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mardi 2 octobre 2018

CHANTS D'OMBRE - PAR DELA EROS


PAR DELA EROS

        « Kaa na maayaay a felaxam
        Kaso faye ñaapoogma jegaanum

        Oui, tout ce qui est de Mâyâye me plaît
        La prison que je recherchais, je l’ai »

Pourquoi Senghor nous mène-t-il par-delà, au-delà d'Eros, de l’autre côté du dieu de l’amour ? Pourquoi est-ce que c’est justement cette suite qui porte un poème dont le titre est « Chant d’ombre » qui deviendra celui de toute la collection ?

Le chant sérère qui introduit ce poème porte la charge positivo-négative qui accentue une dualité de situation mais pas un écartèlement. Cette situation découle d’une situation où l’accomplissement d’un rêve se résume en un enfer. De tous les points qui vont suivre, c’est le cinquième qui est le plus à prendre en compte car portant l’essentiel, la raison d’être de « Par-delà Eros ».

Il s’agit du signe d’un lourd rêve accompli, d’un espoir atteint, comme par surprise en quelque sorte, avec une teneur d’incertitude. Il ne s’agit pas d’une déception, mais d’une inquiétude qui vient du poids du rêve devenu réalité, avec toute la responsabilité qu’il demande et dont le poète semble ne pas en avoir mesuré l’envergure et les conséquences à prime abord. Suivons un fil logique pour déterminer la nature de cette prison recherchée. Nous savons qu’il était parti en France pour étudier, que ces études, il les a par la suite brillamment accomplies. Toutefois, pendant ce séjour il a rencontré beaucoup de déceptions car il l’a :

  • conduit à connaître la solitude : « Je t’écris dans la solitude de ma résidence surveillée – et chère – de ma peau noire. Heureux amis, [vous] qui ignorez les murs de glace et les appartements trop clairs qui stérilisent toute graine sur les masques d’ancêtres et les souvenirs mêmes de l’amour… ». Cette solitude l’avait poussé à rechercher les moments de jadis partagés avec ses frères : repas, veillées fraternelles où l’humanité enveloppe le cœur d’un soyeux tissu de chaleur sans emphase protocolaire de formalismes qui dénaturent la relation : « Faites-moi place autour du poêle, que je reprenne ma place encore tiède. Que nos mains se touchent en puisant dans le riz fumant de l’amitié, que les vieux mots sérères de bouche en bouche passent comme une pipe amicale. Que Dargui nous partage ses fruits succulents – foin de toute sécheresse parfumée ! Toi sers-nous tes bons mots, énormes comme le nombril de l’Afrique prodigieuse ».

  • conduit à connaître la solitude : mené à devenir soldat et à aller à la guerre : « Voici que je suis devant toi, Mère, soldat aux manches nues et je suis vêtu de mots étrangers, où tes yeux ne voient qu’un assemblage de bâtons et de haillons… Je ne suis plus qu’un enfant qui se souvient de ton sein maternel et qui pleure. Reçois-moi dans la nuit qu’éclaire l’assurance de ton regard, Redis-moi les vieux contes des veillées noires, que je me perde par les routes sans mémoire. Mère, je suis un soldat humilié qu’on nourrit de gros mil. Dis-moi donc l’orgueil de mes pères ! »

  • conduit à connaître la solitude : mis dans deux prisons dont l’une était allemande, l’autre faite de murs qui n’étaient autre que la couleur de sa peau et le choc culturel : « Vous ignorez les restaurants et les piscines, et la noblesse au sang noir interdite, Et la Science et l’Humanité, dressant leurs cordons de police aux frontières de la négritude. Faut-il crier plus fort ? Ou m’entendez-vous, dites ? Je ne reconnais plus les hommes blancs, mes frères comme ce soir au cinéma, Perdus qu’ils étaient au-delà du vide fait autour de ma peau ».

  • conduit à connaître la solitude : fait connaître la solitude des gares et de ces nuits qui ne sont plus rythmées du bruit des gamelles : « C’est le temps de partir, d’affronter l’angoisse des gares, Le vent courbe qui rase les trottoirs dans les gares de Provence ouvertes, L’angoisse des départs sans mains chaude dans la main »« Qui donc dansera le dimanche aux sons du tam-tam des gamelles ? Et ne sont-ils pas libres de la liberté du destin ?»

  • conduit à connaître la solitude : et conduit au royaume d’Eros pour rencontrer « cette enfant amie, la clarté de ses yeux parmi les brumes bretonnes », thème central du poème.

De tous ces points, seul le cinquième est initié par le poète, les autres étant des faits circonstanciels. Maintenant, malgré la complexité voulue du scénario, ne nous laissons pas faire et gardons surtout à l’esprit que ce n’est pas par hasard que Par-delà Eros précède le « Retour de l’enfant prodigue », puisqu’il en forme les préparatifs.

La raison principale de « Par-delà Eros » c’est l’Aimée, qui semble avoir occasionné une situation mettant le poète entre le marteau et l’enclume, cette bien-aimée dont il parle tout le long des cinq premiers chapitres allant de « C’est le temps de partir » à « Par-delà Eros », qui forme le point culminant du thème.

« Par-delà Eros » est un poème où Amour et Devoir semblent se confronter avec un grand risque d’autodestruction. Si nous avions suivi la même méthode que pour les poèmes précédents, en les jaugeant vers par vers, nous serions entré dans une répétition sans antécédent car le poème, à travers ses strophes titrées, nous donne des bribes dans lesquelles le poète met délibérément en scène divers acteurs dont il cherche à incliner la volonté ou en faire des complices avant de revenir vers la Bien-aimée en étalant des moments intimes, ou en déployant un tambour rythmant beauté, caractère et prestance et tout cela, à saute-mouton. Il nous semble que Senghor enveloppe tout dans un camouflage parfait. Est-ce recherché et donc voulu pour ne pas froisser l’Aimée ?

L’amour est très évident, foudroyant de par les expressions, mais il y a toujours un recul latent malgré sa profondeur et sa véracité latente. Mais il se avec les contours d’un analgésique. Elle est là pour rassurer, garantir fidélité quelque soit l’issue de ce qui provoque l’angoisse. Il n’y a nul doute que ce poème renferme un des moments les plus angoissants de la vie de Senghor, raison pour laquelle le poète cherche désespérément à trouver une jonction pour annihiler la contradiction, qui ne peut se faire que dans l’acceptation sans équivoque de l’enfant amie par ses Pères.
Contrairement à ce que l’on pense, ce n’est pas seulement pour la jeune fille que l’on cherchait une femme. Cela se faisait aussi pour le jeune homme. Le fait d’avoir décidé de prendre cette « enfant », ne peut-être se faire intégralement sans l’avis, voire la bénédiction des parents. Que va-t-il se passer à son retour, quand il va « dévoiler » la nouvelle ? C’est celui le souci qui ronge notre poète. Examinons les poèmes un à un.



