déménage avec un pilon de cinq kilos pour piler le mil… La liste est longue et les exemples ne sont pas des plus méchants.

    Mais voilà la modestie du poète. Il se choisit une demeure de luxe dont l’emplacement fait penser à un palais …présidentiel ? Et puis il redescend vers le soi, retrouve le petit villageois cultivateur de Djilor au flanc de l’oncle Waly sous la nuit étoilée. Il remarque qu’il n’est même pas plus habitué à prendre ou à voir un taxi, qu’une cigarette, - bien sûr gadget de « civilisation ». Il n’a pas l’habitude, il n’est pas ancré dans la « civilisation », il ne se sent pas au niveau de ce « palais », d’autant plus que, jusqu’à présent, il « dit toujours aussi mal que le lointain écolier de brousse bonjour Mademoiselle, comment allez-vous ».

    Il a toute la qualité des grands esprits. Il est autocritique, voire même dur avec lui-même et ce n’est pas la première fois qu’il va se faire un tel jugement. Senghor ne parle-t-il pas de lui-même en ces termes : « Je ne fus pas toujours… bon fonctionnaire, déférent envers ses supérieurs, bon collègue poli élégant – et les gants ? – souriant rarement… » ?

Senghor, grâce à cette conscience du soi, a su bâtir justement le destin que tous connaissent. Reconnaître ses faiblesses est le seul moyen de les surpasser et il ne s’est jamais contenté de la forme, allant jusqu’au cœur, à l’essence des choses. C’est pourquoi il y a une grande différence entre son Sénégal et le Sénégal qui a suivi : ce pays, qui était d’emblée au cœur des pays qui savaient le mieux dire correctement « Bonjour Mademoiselle… Comment allez-vous ? ». Ce pays, disons-nous, est devenu le Sénégal où d’emblée journalistes et ministres, en passant par professeurs et enseignants, repassent avec une dignité qui fait honte leurs « essanger », « tegnique », « gence ou …gensse ? », « il a eu à », dont l’étendue sémantique est souvent faussée, leurs « doncou » et « il tenira »

Non, laissez-nous continuer. Nous ne sommes pas hors sujet. Lorsque Senghor écrivait ce poème, nul ne pouvait mettre en doute le niveau de son français. Mais il s’est fait justice, poussant le désir de perfection jusqu’à l’angoisse : « Mais ces routes de l’insomnie, ces routes méridiennes et ces longues routes nocturnes ! Depuis longtemps civilisé, je n’ai pas encore apaisé le Dieu blanc du Sommeil. Je parle bien sa langue, mais barbare mon accent ! » . Et puis : « … Acceptez-les - les notes claires du sorong – bien que le rythme en soit barbare, les accords dissonants… ».

Nous voulons nous attarder ici, parce que ce passage renferme, entre autre, les paramètres qui ont lancé beaucoup de personnes sur de fausses pistes, celles de l’incompréhension, les éloignant irrémédiablement de l’âme du poète. Nous avons déjà dit que le menuisier ne devient pas meuble en perfectionnant ses meubles, encore moins Senghor français en perfectionnant le français.

Son esprit d’ordre et de méthode, son amour pour la perfection, la symétrie, quitte à ce qu’elle soit asymétrique, faisait qu’il était toujours à sa recherche. Cela le poussait, professeur incorrigible, à corriger ministres et journalistes et au lieu de voir un homme qui veut que l’on s’applique dans tout ce que l’on fait, on voyait Senghor comme un adorateur de la France et du Français au détriment de … l’Africanité. Comme dans le cas de « Femme noire » et de « la raison hellène », nous avons la manie de nous concentrer sur le superflu !

Dans un monde de la technique de précision, c’est pourtant la vision de Senghor qui devrait primer. On ne peut pas bien faire les grandes choses si les petites choses sont bâclées. Celui qui doit travailler en français, qui doit faire son discours en français péchera terriblement dans son discours s’il ne veut pas se pencher sur la langue de Molière, s’il en est allergique. Mais cela ne s’arrête pas là, cela aurait été un paradis. Les choses bâclées, le manque de finition, est un caractère que nous autres africains voulons maintenir en nous pardonnant sur la base « des manques de moyen », de notre « statut de pays sous-développés ». C’est pourquoi nous attirerons difficilement des industries étrangères de pointe en leur vendant notre know how ou savoir faire, et notre précision, comme le firent Hong Kong, Taiwan, la Corée et maintenant la Chine.  

Ce que nous ignorons, c’est que nous sommes le premier moyen du développement de ce continent, vous et nous, en tant que personne toute nue, sans chaussure, sans bonnet, sans cravate, sans porte-monnaie. Cet état d’esprit couvant une allergie face à la finition est si répandu qu’il sème un laxisme total à travers toutes les couches de nos sociétés. Ceci est contraire justement au désir de perfectionnement poussé de Senghor. Ce manque d’application est vrai, du petit menuisier qui prend ses mesures et vous livre un meuble de deux centimètres de moins ou de plus, avec un bénéfice de pose de serrure inversée, en passant par l’électricien qui vous fait une installation et vous laisse avec la probabilité d’un Hiroshima à la mesure de votre matériel.

Mais cela s’étend aussi à nos hôpitaux : Les dispositifs de radiographie viennent toujours avec une couverture pour protéger le malade des rayons x. Combien de nos médecins l’utilisent ? En réalité, vous verrez sortir cette couverture selon l’idée qu’ils se font de votre personne. Si vous paraissez y comprendre quelque chose, vous aurez votre couverture. Pour les analphabètes comme nous, nous n’en avons aucune idée, alors le corps médical non plus.

La finesse, voire la finition et la maîtrise que voulait Senghor, c’était dans l’esprit d’une application inconditionnelle sur nos devoirs, sur tout ce que nous faisons, ce qui est la seule méthode, le seul chemin pour sortir de la notion et atteindre la connaissance, et, partant, la maîtrise. N’ayez pas un sourire en coin : ne vous sentez-vous pas désappointé lorsqu’un de vos députés supputent des phrases bourrées de fautes ? Psycho-linguistiquement parlant, l’auditeur commence tout de suite à douter de la capacité de cet homme à mener sa tâche si les termes pour en parler sont bâclés. Si ce n’est pas votre cas, vous conviendrez que ce que demande le monde actuel, ce monde de précision, ce monde de la technique rejette tout laxisme notionnel pouvant avoir de graves conséquences : une mauvaise installation électrique peut griller une ville entière avec ses habitants, un téléviseur qui explose faire sauter tous les habitants d’un immeuble.