  1. C’EST LE TEMPS DE PARTIR

    Préparatifs d’un départ où, à travers les poèmes successifs, des thèmes reviennent comme une retransmission de scènes déjà vécues. Temps premiers d’une rencontre, morceaux nostalgiques, tendres moments de sensualité, étapes que ramasse et rafistole le poète jusqu’à la mélancolie du départ :

    Toi si semblable à celle de jadis, avec ton visage sarrasin et ta tête noire qui flamboie comme le sommet de l’Estérel.
    Tes compagnes s’écartaient, jour laiteux d’hiver ou colombes sous les flèches d’une déesse.
    Ma main reconnut ta main mon genou ton genou, et nous retrouvâmes le rythme premier. Et tu partis »
    .

    Pour Sédar aussi c’est le temps de partir, devoir oblige : « C’est le temps de partir ! ». Mais cela ne va pas nous faire perdre de vue l’essentiel puisqu’ici déjà le poète pose les jalons du problème. Sédar cherche à trouver un pont pour atténuer une distance, rapprocher la bien-aimée : « toi si semblable à celle de jadis, avec ton visage sarrasin et ta tête noire qui flamboie comme le sommet de l’Estérel ». Il faut garder précieusement cette expression car elle va s’éclairer dans la partie « Par-delà Eros ». Pour le moment, il semble abandonner le thème pour nous mettre face à une urgence, à contre-volonté, par rapport à laquelle il semble en retard :

    C’est le temps de partir, que je n’enfonce plus avant mes racines de ficus dans cette grasse et molle. J’entends le bruit picotant des termites qui vident mes jambes de leur jeunesse.

    Senghor sent et sait ses racines de ficus enfoncées, trop bien enfoncées dans cette terre molle et grasse. Il ne doit plus s’y attarder plus qu’il ne faut. Le ficus a des racines profondes et cette terre est grasse et molle – terre de prospérité de facilité qui embourbe la volonté du poète, le maintient ; cette terre étrangère qui, dans certains cas, peut décroître quelque part le sens de la responsabilité et présenter un laisser-aller chez l’émigré qu’il est. Comme dans un sursaut, il doit s’arracher à cette griffe, ne plus s’attarder car les racines dans la profondeur de la terre étrangère sont à la merci des termites : les années qui passent, picotent, dévastent sa jeunesse au fil des jours, jeunesse passée loin de la patrie. S’il doit accomplir quelque chose dans son royaume d’enfance il doit s’y rendre avec une force de jeunesse, ne pas laisser les termites du temps, ces années qui se succèdent la lui ravir : J’entends le bruit picotant des termites qui vident mes jambes de leur jeunesse.

    Le drame propre aux exilés et aux émigrés c’est de « grandir ou vieillir ailleurs », cet ailleurs que l’on n’arrive jamais à « naturaliser », qui pousse à vivre les années et, partant, sa vie, comme un projet qui se propage sur l’infini. L’émigré se recroqueville souvent dans ses « quand je serai de retour ». Il n’a pas sur cette terre étrangère le même regard, la même vision que les natifs. Son « chez-moi », ce terroir quitté depuis la jeunesse, sinon depuis longtemps, devient une projection, le lieu et l’espace-temps où se fera sa vie, comme un nouveau recommencement. Et quand il sera de retour, s’il retourne un jour, il se retrouve souvent parmi ceux de sa classe d’âge dont les projets se faisaient sur place et se concrétisaient année après année, dans l’actuel, dans la conjugaison de l’actif, contrairement à lui, qui projetait sa vie, reléguait tout à ce jour de retour. Il vit le risque d’être dépassé. Il faut donc se secouer. C’est le temps de partir, d’affronter l’angoisse des gares, le vent courbe qui rase les trottoirs dans les gares de Provence ouvertes, l’angoisse des départs sans mains chaude dans la main.

    Jamais, dans aucun de ses poèmes nous n’avons senti Senghor hésiter autant, à dessein, pour embrasser un thème. C’est vrai que généralement il chevauche sur plusieurs fils à la fois, mais celui-ci revêt un caractère particulier. Il s’engage puis se désengage, nous traînant volontairement vers autre chose, morceaux d’historiques de sa relation avec l’Aimée pour en ressortir encore et nous mettre en face de la mécanique matinale des gares ou autre comble de solitude qu’il agite comme pour justifier cette liaison parce que hors-terroir, hors-ethnie, hors-race ?

    Ainsi il nous force à le suivre le long des gares sans portes, à être avec lui sur le quai dans l’attente des locomotives balançant leur ventre comme un long python métallique ou bien au bord d’un étang avec des nuages aéroplanes et des rapides vers les ports atlantides et des mondes ressuscités de leurs mémoires. C’est déjà dit, la juxtaposition des sentiments et des situations est propre à notre poète mais ici, en plus de cette angoisse, en plus de sa solitude, il traîne autre chose :

    Est-ce le Printemps – partir ! – cette première sueur nocturne,
    Le réveil dans l’ivresse… l’attente….
    J’écoute aérienne – plus bas la batterie des roues sur les rails –
    La longue trompette qui interroge le ciel,
    Ou est-ce le hennissement sifflant de mon sang qui se souvient tel un poulain qui se cabre et rue dans l’aurore de Mars ultime ?
    C’est le temps de partir. Voilà bien ton message.

    Il faut aller ailleurs, changer de décor, d’autres espaces, des eaux nouvelles, être parmi d’autres personnes, d’autres visages. Il faut retrouver un espace où la vie n’est pas manière chambres d’hôtel, quitter les grandes villes pleine à craquer de personnes comme un grenier, et pourtant où l’on est plus solitaire qu’arbuste en plein Sahara ou Namib. Il a soif d’un univers où il ne sentira pas le système régir intégralement la vie, de la pleine nature, d’un quelque part sur la berge d’une rivière au détour de la route, et les prés frais de Septembre… La veille du départ, l’impatience, la nervosité, cette première sueur nocturne, qui naît à la première lueur du jour, au premier grincement du réveil. Avec lui la ville se réveille, le premier train qui talonne les rails et la longue sirène, comme une trompette dans un camp militaire à l’aube. Mais est-ce réellement la locomotive qui siffle ? Est-ce une trompette ? Ou simplement son sang, dont le flux s’accentue sous l’attente nerveuse ? Voilà son cœur qui cabre et hennit dans sa poitrine tel un poulain attelé pour la première fois.

    J’ai soif j’ai soif d’espaces et d’eaux nouvelles
    Et de boire à l’urne d’un visage nouveau dans le soleil
    Et ne m’écartent pas les chambres d’hôtel ni la solitude retentissante des grandes cités
    .

    Voilà un flash back, torche rebraquée sur la Bien-aimée qui ne sera pas du voyage, forte lumière sur la force du regard, le visage sarrasin et la tête noire qui flamboie comme les neiges de l’Estérel. Le poète nous la présente dans son éminence, dans toute la prestance de sa forte personnalité qui fait reculer ses compagnes, semblables à un étirement long d’un jour d’hiver ou bien des colombes qui s’envolent à tire-d’aile sous la flèches d’une déesse. C’est dire que personne ne peut gratuitement s’approcher de son Aimée. Et il a en a besoin, au seuil du départ, car l’absence sera longue.

    Etait-ce au bal du Printemps que tes yeux ouverts te précédaient ?
    Toi si semblable à celle de jadis, avec ton visage sarrasin et ta tête noire qui flamboie comme le sommet de l’Estérel.
    Tes compagnes s’écartaient, jours laiteux d’hiver ou colombes sous les flèches d’une déesse.
    Ma main reconnut ta main mon genou ton genou,
    Et nous retrouvâmes le rythme premier. Et tu partis.
    C’est le temps de partir »


  2. DEPART

    Au seuil de la séparation, le poète cherche à lire dans les yeux embués de la bien-aimée, ces yeux en pleur, et troubles comme l’Etang de Berre sous les coups du Mistral. Il fait un flash back pour faire défiler le paysage d’outre-océan de jours partagés. En ce temps là, lorsqu’ils glissaient, un bras amical les retenait au bord de l’eau. L’amitié, le respect réciproque les empêchaient, lors des premiers jours de rencontre, de franchir une certaine limite de sensualité. Pour maintenir fermement cette limite, le poète nous écarte et nous projette vers le paysage environnant, écoutant siffler les rapides pour les ports atlantiques qui lui rappelaient les mondes ressuscités de sa mémoire, les paysages de son royaume d’enfance qui se berce à l’autre rive de l’océan.

    Le décor est riche et chargé de romantisme exacerbé. Paroles douces, murmurées d’une voix chargée, voix affaiblie et en même temps affûtée par les sentiments et qui tissent de capricieuses dentelles, des épreuves, des tentations, le désir d’aller plus loin. Présence lointaine : là voilà, déjà, sur l’autre rive, planant comme une hirondelle. Mais si cette distance existe, il y a un autre moyen, une autre issue : l’eau qui les sépare n’est pas profonde. Au lieu de la rejoindre à guet, il va opter pour le bond du félin qui le prendra plus facilement, plus rapidement auprès d’elle. La rivière est claire comme du verre et les cieux ont la couleur d’yeux bleus, couleur que la personne, l’Aimée, nommait pervenche. Le parfum, dans l’air, est celui de jeunes pousses au vert délavé qui se bercent sous la caresse des premiers jours du Printemps.

    Les heures se succèdent, ballet de couleurs, et les nuages, comme des aéroplanes se meuvent dans le ciel et les poissons sous l’eau, sans bruit. De l’autre côte c’est le contraire : des rapides, des bateaux en partance pour les ports atlantiques sifflent avec un bruit métallique, ces navires en partance vers les mondes ressuscités de ses mémoires, de ses souvenirs. Ces bateaux soudain ramènent les souvenirs du monde qu’il a laissés, ces mondes qui se bercent à l’autre côté de l’Atlantique, le royaume d’enfance. Mais parmi ces bateaux il y a aussi son moyen de partir ; c’est l’un d’eux qui va les séparer. Le poète ne peut plus garder longtemps la tête de l’Aimée dans ses mains, ses yeux qui se fixent sur les yeux d’Antilope de celle-ci comme au moyen d’un aimant, ces yeux qui fixent le gouffre de l’absence, il faut bien les quitter. C’est bien le temps de partir. Et impassibles, les aéroplanes, les nuages, continuent leurs sifflets fréquents sur les ponts aériens…

    Je cherche au fond de tes yeux troubles – c’est l’Etang de Berre sous les coups du Mistral, tes yeux troubles – Et j’y distingue, à, travers la vitre embuée, le paysage d’outre-océan de nos hiers. La pente est molle ; alentour la tendresse des prés. Quand nous glissons, un bras amical nous retient au bord de l’eau. Ta voix frêle, dans l’air lent de no cœurs, tisse de capricieuses dentelles. Tu es sur la rive adverse hirondelle ; l’eau est peu profonde et proches les îlets d’or. Je préfère le bond souple du félin. La rivière de verre, le ciel couleur d’yeux bleus – tu disais pervenche – les parfums d’un vert enfantin.

    Toutes ces heures claires vertes bleues, vertes claires bleues !
    Si légers les nuages aéroplanes, qui sont les poissons sous l’eau sans bruit,
    Si souvent sifflaient, avec un bruit métallique qui me secouait jusqu’à la racine des entrailles,
    Les rapides pour les ports atlantiques, les mondes ressuscités de nos mémoires.
    Je ne pouvais garder dans mes mains ta tête, tes yeux d’antilope comme mes yeux aimantés,
    Mes yeux fixes devant toi. Si légers les aéroplanes blancs, si souvent sifflaient les rapides sur les ponts aériens !
    Et un puis un jour, étrangers dans ce paysage trop connu sans au revoir, nous sommes partis, partis un jour sans couleur et sans bruit
    .


  3. CHANT D'OMBRE

    Chanter dans l’ombre, dans l’obscurité, dans la solitude avec un secret qu’il maintient, et dont il ne veut pas encore dire le dire, mais simplement en bribes et méditant sur l’instant où il en enlèvera le voile. C’est le Retour de l’Enfant prodigue qui commence. Il part en bateau, cet aigle blanc des mers et du temps qui le ravit au-delà du continent. Dans la cale, c’est l’image de la bien-aimée qu’il traîne encore. Il est surpris, triste, et semble perdu comme un enfant enlevé par des lutins .