D’aucuns vont rechigner, trépigner contre ces lignes que nous venons de tracer. Contrairement à Senghor. Dans son poème, nous avons toute la beauté de la faiblesse acceptée, avouée. Elle devient d’emblée force, et les moqueries qui se préparaient meurent sur les lèvres. Ce sont elles qui sont tournées en bourrique. La modestie est une des clés du civisme. Car même appuyée par un entourage favorable, une certaine certitude devient facilement insolence, et dans le pire des cas, arrogance et ignorance.

Là par contre, nous avons le doigt pointé de l’agrégé en grammaire, la voix du président, qui est toute élégance. Il se permet de douter, sachant que c’est la seule route pour s’élever vers les degrés supérieurs, vers la perfection qui, à la manière de « demain », n’est pas accessible au mortel. Il ne lui suffira que de s’engager dans une recherche perpétuelle se berçant à l’espoir de s’avancer vers le plus haut degré possible, avant que « le destin jaloux ne [le] réduise en cendres pour nourrir les racines de la vie ». Le problème de l’Afrique n’est pas un problème de pénurie : c’est un problème de suivi, de finesse ou finition et de maintenance, un problème de vision. Et cela se voit à tous les niveaux : les gouvernements ne bâtissent pas sur ce que les autres ont laissé, mais, dès le départ du prédécesseur, entreprennent des changements superficiels qui fossoient non seulement des ressources existantes, mais aussi des bases qui ont été déjà posées. C’est le produit du culte de la personnalité, de la personne. Pas d'accord ? Nous vous invitons à un petit exercice en prenant comme exemple les partis politiques au Sénégal dans leur majorité. Vous êtes prêts ?
Alors fermez les yeux. Maintenant prenez les partis un à un et dégagez de votre esprit les fondateurs respectifs. Maintenant cherchez dans la foule qui se presse autour de ce fondateur : vous voyez quelqu'un d'autre pouvant servir de second ? N'avez-vous pas l'impression que si vous effacez le fondateur le parti disparaît de votre esprit ?

Voilà le drame. C'est un goufre... D'ailleurs il est de coutume de dire : Le parti de X ou le part de A. Un seul parti échappait à cette nature des choses, le Parti Socialiste, et voilà ce qu'il est devenu. Il est en train de rejoindre la masse des autres. Mais nous vous laissons le développement de la suite.

Revenant à nos moutons, nous disons donc que c’est pourquoi dans tous les pays africains où d’autres sont intervenus pour éjecter ceux qui étaient en place, disant que cela ne marchait pas, les nouveaux ont toujours réussi à faire reculer le développement de leur pays d’au minimum trente ans. Là où il n’y avait pas famille, celle-ci s’installe. La progression de la pauvreté minimise d’emblée la multiplication, préférant l’exponentiel. Ce qui manque, ce n’est certes pas des exemples de pays où des militaires intervinrent soi-disant que cela ne marchait pas, uniquement pour refouler le pays dans une nuit digne des prétemps du monde : Sierra Léone, Côte d’Ivoire, Ouganda, Libéria, Somalie, etc. Ce qui ne marchait pas, ce n’était certainement pas le bien être de la population, mais les poches des nouveaux venants…

Le civisme, le savoir faire et la finesse implantés par Senghor se sont concrétisés dans la diplomatie sénégalaise, qui est le seul pétrole du pays, au moins pour le moment. Ils ont laissé une trace nette à travers les places occupées par des sénégalais dans les hautes sphères de la diplomatie mondiale et il faut bien se méfier de les perdre. Etre au banc des nations est le résultat d’un long processus muet mais bien mérité. Toutefois ce n’est pas inné : Pour y rester, il faut un certain comportement et un comportement prétendu et prétentieux ne peut pas durer éternellement. C’est ce même processus qui a nourri la possibilité d’une démocratie sénégalaise. Tâchons donc de nous pencher sur nous-mêmes, en puisant profondément dans le puits de nos valeurs culturelles tout en assimilant celles du monde actuel pour mieux faire face à demain.

Maîtriser nos cultures, c’est savoir puiser dans nos valeurs, et puiser dans nos valeurs nous pousse forcément à mesurer notre responsabilité, dont celle affiliée au choix d’une demeure. Ce n’est pas un hasard si devant chaque demeure sérère il y a cette fameuse palissade, le « mbañ gaci », littéralement « Refuse Honte ». Dressée entre la porte principale et la case du chef de carré, cette palissade, à chaque réveil, rappelle à l’homme son devoir de conduite pour que jamais honte dans la maison ne vienne. Nous pensons donc que le slogan devrait être « plus la demeure est belle et élégante, plus cinglant doit être l’éclat de notre degré de civisme, de finesse et, partant, de finition ». Cela demande une recherche interminable de perfectionnement. Dans le cas contraire, le poète nous réserve un cri lancinant : Nous ne serons que des bouffons, une racaille à la manière de ces « marchands et banquiers, seigneurs de l’or et des banlieues » qui font « pousser la forêt des cheminées » alors qu’ils « ont acheté » ou plus exactement, de nos jours, « volé leur noblesse [puisque] les entrailles de leur mère étaient noires… »

La « Porte Dorée » reste une énigme. Endroit en France, Palais présidentiel entrevu, reconstruction de la maison de Djilor ? Faut-il, à la manière de tous les Sérères, voir Senghor comme un halo de secrets, de mystères ? S'agissant du Senghor mystique, plusieurs de ses poèmes ne laissent aucun doute, et il affirmera dans « Postface » : « J’ai vu de mes yeux, de mes oreilles entendu les êtres fabuleux par-delà les choses : Les Kouss dans les tamariniers, les Crocodiles, gardiens des fontaines, les Lamantins, qui chantaient dans la rivière, les Morts du village et les Ancêtres, qui me parlaient, m’initiant aux vérités alternées de la nuit et de midi. »

CHANTS D'OMBRE - IN MEMORIAM

INTRODUCTION

Nous commençons la longue descente : prndre chaque collection poème par poème et les décortiquer. C'est le moment de dire qu'il est indispensable d'utiliser les Commentaires ou bien l'adresse Email pour nous contacter directement s'il y a des points que vous voudriez éclaircir.