    Chez les Sérères, les lutins ont la réputation de « kidnapper » des humains, phénomènes que l’on pourrait facilement mettre au même niveau que les « abductions » ou enlèvements extraterrestres : la personne disparaît sans laisser de traces puis revient, parfois hébété, avec, par surcroît, quelques dons et capacités qu’elle n’avait pas auparavant.

    Il se sent perdu dans le contraste de la nature. De cet affront de l’angoisse des gares où le vent courbe rase les trottoirs dans les gares de Provence, le voilà sous un soleil sauvage et nu, un soleil cinglant qui fait tressaillir la terre de mille fouets de rayons. Ce soleil domine tout, il est tout. Et ce soleil, avec ses tresses de rayons, ramène dans la mémoire du poète la tête noire qui flamboie comme le sommet de l’Estérel. C’est la tête de l’Absente, ce soleil au-dessus des monts, majestueux, dans sa prestance, comme un lion au-dessus de l’étable, ce sont ses yeux félins, ses yeux troubles où il distingue, comme à travers une vitre embuée le paysage d’outre-océan des hier communs, ces yeux d’antilope comme les yeux aimantés du poète, fixes devant elle : voilà le poète qui re-naît à la terre qui fut sa mère, voilà le poète restitué à son royaume d’enfance.

    Il est séparé de sa bien-aimée par l’espace et le temps, et entre eux, précipice et altitude, rempart infranchissable. Il se souvient et s’agrippe à l’orgueil de l’Aimée, cet orgueil qui engloutissait le poète comme les plantes surplombent le laboureur pendant la moisson. Cet orgueil est justement le rempart de la fidélité auquel va s’accouder l’amant pour affronter les doutes et la peur de perdre. Il exhorte la bien-aimée à se recouvrir de son orgueil, durant cette absence, pour résister, se maintenir dans le lien. Qu’elle résiste à toute tentation, comme elle sut lui résister lors de la première rencontre. Et l’exhortation se noie dans un autre flash-back :

    Que se dresse ton orgueil porte-neige jadis couleur humaine –
    J’y disparaissais, laboureur couché dans l’ivresse de la moisson mûre.
    Je glisse le long de tes parois, visage escarpé. Le meilleur grimpeur s’est perdu.
    Vois le sang de mes mains et de mes genoux comme une libation le sang de mon orgueil antagoniste, déesse au visage de masque.

    Nous devons un peu nous arrêter sur l’expression « Le meilleur grimpeur s’est perdu » qui est une réalité toute sérère : Il y a des rôniers qui se dressent plus hauts que les autres dans toute la contrée, comme celui de Katamague :

    Ton champion Kor-Sanou ! Tel le palmier de Katamague
    Il domine tous ses rivaux de sa tête au mouvement de panache d’argent
    Et les cheveux des femmes s’agitent sur leurs épaules, et les cœurs des vierges dans le tumulte de leur poitrine ».
    Ainsi il défit le courage des grimpeurs. Il faut aller chercher le fruit des rôniers en grimpant,
    mais seul un téméraire ou plutôt un fou ose affronter des rôniers de cette envergure et combien, dans le temps, sont morts pour avoir osé essayer de relever le défi.

    La Bien-aimée est comme un tel rônier, hautement dressée sur sa fierté et son caractère de fer. Cela donne confiance au poète, lorsqu’il sera loin d’elle, de l’autre côté de l’Atlantique, car les coureurs n’oseront pas s’approcher d’elle si aisément. Justement dans la citation ci-dessus, rôles inversés, c’est Sédar qui dépasse de la tête, de son feuillage tous ses camarades, ce qui met dans le cœur des femmes ce défi de vouloir grimper, désir voué d’avance à l’échec. Dans le cas du poète, on en convient, il ne s’agit pas d’une hauteur physique, mais intellectuelle. Et maintenant, est venu le temps de payer notre dette quant à notre promesse faite au premier point :

    Tu fus africaine dans ma mémoire ancienne, comme moi comme les neiges de l’Atlas. Mânes, ô mânes de mes pères, contemplez son front casqué et la candeur de sa bouche parée de colombes sans taches. Comparez sa beauté et celle de vos filles… Oui c’est bien l’aïeule noire, la claire aux yeux violets sous ses paupières de nuit.

    Toute la raison d’être de « Par-delà Eros » est l’angoisse du poète parce qu’il cherche une issue pour faire « avaler » une union à ses parents, il veut faire accepter dans sa famille « cette enfant amie, la clarté de ses yeux parmi les brumes bretonnes », surtout à Diogoye, même mort, lui, le Seigneur de la Brousse, le Lion, qui s’est tu, qui est décédé, lui qui a fait taire la révolte des bruits sourds. Peut-être qu’après tout il y a un espoir. Peut-être le reproche, le « niet » familial ne sera pas aussi terrible en l’absence de celui-ci.

    Nous divaguons ? Ecoutons-le des décennies plus tard, à la mort de Maguilen, « l’enfant de l’amour, absent et beau comme Zeus – l’Ethiopien » :

    Nous avions tout donné à ce pays, à ce continent nôtre : Les jours et les nuits et les veilles, la fatigue la peine et le combat parmi les nations assemblées. Or Sénégalaise aux Sénégalaises s’était voulue la Normande de long lignage, aux yeux de moire vert et or. Et de son fils elle avait fait l’enfant de la terre sénégalaise, et un jour il reposerait Profond dans la terre de Mamanguedj, près de Diogoye-le-Lion .

    Ici il dira :

    Tu fus africaine dans ma mémoire ancienne, comme moi comme les neiges de l’Atlas
    Mânes ô Mânes de mes Pères ! Contemplez son front casqué et la candeur de sa bouche parée de colombes sans taches, comparez sa beauté et celle de vos filles.
    Ses paupières comme le crépuscule rapide et ses yeux vastes qui s’emplissent de nuit.
    Oui c’est bien l’aïeule noire, la Claire aux yeux violets sous ses paupières de nuit
    .