De l'autre côté, il faut garder à l'esprit que « Tout livre s’interprète, mais rarement s’explique. C’est qu’un livre, surtout un livre de poésie, fils d’une inspiration particulière, semble parfois échapper même à son auteur. Il passe par une espèce d’automatisme que Senghor a bien senti, qui a dit des autres : « Les poètes gymniques de mon village, les plus naïfs, ne pouvaient composer, ne composaient que dans la transe des tam-tams, soutenus, inspirés, nourris par le rythme des tam-tams » et de lui-même : « Pour moi, c’est d’abord une expression, une phrase, un verset qui m’est soufflé à l’oreille, comme un leitmotiv, et, quand je commence d’écrire, je ne sais ce que sera le poème… ».
Ici le poète, sous l’inspiration, pensons-nous, semble plonger dans un rêve masturbatoire qui lui est suggéré avec, comme acteurs complices, l’image d’êtres et de choses. Le degré ultime sera un univers où l’Etre, après la fusion du soi, remonte jusqu’à « ce mince pont de douceur qui relie la mort et la vie ». Le jet vital a, auparavant, transcendé et, comme une graine au cœur de la terre après quelques nuits de pluie première, se brode à la vie pour un renouveau.»

IN MEMORIAM

  1. « C’est dimanche. J’ai peur de la foule de mes semblables au visage de pierre »

    Le dimanche, jour de repos, jour de promenade, jour de la procession des fidèles vers l’église ou le cimetière, pour ceux qui y ont un être cher ; dimanche, jour de communion. Senghor, perché sur sa tour de verre, appartement réel ou refonte pure de la poésie, et regarde à travers les vitres une foule qui se meut dans la rue. La foule lui fait peur à cause des visages qui sont durs comme pierre, visages renfrognés sans joie, visages si fermés qu’ils ne paraissent pas humains. Cette dureté devient explicite à la fin du poème : «Que je descende dans la rue avec mes frères aux yeux bleus, aux mains dures ». Mais avant cela le poète nous met dans d’autres secrets :


  2. « … tour de verre qu’habitent les migraines, les Ancêtres impatients… »

    Les ancêtres habitent cette tour du poète comme des migraines. Simples souvenirs ou mannes des ancêtres qui, en sérère, sont équivalents de Pangools. Cette présence va resurgir dans « Lettre à un prisonnier » : « Heureux amis, qui ignorez les murs de glace et les appartements trop clairs qui stérilisent toute graine sur les masques d’ancêtres et les souvenirs même de l’amour »
    Cette présence des ancêtres, Senghor la fait ressortir à maintes reprises et nous sommes surpris de ne pas avoir trop entendu parler du côté mystique si ancré du poète.


  3. « Je contemple toits et collines dans la brume, dans la Paix – les cheminées sont graves et nues. »

    Une pure beauté poétique que l’écrivain partage avec son lecteur ? En Europe, surtout en Europe du Nord, la brume qui couvre la ville a un effet particulier sur les habitants et particulièrement sur une personne que l’habitude n’a pas encore rendu aveugle à ce phénomène qui donne sur un paysage féerique digne d’un film de science fiction. Durant notre premier contact avec cette vision dans la ville finlandaise de Lahti, à partir d’une maison suspendue sur la colline, nous avons écrit, dans notre journal « Quand on quitte » : « La demie obscurité qui, suspendue, a dansé toute la journée au-dessus de la ville maintenant se durcit. Mais elle hésite encore, se concertant avec la brume pour savoir comment étreindre cette blancheur qui sur terre s’amasse. Les lampes s’allument, aussi irréelles, lustres sur cette blancheur bizarre de la nuit, mille ballots de mousse sur une mer houleuse… ».

    La brume flotte, légère et soyeuse comme la paix. De l’autre côté se dessinent les toits ainsi que les collines et les cheminées, qui sont sinistres. Si le poète porte son regard vers les collines et les toits, ce n’est pas pour la simple beauté kaléidoscopique. Il y a une autre dimension : ces toits sont comme des bouts de pilons plantés, jalons de tombes de ses frères tombés au champ de bataille, des « fanq xool ».


  4. « A leurs pieds dorment mes morts, tous mes rêves faits poussière, Tous mes rêves, le sang gratuit répandu le long des rues, mêlé au sang des boucheries. »

    Là sont couchés ses frères morts, les tirailleurs sénégalais, on devrait dire les tirailleurs africains. Il y a la distance, le temps entre nous et ces évènements : mais une chose est claire : Les batailles de Normandie, du Désert, de France, du Pacifique, de Stalingrad, de Moscou, d’Italie débouchant sur la bataille finale d’Allemagne sont autant de fronts et autant de ruisseaux de sang d’amas de cadavres en décomposition que l’imagination même la plus perspicace a mal a concevoir dans toute leur ampleur:


  5. « … le sang gratuit répandu le long des rues »

    Mais pourquoi « gratuit » ? Tous les pays engagés dans la guerre savaient exactement pourquoi ils se battaient, sauf bien sûr l’Afrique. Une Guerre Mondiale, est la guerre de tout le monde certes, mais comment cette guerre est-elle conçue par celui qui était forcé d’y participer ? C’est vrai que c’était aussi notre guerre, de par la France, et puis, vu la position d’Hitler vis à vis des races non aryennes. Nous rappelons en passant le cas du champion noir Jesse Owens lors des Jeux d’été de Berlin en 1936 : Avec plus de 4 000 concurrents et une énorme mise en scène qui doit affirmer à la face du monde la force du régime nazi, Jesse Owens remporta quatre médailles d’or : les 100, 200, 4 fois 100 mètres, et celle du saut en longueur. Mais Hitler refusa de lui serrer la main lors de leur remise.
    Si la participation à cette guerre est remise en question par les écrivains noirs – un trait d’ailleurs maintenu par le cinéma et les documentaires occidentaux où l’on voit rarement pour ne dire jamais, des Noirs au combat, n’est-ce que pour tomber sous les boulets des canons, c’est que notre participation était forcée et n’est pas reconnue, encore moins mesurée à sa juste valeur. Plusieurs y étaient dans la forme, mais pas dans le sens.
    Cette absence dans les documentaires le long des champs de bataille, cette participation sans visage, où le rôle est relégué à celui de valet qui doit servir le roi lors de sa randonnée et se retirer lorsque les choses sérieuses, c’est-à-dire royales, se présentent, c’est bien la raison pour laquelle nous nous posons des questions. Nous reviendrons plus assidûment sur ce point dans « Hosties Noires. »
    Le sang est certainement gratuit : c’est du sang versé qui ne demandera pas la moindre gerbe de fleur, le moindre monument. Point besoin de jardin pour lequel des jardiniers seront embauchés durant des générations pour venir essuyer des stèles, arroser des fleurs, tailler un gazon. N’est-ce point la raison pour laquelle le poète pleure ses frères en se lamentant : « Car les poètes chantaient les fleurs artificielles des nuits de Montparnasse, ils chantaient la nonchalance des chalands sur les canaux de moire et de simarre, ils chantaient le désespoir distingué des poètes tuberculeux. Car les poètes chantaient les héros, et votre rire n’était pas sérieux, votre peau noire pas classique. » ? Et pour ceux qui ne furent pas tombés sur le champ de bataille et qui retournèrent, le jour de Thiaroye les attendait… Et l’ancien combattant combat encore pour ses droits le long des rues et à travers les antennes.