    La vente aux enchères de l’africanité de l’Absente revient :

    Mânes ô Mânes de mes Pères ! Contemplez son front casqué
    Et la candeur de sa bouche parée de colombes sans taches, comparez sa beauté et celle de vos filles.
    Ses paupières comme le crépuscule rapide et ses yeux vastes qui s’emplissent de nuit.
    Oui c’est bien l’aïeule noire, la Claire aux yeux violets sous ses paupières de nuit.

    C’est presque une hantise chez le poète, et cela peut se comprendre, vu la période et la nouveauté des mariages mixtes. Le poète fait les présentations, se soucie de l’accueil qui sera fait à l’Aimée. Il veut que ses Pères sachent que l’apparence est trompeuse. Il ne faut pas qu’ils s’arrêtent sur la couleur de la peau.

    Mais l’Aimée sait-elle cette angoisse qui habite son prince ? Et si elle savait, que serait sa réaction ? Ont-ils discuté ? Tout laisse croire que si dialogue il y a eu, ce n’était pas un dialogue tellement ouvert, nous ne disons pas franc, d’où cette chanson dans l’ombre. Le poète semble bercer une mélodie, invisible, et celle qui écoute s’émeut à cause de la teneur des paroles mais ne voit pas le visage de son troubadour, ne voit pas la source. Cela peut se comprendre, du moment que même le poète n’est pas sûr de l’accueil qui lui sera fait. La famille va-t-elle jubiler à cause de cette union, ou bien le regardera-t-on comme un « traître », un déraciné qui de surcroit peut disparaître pour toujours, embobinée par cette Bretonne aux yeux de brumes ?

    Le poète nous ramène à sa bien-aimée. Attention, elle est Egyptienne et donc peut-être faut-il se préparer à affronter la petite fille d’un pharaon têtu, demandant plus qu’un sacrifice. Peut-être qu’en plus du sang le long des mains et sur les genoux, le poète doit-il, à la manière de Moïse, qui devait convaincre Pharaon, rassembler les sables aux quatre coins du ciel et les transformer en une pluie de sauterelles ? Lorsque passé ce fléau, lui faudra-t-il ensuite se recueillir, et enclencher un froid de fin du monde ? Elle est égyptienne par sa mémoire, et cela ramène des sueurs froides dans l’esprit du poète qui a peur que s’endurcisse le cœur de cette princesse héritière, le poussant à faire allusion aux dix plaies d’Egypte :

    1. Les eaux du fleuve changées en sang : « Le Nil fut nauséabond, et les Égyptiens ne purent boire des eaux depuis le fleuve » : Exode 7:14-25.

    2. Les grenouilles« les grenouilles tombèrent et recouvrirent l’Égypte » : Exode 8:1-25.

    3. Les poux« toute la poussière du sol se changea en poux » : Exode 8:16-19.

    4. Les mouches (ou les taons) ou les bêtes sauvages« Des taons/ bêtes sauvages en grand nombre entrèrent dans tout le pays d’Égypte » : Exode 8:20-32.

    5. La mort des troupeaux« tous les troupeaux des égyptiens moururent » : Exode 9:1-7.

    6. Les ulcères« gens et bêtes furent couverts d’ulcères bourgeonnant en pustules» : Exode 9:8-12.

    7. La grêle« Adonaï fit tomber la grêle qui se transforme en feu sur le pays d’Égypte » : Exode 9:13-35.

    8. Les sauterelles« Elles couvrirent la surface de toute la terre et la terre fut dans l'obscurité ; elles dévorèrent toutes les plantes de la terre et tous les fruits des arbres, tout ce que la grêle avait laissé et il ne resta aucune verdure aux arbres ni aux plantes des champs dans tout le pays d'Égypte » : Exode 10:13-14,19.

    9. Les ténèbres« il y eut d’épaisses ténèbres » : Exode 10:21-29.

    10. La mort des premiers-nés« tous les premiers-nés mourront dans le pays d’Égypte» : Exode 12:29-36.

    Mon amie, sous le sombre des pagnes bleus les étoiles effeuillent les fleurs d’ouate de leurs capsules éclatés.
    Le Seigneur de la brousse s’est tu, qui a fait taire la révolte des bruits sourds.
    Vois ! le brouillard doucement s’est égoutté en claires gouttelettes de lait frais. Ecoute ma voix singulière qui te chante dans l’ombre ce chant constellé de l’éclatement des comètes chantantes.
    Je te chante ce chant d’ombre d’une voix nouvelle avec la vieille voix de la jeunesse des mondes
    .

    Le poète demande à la princesse - cette fois-ci à l’Afrique ? - d’écouter sa voix singulière qui chante dans l’ombre, dans le secret et la solitude, ce chant constellé. Il chante pour elle ce chant d’ombre, d’une voix nouvelle, avec la vieille voix de la jeunesse des mondes. Cette union, c’est bien l’union du futur d’où découlera le métissage tant prôné par le poète, une voix nouvelle qui s’associe à l’ancienne voix pour un monde jeune. C’est vrai, ce monde vieux, se renouvelle éternellement, à la manière d’ailleurs du poète : « Mon enfance, mes agneaux, est vieille comme le monde et je suis jeune comme l’aurore éternellement jeune du monde. » L’aimée n’est donc pas contradictoire à ses valeurs terriennes, elle est complémentarité. C’est un Tantum Ergo de chair et d’os. Que les vieilles choses fassent places aux nouvelles, parce le poète prie, en s’adressant à sa mère dans le soir rouge de vieillesse pour une « aube transparente d’un jour nouveau ». Et, lorsque la Bretonne acceptée et un fils issu de l’union fera ses adieux précoces il dira :

    Il est élégant à l’antagoniste, prévenant d’attention comme fleurs à la jeune fille.
    Rameau greffé du Viking au Tabor, cavalier de la planche à voile…


  4. DEPART

    « Cette absence longue à mon cœur,
    Cette vacance de trois mois comme ce sombre couloir de trois semestres captifs.
    J’avais perdu mémoire des couleurs jusqu’à ton visage
    Que je recomposais en vain, avec les battus de mon esprit.
    Et ton silence distant comme une mémoire qui s’oublie !
    Restait l’odeur de tes cheveux, si chauds de soleil –
    Rien que la caresse de mon col haut et souple sur ma joue.
    Restait la splendeur de ta tête !
    Comment oublier l’éclat du soleil, et le rythme du monde – la nuit le jour.
    Et le tam-tam fou de mon cœur qui me tenait éveillé de longues nuits,
    Et les battements de ton cœur qui à contretemps l’accompagnaient et les chants alternés.
    Toi la flûte lointaine qui répond dans la nuit
    De l’autre rive de la Mer intérieure qui unit les terres opposées
    Les sœurs complémentaires : l’une est couleur de flamme et l’autre, sombre, couleur de bois précieux.
    Ton visage ! sans doute est-ce lui, non les ténèbres de ma prison,
    Non l’humidité de ma vie qui efface toute couleur et tout dessin,
    Tel le soleil triomphant à l’entrée de l’hivernage lorsque n’est pas tombée la goutte d’eau première,
    Que les pays sont blancs et les sables illuminés.
    Je sais le Paradis perdu – je n’ai pas perdu souvenir du jardin d’enfance
    Où fleurissent les oiseaux, que viendra la moisson après l’hivernage pénible, et tu reviendras mon Aimée.
    Tu seras dans mes bras comme une gerbe lourde et brune
    Ou le sik triomphant qu’agite l’athlète vainqueur, et il se sent un dieu.