  6. « Et maintenant de cet observatoire comme de banlieue, je contemple mes rêves distraits le long des rues, couchés au pied des collines. »

    Une comparaison intéressante et complexe. Le poète reconnaît ses rêves distraits, c’est-à-dire éparpillés le long des rues, un seau de lait caillé qui s’éparpille sur l’asphalte comme les gadgets que les habitants de banlieue voient les leurs le long des rues, le long des boulevards. Expliquons-nous, car c’est justement la raison de la comparaison. Quand le « banlieusard » vient au centre ville, lui qui a à peine de quoi acheter du pain, il voit à travers les vitrines des gadgets de rêves : Costumes à des centaines de mille, des robes de mariages, chaussures, voitures de luxe, gâteaux, poulets fumés, etc. sans compter l’élégance des demeures sous la lumière burlesque du soleil. Bref, ses rêves de « banlieusard » éparpillés le long des rues… C’est le drame de l’Europe et des grandes villes, c’est le drame de la société actuelle. Dans un village, une personne ayant faim n’a pas sous les yeux l’insolence d’une abondance étalée juste au-delà d’une vitre, morceau transparent de quelques centimètres qui, en réalité se transforme en milliers d’unités astronomiques. Désespoir. Et grand est celui du poète !
    Mais pourquoi ces morts sont-ils les « rêves », l’espoir du poète ? Uniquement parce que, comme pendant les siècles d’esclavage, ce sont les jeunes africains, les colonnes du continent qui, encore une fois furent tamisées puis embarqués dans les bateaux, destination les charniers d’Europe, former la « Schwarze Schande ». Ce rêve, c’est la force qui devait bâtir le continent. C’est de ce rêve dont il parle en disant : « Je vois tomber les feuilles dans les faux abris, dans les fosses dans les tranchées où ruisselle le sang d’une génération, l’Europe qui enterre le levain des nations et l’espoir des races nouvelles » Pendant cette guerre, comme durant la première guerre mondiale, pour la millième fois, des générations de colonnades seront décimées pour une cause qu’elles ignorent, pour une cause qui leur aura été forcée.


  7. « …Comme les conducteurs de ma race sur les rives de la Gambie et du Saloum De la Seine maintenant, au pied des collines. »

    Les colonnes de jeunes, les piliers d’un peuple drainés vers les chemins de l’esclavage. Et les plus nobles, ceux qui osèrent lever la tête, justement ceux qui avaient le sang de dirigeants seront exterminés avant d’atteindre les côtes d’Amérique. Les plus purs bien avant : « Les plus purs d’entre nous sont morts : ils n’ont pu avaler le pain de honte ».
    Dans « Prière de Paix », qui porte une marque d’humanité profonde aussi bien catholique que sérère dans la capacité de pardonner, sicut et nos dimitimus debitoribus nostris, « comme nous pardonnons à ceux qui nous ont offensés », le poète utilise la rhétorique. Il choisit la méthode de la confession catholique qui lui permet d’énumérer tous les actes commis. C’est ainsi qu’il peut pardonner tout en dévoilant dans leur totalité les fautes commises. C’est réellement « souffler le chaud et le froid » : « Il faut bien que tu pardonnes à ceux qui ont donné la chasse à mes enfants comme à des éléphants sauvages …Car il faut que tu oublies ceux qui ont exporté dix millions de mes fils dans les maladreries de leurs navires, qui en ont supprimé deux cent millions ! »


  8. « Laissez-moi pleurer mes morts ! C’était hier la Toussaint, l’anniversaire solennel du Soleil et nul souvenir dans aucun cimetière. »

    Le poète pleure en solitaire les héros doublement ensevelis. Il y eut la chasse, la cachette, l’embarquement, puis les fronts et les charniers auxquels viendront s’ajouter les « fruits étranges », corps de nègres pendus aux arbres à travers le Sud et qui seront longuement bercés par la voix de Billie Holiday. Mais ni parmi ceux qui célèbrent les héros, ni aux lèvres des documentaires, ni sur les stèles il n’y a de souvenir, comme si vous n’aviez jamais été dans la bataille. Vous êtes une ombre, un valet qui doit s’effacer une fois le devoir accompli. La Toussaint, la Fête des Saints, du souvenir, jour du devoir de mémoire qui, tel un soleil fait germer la vie cachée, les présences lointaines. Et pourtant, du haut de sa tour de verre, le poète ne voit aucun cœur, aucune mémoire porteuse de votre mémoire.


  9. « O Morts, qui avez toujours refusé de mourir, qui avez su résister à la Mort jusqu’en Sine jusqu’en Seine, et dans mes veines fragiles, mon sang irréductible… »

    Conception du monde cyclique. C’est à peine si nous n’entendons pas les vers de Birago Diop :

                « Écoute plus souvent
                Les Choses que les Êtres
                La Voix du Feu s’entend,
                Entends la Voix de l’Eau.
                Écoute dans le Vent
                Le Buisson en sanglots :
                C’est le Souffle des ancêtres.