    Trois mois viennent de passer, absence longue comme ce sombre couloir de trois semestres captifs où il a perdu jusqu’au visage de l’Aimée qu’il recomposait alors en vain, avec les yeux battus de son esprit. Et le silence de l’Aimée, distant comme une mémoire qui s’oublie. Il se console par la rencontre prochaine, à l’extrémité de l’absence et, ce jour là, lui dit le poète,

    Tu seras dans mes bras comme une gerbe lourde et brune
    Ou le sik triomphal qu’agite l’athlète vainqueur, et il se sent un dieu ».

    C’est le lutteur qui atteint le but, le cultivateur rangeant ses gerbes récoltées au bout de l’effort. « La prison que je recherchais, je l’ai. » continue. Plongé dans les vacances tant attendues, voilà que déjà tire l’autre côté de la mélancolie et de l’absence. Ces vacances de trois mois d’emblée long corridor d’une prison qui rappelle la période des stalags. Et s’installe l’oubli jusqu’au visage de sa princesse qu’il raccommode et recompose en vain. Le silence infernal. Aucune note d’elle à lui. Seul ce silence distant et long comme une mémoire qui s’oublie, comme une légende en lambeaux. Mais il y a encore une chose : un parfum de cheveux, cette chevelure chaude comme un soleil qui ne s’oublie par son éclat rythme du monde, la nuit et le jour. C’est le contraste dans le temps, la translation sombre-clair qui maintient en sa mémoire, de par la blancheur, cette princesse lointaine au silence lourd comme lui souvient la caresse amicale celle de son col haut qui est souple sur sa joue

    Au sein de la nuit, solitude et angoisse soulèvent le cœur du poète qui épouse la lancinance d’un tam-tam – et l’accompagnaient les baguettes sur le cœur-tam-tam de l’Aimée, à contre temps, ainsi que deux coryphées qui s’alternent. Elle est flûte lointaine qui répond dans la nuit. Le poète sait sa princesse dans les mêmes affres de l’absence, là bas, au-delà de la Mer interne, de la Méditerranée qui unit les terres opposées, les sœurs complémentaires, la Méditerranée qui unit l’Afrique à l’Europe, comme le cœur l’unit, lui, Nègre à la « Bretonne aux yeux clairs.

    Le visage de l’Aimée absente efface toute couleur, le rend aveugle. Rien n’existe alentour, à par cette présence lointaine qui remplit tout de vide. C’est la densité de l’absence, lumière solaire de ce visage qui affaiblit les contours et amenuise les contrastes. Mais cette perception floue, les dessins, ou forme effacée, c’est les formes d’autres femmes qui deviennent blafardes à cause de la présence intense de l’Absente dans sa pensée, dans ses souvenirs, dans son désir. A part elle, Rien d’autre n’existe, rien d’autre n’a de la consistance.

    Et la confession : « je sais le Paradis perdu, le paradis que j’ai quitté, je n’ai pas perdu le souvenir de mon jardin d’enfance où fleurissent les oiseaux ». C’est l’absence et sa douleur, les temps difficiles. Pour se consoler, le poète jette un regard et s’agrippe à l’image du cultivateur qui peine maintenant mais demain bénéficiera de la joie de la récolte. Il sait qu’un jour viendra la moisson après l’hivernage pénible. Ce sera le temps de la gerbe d’épis, celui du trophée du vainqueur après la rude compétition.


  5. PAR DELA EROS

    Sa longue absence est semée d’embûches et son retour jette sur la scène cette idée toute sérère, qui est le fait de « clouer » ou « jeter un filet » sur quelqu’un qui va à l’étranger pour qu’il revienne, quelles que soient les conditions. La famille ne veut pas de départ sans retour; il ne faut pas que leur émigré se perde, disparaisse pour toujours. Cette trappe qui l’a forcé à revenir, peut se prolonger, s’affirmer à travers d’autres embûches, jusqu’au désir charnel pouvant le pousser vers une des filles du terroir et découlant sur une grossesse par exemple, ce qui pourrait casser le lien possible avec l’Aimée et, partant, le pays hôte et ainsi le maintenir sur cette terre originelle :

    Je sais mes pères, vous avez jeté ce filet sur ma vacance vigilante pour attraper l’enfant prodigue, cette fosse à lions. Je sais que la fierté de ces collines appelle mon orgueil. Debout sur l’âpreté de leurs sommets couronnés de gommiers odorants je saisis l’écho du nombril qui rythme leur chant – Un lac aux eaux graves dort dans son cratère qui veille … N’énervez pas ma jeunesse aux jeux de la maison, mes griffes de panthère au pagne amical de mes sœurs ».

    La fierté des collines, ces seins debout, durs comme fruits de rônier appellent, interpellent, taquinent son orgueil. Ce n’est pas la tentation qui manque. Du long des rues aux les allégations de la famille, tout l’invite à l’abandon des beautés territoriales. Raison pour laquelle le poète implore pour que ses Pères ne soient pas jaloux ; il ne faut pas qu’ils aillent jusqu’à ce piège.

    Bien sûr il y a l’autre côté négatif de l’Europe dont les dieux peuvent tonner et permettre la fonte des cathédrales sous la haine jaune des bombes. Il y a ce côté négatif de l’Europe qui peut être agité comme tremplin de la ferveur des Pères à écarter les amants. Pour lui, ce côté négatif n’est pas à transposable à l’Aimée. Elle est innocente. Que tonne Zeus, Jéhovah embraser la superbe des villes blanches, mais laissez-lui cette Bien-aimée.