                Ceux qui sont morts ne sont jamais partis :
                Ils sont dans l’Ombre qui s’éclaire
                Et dans l’ombre qui s’épaissit.
                Les Morts ne sont pas sous la Terre :
                Ils sont dans l’Arbre qui frémit,
                Ils sont dans le Bois qui gémit,
                Ils sont dans l’Eau qui coule,
                Ils sont dans l’Eau qui dort,
                Ils sont dans la Case, ils sont dans la Foule :
                Les Morts ne sont pas morts »!

    La conception de la vie chez les Sérères, n’est pas linéaire, elle est cyclique. Initié à cette notion de la vie cyclique, né dans un terroir où « …les choses sont sans épaisseur ni poids » et ne sont pas toujours ce qu’elles paraissent être «… Sont-ce les voix des anges peuls ou des chanteuses mortes à vingt ans ? Les voix des nourrices royales ? Dis le charme des serpents sur les tombes. Ou sont-ce les trompettes des canards sauvages ? L’on rentre des puits des champs et des chasses … ». Et encore : «… Or je revenais de Fa’oye, et l’horreur était au zénith et c’était l’heure où l’on voit les Esprits, quand la lumière est transparente et il fallait s’écarter des sentiers, pour éviter leur main fraternelle et mortelle. L’âme d’un village battait à l’horizon. Etait-ce des vivants ou des morts ? » Senghor suit intensément ce cycle dans ses images. C’est ainsi que parfois, en parlant d’une personne, celle-ci se transforme en objet ou paysage, et le paysage redevient être, tout alternant le long d’un fil soudeur qui rattache choses et êtres dans cette grande toile de l’Anima.

    Les morts ne sont pas morts, ils ont transcendé, sont devenus esprits, avec le pouvoir de protéger. Ce n’est pas encore la réincarnation, mais celle-ci ne serait pas possible sans ce processus. Les morts, au lieu d’aller vers un ciel que personne ne sait situer, restent plutôt alentour : âmes bonnes qui deviennent protectrices et fusionnent avec l’harmonie universelle, ou bien damnées et vagabondes qui cherchent à nuire.

    Dans ce passage « O Morts, qui avez toujours refusé de mourir, qui avez su résister à la Mort jusqu’en Sine jusqu’en Seine, et dans mes veines fragiles, mon sang irréductible », nous retrouvons le même trait des héros du champ de bataille d’Elissa du Gabou, la présentation du même sang, cette sève païenne qui n’est pas un vain de palme d’une nuit : « Dormez, les héros, en ce soir accoucheurs de vie, en cette nuit grave de grandeur… Mais sauvée la Chantante, ma sève païenne qui monte et qui piaffe et qui danse ».

    Disons en passant qu’il faut distinguer deux groupes de morts : les Morts, qui sont les Pangools, les Ancêtres et qui habitent la tour de verre du poète comme des migraines, et les tirailleurs sénégalais tombés sur le champ de bataille et qui sont maintenant étendus au pied des collines. Le premier groupe est imploré pour protéger l’autre. Dans cette guerre terrible qui semble ne jamais finir, Senghor prie pour que les Ancêtres protègent ces toits, contre les quadrimoteurs, les bombes, les forteresses volantes. Car ce sont ces toits qui couvrent, c’est-à-dire protègent ses frères morts.


  10. « Que de ma tour dangereusement sûre, je descende dans la rue avec mes frères aux yeux bleus, aux mains dures »

    La sûreté de la tour est dangereuse, puisque égoïste. Il y a, dans les rues, la foule de ses semblables aux visages de pierre, et rien ne serait plus sûr que de rester isolé, de garder la distance. Mais ce serait refuser toute participation, garder l’anonymat, ce qui n’est pas moralement correct. Il faut donc descendre, affronter cette foule au milieu de laquelle il sera le seul à porter le devoir de mémoire de ses frères noirs morts. Il doit se mêler à ses frères blancs qui sont capables d’actes terribles, qui ont les « les mains dures », contrastant terriblement avec le bleu des yeux, couleur du ciel et de l’eau, symbole de l’infini, du divin, du spirituel qui invite vers les sentier du rêve, de l’évasion spirituelle, la paix le calme, la volupté.

    Cela contraste terriblement avec la boucherie, toute la technique déployée rien que pour tuer, éteindre le souffle vital d’autres êtres humains qui avait presque atteint son paroxysme. Une partie de la raison hellène ou ses fruits, les canons, les chars, les mitraillettes et les forteresses volantes, avait signé les plaines du continent européen de leur trace de sang : « Dans l’espoir de ce jour – voici que la Somme et la Seine et le Rhin et les sauvages fleuves slaves sont rouges sous l’épée de l’Archange et mon cœur va défaillant à l’odeur vineuse du sang… ». Elle avait lacéré les côtes de l’Afrique du Nord de griffes de feu : « Ah ! Là-bas l’orage soudain, c’est l’incendie des côtes blanches de la blanche paix de l’Afrique mienne. Et dans la nuit où tonnent de grandes déchirures de métal, entends plus près de nous, sur trois cents kilomètres, tous les hurlements des chacals sans lune et les miaulements félins des balles, entends les rugissements brefs des canons et les barrissements des pachydermes de cent tonnes. Est-ce l’Afrique encore cette côte mouvante, cet ordre de bataille, cette longue ligne rectiligne, cette ligne d’acier et de feu ?... ».

    Senghor va retourner sans relâche cette vision apocalyptique de la guerre : Comment se fait-il que cet esprit, aussi capable techniquement, loin de s’humaniser, semble toujours faire plus de preuve dans sa capacité de destruction ? Pourquoi la technique, fruit des hauts degrés de l’esprit sait-elle mieux tuer que guérir ? Bien sûr, à travers tous les peuples on est conscient qu’il est beaucoup plus facile de détruire que de construire. Mais cela devrait être vrai pour les mains, le physique, pas pour l’esprit. Surtout si cette destruction se fait froidement par calcul sur la base de la gourmandise qui pousse à la conquête.

    Si certains nègres se sont mépris sur « la raison hellène », c’est qu’ils ont mal compris. Senghor n’est pas éberlué par les fruits les plus tangibles de la technique, fruit de la raison hellène. Au contraire, ayant vu sa puissance de feu, il a presque la nausée. Au début, peut-être a-t-il affiché le même sentiment que lorsqu’il se trouva en face de New York : « New York ! D’abord, j’ai été confondu par ta beauté, ces grandes filles d’or aux jambes longues. Si timide d’abord devant tes yeux de métal bleu, ton sourire de givre. Si timide » mais, avec l’embrasement des cathédrales et des monuments, fierté des hommes, il va vite déchanter, comme il le fera devant cette ville, une fois le mirage passé : « Mais quinze jours sur les trottoirs chauves de Manhattan – c’est au bout de la troisième semaine que vous saisit la fièvre en un bond de jaguar, quinze jours sans un puits ni pâturage, tous les oiseaux de l’air tombant soudain et morts sous les hautes cendres des terrasses ».