    Par-delà Eros, ou bien du côté opposé de l’amour renferme la situation presque cauchemardesque du poète, qui est tiraillé de part et d’autre. Un nouvel amour en France, la longue absence durant laquelle il aura tout vécu, et solitude et racisme et guerre et prison et solitude, puis ce retour où tout l’attend, surtout, n’étant plus enfant, le désir de sa famille de devoir vouloir le marier.

    Ici il ne faut pas se voiler la face. L’on peut facilement deviner que cet homme qui revient au Sénégal est l’homme de tous les désirs, syndrome qui est encore plus renforcé aujourd’hui : Les filles cherchent ou préfèrent mari émigré. Elles se marient dans certains cas sur la simple présentation d’une photo non datée. Mais ça ne s’arrête pas là. Nous traînons jusqu’à présent ces lambeaux d’infériorité, et des présidents, dans leur discours d’investiture sont partis jusqu’à faire croire que le développement de notre continent est entre les mains des émigrés. Nous n’en disconvenons pas : Ils sont acteurs de taille, mais le développement ne viendra pas d’eux, peut-être de ceux d’entre eux qui sont partis étudier et, férus de nationalisme rationnel, reviendront en apportant ce gâteau de métissage tant prôné par Senghor. Le développement de l’Afrique se fera ici, avec ses enfants sur place.

    Mais replions nous : Le jeune intellectuel Senghor qui revient au pays ne va pas se la couler douce. De partout vont fuser des propositions de mariage, comme lors de la visite auprès du Beleup de Kaymor dont il déclinera l’avance avec une courtoisie exemplaire :

    Grâces pour la jeune fille nubile au ventre de douceur, ndeïssane !
    À la croupe de colline à la poitrine de fruits de rônier.
    Et par-dessus toute louange, sa bouche sait tisser des paroles plaisantes.
    Ma Dame est une dame de haut rang et fière.
    Donc compliments à la fille du Grand-Dyarâf »
    .

    Le dessein de la famille, de ses proches, c’est de le voir s’affermir comme homme du terroir, prendre femme du terroir. Mais sa vision porte beaucoup plus loin. Il ne peut s’arrêter à certaines considérations superficielles. Il a une autre vision et cette bien-aimée fait partie de ce cadre, qui n’est pas contre les principes de ses Pères, mais devant les élargir, puisque :

    Mon âme aspire à la conquête du monde innombrable et déploie ses ailes, noir et rouge.
    Noir et rouge, couleurs de vos étendards !
    Ma tâche est de reconquérir le lointain des terres qui bornaient l’Empire du Sang
    Où jamais la nuit ne recouvrait la vie de ses cendres, de son chant de silence.
    Ma tâche est de reconquérir les perles extrêmes de votre sang
    Jusqu’au fond des océans glacés et des âmes.
    Entendez le chant de son âme sous son toit de paupières sarrasines.
    Candides ses yeux comme ceux de l’antilope kôba, ouverts étonnés sur la beauté du monde.
    Ah ! Laissez-moi l’arracher, son âme, dans un baiser comme le Vent d’Est destructeur,
    Pour la déposer à vos pieds, avec les richesses fabuleuses de l’esprit et des terres nouvelles
    .

    Il doit trouver un refuge en mettant intelligence et spirituel au devant du charnel, au devant du sensuel :

    Mais quoi d’un corps sans tête ? Et quoi de bras sans âme ?
    Le chant du poème domine haut la passion des talmbatts mbalakhs et tamas… »

    Voilà le plaidoyer de l’avocat-poète pour faire passer celle « si semblable à celle de jadis, avec ton visage sarrasin et ta tête noire qui flamboie comme le sommet de l’Estérel ». Mais Diogoye n’a pas encore donné son dernier mot. Il y a toujours cette peur accroupie dans l’ombre qui attend Sédar comme une panthère affamée. C’est ce que nous réserve « Visite ». Le poète, qui veut coûte que coûte faire accepter l’Absente comme africaine va voir celle-ci comme une ancêtre lointaine, une Cléopâtre ou Néfertiti réincarnée, une africaine de souche et de sang, une égyptienne. C’est le seul chemin possible pour cette princesse à la peau claire, cette enfant amie aux yeux clairs parmi les brumes bretonnes : « Egyptienne ! Comment ne serait-elle pas mon guide, ton haleine longue, tes senteurs de soleil feu de brousse ! ».

    « Tu es descendue de ce mur où t’avait accrochée la ruse des Anciens. Admise dans le cercle à toute faiblesse fermée,
    Tu es le fruit suspendu à l’arbre de mon désir – soif éternelle de mon sang dans son désert de désirs ! »

    Comme la femme, ou l’homme, bien avant la nuit de son initiation ! Ainsi qu’un trésor, un secret à dévoiler au moment opportun, cette princesse, suspendue au mur va enfin descendre, prendre vie, « devenir » femme, être admise dans le cercle à toute faiblesse fermée, parce que cercle d’épreuves, rite initiatique, où se forge la force de caractère, la force de la nature de l’être. Mais être accrochée au mur et attendre le jour de l’initiation, qui est une attente bienheureuse pour l’Aimée, est, pour le poète, un fruit haut perché sur une haute branche, un fruit accroché à l’arbre du désir. Et quelle douleur dans l’attente de la nuit de noces, soif éternelle, soif de son sang, de sa jeunesse, de sa force virile qui baigne dans un désert de désirs.