    Nous l’aurions certainement mal compris, si nous avions pensé que cette remarque du poète véhiculait un éloge du blanc et abaissait le noir. Devant l’horreur générée par la technique et, partant par la « raison hellène », Senghor préférait les gamelles : « Qui donc dansera le dimanche aux sons du tam-tam des gamelles ? Et ne sont-ils pas libres de la liberté du destin ?». Il préférait le retour vers le pays de sa mère « où le sol est bien noir et le sang sombre et l’huile épaisse. Les hommes y sont de quatre coudées. Ils ne distinguent pas leur gauche de leur droite, ils ont neuf noms pour nommer le palmier mais le palmier n’est pas nommé ».

    « Hommes qui ne distinguent pas leur gauche de leur droite », n’est pas une négation, mais un dépouillement de la raison hellène, une marque d’innocence où l’être humain applique l’exercice de son esprit à la stricte nécessité, vivant parmi les palmiers, les reconnaissant tous mais sans avoir besoin de leur donner un nom, de les convertir en objets de ses propres intérêts. Lorsque la raison hellène arrivera dans ce royaume d’enfance, alors verront le jour les chasses quadrillées. Les noms des bêtes et des arbres jaillissent portent une autre essence car, derrière ces noms ne jaillissent d'emblée que les propriétés commerciales, les propriétés répondant à l’unique besoin de l’homme. Les bêtes comme les forêts sont systématiquement abattues, ainsi que des habitants, écrasant ce royaume d’enfance où l’homme vivait avec la nature, par la nature, dans la nature, nourrissant la nature et se nourrissant d’elle : « Les mains blanches qui abattirent la forêt de rôniers qui dominait l’Afrique, au centre de l’Afrique… Droits et durs les Saras beaux comme les premiers hommes qui sortirent de vos mains brunes. Elles abattirent la forêt noire pour en faire des traverses de chemin de fer. Elles abattirent les forêts d’Afrique pour sauver la Civilisation, parce qu’on manquait de matière première humaine »

Devant cette même situation, Chief Seattle dira : « Le président à Washington envoie nous dire qu’il veut acheter notre terre. Mais comment peut-on acheter ou vendre le ciel, la Terre ? L’idée nous est très étrange. Si nous ne possédons pas la fraîcheur de l’air et l’éclat de l’eau, comment pouvez-vous nous les acheter ? Pour mon peuple, chaque élément de la terre est sacré. Chaque épine luisante du pin, toute plage sableuse, tout lambeau de brume dans les bois sombres, toute clairière et chaque bourdonnement d’insecte. Tout est sacré dans la mémoire et l’expérience de mon peuple.
« La sève qui coule dans les arbres transporte les souvenirs de l'homme rouge. Les morts des hommes blancs oublient le pays de leur naissance lorsqu'ils vont se promener parmi les étoiles. Nos morts n'oublient jamais cette terre magnifique, car elle est la mère de l'homme rouge. Nous sommes une partie de la terre, et elle fait partie de nous. Les fleurs parfumées sont nos sœurs; le cerf, le cheval, le grand aigle, ce sont nos frères. Les crêtes rocheuses, les sucs dans les prés, la chaleur du poney, et l'homme, tous appartiennent à la même famille. « Aussi lorsque le Grand chef à Washington envoie dire qu'il veut acheter notre terre, demande-t-il beaucoup de nous. Le Grand chef envoie dire qu'il nous réservera un endroit de façon que nous puissions vivre confortablement entre nous. Il sera notre père et nous serons ses enfants. Nous considérons donc, votre offre d'acheter notre terre. Mais ce ne sera pas facile. Car cette terre nous est sacrée. « Cette eau scintillante qui coule dans les ruisseaux et les rivières n'est pas seulement de l'eau mais le sang de nos ancêtres. Si nous vous vendons de la terre, vous devez vous rappeler qu'elle est sacrée et que chaque reflet spectral dans l'eau claire des lacs parle d'événements et de souvenirs de la vie de mon peuple. Le murmure de l'eau est la voix du père de mon père.
« Les rivières sont nos frères, elles étanchent notre soif. Les rivières portent nos canoës, et nourrissent nos enfants. Si nous vous vendons notre terre, vous devez désormais vous rappeler, et l'enseigner à vos enfants, que les rivières sont nos frères et les vôtres, et vous devez désormais montrer pour les rivières la tendresse que vous montreriez pour un frère. Nous savons que l'homme blanc ne comprend pas nos mœurs. Une parcelle de terre ressemble pour lui à la suivante, car c'est un étranger qui arrive dans la nuit et prend à la terre ce dont il a besoin. La terre n'est pas son frère, mais son ennemi, et lorsqu'il l'a conquise, il va plus loin. Il abandonne la tombe de ses aïeux, et cela ne le tracasse pas. Il enlève la terre à ses enfants et cela ne le tracasse pas. La tombe de ses aïeux et le patrimoine de ses enfants tombent dans l'oubli. Il traite sa mère, la terre, et son frère, le ciel, comme des choses à acheter, piller, vendre comme les moutons ou les perles brillantes. Son appétit dévorera la terre et ne laissera derrière lui qu'un désert. »

Senghor, aussi, aspirera dans son fort intérieur à une chose différente de New York, mais Realpolitik oblige !

samedi 29 septembre 2018

A MES PETITS-ENFANTS

Il est cinq heures,
Ballet leurre des lueurs dans la cour,
Glissades furtives de silhouettes contre le mur
Dont le ciment rachitique a rendu
Haines les fleurs que console léger le pas hésitant du zéphyr.
A pieds meurent des vagues d'ondes lunineuses successives
Sous mes pupilles dilatées.
Est-ce toi ?
L'absente têtue se matérialise-t-elle
Sous la cascade de mes soupirs qui se font verbe ?

Les frères sous la chaude chevelure de Ballatrix
Ne savent pas toute ma réserve de piles à plat
Et l'invite de la terre d'Adéma se fait retardataire.
Qui sait !?
Il faudra bien que je rassemble les mains aimées de mes petits
que par les prés frais
     je cours,
         rampe,
             glousse
Avec les enfants de mes enfants:
    Marla
        Auréléon Wagane
            Lenny Sédar
               Andronika Yandé
                  Oisin Wambissane
- lianes supportant mes pas
Déjà si las par la forêt de l'existence
Lors qu'au seuil de l'aurore je pensais déposer
Le lourd fardeau qui a tant fait transpirer ma raison d'être.
Et combien de fois ?

Sûr ! Tant de jours de bonheur j'ai connus.
La main de leur mère dans la mienne
Nous savourions les courts moments partagés
Parfois le long des gazons
où courait la folle brise suomienne sous un soleil pingre
Ou bien dans l'odeur de Pizza Hats qui n'arrêtaient
Le regard vers les glaces aux parfums variés.
C'était jadis ! Moments qui me réjouissent
Et me remplissent de tant de regrets !
Il m'aurait fallu résister
Planter mes pieds aux pieds de leurs racines
Et regarder chaque jour leur cime pousser palpitante de joie
Et dressant des tentacules de bonheur
Vers le ciel à qui j'ai tant demandé,
Ou à qui j'ai tant pris !

YAHVE ELOHIM

C'est un jeudi,
en son jour libre Seigneur
que tu m'as refait millénaire ton pardon et ton attention,
je dis bien ta miséricorde miséricordieuse.
Depuis longtemps mes genoux ont déserté
les autels comme goutte d'eau
depuis octobre passé n'est tombée -
Cela fait dix mois Seigneur !
Dix ! comme pour me remettre en face
de tes tablettes inscrites aux pinceaux de feu !
Voilà que les affluents
de la foi se réveillent en mon coeur rebel.
Tant de ruisseaux qui inondent mon âme !
Je dirai merci à ma grâcieuse
qui a préparé l'humus durant la sèche saison
Lorsque qu'harmattans et poussières se relayaient
devant ma vue comme un tapis d'acier
entre le ciel et ma piété !
Que germent les primevères,
poussent les mimosas
et grandissent les acacias, drus sur la fermeté de la terre
Et que planent libellules et phalènes dessus le jardin érigé de l'énigme.

Sur les berges de Babylone
je saurai tourner le regard vers Sion éclatant de grandeur
Tandis que nuées légères delà le zéphyr,
Séraphins et oiseaux phoenix batteront de leurs ailes soyeuses
qui doucement marmonnent dans l'azur.
Et elle sera là, la frêle fille de mes rêves
Elle sera là, la Pullel dont la silhouette rigide
comme racine de caicédrat se dresse à l'infini
jalonnant coeur aux abois.

Elle sera là,
la goutte de rosée qui hisse le pétale de mon futur
Epaule soyeuse drapée dans sa chevelure velours
Tout contre mon épaule
et regardant les constellations qui à la ronde prennent place
A la table du ciel.
Merci Seigneur pour toute la splendeur dépliée
Tapis rouge pour mon âme rédimée !

FATIGUE BIS

Fatigué bis, coeur lacéré,
cassé partagé sous tant de fardeaux,
la fugue des crécelles qui répis aucun me laissent.
C'est vrai que c'est l'hivernage.
La première pluie est tombée hier.
Ou était-ce avant hier ou il y a une semaine ?
Je ne sais plus.
Il faisait nuit en mon coeur perdu sans sommeil
qui ne savait plus distinguer bruit de feuillages,
Coups de pilons des villages nocturnes
ou éclairs dans la cour céleste dardée de nuées
qui font couler mille larmes, gouttes par myriades
Qui écrasaient le chauve crâne assoifé de la terre.
Voilà pourquoi toutes fibres miennes diluées
Sensations aiguisées jsuqu'au paroxisme
Et des lutins invisibles luttent drapés
De morceaux de pagnes tissés couleur coumbassou
d'énigmes devant l'adversaire.
Répondrai-je favorablement à l'invite
Ou dois-je dédaigner toutes les dunes de sable
Ayant élu celle de mon âme pourtant si furtive.
Pourtant il y a une dune claire
qui chante la nuit sous le clair de lune
Il y a cette cime radieuse dans sa noirceur
Qui n'est pas aussi caduque que ton coeur
qui valse dans une cour qui orchestre n'a jamais vu.
Es-tu l'elue des bals solitaires ?
As-tu emprunté à New York son coeur payé en monnaie forte
qui ne connaît pas d'aisselle en sueur ?
Pourtant chaque vendredi au lever des premiers faisceaux célestes
Le dioundioung de ma poitrine t'a déplié le rythme royal,
chaque minute oint ta tête livrée aux typhons de l'angoisse !
Fais vite ! car la pluie première sur terre est tombée
peut-être aujourd'hui,
hier,
ou était-ce la semaine dernière.
Peu importe !
La sécheresse suivra éparpillant des poussières
filles des harmattans qui nous viennent du désert de ta présence.
Alors désert sera mon coeur
et la dernière fleur tant arrosée mourant au jardin de l'espoir.
J'ai maintenu mon arrosoir trop longtemps trop patiemment.
J'ai fermé mes yeux aux crécelles le loins des rues
Dédaigné les grelots qui hante mon âme
Banni les soupirs, tant de prunelles qui fixent les miennes
Invitation langoureuse jusqu'au dernier soupir de la nuit.
Reprends donc ton trône
Ce souffle qui ne bat que pour toi
comme l'enclume la dernière hilaire
du dernier habitant
du dernier village.

PRESENTATION IV - NOCTURNES

Vouloir coûte que coûte éjecter Léopold Sédar Senghor de son Royaume d'enfance et, partant de son africanité c'est lui faire un très grand tord. Et sur quelle base le faisons-nous ? L'avons-nous lu et compris ? Pourquoi le rejeter vers Grecs et Latins ? Nous pensons que le faire reviendrait à rejeter le menuisier parmi les pins, les sapins et les cèedres de la fôret. Encore une fois, ce n'est pas parce que le menuisier cherche à rafiner les meubles qu'il devient meuble ou bois.