    Nous ne saurons assez mesurer à sa juste valeur la situation infernale vécue par ce jeune intellectuel tout frais débarquant d’Europe, cette vaste tête qui a certainement dévasté l’espoir et le désir des Sinoises. Ajoutez-y, comme Beleup de Kaymor, les parents qui n’auront aucune limite dans les propositions de marier une telle ou une telle, cousine, parente de bon caractère, poli, avec toute la retenue. Ici aussi le poète a une réponse franche : « Seule, je sais, cette plaine à la peau noire convient au soc et au fleuve profond de mon élan viril. ». L’Aimée n’a rien à envier à la fille du Grand Dyarâf ni à aucune autre fille. Elle n’a rien à envier aux filles du terroir, à part cette porte, ces mains qui doivent s’ouvrir pour l’accueillir dans la famille ainsi que la mariée drapée de son pagne en coton tissé qui voile le charme de sa prestance. Mais que faire d’un corps sans tête, sans pensée, et que faire d’un bras, d’une force qui n’est pas armée d’âme, de sentiments ? Le poème domine la passion des tam-tams et qu’au moins, dansent sur les cordes des kôras les doigts énigmatiques du poète. Le poète se réfugie dans la riche personne de l’Aimée et prône les valeurs cardinales de l’intellectuel et du spirituel. La trappe est réelle. Il ne faut pas qu’il succombe, que l’engouffre le désir né des pagnes de ses « sœurs », ici, filles de son terroir :

    N’énervez pas ma jeunesse aux jeux de la maison,
    Mes griffes de panthère au pagne amical de mes sœurs.
    Mon âme aspire à la conquête du monde innombrable et déploie ses ailes, noir et rouge.
    Noir et rouge, couleurs de vos étendards !
    Ma tâche est de reconquérir le lointain des terres qui bornaient l’Empire du Sang
    Où jamais la nuit ne recouvrait la vie de ses cendres, de son chant de silence.
    Ma tâche est de reconquérir les perles extrêmes de votre sang jusqu’au fond des océans glacés et des âmes.
    Entendez le chant de son âme sous son toit de paupières sarrasines. Candides ses yeux comme ceux de l’antilope kôba,
    Ouverts étonnés sur la beauté du monde.
    Ah ! Laissez-moi l’arracher, son âme, dans un baiser comme le Vent d’Est destructeur,
    Pour la déposer à vos pieds, avec les richesses fabuleuses de l’esprit et des terres nouvelles
    .

    Il réalise soudain le degré de responsabilité envers ce corps qu’il tient dans ses bras, comme le commodore maintient le navire dans sa trajectoire et décide de son destin. Il faut désormais le métissage, que les Ancêtres ne lui enlèvent point cette Aimée, qu’ils fassent place aux dieux des grecs et des judéo-chrétiens, qu’ils acceptent un nouvel ordre mondial, celui où toutes les races seront unies, vivant côte à côte dans la paix, parce que chacune pouvant vivre pleinement la sienne. Un autre danger subsiste cependant : Il y a dans cette maison des colombes, des personnes susceptibles d’éveiller ses sentiments et de concurrencer l’Aimée, voire prendre sa place.

    Et si les Anciens jetaient un autre filet pour le maintenir, jaloux, dans la stricte lignée pour empêcher le métissage ? Et s’ils étaient jaloux de Zeus et de Jéhovah ? Et si pour se préserver contre la superbe des villes blanches ? Le poète prie qu’ils ne jettent pas ce piège, qu’ils ne présentent pas cette tentation, qu’ils n’énervent pas sa jeunesse, sa virilité aux jeux de la maison, ses griffes contre les pagnes amicaux de ses sœurs. Qu’il ne tombe pas amoureux de celles qui déambulent, fluides, dans la maison.

    L’Aimée, cette bretonne aux yeux clairs ne doit pas être considérée comme un acte allant à l’encontre de la volonté des Ancêtres : Elle fait partie de la tâche qu’il s’est fixée : la reconquête, la reprise des terres lointaines « qui bornaient l’empire du sang où jamais la nuit ne recouvrait la vie de ses cendres, de son chant de silence ». En s’unissant à la Bretonne, il veut regagner le paradis perdu et renouer avec les perles extrêmes de la lignée, les origines lointaines qui vont de l’Egypte pharaonique aux races hyperboréennes, réunir ce qui s’est séparé au fil des millénaires : « Je marcherai par la terre nord-orientale, par l’Egypte des temples et des pyramides. Mais je vous laisse Pharaon qui m’a assis à sa droite et mon arrière-grand-père aux oreilles rouges. Vos savants sauront vous prouver qu’ils étaient hyperboréens ainsi que toutes mes grandeurs ensevelies ». Elle n’est que le premier jalon d’un pont qui dicte le métissage.

    Dernières tentatives d’obtenir un « visa » pour la Bretonne, la fille aux yeux d’antilope kôba, ces beaux yeux ouverts sur la beauté du monde ? Le poète veut effeuiller son être et dans un baiser, comme le vent d’Est destructeur, le déposer ainsi qu’une offrande, un sacrifice mêlé aux richesses fabuleuses de l’esprit, et à des terres nouvelles, aux pieds des ancêtres, des Pangools.


  6. VISITE

    Je songe dans la pénombre étroite d’un après-midi. Me visitent les fatigues de la journée, les défunts de l’année, Les souvenirs de la décade comme la procession des morts du village à l’horizon des tanns. C’est le même soleil mouillé de mirage, le même ciel qu’énervent les présences cachées Le même ciel redouté de ceux qui ont des comptes avec les morts. Voici que s’avancent mes morts à moi…

    L’après-midi, sous une pénombre, la fatigue de la journée. Et les morts de l’année qui viennent le voir. C’est le temps des souvenirs, de la crainte des mânes de ses Pères, la crainte de dettes impayées comme ce sentiment de « Ndessé » qui fit deux apparitions le long des poèmes.

    Il se souvient des mirages le long des tanns, le ballet des Esprits, de ceux qui peuvent revenir pour la redevance d’impôts dus : « Reposoirs opposés au bord de la plaine dure salée, de la grande voie étincelante des Esprits, enclos méridiens du côté des tombes ! Et toi Fontaine de Kam-Dyamé, quand à midi je buvais ton eau mystique au creux de mes mains, entouré de mes compagnons lisses et nus et parés des fleurs de la brousse ! La flûte du pâtre modulait la lenteur des troupeaux et quand sur son ombre elle se taisait, résonnait le tam-tam des tanns obsédés qui rythmait la théorie en fête de Morts. Des tirailleurs jetaient leurs chéchias dans le cercle avec des cris aphones, et dansaient en flammes hautes mes sœurs Téning-Ndyaré et Tyagoum-Ndyaré, plus claires maintenant que les cuivres d’outre-mer.

    Il le faut bien, car, dans le prochain poème, il fera face au portail de Diogoye. Que demandera-t-on ou que ne demandera-t-on à ce fils prodigue de retour au bercail ? Et puis il y a la Bretonne aux yeux de brume. Quel sera la réaction de celui qui, pour le punir et le dresser, l'envoya à l'école des Pères ? Car le cauchemar vient beaucoup plus de cette relation qui est toute neuve par rapport à sa culture.

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UN RAPIDE EXEMPLE POUR LE DICtiONNAIRE

Njamala Njogoy