Si nous l'avons lu, nous ne l'avons pas compris. Mais j'ose espérer que la réalité est que nous l'avons pas compris, ce qui est moindre mal et, partant plus pardonnable car le contraire rimerait à la calomnie, fruit de stupidité. La poésie de Senghor trouve ses racines profondes dans la séréritude et il s'en est lui-même exprimé : « ... La vérité est que j’ai surtout lu, plus exactement écouté, transcrit et commenté des poèmes négro-africains. Et les Antillais, qui les ignoraient – Césaire n’était pas de ceux-là – les trouvaient naturellement en descendant en eux-mêmes, en se laissant emporter par le torrent, à mille mètres sous terre. Si l’on veut nous trouver des maîtres, il serait plus sage de les chercher du côté de l’Afrique. Comme les lamantins vont boire à la source de Simal ».

C'est dans cette même lancée que nous côtoierons les Nocturnes, pour les latins une nocturne étant : étymologiquement, une « musique pour la nuit », une forme musicale classique, reposant sur un mouvement lent, une expression pathétique, divers ornements mélodiques et une partie centrale accélérée. C'est l'une des expressions typiques du romantisme musical.. L'on pourrait penser que Senghor est parti puiser dans un puits latin, ce qui serait tout à fait faux. Sa démarche suit la culture sérère, nocturene étant l'équivalent l'équivalent de Mbe en sérère ou, explicitement, A kim mbe qui est composé de plusieurs types à cause des évènements concernés, d'où la répartition de cette collection :

  1. CHANTS POUR SIGNARE - KIRIN

    Cette première partie correspond au premier type de mbe, la nocturne sérère et se nomme kirin : Durant les veillées, au clair de lune, des jeunes se regroupent autour d'un riiti ou violon, d'une guitare, de tam-tams ou juste au son des gamelles pour passer le temps. C'était aussi une occasion pour un jeune d'organiser une soirée chez une jeune fille, occasion de passer le temps ensemble. C'est de ces soirées qu'il se souvient Ngasobil : « De tes rires de tes jeux de tes chansons, de tes fables qu’effeuille ma mémoire, je ne garde que le curé noir dansant et sautant comme le Psalmiste devant l’Arche de Dieu comme l’Ancêtre à la tête bien jointe au rythme de nos mains : « Ndyaga-bâss ! Ndyaga-rîti ! ».

  2. CHANTS POUR L'INITIE - A KIM MBE

    A partir d'ici, les chansons de tous les sous-types de nocturnes à venir ont pratiquement le même contenu. Seuls les évènements diffèrent. Ici il s'agit de circoncision car qui dit Initié dit Circoncis. C'est une soirée de clôture de l'initiation des Circoncis : les initiés sont entourés par des hommes qui vont chanter jusqu'à l'aube. Aux premières lueurs du jour, les circoncis, après un bain, regagnent la maison dont ils s'étaient isolés pendant une période qui, dans le temps, pouvait aller jusqu'à un mois.

    Cette même cérémonie est organisée pour les nouvelles mariées. Eh non, pas d'interprétation hâtive : On ne pratique JAMAIS l'excision chez les Sérères ! . C'est une cérémonie durant laquelle les femmes déjà mariées s'enferment avec la nouvelle mariée pour lui donner des conseils pratiques tout en chantant et en dansant, accompagnées d'un nombre réduit de tam-tams, parfois un seul. Ce cercle est défendu à tout homme, sauf aux griots qui battent le tam-tam.

  3. ELEGIES - A KIM NGOR

    Comme exprimé au point qui vient juste avant, les chansons qui ornent ce genre viennent de chansons pour les initiés. Les évènements durant lesquels on parle de A kim ngoor sont :

    • Les chasses traditionnelles appelées O miis qui sont organisées quelques mois avant l'hivernage avec l'idée que ce l'on aura comme gibier est précurseur de la qualité des récoltes futures.

    • Célébration de funérailles qui étaient réléguées pour attendre une meilleure période, par exemple après les récoltes, on célèbre celles-ci. On passe la nuit en chantant des chansons d'initiation.

    • Pendant les MAL, associations villageoises qui vont assister un paysan surpassé par ses travaux champêtres. Elles peuvent recevoir jusqu'à un boeuf pour leur rémunération. Ces groupes d'hommes chantent aux rythmes des tam-tams, puisant dans le grenier des chansons d'initiation.

    • Pendant cérémonies divinatoires, O xoy en sérère. Un poème qui illustre ce type est l'Elégie des eaux:

      Vous m'avez accordé puissance de parole en votre justice inégale
      Seigneur, entendez bien ma voix. PLEUVE ! il pleut
      Et vous avez ouvert de votre bras de foudre les cataractes du pardon.
      Il pleut sur New York sur Ndiongolôr sur Ndialakhâr
      Il pleut sur Moscou et sur Pompidou, sur Paris et banlieue, sur Melbourne, sur Messine, sur Morzine
      Il pleut sur l'Inde et sur la Chine - quatre cent mille Chinois sont noyés, douze millions de Chinois sont sauvés, les bons et les méchants
      Pleut sur le Sahara et sur Middle West, sur le désert sur les terres à blé sur les terres à riz
      Sur les têtes de chaume sur les têtes de laine.
      Et renaît la Vie couleur de Présence


  4. ELEGIES MAJEURES - A KIM O NJOOR

    Njoor c'est le linceul. Ces chansons sont réservées aux funerailles, mais pendant le jour du décès. Pour vous assurer que ceci n'est pas une interprêtation gratuite, réexaminez les poèmes composant les Elégies majeures : ils sont destinés à des défunts, de Philippe-Maguilen à son ami George Pompidou en passant par Jean-Marie jusqu'à la grande Carthage, ancienne cité punique, détruite puis reconstruite par les Romains qui en firent la capitale de la province d'Afrique proconsulaire.


CONCLUSION

Nous arrivons à la conclusion de la présentation des collections de poèmes majeures de Léopold Sédar Senghor. Ceci n'est qu'un survol. Pour ceux dont l'intérêt est bien éveillé, nous avons un long chemin à parcourir : ce qui reste est de revenir chaque collection, de prendre poème par poème et d'essayer de dégager pour chacun d'eux l'essentiel, sa raison d'être. A très bientôt pour cette suite.... et merci pour la compagnie. Notez que vous pouvez vous abonner au glob ou juste déposer un commentaire : je suis plus prêt pour des cravaches intellectuelles que pour des remerciements et des éloges de forme.

UN RAPIDE EXEMPLE POUR LE DICtiONNAIRE

Njamala Njogoy